Sainte Marguerite-Marie et moi - Clémentine Beauvais - E-Book

Sainte Marguerite-Marie et moi E-Book

Clémentine Beauvais

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Beschreibung

Rien ne prédisposait Clémentine, agnostique non baptisée, féministe 2.0, écolo végétarienne, à enquêter sur sainte Marguerite-Marie Alacoque, mystique du xviie siècle, apôtre du Sacré Cœur. Mais voilà : selon la légende familiale, la religieuse serait une aïeule. Et Clémentine est enceinte, sa grand-mère bien-aimée perd la mémoire... il est temps pour elle de partir à la recherche de ses racines. Dans ce récit véridique et remarquablement écrit, Clémentine nous narre avec un humour aussi bienveillant que ravageur sa découverte du monde catho ; et nous offre, surtout, une véritable rencontre, puissante et originale, avec la voyante de Paray-le-Monial.

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Clémentine Beauvais

Sainte Marguerite-Marieet moi

Conception couverture : © Christophe Roger

Illustration de couverture : © Dara

Composition : Soft Office (38)

© Éditions Quasar, 2021

89, bd Auguste-Blanqui – 75013 Paris

www.editionsquasar.com

ISBN : 9-782-36969-090-0

Dépôt légal : 3e trimestre 2021

À ma grand-mère, à S., à son père.

Préface

Benoit Guédas Recteur du sanctuaire de Paray-le-Monial

Lorsque nous ouvrons ce livre de Clémentine Beauvais, nous sommes forcément surpris. SainteMarguerite-Marie et moi est la rencontre entre deux femmes qui, en dehors d’un arbre généalogique et un féminisme assumé, ne semblent pas avoir beaucoup de points communs.

Ce projet original vient rassembler ces deux personnalités d’époques, de cultures, de traditions et de visions de l’existence bien différentes.

Clémentine, professeure universitaire et auteure au talent littéraire reconnu, ne pourrait-elle pas, bien qu’incroyante, nous faire découvrir sa lointaine aïeule, Marguerite-Marie, sainte mystique du XVIIe siècle, qui a si souvent voulu demeurer cachée derrière son mentor et néanmoins époux : Jésus ?

Cette rencontre improbable et sûrement historique rapproche deux auteures mais aussi deux mondes, et peut-être même des lecteurs qui vivent souvent ensemble sans se parler beaucoup.

Pour ceux qui ont comme credo la première pagede Harry Potter à l’école des sorciers, ou qui lisent régulièrement notre auteure, soyez avertis : ce nouvel opus de Clémentine Beauvais nous fait donc entrer dans le monde des chrétiens.

Comment ne pas y retrouver, à sa manière, Hermione Granger entrant dans l’univers de Poudlard ?

Ce monde de « sorciers » que découvre Clémentine n’est pas seulement celui de sainte Marguerite-Marie, une lointaine aïeule qui, tel un fantôme dans les couloirs des siècles, en a inspiré beaucoup. Il ne s’agit pas d’une galaxie lointaine, ou de temps reculés, même si on y découvre encore d’anciennes formules incompréhensibles : « sursum corda », « Deus caritas est », « Fiat voluntas tua ». Ce monde est au milieu du nôtre. Tout aussi vivant. Et Clémentine, par des chemins de traverse, nous donne de le (re)découvrir.

Une éditrice, des prêtres, des vieux grimoires, une aïeule défunte mais pour beaucoup bien vivante : bienvenue donc dans le monde de Poudlard de Clémentine, dans un récit qui est loin d’être imaginaire.

Dans ce milieu, il y a sûrement des « Sang-Pur » et des « Sang-Mêlé ». Et certains « Moldus » peuvent se demander s’il y a une place pour eux. D’autres, à l’instar de tante Marge, n’ont peut-être résolument pas envie d’y entrer.

Clémentine, même si elle y avance parfois avec crainte, y semble accueillie chaleureusement. Pas besoin de se renier soi-même. Et sa présence est réjouissante. Car il n’y a pas que le professeur Dumbledore ou M. Weasley qui croient en l’enrichissement mutuel de telles rencontres.

Et voici que le conseil d’une éditrice sert chacun d’entre nous pour faire tomber les murs : avoir « un regard résolument bienveillant ». Cette proposition, certes difficile, mais prise avec sérieux, peut nous conduire loin !

Ce regard extérieur d’une auteure imprégnée du féminisme du XXIe siècle qui, avec une exigence scripturaire, ne ferme pas les yeux sur des écrits qu’on ose à peine ouvrir aujourd’hui, conduit les « sorciers », ces chrétiens habitués, à redécouvrir avec rigueur et humour cette autre femme du XVIIe siècle. Marguerite-Marie, derrière une prose jugée trop mystique ou doloriste par ceux-là mêmes qui lui reconnaissent une grâce si particulière, demeure disciple d’un amour passionné toujours actuel et maintenant encore plus actualisé.

Comme la jeune héroïne de J. K. Rowling, toujours le doigt levé ou la tête dans ses livres, prête à questionner et à chercher, Clémentine lit, cherche, questionne jusqu’à quelques grands « sorciers » et prend au sérieux un récit difficile que beaucoup ont laissé de côté ou trop vite refermé.

Voir une personne non croyante défendre auprès de personnes « très catholiques » la véracité de l’expérience d’une sainte ne peut que nous interpeller. C’est également réjouissant. Car dans la quête de Dieu, la porte d’entrée, que l’on soit croyant ou non, ne peut être que le questionnement, la recherche ou le désir. Pour l’exprimer par une vertu chrétienne : l’humilité.

Croire que l’on sait déjà nous éloigne du mystère.

Clémentine, pour sa part, interroge nos certitudes et finalement éclaire nos inquiétudes.

Car, j’en suis sûr, les plus « sorciers » d’entre nous comme les plus néophytes ne peuvent prétendre avoir tout compris du Cœur de Jésus. Et il ne faut pas s’en étonner : Marguerite-Marie voit ce divin Cœur comme une fournaise ardente et le sien comme un petit atome plongé dans ce feu. Face à cette perspective vertigineuse, nous ne pouvons prétendre cerner le cœur de Dieu. Mais si la tentation demeure alors souvent grande de nous contenter de ce que nous avons perçu, ou de nos idées reçues, Marguerite-Marie nous invite bien plus à persévérer dans notre recherche.

Disons-le autrement. L’image du Cœur de Jésus que nous présente Marguerite-Marie est celle d’un cœur transpercé surmonté d’une croix et entouré de flammes. Si on le réduit à la croix ou au cœur, on a forcément omis quelque chose.

En approchant d’abord avec distance de la vie de cette aïeule, sans en éluder les parties les plus énigmatiques, nous commençons à découvrir ce Cœur passionné de Jésus pour chacun.

Il y a de l’audace à se laisser interroger et de la joie à s’approcher.

Parfois, on n’ose pas ouvrir l’Ancien Testament par crainte de trouver une page qui nous empêche de comprendre le visage de Dieu. Dieu peut-il être à la fois en colère, justicier et miséricordieux ? Mais n’y a-t-il que les personnages de fiction comme Zorro qui sauraient concilier ces apparents contraires ? Oser ouvrir le livre nous aide à voir qu’il peut être justicier parce que miséricordieux !

Un pape osa autoriser des archéologues à faire des fouilles sous la basilique Saint-Pierre pour vérifier si, comme on l’avait toujours prétendu, elle était bien construite sur le tombeau du saint dont elle porte le nom. Il prenait ainsi le risque, selon certains, de faire chanceler la foi de l’Église. On ne perd rien à chercher la vérité ! Et cette vérité a tellement illuminé l’histoire de la basilique Saint-Pierre de Rome qu’elle l’a rendue encore plus belle.

Alors, aborder les passages délicats de Marguerite-Marie avec un talent littéraire qui les rend accessibles à tous nous donne d’approcher un peu plus la lumière du Cœur de Jésus. Et si on demeure dans l’étonnement, dans le questionnement, on s’approche finalement un peu plus de ce mystère.

Cette quête familiale au contact des écrits d’une aïeule qui se livre elle-même dans ses relations avec sa mère, ses tantes, ses copines du monastère ou son « divin époux » nous fait également entrer dans la vie intime de Clémentine. Et c’est peut-être là, lorsque l’on ne parle plus du Cœur de Jésus, qu’il transparaît le plus.

Tout d’un coup semble venir comme une similitude. Les craintes et inquiétudes de notre auteure semblent rejoindre celles que Marguerite-Marie éprouvait il y a quelques siècles. « Je n’ai franchement aucune idée des personnes que ce projet risque de toucher, ou de faire rire, ou de profondément exaspérer. C’est la première fois que j’écris comme ça, à des lecteurs et des lectrices dans un épais brouillard », écrit Clémentine.

« Les vies des saints peuvent être ch… » lui dit une de ses amies. Je crois qu’elles le sont si elles ne nous ramènent pas à notre propre histoire, à notre propre existence, à notre propre vocation. Car celui qui a appelé et aimé Marguerite-Marie est le même qui frappe à notre porte encore aujourd’hui.

Marguerite-Marie désirait que l’on brûle ses écrits. Nous ne brûlerons certainement pas ce livre. Espérons plutôt qu’il nous brûle de ce feu intérieur qui la consumait.

I

Au sujet de Marguerite-Marie Alacoque, celle que mon père appelle pour plaisanter « ta grand-tante », alors qu’elle n’est que mon arrière-arrière-arrière-(combien, d’ailleurs ?)-grand-tante – au sujet de cette aïeule, donc, je ne sais quasiment rien.

Elle est, bien sûr, la sainte de la famille ; ça, je l’ai toujours su. Mais les raisons de cette sainteté ne m’ont jamais été clairement explicitées. Elles m’arrivent, ponctuant mon enfance, par à-coups. Un jour, je dois avoir 7 ou 8 ans, ma mère m’informe : « C’était une sainte très importante, elle aimait tellement Jésus qu’elle mangeait du vomi. » J’ai l’âge de trouver cette description follement alléchante. Une autre fois, je me rends, un samedi matin, avec une copine et ses parents, en visite au Sacré-Cœur pour la première fois ; voilà que je tombe nez à nez avec le nom Marguerite-Marie Alacoque gravé sur un piédestal. Je lève les yeux vers des pieds de pierre cernés de petites bougies, puis une statue par-dessus. Je m’écrie : « C’est ma grand-tante ! », ce qui doit rendre ma copine et ses parents un peu perplexes.

Le soir, ma mère m’explique vaguement la présence de la statue : « Sainte Marguerite-Marie a fondé le culte du Sacré Cœur. »

Dans mon esprit, Marguerite-Marie devient bâtisseuse du Sacré-Cœur. Vêtue d’un pagne, comme les esclaves dans les albums sur les pyramides, elle hisse d’énormes blocs de marbre jusqu’au sommet de la butte Montmartre. Je fais part de cette vision à ma mère. « Mais non, rectifie cette femme soucieuse de la chronologie, elle était déjà morte au moment de la construction du Sacré-Cœur. Elle a vécu au dix-septième siècle. »

Plus tard encore, j’ai 16 ans et un petit ami catholique ; je mentionne, pour me faire bien voir, que ma grand-tante était une sainte. « Mais elle a vécu quand ? » s’enquiert le jeune homme. « Au septième siècle », réponds-je, catégorique, car je n’ai pas la mémoire des chiffres. Sainte Marguerite-Marie restera quelque temps pour moi cette icône médiévale.

J’en apprends davantage alors que je suis étudiante : « Sainte Marguerite-Marie, lis-je distraitement en feuilletant un livre de chevet de ma grand-mère, était une vraie mystique. » Entre-temps, j’ai lu Simone Weil, et l’essai de Lacan sur l’extase de Thérèse d’Avila. J’ai beaucoup de sympathie pour les vraies mystiques. Marguerite-Marie se glamourise dans mon esprit.

Tout cela reste néanmoins un peu confus.

II

Dans la famille, il y a mes grands-parents, qui sont très pieux. Ma grand-mère est l’Alacoque qui reste. Son frère est parti il y a des dizaines d’années semer des petits Alacoque au Canada. Mon grand-père a toujours dit : « Quand j’ai appris que la jeune femme que je courtisais était la petite-nièce de sainte Marguerite-Marie, alors là ! Alors là ! »

Alors là, il s’est senti tout à fait obligé de l’épouser.

Après eux, la foi va en s’amenuisant, comme souvent ; il y a mes oncles et tantes, dont les plus zélés se sont mariés à l’église, et il y a mes cousins et cousines, dont la plupart sont baptisés quand même.

Il y a mes parents, qui ne se sont pas mariés du tout.

Il y a moi, qui ne suis pas baptisée du tout.

Petite, dans les cercles parisiens où j’évolue, personne ne connaît Marguerite-Marie, alors je ne peux pas m’en servir pour me faire mousser. Par contre, j’ai pour camarades de classe les enfants de Philippe Risoli, qui présente Le Juste Prix à la télé, on le voit tous les ans à la fête de l’école ; au début des années 1990, parmi les gens que je fréquente, c’est le genre de célébrité qui permet beaucoup plus de se faire mousser que la sainte.

La sainte n’est qu’une très fantomatique présence dans ma vie, entre pittoresque et vaguement gênante. Dans mon milieu, il vaudrait mieux descendre d’une résistante, d’une communarde, d’une révolutionnaire. À 20 ans, à la fac, découvrant l’activisme féministe, je défile contre les institutions patriarcales, je deviens férocement anticléricale, je dévore Richard Dawkins, je rejoins des associations athéistes militantes. Je suis heureuse que mes parents se soient extirpés de l’obscurantisme religieux de leurs propres parents. Je rêve d’un monde où chacun aurait enfin cette présence d’esprit.

En même temps, j’adore ma grand-mère. J’adore qu’elle s’appelle Alacoque, un nom parfaitement conte-de-féerique. Hélas, dans notre branche de la famille, il s’est arrêté avec elle. Ses enfants ont hérité de celui de mon grand-père, qui évoque plutôt le grand magasin qu’il a créé pendant les Trente Glorieuses à Bourg-en-Bresse. Et moi, de celui, banal, de mon père, nom qui remplit quinze pages dans l’annuaire. Parfois je fantasme de m’appeler Clémentine Alacoque, promesse de dîner incongru, agrume bouilli où tremper des mouillettes.

Ma grand-mère a une expression : « J’aime encore mieux m’appeler Alacoque ! » On l’entend systématiquement si on lui dit, par exemple, qu’on a un ami qui s’appelle Marc Lacroûte ou Jean Robinet.

« Oh ben ! J’aime encore mieux m’appeler Alacoque ! »

Elle est très fière de ce nom, en vérité. Je soupçonne qu’elle aime encore mieux s’appeler Alacoque que son nom de mariage, son nom de grand magasin des Trente Glorieuses.

Chez mes grands-parents, il y a, en vrac : pastilles Vichy, numéros de La Croix et du Courrier international au milieu des factures et des ordonnances, odeur de grands-parents et théières incroyablement culottées, icônes religieuses, photos des petits-enfants, médailles déchaînées et dragées de baptêmes d’il y a quatorze, vingt ou vingt-cinq ans, journal télé, livres du pape, cartes postales d’amis de leur âge, rédigées dans cette calligraphie indéchiffrable de ceux qui ont appris à écrire avec un porte-plume ; des petites, moyennes et grandes croix ; et, par-ci par-là, un livre sur Marguerite-Marie Alacoque.

Vie de Marguerite-Marie Alacoque, etc. (Je ne les ai jamais ouverts.)

Il y a aussi des motifs de coqs et d’œufs partout. Dessous-de-plat motif œufs, torchon à coq, tasses poule-œufs et broderie de coq, album de photos de coqs et livre des meilleures recettes d’œufs, etc. Référence au poulet de Bresse de mon Bressan de grand-père, et à mon Alacoque de grand-mère.

L’une des choses que j’ai dû faire afin d’écrire ce livre a été de googler Marguerite-Marie Alacoque (ça semblait un bon début), et voilà que je découvre que le blason des Alacoque comprend un coq rouge sur fond doré.

Coup de fil à ma grand-mère : « Mum (on l’appelle Mum), tu savais que sur le blason des Alacoque il y a un coq ?

– Ah, ben oui.

– C’est pour ça que tu mets des coqs partout ?

– Faut bien dire que c’est un motif qui court dans la famille. »

III

Sur Wikipédia, je découvre que Marguerite-Marie est née d’un certain Claude Alacoque. Je connais très bien ce prénom-là associé à ce nom-là, car ma grand-mère s’appelle, elle aussi, Claude Alacoque. C’étaient également le nom et le prénom du père de ma grand-mère. Il s’appelait, lui aussi, Claude Alacoque. J’ai toujours trouvé ce fait extrêmement bizarre. Tout à coup, il prend un peu plus de sens.

Coup de fil à ma grand-mère : « Mum, tu savais que le père de Marguerite-Marie Alacoque s’appelait Claude Alacoque ?

– Ah, ben oui.

– Mais c’est pour ça que ton père s’appelait Claude Alacoque, et toi aussi, Claude Alacoque ?

– C’est un fait que c’est un prénom qui court dans la famille. »

J’apprends que le confesseur de Marguerite-Marie s’appelait Claude La Colombière.

« Tu savais que le confesseur de Marguerite-Marie s’appelait Claude La Colombière ?

– Ah, ben oui.

– C’est aussi pour ça que le prénom Claude est si important ?

– Faut bien avouer que ça court dans la famille. »

Ça court très silencieusement dans la famille, pourtant, car personne n’est au courant ; je suis, apparemment, la première à informer mère, oncles et tantes de la course éperdue des coqs et des Claude à travers la lignée Alacoque.

Plus tard, je survole un livre intitulé Parenté de la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque et j’y vois en effet tellement de Claude Alacoque courir partout que les deux mots Claude Alacoque finissent par semer leur sens au fil des pages, sonner creux comme des coquilles, vidés de ma grand-mère, vidés du père de ma grand-mère, vidés du père de la sainte.

Claude, à propos, vient de la même racine que claudiquer, claudiquant, c’est un prénom qui clopine, un prénom qui a besoin de béquilles. Voilà donc le prénom à cloche-pied des Alacoque, qui court dans la famille mais ne court pas très droit, se donne de biais, saute une génération, passe d’un petit garçon à une petite fille, devient occasionnellement Claudine ou Jean-Claude. Claude Alacoque, ma grand-mère, est peut-être la dernière à porter ce prénom qui boitille.

Il y a deux ans, le premier arrière-petit-enfant est né ; un garçon. Ma grand-mère a insisté pour qu’il porte Claude comme prénom, au moins en deuxième prénom. « Ce qui me ferait vraiment plaisir, avait-elle insisté auprès de mon cousin, ce serait qu’il s’appelle Claude. »

Personne n’avait compris le truc de Claude. Il est évident que personne n’appelle un enfant Claude en 2018, à moins de nourrir à l’égard de cet enfant des sentiments hostiles.

Mais pourquoi ne pas nous l’avoir dit clairement ? On ne savait pas que Claude courait dans la famille, nous. On n’avait pas compris pourquoi c’était important.

IV

Ces questions de mémoire me préoccupent tout à coup ; peut-être parce que j’ai atteint la trentaine et que ma grand-mère, que, donc, j’adore, a 91 ans, et qu’il y a quelque chose en elle d’autrefois très vital qui a été grignoté par la mort de mon grand-père il y a quelques années.

Peut-être aussi parce que j’attends un enfant, mon premier.

Le bébé que je porte, au moment où je commence l’écriture de ce livre, fait six centimètres de long. Ce bébé est une minuscule très grande surprise ; une joie, et néanmoins un problème. Car le père du bébé est catholique, et même quelqu’un dont on dirait : « Il est très catholique » ; et donc moi, par contre, non, pas du tout. Je me suis adoucie depuis ma période Dawkins, mais je reste de ceux qui soupirent de soulagement quand l’écrivain Emmanuel Carrère, après des années de catholicisme fervent, revient à la raison à la fin du Royaume.

Donc ce bébé : qui est une joie, car nous nous aimons. Qui est un problème, car dans le milieu littéraire et universitaire progressiste où je barbote, on ne pense pas du bien des cathos, on ne parle pas aux cathos, on est l’ennemi des cathos. Alors, faire un enfant avec, vraiment, c’est très déconseillé. Quoi ? Mais pas du tout ! nous entends-je dire. Nous n’avons aucun problème avec les cathos, du moment qu’ils ne font pas des trucs de cathos, comme : être opposé à l’a., au m. pour t., etc. Non, vraiment, les cathos, du moment qu’ils vont à la messe seulement une ou deux fois par an, ne croient pas vraiment à tout ça, ne font aucun prosélytisme mais focalisent leur catholicisme sur l’aide aux pauvres et aux réfugiés, avec ceux-là, nous n’avons aucun problème. D’ailleurs nous avons tous un très bon ami catho, qui fait juste les trucs cathos qu’on aime bien.

Sauf que mon catho à moi n’est pas de ceux qui font juste les trucs cathos qu’on aime bien.

À cause de cela en partie, et de bien d’autres choses aussi, personne ou presque ne connaît la toute petite existence qui commence dans mon ventre. Même mes amis très proches, qui savent qu’elle est là, ignorent d’où elle vient. Je leur dis que je ne peux pas leur dire, parce que, eh bien, raisons floues, gestes amples, c’est compliqué tu sais. Ils s’imaginent que je porte l’enfant de François Hollande, de Raphaël Enthoven, de gens connus pour avoir mille jeunes maîtresses. Ça m’arrangerait : dans mon milieu, ça serait franchement moins scandaleux.

Mon amoureux le très catholique sait évidemment très bien qui est sainte Marguerite-Marie, mais mes techniques de flirt, cette fois-ci, n’ont pas particulièrement joué de cette prestigieuse ascendance. Il n’est pas fan des mystiques. Un peu dur à avaler : figurez-vous qu’il n’aime même pas trop Simone Weil. Par contre, il y a dans la famille de cet homme une jeune femme, également très catholique, qui, par la vertu des atomes crochus et, nul doute, de la Providence, est devenue une proche amie ; et apprenant que l’enfant à venir sera donc l’arrière-arrière-(combien, d’ailleurs ?)-petite-nièce ou petit-neveu de la sainte, cette amie s’exclame :

« Énorme !!!! Quand je raconterai ça aux copains !!!! »

Littéralement personne ne m’a jamais dit ça en réaction à cette nouvelle ; clairement, je ne me meus pas dans les bons cercles.

C’est encore elle qui me dit : « Tu voudrais pas écrire THE biographie happy, fun et décalée de ta grand-grand-grand-grand-grand-grand-grand-grand-tante ? »

Car, détail non négligeable, elle est éditrice, cette femme-là. Pour, évidemment, une maison d’édition catholique (très catholique).

Je dis : « Chiche ! »

Sauf que moi, à la base, j’écris plutôt des romans féministes millennials engagés gauchistes. Mes héroïnes sont des gamines insolentes, sarcastiques, instagrammeuses, doctorantes, doctoresses ou détectives, qui partent en road-trips, fabriquent des hélicos, grimpent aux immeubles et larguent leurs copains pour suivre leurs rêves de carrière.

Pas du tout des saintes.

Pourtant je dis : « Chiche ! »

Car l’idée est là, comme si elle avait toujours été là.

V

Chère Clémentine,

J’ai parlé à mon équipe éditoriale de ton idée d’« autofiction d’une millenniale agnostique 2.0 qui partirait en quête de son ancêtre, déconstruisant petit à petit le préjugé initial qu’elle est une foldingue » et les réactions sont unanimes : ils sont très intéressés. Avec le même point d’attention que celui dont je te parlais : en tant que maison d’édition de la communauté de l’Emmanuel en charge du sanctuaire de Paray-le-Monial, on doit faire attention à ce qu’on publie sur le sujet, il faut donc que le parti pris soit résolument bienveillant et qu’in fine, le lecteur connaisse et apprécie mieux sainte Marguerite-Marie.

Je m’entretiens avec ma pauvre mère, qui a déjà eu un début d’année un peu mouvementé suite à l’annonce de ma grossesse surprise avec mon improbable compagnon, de ce projet.

« Tu sais quoi ? Je vais peut-être écrire un livre sur Marguerite-Marie.

– Tu vas quoi ?

(J’explique.)

– Mais pour un éditeur catholique ?

– Très catholique. »

Je précise : « Une maison qui dépend des éditions de l’Emmanuel » ; elle répond, à ma grande surprise : « L’Emmanuel ? Comme la communauté de l’Emmanuel ?

– Tu connais ?

– Mais oui, bien sûr ! C’est la communauté qui est à fond sur le Sacré Cœur et Marguerite-Marie. D’ailleurs tu sais pas ce qui m’est arrivé l’autre jour… »

L’autre jour, donc, m’explique ma mère, elle passe près de Saint-Sulpice avec ma sœur, et voilà qu’elle voit ouverte la porte sur le côté, dont elle sait qu’elle mène à la crypte de l’église. Elle n’a jamais visité la crypte, alors elle s’approche, curieuse, de la porte, près de laquelle bavardent quelques jeunes catholiques (très catholiques).

« Alors je leur dis : est-ce qu’on peut entrer voir ? Là ils hésitent, ils me disent : “Ben je sais pas, vous comprenez, c’est pour une soirée avec la communauté de l’Emmanuel.” Et alors, tu sais pas ce que je leur ai dit ?

Moi : Non ?

Ma mère : Eh ben je leur ai dit : Hein ! L’Emmanuel ? Mais figurez-vous que je suis l’arrière-arrière-petite-nièce de sainte Marguerite-Marie !

Moi : Mais quoi ? Mais non ! Maman ! T’as pas fait ça ?

Ma mère : Mais si ! Bien sûr ! Et alors ils ont ouvert des grands yeux et ils ont dit : “L’arrière-arrière-petite-nièce de sainte Marguerite-Marie ?! Mais entrez donc !” Et alors ta sœur et moi on est entrées, et on a visité toute la crypte de Saint-Sulpice comme ça. »

Je ramasse ma mâchoire par terre. Clairement, dire que je connais les enfants de Philippe Risoli n’aurait pas eu le même effet. Si ces braves gens avaient su qu’elle était une agnostique notoire, et sa fille même pas baptisée…

Mais descendantes de sainte Marguerite-Marie !

Ce sésame de sainte Marguerite-Marie, que ma mère a prononcé pour s’incruster dans cette crypte. Que je prononce aujourd’hui pour m’incruster dans ce projet d’écriture. Alors qu’agnostique, alors que même pas baptisée.

« Mais tu vas dire quoi dans ton livre ?

– Je sais pas encore trop. Il faut que le parti pris soit résolument bienveillant. »

VI

Mais en réalité je n’ai aucune raison ni aucune envie d’être malveillante. Ma loyauté envers ma grand-mère suffirait à m’interdire toute médisance sur son ancêtre, mais surtout ma curiosité pour la sainte n’est pas feinte, ni teintée de sarcasme. Je ne sais pas encore de quoi elle est faite exactement ; par contre, il est très clair dans mon esprit que ce texte doit être lié à moi, faire partie d’un projet autofictionnel : une forme littéraire extrêmement intime, qui m’est jusqu’à maintenant parfaitement étrangère.

Peut-être parce que la sainte elle-même m’a toujours été extrêmement intime, et parfaitement étrangère.

Qui était-elle ? Si présente dans la mythologie familiale, mais si absente de nos cœurs et de nos esprits : plus anecdote qu’ancêtre. Jusqu’à aujourd’hui, il m’a toujours semblé que tout ce qu’il y a à dire de la sainte Alacoque, c’est qu’elle est de la famille. Et encore, de manière parfaitement vague : où exactement par rapport à nous, ancêtre à quel degré, à combien d’embranchements d’arbre généalogique ? Nous descendons d’un de ses frères, m’a-t-on dit parfois. Mais comment on le sait ? Oh, quelqu’un quelque part a bien dû faire des recherches. Qui ? Je ne sais pas. Je crois qu’il y a un arbre généalogique, ça me dit quelque chose. Où ça ? Oh, je ne sais plus. Mais enfin, le nom Alacoque, franchement, ça ne s’invente pas.

De temps en temps, une tante, un oncle, ma mère, déclare : « Tu te rends compte, j’ai un collègue de bureau qui sait très bien qui est sainte Marguerite-Marie ! » Et chacun de s’ébahir. Quand même, c’est pas super bizarre, ça, un type qui connaît sainte Marguerite-Marie ? Elle doit finalement être assez importante, s’il y a des gens pour la connaître à part nous.

Jamais je ne me dis : ces gens-là ont peut-être de bonnes raisons de la connaître, de l’aimer ; quelles sont ces raisons ? Aucune importance, car ces gens-là, par définition, appartiennent à un tout autre monde, poussiéreux, baroque et irrationnel ; ils n’ont strictement rien à voir avec moi.

Sauf qu’il y a maintenant de plus en plus de ces gens-là dans ma vie, et l’un d’eux attend un enfant avec moi ; et cette intime étrangeté, fruit de notre étrange intimité, déborde du compartiment dans lequel j’avais bien proprement rangé mon existence. Et voilà que la sainte aussi vient s’incruster, nouvelle invitée imprévue, comme si elle réclamait désormais une place dans ma vie, elle aussi ; exigeait d’être connue, reconnue, après des siècles de présence fantomatique.

Cette sainte mille fois mentionnée, mais dont on n’a jamais vraiment parlé – son histoire que nous ignorons, que nous entourons de nos rires incrédules –, qui est-elle ?

***

Dès le jour où l’éditrice me plante dans le crâne la graine de ce projet, je sonde Internet. Je suis dans l’Eurostar, le réseau est fragmentaire, les faits de base se téléchargent lentement. J’apprends que Marguerite-Marie est née le 22 juillet 1647 à Verosvres (c’est où ça ?), et morte le 17 octobre (tiens, date de mariage de mes grands-parents) 1690, à Paray-le-Monial (ah oui, bien sûr, il va falloir que je fasse un tour à Paray-le-Monial).

Son père, donc, est un Claude Alacoque ; sa mère, une Philiberte Lamyn (un prénom qui, pour sa part, ne court plus du tout dans la famille, thank goodness). Marguerite-Marie est religieuse de l’ordre de la Visitation.

Je prends des notes consciencieuses sur mon petit carnet. « Ordre de la Visitation ?? »

J’apprends que « l’ouverture de l’enquête diocésaine en vue d’une béatification a lieu le 15 octobre 1714sous le pontificat du pape Clément XI ».

Notes : « Enquête diocésaine ?? béatification ?? Clément XI ?? »

Je comprends rapidement que mon manque total de culture chrétienne risque de poser problème. En moyenne, les lecteurs et lectrices de maisons d’édition très catholiques ont probablement tendance à connaître deux ou trois trucs question religion.

Mon éditrice :

« Après, ça te demanderait pas mal de boulot, tu t’en rends compte ? »

Je m’en rends compte.

« Lire son autobiographie, quelques trucs déjà écrits, rencontrer éventuellement des spécialistes… M’est avis que pour te lancer dans un projet pareil, et aussi pour qu’il ait une chance d’être accepté, faudrait que tu l’aimes bien quand même, Marguerite-Marie. »

Je l’aime forcément bien, c’est la famille.

« Je t’envoie un peu de lecture, que je te recommande de lire avant son autobiographie car disons gentiment qu’il vaut mieux avoir les clés de lecture de la mentalité religieuse de son époque pour entrer dans cette dernière (et moins gentiment qu’il y a des passages un chouïa flippants). Et je te laisse décanter… »

Je décante.

VII

Ce n’est ni la première ni la dernière fois que l’éditrice me dira : « Ne commence pas par son autobiographie. »

Or, il y a bien une chose que les livres pour enfants nous ont apprise (car mon métier consiste à écrire et lire et étudier les livres pour enfants) : le meilleur moyen de s’assurer que quelqu’un lise quelque chose est de lui dire de ne pas le lire. Et le meilleur moyen de s’assurer qu’il le lise très vite, c’est de préciser qu’il y a « des passages un chouïa flippants ».

Donc je commence par son autobiographie.

Premier problème : je ne la trouve d’abord qu’en anglais sur Internet, dans une traduction merveilleusement vintage, pleine de Thou et de Thee et de Shalt et de Didst, réalisée, semble-t-il, par la congrégation des sœurs de la Visitation de Walmer, dans le Kent, en 1929 – alors que ma grand-mère venait à peine de naître.

Il y a un seul commentaire sur Google Books : un certain Philippe, dont la photo de profil m’informe, carré blanc sur fond noir, qu’il est prêtre, semble estimer lui aussi que j’ai besoin d’un sérieux avertissement.

C’est moi qui traduis :

Un bon livre, mais attention !

Désireux d’en savoir davantage au sujet de la sainte, je me suis dit qu’il serait bon de lire son autobiographie. Je dois admettre qu’il y avait de nombreux passages inspirants, mais qu’elle est véritablement une sainte d’un autre âge. Bien des fois je remettrais en question les pénitences et le désir drastique de souffrance. Je ne recommanderais donc ce texte qu’aux personnes dotées d’un noyau spirituel solide [a strong spiritual core], car elles en bénéficieront. Sinon, je recommanderais la lecture d’autres saints, plutôt de l’époque moderne.