S’armer de rhétorique - David Jarousseau - E-Book

S’armer de rhétorique E-Book

David Jarousseau

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Beschreibung

Longtemps ignorée du grand public, la rhétorique captive chaque jour de nouveaux adeptes. Rendue accessible depuis l’essor d’Internet, on découvre son pouvoir de convaincre. C’est que la liberté d’expression qu’elle autorise donne un aplomb et une force d’affirmation autrement plus efficaces que la méthode enseignée à l’école de la République, à l’origine du pessimisme et du relativisme ambiants. Dans une France qui doute d’elle-même et dont l’unité chaque jour s’étiole et se fragilise, réhabiliter la rhétorique et l’enseigner au plus grand nombre est le moyen de retrouver enfin foi en nous-mêmes.



À PROPOS DE L'AUTEUR

David Jarousseau est formateur en rhétorique et en prise de parole en public. Il enseigne à l’École de guerre, à Sciences Po Executive Education, à l’UM6P de Rabat, au sein d’entreprises et d’établissements scolaires.

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Table des matières
Prologue
Livre premier ⁠: La grande illusion
Introduction
L’illusion d’un peuple sûr de lui-même
Chapitre I. L’éducation nationale, ou l’école du relativisme
La dissertation ⁠: une épreuve française
La dissertation en accusation
La dissertation, ou l’esprit de système
L’indécision comme idéal philosophique
La grande confusion
La parole obscure
Le risque relativiste
Chapitre II. Les racines historiques du relativisme français
Inflexions de l’histoire
La Renaissance
La période classique
Les Lumières
Positivisme et scientisme au XIXe siècle
Des foyers de résistances
1905 : la grande inflexion
L’entre-deux-guerres ⁠: la pensée traumatisée
La déconstruction de la pensée
Conclusion
Livre II ⁠: La nouvelle question rhétorique
Ex nihilo nihil
Chapitre I. L’Antiquité grecque
Les sophistes, ou les fossoyeurs de la vérité
Aristote, le père fondateur de la rhétorique
Logos ⁠: les arguments
Pathos ⁠: les émotions
Ethos ⁠: l’image de l’orateur
Chapitre II. L’Antiquité romaine
Quintilien, ou la rhétorique comme art oratoire
Inventio ⁠: les arguments
Dispositio ⁠: l’organisation
Elocutio ⁠: le style
Memoria ⁠: l’apprentissage
Actio ⁠: la mise en vie
Cicéron et la rhétorique stoïcienne
Docere ⁠: instruire
Placere ⁠: plaire
Movere ⁠: émouvoir
Décadence de la rhétorique
Chapitre III. La parenthèse médiévale
Chapitre IV. La modernité
Rhétorique à l’âge classique
Rhétorique des Lumières
La rhétorique comme purge des passions
Rhétorique et totalitarisme
La rhétorique diabolisée
Chapitre V. La postmodernité
La rhétorique au placard
La rhétorique pour tous
Conclusion
Livre III ⁠: La rhétorique pour penser autrement
La rhétorique libère
La démocratie en péril
Chapitre I. Penser autrement l’enseignement
Le professeur orateur
Rééquilibrer l’individuel et le collectif
De la méthode avant tout autre chose
Réconcilier raison et foi
La place de Dieu en philosophie
Repenser la laïcité à l’école
Chapitre II. Rhétorique et laïcité
Rhétorique du professeur
Penser autrement la laïcité
Réconcilier raison et foi
Chapitre III. Qu’appelle-t-on penser ⁠?
Un complexe d’infériorité
Affirmer notre singularité
Chapitre IV. Nous penser autrement
La dialectique, ou la pensée mécanique
Qu’est-ce que l’homme ⁠?
La rhétorique ⁠: l’autre nom du Daimon
Conclusion
Épilogue
Bibliographie sommaire

Prologue

La raison est le guide le plus sûr de la recherche de la vérité. Tel est le principe qui gouverne la pensée française depuis plus d’un siècle.

En finir avec la croyance en un principe supérieur à l’homme, lui-même devenu la mesure de toute chose, a marqué une rupture anthropologique qui s’est traduite politiquement par la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. Désormais, à l’école de la République, des générations d’élèves sont rigoureusement préparées à penser de façon stricte, en suivant un cheminement de pensée particulier, la dialectique. Ce raisonnement matérialiste tripartite de type thèse, antithèse, synthèse, dont la raison, comme une huile, graisse les rouages de l’argumentation, est la seule et unique bonne manière de répondre à une problématique donnée, toutes disciplines confondues - Français, Histoire, Géographie, Philosophie, Droit, etc. Ce mode de raisonnement, où tout marqueur de subjectivité est proscrit, se prolonge au cours des études supérieures, quel que soit le cursus suivi par l’étudiant. Or, cela exerce une influence considérable sur le devenir du citoyen dans sa manière de penser Dieu, l’homme, le monde, la France et lui-même ⁠: il s’entraîne en classe à déconstruire ces concepts jusqu’à rendre vaine toute tentative de définition. Il peut même en venir, en toute logique, à nier leur existence. Et vivre ainsi, sans aucune certitude.

En France, la pensée a donc cette forme étroite, bornée, hors de laquelle il n’y a rien. Elle est un système linéaire piloté par la raison, épuré de toute trace de personnalité.

Dérivée du doute méthodique de René Descartes, l’incrédulité fut pourtant une force motrice de la pensée la française, de l’échelon individuel à l’échelon politique. C’est par elle que la France s’est libérée avant les autres nations de l’autoritarisme de l’Église catholique qui bridait le potentiel de l’individu, condamné par le déterminisme social. Mais la loi de séparation des Églises et de l’État nous a conduit à faire de l’incrédulité un absolu indépassable. Pis ⁠: l’incrédulité est devenue notre croyance. Ni Dieu ni maître ⁠: nous ne croyons en rien ni en personne. Même les valeurs trinitaires de la République, Liberté, Égalité, Fraternité, deviennent des concepts flous. C’est que le doute hyperbolique est devenu notre logiciel intérieur. Cette façon que nous autres, Français, avons de penser montre aujourd’hui de flagrantes limites.

Peser le pour et le contre en toutes circonstances avant de délibérer est une action inopérante lorsqu’il s’agit d’improviser, de décider dans l’incertitude, de prendre des initiatives, de saisir des opportunités. À systématiquement réfléchir avant d’agir, on en vient à reléguer l’action à plus tard et à n’avoir raison qu’à rebours. La conviction d’avoir raison avant les autres sans parvenir pour autant à convaincre, à faire un choix à temps et à agir en conséquence, tel est le lourd handicap de la pensée française. Le matérialisme dialectique qui fonde notre façon de penser n’a pas seulement tué Dieu ⁠; il a également détruit ce qui fonde la pensée opérationnelle, à savoir l’optimisme, sans lequel aucune idée ne peut plus surgir. Cet optimisme, nous avons bel et bien cessé d’y croire, puisque l’école nous a appris à y renoncer.

C’est dans une France rendue pessimiste à force d’avoir fait du doute hyperbolique l’alpha et l’oméga de la pensée critique que s’organise une résistance hostile à la démocratie, à la République, à la laïcité, mais églament aux libertés de conscience, de pensée et d’expression. Qu’ils soient politiques ou religieux, des mouvements travaillent à la manipulation de l’opinion par la force d’affirmation et le dirigisme de leur doctrine. Trop sûre de la supériorité de sa tradition universaliste et assimilationniste inspirée des Lumières ⁠; trop sûre de sa constitution de 1958 qui affirme dans son article premier ⁠: « ⁠La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ⁠» ⁠; trop sûre de l’évidente supériorité de la laïcité à la française, rationaliste et républicaine, la France ne sait plus comment créer les conditions d’un nécessaire rassemblement autour de principes communs.

L’essor des réseaux sociaux a multiplié indéfiniment les canaux d’informations. Chacun s’informe comme il l’entend, au point que personne ne sait plus à quel saint se vouer. L’école croyait bien faire en nous enseignant à sans cesse douter de tout, à diversifier nos sources d’information pour forger notre esprit critique. Désormais, de plus en plus de Français cultivent une véritable défiance envers les médias traditionnels et préfèrent s’en remettre à des organes de presse alternatifs ou à des « ⁠influenceurs ⁠», jugés plus transparents. La force de ces nouveaux médias est de fournir à l’intéressé une explication satisfaisante de son incapacité à maîtriser son existence, découvrant avec soulagement qu’il n’est pas responsable de ses échecs. D’autres forces complotent à sa destruction et à la privation de sa liberté. Notre époque est un point de bascule qui laisse augurer une ère de post-vérité, où chaque individu vivrait dans une bulle communautaire, au seul contact de ceux qui partagent les mêmes croyances.

*

Mais un événement en apparence futile s’est produit en ce premier quart de XXIe siècle qui peut bouleverser la donne et redonner espoir. Avec l’essor d’Internet sont devenus accessibles une infinité de savoirs jadis réservés aux initiés, parmi lesquels la rhétorique. Cette méthode de persuasion théorisée par Aristote autorise une liberté d’expression autrement plus importante que la dialectique. Elle invite celui qui s’en sert à s’émouvoir et à mobiliser des émotions chez ses interlocuteurs pour convaincre, délibérer, décider, agir. Cet art vieux de plus de deux mille ans est donc aux antipodes de ce que l’on nous enseigne dès notre plus jeune âge. C’est pour cette raison qu’elle séduit chaque jour de nombreux adeptes, alors qu’elle était jusqu’alors réservée aux élites prédestinées à diriger et à commander.

Avec la révolution numérique, la rhétorique s’est tout à coup démocratisée au point d’être devenue un « ⁠soft skill ⁠», une compétence efficace dans le cadre de la formation professionnelle. Quelques voix se font entendre pour suggérer que celle-ci soit enseignée non plus de façon théorique mais désormais de façon pratique dès le lycée afin de forger le citoyen engagé de demain. La rhétorique annoncerait alors le grand retour de l’irrationnel, c’est-à-dire de tout ce qui dépasse le cadre étroit de la raison, dans le champ de la pensée.

Cette reviviscence de la rhétorique est donc un point d’inflexion de la pensée française, comme il s’en est produit d’autres dans le passé, dont il s’agit aujourd’hui de bien prendre la mesure. D’un côté, le fait qu’elle soit devenue accessible à tous interroge ⁠: une démocratie peut-elle se maintenir si chaque citoyen détient un pouvoir d’influence aussi puissant que la rhétorique ⁠? L’apprentissage de la rhétorique, selon le principe de libre-examen, ne risque-t-il pas de causer la défiance généralisée ⁠? En ce qu’elle libère la parole de sa rationalité, la rhétorique n’a-t-elle pas justement un lien avec l’inquiétante propagation des fake news, avec l’essor des mouvements religieux et politiques intégristes ⁠?

D’un autre côté, l’intérêt croissant pour la rhétorique n’est-il pas aussi une opportunité de renouveler la pensée française, enfermée dans le carcan dialectique et privée de sa fonction principale ⁠: prendre des décisions dans un monde opaque, complexe et sans cesse changeant ⁠? Une conscience rhétorique ⁠: n’est-ce pas le meilleur rempart face aux fanatismes idéologiques et religieux, face au relativisme, face à l’absolutisme ⁠? La rhétorique peut-elle refaire dialoguer en France celui qui croyait au ciel et celui n’y croyait pas et œuvrer à leur salutaire réconciliation ⁠?

*

Ce livre se structure en trois parties.

Le premier livre fait le constat que la pensée française exclut l’optimisme de son champ depuis l’effacement progressif de l’idée de Dieu et son remplacement par la raison la plus obtuse. Dès l’école, elle est devenue un système clos, appelé dialectique, où tout ce qui échappe à la raison pure et objective est discriminé. Cette façon d’apprendre à penser conduit à une philosophie relativiste et à l’incrédulité absolue au point d’empêcher l’indispensable esprit d’initiative d’éclore.

Le deuxième livre traite de la soudaine popularité de la rhétorique. Définie depuis Aristote comme l’art de convaincre, la rhétorique est en réalité l’autre nom de la liberté d’expression. Jadis réservée aux seules élites politiques et religieuses, elle se démocratise depuis l’essor des réseaux sociaux. La rhétorique est un pouvoir désormais partagé, ce qui n’est pas sans poser question ⁠: employée sans discernement ou à des fins de manipulation, elle menace la cohésion de la nation.

Le troisième livre se propose de montrer que la reviviscence de la rhétorique est une opportunité de restaurer la pensée française dans toute sa vitalité. S’armer de rhétorique est nécessaire pour créer une génération de citoyens capables de penser par eux-mêmes.  

Livre premier ⁠: La grande illusion

Introduction 

Poser une question qui ne se pose pas est la meilleure façon de prouver qu’elle se pose.

François Mitterrand

Traditionnellement, la démocratie française se définit comme « ⁠le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple ⁠». Tous les citoyens jouissent du droit d’exprimer le sens qu’ils entendent donner à la vie de la nation à travers la voix des femmes et des hommes politiques qu’ils ont élus et qui les représentent au Parlement. Lorsque la voie parlementaire ne suffit pas à servir la cause en laquelle ils croient, ils manifestent leur désapprobation par d’autres moyens fixés par la Constitution. Celle de la Ve République autorise le droit de grève à condition qu’il « ⁠s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent” (alinéa 7 du préambule de la Constitution de 1946). En règle générale, le débat parlementaire suffit quand même à contenir la tentation de la révolte dès lors qu’il est la traduction fidèle des différentes opinions qui traversent la société. Chaque citoyen a l’opportunité de se prononcer à titre individuel par le vote lors d’une élection ou d’un référendum. Ainsi prend-il part à la vie de la Cité et contribue-t-il à la stabilité du modèle démocratique.

L’essor de la télévision a modifié en profondeur le rapport entre le politique et le citoyen. Le peuple ne savait rien ou si peu du débat parlementaire, hormis les comptes-rendus qu’en faisait la presse écrite. Désormais, il en découvre l’énergie particulière au cours d’émissions dédiées à la confrontation d’idées. A l’origine courtois et strictement encadrés, les débats s’échauffent au fil des années et font grimper l’audimat. C’est que les politiques apprennent et intègrent de nouveaux codes de communication indispensables pour convaincre et influencer les téléspectateurs sur le petit écran, très différents de ceux qui sont en vigueur au Parlement. Au fur et à mesure que les émissions se diversifient, le politique cherche moins à représenter le « ⁠peuple ⁠» - le terme donnant l’illusion d’une foule homogène - qu’à orienter une « opinion publique » mouvante et instable en se servant des fameux « ⁠éléments de langage ⁠», c’est-à-dire ces formules rhétoriques qui déjouent l’esprit critique de l’auditoire à des fins d’influence.

La multiplication des chaînes de télévision et la révolution numérique ont relégué le rôle du Parlement au second plan. La communication publique est devenue une stratégie à part entière pour influencer l’opinion et engager un rapport de force avec les adversaires politiques. Celui qui parle plus fort, celui qui se montre disruptif, voire le plus délirant dans ses propos, parvient à retenir l’attention. La polémique par l’absurde ou par l’outrance assure à l’intéressé l’accès à tous les plateaux de télévision dans le but qu’il clarifie sa position, tandis qu’il en profite pour agir sur l’opinion.

Voilà donc plusieurs années maintenant que le débat parlementaire n’est plus le temple privilégié de la confrontation des idées. Désormais, la bataille de l’opinion se joue dans l’espace médiatique et très singulièrement sur Internet. Les politiques ont pris d’assaut les réseaux sociaux sitôt qu’ils ont compris la force de frappe de ce nouveau canal de diffusion. En être absent est un suicide politique. C’est sur ces plateformes qu’on lance les hostilités, qu’on règle ses comptes, qu’on dégaine le premier. Les politiques rivalisent d’inventivité pour provoquer, diviser, choquer. La pondération n’a pas sa place dans cet espace de liberté. Un discours modéré ne fait pas réagir. Il faut être aimé ou être haï. Tout mais pas l’indifférence.

A leur tour, les citoyens ont bien compris le pouvoir illimité que leur conféraient les réseaux sociaux. On y ose davantage. On teste, on tente des coups d’éclat. On essaie de se placer et de grignoter de l’espace pour gagner en visibilité. Exister, c’est communiquer. A tout prix. On en vient à prendre position sur des sujets d’importance mineure ou qui ne relèvent pas de ses compétences immédiates. Qu’importe. Je parle donc je suis. Depuis que tout le monde a voix au chapitre, que le politique n’a plus le monopole du débat démocratique, on en profite. Il faut parler ici et maintenant. Chacun peut vivre son quart d’heure de gloire warholien. Internet est thaumaturge ⁠: il a rendu la parole au peuple, lui qui avait appris à se taire quand il ne savait pas, lui qui avait délégué la défense de ses intérêts aux parlementaires. Désormais, chaque citoyen veut se représenter lui-même et en personne, donner de la voix et porter ses convictions. L’unité du peuple se disloque. Désormais, c’est chacun pour soi. La démocratisation du débat a débouché sur une dictature de l’opinion. Or, si chaque voix compte, au nom de quoi une voix compterait plus qu’une autre ⁠?

L’illusion d’un peuple sûr de lui-même

Une démocratie se distingue d’une dictature par la liberté dont jouissent les citoyens d’exprimer des avis différents de la doxa, c’est-à-dire de l’opinion de la majorité. Ainsi parle-t-on de « ⁠paradoxe ⁠» pour désigner un énoncé contraire à l’opinion commune. Dans un régime démocratique, le Gouvernement a pour vocation de convaincre une majorité de citoyens que les mesures qu’il veut adopter, les reformes qu’il veut engager, les projets qu’il veut mettre en œuvre sont conformes aux aspirations profondes du peuple. Il en va de même pour toute organisation hiérarchisée, de l’entreprise civile à l’institution militaire, avec d’évidentes spécificités pour cette dernière. Tout pouvoir en place doit convaincre que la direction qu’il souhaite prendre est identique à la volonté, consciente ou non, de ceux sur lequel ce pouvoir s’exerce.

Convaincre quelqu’un suppose qu’il approuve la définition que l’on donne des termes du sujet en discussion. Pour le dire autrement, on ne peut pas obtenir l’assentiment d’un interlocuteur qui réfute les principes et définitions que l’on pose comme vrais au départ de l’argumentaire. Il faut donc parvenir à s’entendre sur les définitions des choses dont on parle pour espérer faire admettre à autrui que l’idée que l’on défend est la meilleure. Pour toute institution, un fonctionnement démocratique implique nécessairement d’établir des principes et des repères inébranlables sans lesquels elle ne peut se maintenir ni s’inscrire dans la durée.

En France, il existe trois piliers sur lesquels repose notre République. C’est tout le sens de notre devise trinitaire « ⁠Liberté, Égalité, Fraternité ⁠». Tous trois doivent être reconnus comme vrais par tous les citoyens – ou, du moins, par une importante majorité – pour que la France demeure une nation.

Or, il existe en France une difficulté croissante à nous accorder sur les définitions des principes qui nous rassemblent. Nous avons même une fâcheuse propension à nous poser des questions qui paraîtraient ridicules dans d’autres pays du monde. « ⁠Qu’est-ce qu’être Français, aujourd’hui ⁠? ⁠» compte par exemple parmi les problématiques qui ont été posées au cours de l’élection présidentielle de 2022. Ailleurs qu’en France, on serait tenté de penser qu’une telle question n’a aucun sens. Que c’est probablement le passe-temps d’un philosophe marginal en manque de reconnaissance qui cherche à faire l’intéressant. La provocation d’un adolescent malicieux à son enseignant. Une problématique d’un étudiant de sciences politiques, peut-être. Un faux problème, en somme.

En France, c’est tout le contraire. « ⁠Poser une question qui ne se pose pas est la meilleure façon de prouver qu’elle se pose ⁠», disait François Mitterrand. Force est de constater que ces questions qui ne se posent pas prolifèrent, démultipliées par la puissance de frappe d’Internet et par la caisse de résonnance des réseaux sociaux.

C’est sans nul doute le signe d’une grande émulation intellectuelle et d’une profonde capacité à nous remettre en question que de formuler des questions qui seraient taboues dans d’autres pays au point qu’elles ne seraient même pas concevables. Chez nous, toute question qui se pose est une invitation à penser. Une exhortation à douter de nos certitudes pour en évaluer la vigueur et la pertinence, pour en finir avec les croyances d’un autre âge et progresser dans le chemin de la vérité. Avoir raison ⁠: tel est bien le plus grand exercice spirituel français.

Aujourd’hui, c’est moins le politique que la société civile dans son ensemble qui rivalise d’ingéniosité pour poser sans cesse de nouvelles questions qui ne se posaient pas jusqu’alors. L’entraînement est quotidien. N’importe quel débat, fût-il tout à fait superflu, devient une question de vie ou de mort. Cacophonie, foire d’empoigne, invectives ⁠: tout le monde veut avoir raison. Personne n’est prêt à céder du terrain. Alors qu’un débat vise en principe à ce que se dégage une délibération en vertu de la loi démocratique de la majorité, il semble être devenu une fin en soi. Les idées sont en mouvement perpétuel. Impossible de trancher le désaccord. Tout est toujours susceptible d’être remis en question.

Vertueuse en apparence, cette dynamique intellectuelle trouve quand même une limite évidente dans l’indétermination dans laquelle nous tombons. Si tout le monde est convaincu d’avoir raison, il n’y a plus de dialogue possible. Sans l’approbation d’une majorité sur la définition de ce dont on parle, il n’y a plus de débat démocratique mais un dialogue de sourds où chacun campe sur sa position. Sans dialogue fécond, il n’y a pas de délibération. Débattre devient une fin en soi lorsque la discussion ne permet pas de déboucher sur un consensus.

« Mal définir les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde ⁠», écrivait à raison Albert Camus. Mais à force de ne pas parvenir à définir les choses de façon ferme et définitive, n’importe quelle affirmation, au seul prétexte qu’elle est relativement vraie, devient légitime. Rien d’absolu. Rien de stable. Tout est en perpétuelle transition. Qu’est-ce que la liberté ⁠? Que veut-dire égalité ⁠? Qu’entend-on vraiment par fraternité ⁠? Ne rien prendre pour acquis est une chose ⁠; n’avoir pour seule certitude que rien n’est certain en est une autre. Lorsque plus aucune autorité n’est reconnue pour poser des définitions, personne ne sait quel sens exact donner aux mots qu’on emploie.

« Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou ⁠», déclare Friedrich Nietzsche dans Ecce homo. Maisest-il vraiment possible qu’une nation demeure et que les citoyens s’épanouissent si toutes les certitudes volent sans cesse en éclat ⁠?

Chapitre I L’éducation nationale, ou l’école du relativisme 

En cas de doute ⁠: abstiens-toi.

Héraclite

L’origine de notre curieuse propension à nous poser des questions existentielles sans parvenir à y répondre de façon claire est en réalité plus profonde, ancrée dans notre histoire longue et complexe et dont les marques les plus manifestes se trouvent à l’école. Oui, c’est dans ce temple du savoir qu’on apprend à douter de toutes choses, à ne jamais rien prendre pour acquis, à démontrer en toutes circonstances que tout est relatif.

« Poser une question qui ne se pose pas ⁠» ⁠: c’est précisément ce à quoi les professeurs entraînent leurs élèves, quelles que soient les disciplines enseignées. Alors que tout enfant a reçu de sa famille une éducation particulière, faite de réponses à ses questions récurrentes, c’est dès l’école que cet héritage fragile, à peine assimilé, digéré et accepté tant bien que mal, est déconstruit. À quelle fin ⁠? Qu’il y développe son « ⁠esprit critique ⁠», cette capacité à remettre en cause ses croyances et opinions les plus enracinées afin de se forger une opinion personelle.

La dissertation ⁠: une épreuve française

Dans les disciplines anciennement appelées « ⁠humanités ⁠» (français, philosophie, histoire-géographie, etc.), ce processus de déconstruction des acquis s’opère tout spécialement par un exercice de style bien connu, la dissertation. Réussir cette épreuve suppose de savoir organiser sa pensée de façon rigoureuse tout en se fixant pour ligne de conduite de ne jamais faire preuve de subjectivité. Une bonne dissertation se caractérise par la neutralité et l’impersonnalité de son point de vue. Toute prise de position unilatérale est considérée comme nulle et non avenue dans la mesure où elle est susceptible d’être contredite. En somme, une bonne dissertation n’affirme rien de façon péremptoire puisque rien ne peut être démontré de façon définitive. La seule vérité qui soit incontestable, c’est que tout est relatif.

Considérons le sujet de géopolitique suivant ⁠: « Faut-il avoir peur de la Chine ⁠? » Une bonne dissertation sera organisée, planifiée puis annoncée lors de l’introduction de la façon suivante ⁠: « ⁠Si des craintes sont certes légitimes compte tenu de raisons d’ordres politique, économique ou encore militaire, l’Empire du Milieu est néanmoins un partenaire incontournable de la France et de l’Union européenne ⁠: par conséquent, plutôt que d’en avoir peur, il s’agit plutôt de maintenir nos relations avec la Chine tout en restant fermes sur nos valeurs et tout spécialement sur les droits de l’homme, régulièrement bafoués en Chine, ne serait-ce qu’à cause de la discrimination des Ouïgours. ⁠» Avec un tel plan, soutenu par des exemples précis et appropriés, un élève obtiendra un bon résultat. Car ce plan est en réalité le seul qui lui assure de réussir son épreuve. S’il venait à exprimer une position unilatérale et par trop affirmative, en répondant par exemple qu’il faut craindre la Chine et prendre en conséquence des mesures de rétorsion voire entreprendre une action militaire, il courrait le risque d’avoir une note en dessous la moyenne, même si ses arguments sont rigoureux. Telles sont les règles de l’épreuve.

L’intérêt de la dissertation réside justement dans cette contrainte à répondre de façon critique. L’élève est entraîné à penser contre lui-même, à ne pas se satisfaire d’une réponse fondée sur ses sentiments, ses impressions du moment ou encore ses lectures personnelles. Par ce raisonnement obligatoire, il découvre que la réalité est plus complexe qu’elle n’y paraît. Il prend conscience qu’il est judicieux de suspendre son jugement, plutôt que de prendre position trop à la hâte. La dissertation lui enseigne la mise à distance de ses préjugés, de ses opinions trop arrêtées, de ses croyances trop déterminées.

La dissertation en accusation

Si les qualités de la dissertation sont incontestables pour la formation du citoyen, elle n’est pas sans poser également problème.

D’abord, la méthodologie de la dissertation est rarement expliquée de façon suffisante en classe. L’enseignant a tendance à se contenter d’un simple polycopié où des instructions hermétiques sont proposées. Il peut aussi prétendre, comme cela arrive souvent, que la méthodologie de l’épreuve a été vue préalablement lors de la scolarité de l’élève et qu’il n’est pas question d’empiéter sur le programme – chargé, comme d’habitude – pour en parler encore. Ainsi, beaucoup d’élèves rencontrent les plus grandes difficultés à maîtriser la méthodologie de la dissertation, tout simplement parce qu’on ne la leur a pas expliquée correctement. En réalité, si le professeur consacre si peu de temps à la méthode de la dissertation, c’est qu’il ne sait bien souvent pas l’expliquer lui-même. Pourquoi ⁠? Tout simplement parce qu’au cours de son cursus universitaire, elle ne lui a pas été démontrée non plus, ou alors très insuffisamment. C’est principalement par la répétition de l’exercice, pour obtenir son CAPES ou son agrégation, qu’il est parvenu à en intégrer les mécanismes subtils. Mais il lui faut bien de l’expérience pour être capable d’expliquer en des termes clairs ce en quoi consiste l’épreuve.

Ensuite, la dissertation française interdit et punit toute prise de position personnelle. L’élève qui s’y risquerait serait sanctionné, même si son jugement s’appuie sur des arguments sérieux et documentés. Écrire « ⁠je ⁠» dans une copie est un blasphème. Dire « ⁠je pense que ⁠» est un sacrilège. Mais là encore, le problème est moins que la subjectivité soit proscrite que l’absence d’explication de l’intérêt de cette démarche, qui est de penser contre soi-même afin de dépasser ses a priori. Les élèves en déduisent plutôt que la notation est à l’appréciation du professeur, qui rend son verdict « ⁠à la tête du client ⁠».

Enfin - et c’est le point le plus préjudiciable pour la pensée en construction de l’élève - on n’explique jamais le sens de cette épreuve. De quoi s’agit-il, au juste ⁠? Pourquoi ce mode de raisonnement est-il privilégié ⁠? Quel est l’état final recherché ⁠? Il est tout à fait incompréhensible que ces questions très sérieuses ne soient pas soulevées par les professeurs, comme si le fait d’apprendre à penser de cette façon-là s’imposait de toute évidence. De même, il est tout à fait inadmissible que ces questions, lorsqu’elles sont posées par les élèves, ne reçoivent pas de réponses claires.

De quoi s’agit-il ? La dissertation vise la résolution d’un problème par la remise en question de ce qui semble évident afin de déduire la réponse qui s’impose.

Pourquoi la dissertation est-elle privilégiée ⁠? Parce qu’elle permet au professeur de mesurer objectivement la compétence de l’élève à penser de façon critique.

Quel est l’état final recherché ⁠? Apprendre à l’élève qu’il est préférable de suspendre son jugement avant de délibérer, de réfléchir avant d’agir, de concevoir un plan avant de prendre une initiative.

Un individu qui sait ce qu’il fait, pourquoi et dans quel but, est animé par une indéfectible volonté. Il acquiert de l’autonomie. Au contraire, lorsqu’il est sommé d’exécuter une tâche sans en comprendre la raison ou la finalité, le travail est inopérant et le sentiment de l’absurde obscurcit l’esprit. Il est donc regrettable que la dissertation soit un objet mal identifié par les lycéens. Cela va à rebours de l’objectif que se donne l’Éducation nationale ⁠: créer des individus libres et dotés d’un esprit critique. En l’absence d’explications rigoureuses et stimulantes de la marche à suivre pour réussir une dissertation, en l’absence d’explications quant au sens de cet exercice, aucun élève n’est gagnant. Quelle que soit la note obtenue, inférieure ou supérieure à la moyenne, le résultat est identique ⁠: l’élève est désemparé car il ne comprend pas le sens de ce qu’il fait.

« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes ⁠», écrit Bossuet. Les professeurs qui s’émeuvent chaque année d’une chute du niveau global des élèves livrent un invariable diagnostic ⁠: nombreux sont ceux qui ne comprennent pas les attendus des épreuves. Mais comment le pourraient-ils si on ne les leur explique pas ⁠? Comment peut-il y avoir égalité des chances si les règles du jeu de la dissertation ne sont expliquées qu’à une minorité d’entre eux ⁠?