Science et sentiment - Tome 2 - Lou Daniel - E-Book

Science et sentiment - Tome 2 E-Book

Lou Daniel

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Beschreibung

Ce deuxième tome correspond aux années plus sereines de Lou Daniel. Ici, elle retrace son quotidien dans l’environnement universitaire avec ses problèmes et ses joies. Elle démontre comment la vie professionnelle s’imbrique souvent dans la vie personnelle, que sentiment et raison ne sont pas antinomiques. Elle narre l’enthousiasme avec lequel elle a découvert de nombreuses régions de la planète à titre de touriste ou, plus exaltant, pour des motifs liés à son travail scientifique. Dans cette période de calme relatif intervient un épisode douloureusement vécu qui met en cause le monde de la recherche scientifique. L’auteure le relate sans pour autant renier la science qu’elle a aimée au travers de la recherche et de l’enseignement et à laquelle elle fait toujours confiance.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Professeure émérite des universités, Lou Daniel est internationalement reconnue pour ses recherches dans le domaine de la science des matériaux. Par ailleurs éditrice de livres scientifiques, elle trouve en l’écriture un moyen d’expression.

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Seitenzahl: 1078

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Lou Daniel

Science et sentiment

Journal d’une scientifique

Tome II

(1989 – 2021)

© Lys Bleu Éditions – Lou Daniel

ISBN : 979-10-377-7859-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

VIII

Affirmation et apaisement

Cette période de sept ans fut prolixe pour ma carrière, je cumulais les séjours professionnels à l’étranger, dont deux demi-années sabbatiques, j’étais promue à la première classe des professeurs d’université, je prenais la direction d’une formation doctorale, je devenais responsable d’un contrat de recherche européen PECO, j’encadrais les travaux de sept thésards intelligents et sympathiques ainsi que ceux d’une post-doctorante américaine qui deviendra une amie, avec qui je suis toujours en contact. Je m’affirmais donc dans le travail, parallèlement si mes rapports avec Pierre n’étaient pas sereins, ils étaient du moins apaisés. Ma relation avec Ulrich l’était également en ce sens que nous avions toujours plaisir à nous retrouver, mais ce n’était plus une nécessité. La passion avait fait place à une belle entente avec quelques heurts souvent liés à notre collaboration scientifique.

Mi-janvier je débutais mon congé sabbatique de six mois en tant qu’enseignante à l’Université d’État de New York à Stony Brook, situé à environ quatre-vingt-dix kilomètres de la grande pomme. J’avais fait le choix de loger à New York, où Ulrich m’avait trouvé une petite chambre chez l’une de ses amies, et de me rendre à Stony Brook en train pour deux jours pendant lesquels j’assumais mon enseignement. Que dire de mon installation et de ma logeuse, Marilyn ? L’appartement était très grand, bien situé dans le Upper West Side entre Manhattan avenue et Central Park et très proche du métro pour Penn station où je devais prendre le train pour la petite cité dans Long Island. En revanche, ma chambre était petite ainsi que le lit pliant, dont le confort était plutôt rudimentaire ! Je manquais de place en regard des nombreuses affaires dont je m’étais chargée. La nuit, j’entendais le bruit des avenues avoisinantes, et surtout les sirènes hurlantes des pompiers, des ambulances et de la police, caractéristiques de la city mais, curieusement je dormais assez bien. Marilyn me sembla au départ plutôt sympathique, une artiste photographe assez étrange, elle refusait un job permanent et semblait vivre avec peu d’argent – j’ai tout de suite pensé qu’elle était intéressée par ma location dont le prix était un peu surévalué, la suite me donnera raison. Je la voyais peu car elle se couchait et se levait à des heures impossibles. Rarement, je la croisais le matin, dans la cuisine où nous discutions un peu. Elle semblait assez cultivée en art et philosophie, mais je n’étais pas encore capable de saisir les nuances de tels échanges. Elle n’était pas belle mais avait un certain charme. Elle avait été mariée, je la supposais divorcée avec l’aide financière de son ex. vu qu’elle n’avait pas de revenu régulier. Par ailleurs, elle photographiait des montages d’objets qu’elle regroupait de manière insolite, inspirée des surréalistes, avec quelque chose de morbide. J’imaginais qu’elle ne devait pas vendre beaucoup de ses œuvres en un mois. De mon côté, quelle joie de retrouver New York et de retrouver du temps ! Je préparais mes cours le matin et me promenais l’après-midi. Le temps était frais mais supportable, avec une température d’environ huit degrés, le ciel rose orange en soirée provoquait une découpe superbe des buildings. Dès la première semaine, et avant de commencer mon va-et-vient entre la City et l’université, je visitais de nombreuses expositions. Je fus d’abord comblée par celle dédiée à l’art à Sienne au Quattrocento (une de mes, si ce n’est ma période préférée en peinture) puis, en faisant un bond en avant de cinq cents ans dans l’histoire, je parcourus la rétrospective de Georgia O’Keeffe que l’on disait « moderne par instinct » – j’aimais son œuvre. Ces deux évènements avaient lieu au sein du Metropolitan Museum (MET) où je décidai de dîner. Je terminai cette journée par un tour dans Uptown East : Madison et Lexington avenues, cinquième et sixième rues, l’animation de nuit me plaisait. Le premier jeudi soir, l’entrée du Musée d’art moderne (MOMA) étant gratuite, j’y entrai et passai une bonne demi-heure dans la salle consacrée à Matisse. Je retrouvais une vie qui me seyait, je travaillais sérieusement pendant quatre à cinq heures puis je me cultivais. J’avais le temps de réfléchir et je me jurais de tenter de mener cette vie à Paris – une ville qui offre aussi tant de possibilités ! Dans ce début de mon séjour new-yorkais, il y avait un point noir : la vie avait considérablement augmenté et ma situation n’était pas des plus confortables. Mon premier salaire ne me serait versé qu’un mois plus tard – je me souvins alors de l’avance que j’avais reçue dès mon arrivée à Moscou, dix-huit ans auparavant alors que je n’étais qu’une petite stagiaire. J’apprendrai aussi peu après que le loyer de mon logement pour deux nuits à Stony Brook revenait à cent dollars supplémentaires par mois, non prévus. Au travers des exigences de mes deux logeuses, j’avais une image peu flatteuse de l’attachement à l’argent des Américains. La chambre louée à Marilyn ne valait pas ce qu’elle en demandait, mais je n’avais pas le choix, celle de Long Island était nettement plus correcte, le prix, incluant un petit déjeuner copieux, mais restait cependant supérieur à celui du marché dans une petite ville américaine. Ces petits ennuis financiers ne gâtaient pas mon plaisir d’être à New York. Après quelques jours de réadaptation, je me sentais très new-yorkaise. Ainsi ce premier samedi, je flânais dans Soho, chaque immeuble contenait des galeries à chaque étage, on sortait gavés d’art ou souvent de non-art ! Je me souvenais d’un passage d’un livre que Pierre et Olivier m’avaient offert où s’agisssant de New York, il était dit fort justement « Capitale de la création ? plutôt capitale de la consommation des créateurs ». Je ressentais cela très vivement. En même temps, cela permettait toutes les explosions. Où était le juste milieu entre étouffement et libre expression ? Cette dernière était ici, en fait, le défoulement du fric. Néanmoins, se promener dans Soho était toujours intéressant. Je profitais d’une dégustation de vin blanc avec petits gâteaux chez Dean et Deluca où j’achetais par la même occasion, pour mon dîner, un morceau de munster et une bouteille de grave que je trouverais difficilement dans mon quartier. Cependant, ce dernier concentrait de nombreux commerces d’alimentation tenus par des asiatiques – les équivalents des Tunisiens en France – c’était plus que des épiceries, on y trouvait également une large variété de salades préparées que l’on pouvait assaisonner à son goût. De manière générale, les temps avaient bien changé depuis le séjour à Cornell où il était impossible de trouver des produits non pasteurisés. Maintenant, du moins à New York, on pouvait se procurer relativement aisément des charcuteries, y compris françaises, non emballées sous cellophane ou sous film plastique : saucisson de Lyon, pâtés… On trouvait aussi des baguettes et des vins français dont les prix différaient peu de ceux pratiqués dans l’hexagone. Une semaine après mon arrivée, j’eus le premier contact avec mon lieu de travail. Le trajet entre New York et Stony Brook nécessitait deux heures de train auxquelles il fallait ajouter le temps de métro pour la station ferroviaire et la marche. Un aller-retour dans la journée prenait environ six heures, je me félicitais d’avoir privilégié un logement sur place. J’avais un grand bureau à l’université, sans doute désaffecté depuis quelque temps, qui ressemblait beaucoup à celui de Cornell. Je reçus mes étudiants, a priori une douzaine – en réalité six suivirent mon cours. Parmi les douze, plus de la moitié étaient indiens, chinois ou pakistanais. Une étudiante indienne m’accompagna à l’administration, heureuse d’avoir une professeure – ce qui était rare aux USA. Ma première impression des étudiants fut bonne. Mon seul gros problème résidait dans le fonctionnement très informatisé de l’enseignement. On me demanda quel type d’ordinateur je souhaitais : embarras du choix mais embarras personnel plus grand encore. À Orsay, je faisais encore cours au tableau avec de la craie ! Ici, on ne communiquait que par écran, il fallait m’y mettre. Le campus semblait un peu triste, mais la rentrée n’avait lieu que la semaine suivante. En revanche, la région était boisée avec des étangs, un bras de mer au loin et de jolis cottages isolés les uns des autres. Bien entendu, personne ne marche sur les routes, la voiture est reine. Mon logement était à trois kilomètres du campus, à Port Jefferson, une assez jolie petite ville pour les USA, un bus menait à l’université.

Mon premier cours eut lieu le vingt-six janvier (date d’anniversaire de Pierre). Le matin, je trouvai dans la salle de bain un petit mot réconfortant de Marilyn : Lots of luck with your firstlecture. Il me sembla qu’il fut apprécié par les six étudiants qui avaient finalement opté pour mon module. En dehors des lectures, tout enseignant à Stony Book devait être présent dans son bureau pendant trois ou quatre heures, disponible pour répondre aux questions éventuelles des étudiants : les offices hours. J’anticipais un long temps libre qui me permettrait de travailler, de perfectionner mon enseignement. Je le perfectionnais effectivement, mais pas comme je l’avais imaginé ! En France, généralement, les étudiants suivaient un cours, rangeaient les notes prises pendant ce cours, certains devaient y jeter un œil, pour les autres elles seraient révisées avant l’examen. Ici, le comportement estudiantin était tout autre. Contrairement à mes prévisions, ces offices hours furent bien occupées à discuter, préciser mes paroles avec l’un ou l’autre des enseignés. Certains me signalaient que dans un livre, autre que celui auquel je me référais majoritairement, les explications différaient quelque peu des miennes. Bien entendu, il me fallait récupérer ce livre, analyser ce qui posait problème et promettre une discussion d’ensemble au prochain cours. Grâce à cette coutume, l’enseignant devenait enseigné, personnellement j’améliorais mes connaissances des dislocations. Mon cours en France en fût largement bénéficiaire.

De retour à NY, j’allai au Musée des Sciences naturelles et d’Ethnographie, dont une nouvelle section venait d’ouvrir sur les peuples et les arts d’Amérique du Sud. C’était très bien présenté, très didactique, avec de magnifiques exemplaires de poteries, de tissages, de sculptures… j’appréciai vraiment, mais une certaine nostalgie s’empara de moi en pensant aux merveilleux voyages que nous avions faits Pierre et moi dans ces contrées. J’éprouvai le besoin de lui parler de mon ressenti : « La section de ce musée débute par une incursion dans le Mexique : Monte Alban a réveillé en moi la joie physique que nous avions eue dans cette chambre d’hôtel d’Oaxaca alors que nous étions au Mexique en amis – rappelle-toi. J’aimerais retrouver du plaisir avec toi, même si c’est normal que nous soyons un peu paresseux étant de vieux partenaires, même si c’est normal qu’une autre personne – le nouveau ou la nouvelle – nous réveille plus que chacun de nous ne peut le faire. Nous pourrions au moins avoir la joie de nous toucher, de nous serrer. N’évoque pas le manque de temps, même s’il en est partiellement responsable, mais le temps s’affronte et se vainc. J’ai tant de tendresse pour toi ce soir que je me demande gravement : Pourquoi ? Ce n’est pas tellement faire l’amour dans le sens habituel qui me manque, ce n’est pas l’orgasme, c’est le contact de la peau, le geste qui effleure le visage, à la limite à peine sexuel. Je voudrais tant que nos échanges ne soient plus que matériels (fric, appartement, achats…) ou professionnels (AFNOR, Orsay) ou intellectuels (expositions, concerts…), mais empreints d’émotion et de confiance. Il me semble que nous avions un tel potentiel à deux ! Pourquoi le gâchons-nous ? Pourquoi ne vivons-nous pas en l’exploitant ? Dans la section sud Amérique, je m’arrêtais devant le paysage de San Agustin, nous y avions fait une si belle promenade ! Puis ce fut Machu Pichu… souvenir du froid dans l’hôtel à Cuzco, de la nuit avec l’Anglais et le Suisse et, finalement Nazca avec ses dessins géants que nous avions survolés avec un petit avion… et puis toutes ces poteries que nous aimions – Souvenir : la vie derrière que l’on voudrait devant. Pierre, crois-tu sincèrement que nous sommes encore capables de générer du beau à deux ? Je voudrais sortir de l’habitude qui s’est installée entre nous, qui fait que nous acceptons même nos disputes régulières, souvent après un repas au restaurant. En t’écrivant, je suis triste bien qu’il me reste un peu d’espoir, mais j’ai besoin de beaucoup d’espoir et de concrétisation. Sommes-nous encore capables de faire quelque chose d’important pour l’autre, d’avoir un grand mouvement, de lui donner beaucoup. Je te pose toutes ces questions, pas comme un enfant que l’on console avec un oui rapide en souriant : oui, oui t’en fais pas… mais comme un adulte qui ne veut plus gâcher le reste de sa vie (peut être court) ? J’ai besoin de sentir que toi aussi tu te penches sérieusement sur notre vie. Pouvons-nous encore nous sourire ? Attendre l’autre avec émotion ? Vibrer encore en sa présence ? Qu’en est-il pour toi avec la plus grande sincérité ? Je préfère que tu minimises ta réponse plutôt que la forcer à être bonne pour me rassurer, je veux la vérité. Peut-être pouvons-nous encore construire ensemble et pas seulement attendre que la vie nous détruise. Réponds-moi, c’est important. Je pense à toi intensément avec un peu de tristesse, mais peut-être aussi avec amour, en tout cas avec un sentiment que je n’ai pas ressenti depuis longtemps. »

Au cours de mon second week-end new-yorkais, j’allai le vendredi à un vernissage des œuvres de Jasper Johns dans Madison avenue, tout le New York des arts était là – peu à dire sur les œuvres, mais hommes en pantalon rose, champagne Moët et Chandon et assortiment de très bons fromages. Le soir même, j’écoutai au MET la pianiste Hiroko Nakamura dont un collègue japonais m’avait parlé avec beaucoup de ferveur. En dehors d’œuvres de Bach, Chopin, Saint-Saëns, je découvris un compositeur japonais d’avant-garde Toshi Ichiyanagi dans une œuvre très intéressante Cloud Atlas. Je jugeai l’interprétation de Chopin un peu froide, mais belle technique et brio. Le samedi, après une grande promenade glacée downtown, je me rendis à nouveau à un concert du Philarmonique de New York – j’avais décidé de parfaire ma culture musicale. J’assistai aux débuts d’un jeune chef d’orchestre, Hugh Wolff, qui a fait depuis une brillante carrière. L’orchestre était excellent, mais la première partie du programme me plaisait moyennement : Bernstein, Berlioz. Cependant, je compris l’opinion d’un ami sur la richesse de la musique de Berlioz du point de vue de la composition, des timbres… elle ne me touchait pas, mais je ressentis un certain enthousiasme que j’attribue à sa brillante interprétation. Le clou du concert fut le concerto pour piano et orchestre ensol majeur de Ravel avec Peter Serkin (le fils de Rudolf) au piano. À elle seule, cette œuvre telle qu’elle fut jouée valait le déplacement. Je devenais une habituée du MET. Depuis mon logement, il suffisait de traverser Central Park d’ouest en est pour s’y rendre. Le dimanche après-midi, il y avait généralement de bons films sur l’art ou un artiste. En ce second dimanche new-yorkais, j’eus l’audace de tenter une conférence sur Gauguin et l’origine de l’art moderne primitif que je fus heureuse de comprendre quasi totalement, l’oratrice noire parlant très distinctement. La température avait chuté à moins quatre degrés et il avait neigé toute la nuit. Marilyn me prêta des bottillons rouges en matière synthétique style cow-boy, avec des surpiqûres et des bouts pointus. J’avais revêtu une robe courte verte, des bas noirs et au-dessus un manteau de fourrure : j’avais vraiment un look américain ! Marilyn parla de look mannequin. Ces activités ne m’empêchaient pas de travailler le matin. Mais, dans ma petite chambre donnant sur les cours des buildings environnants, je devais le faire constamment à la lumière artificielle, en portant des lunettes. Mes yeux fatiguaient, j’avais peur d’abîmer ma vue. Mon investissement scientifique restait faible. À part les cours, la préparation des conférences prévues fin mars à Cleveland et Cornell – je n’avais pas le temps de réfléchir à mes préoccupations scientifiques habituelles. Mon humeur, comme mes progrès en anglais subissaient des hauts et des bas, je voyais la vie devant ou la vie derrière selon les moments. Mais, quelle que soit cette humeur, j’appréciais l’absence de bousculade, de stress… même la tristesse était calme.

Une semaine plus tard, je fréquentai à nouveau plusieurs galeries dans Midtown exposant des peintres très différents comme Le Fauconnier, Hundertwasser, Stella, Hélion, et des sculpteurs comme Giacometti ou Arp. Puis, samedi soir, ce fut mon premier concert au Carnegie Hall avec le Chicago Symphony Orchestra et, au répertoire, Bartók et Brahms. Tout était parfait, la réputation de ce temple de la musique n’était pas surfaite : beauté architecturale alliée à une très bonne acoustique. Quelle vie, quelle pulsion, quelle élégance aussi chez le chef d’orchestre, Sir Georg Solti, alors âgé de 75 ans ; tout son corps vibrait, le regarder diriger était aussi un plaisir visuel. à la suite du concert, je fis connaissance au bar à huîtres du Plaza de deux Canadiens qui m’offrirent des huîtres chaudes puis des froides arrosées de vin blanc. Dimanche soir, c’est au Lincoln Center que je continuais ma formation de mélomane avec un concert qui débutait par des compositions d’un compositeur polonais, Paderewski, a priori loin de mes choix. Cependant, je fus séduite par son œuvre Dans le Désert, en forme d’une toccata. La suite, avec Chopin, Rachmaninoff, restait dans mes écoutes plus traditionnelles. Je terminai la soirée au bar panoramique de l’hôtel Marriott à Times Square.

Puis j’eus la visite d’Olivier accompagné d’une de ses amies, Nath, que je ne connaissais pas. Je leur avais réservé un hôtel non loin de mon logement. Le lendemain de cette arrivée, je pris l’apéritif avec mon fils au bar du Plaza. J’alternais les moments avec mon fils seul et ceux partagés avec son amie. Celle-ci était belle avec un visage que l’on pouvait qualifier de masculin, mais c’est surtout sa voix qui était plus grave, en moyenne, que celle des femmes. Mon entente avec Nath que je découvrais était excellente, une belle complicité s’était installée entre nous. Je crois que je fis rapidement sa conquête – selon ses propos ultérieurs – elle s’amusait, entre autres, de voir une professeure d’université, piquer des épices pour assaisonner les diverses salades des épiceries indiennes. Elle aimait la littérature, j’aimais en discuter avec elle – nous resterons très amis après que Nath, passe du féminin au masculin – mais c’est une autre histoire. Ce vendredi, nous allâmes tous trois au planétarium Hayden pour visualiser une double production Gateway to Infinity et Destination Mars, puis le soir nous décrochâmes difficilement des places au Blue note pour écouter le pianiste jazz Herbie Hancock. Nous fûmes comblés, c’était génial, mais le prix aussi ! Ma seconde expérience du Carnegie Hall eut lieu avec Olivier et Ulrich, tout juste de retour à New York, ce fut un délire: Maurizio Pollini dans des œuvres de Schubert et Liszt. Le lendemain, après une promenade à trois, avec Nath, au sud de Manhattan, j’invitai ma jeune compagnie à prendre un verre à l’impressionnant bar tournant du Marriott. Je raconte ici une anecdote qui prendra toute sa signification par la suite : j’accompagnai Nath aux toilettes. Alors qu’elle entrait dans le local pour femmes, la surveillante l’arrêta. Nath ne parlant pas anglais, je rassurai cette dame : « mon amie a bien suivi la bonne direction, elle n’est pas un voyeur ». Lorsque Nath sortit des toilettes, elle me confia que cet incident lui arrivait souvent et que parfois, excédée, elle entrait dans les toilettes des hommes où là elle était vraiment une voyeuse. Marilyn invita Olivier et Nath pour un petit apéro. Portant son regard de photographe sur Nath, elle lui conseilla de porter des boucles d’oreilles pendantes originales pour jouer la contradiction entre son look masculin et une hyper féminité – ce conseil ne fut pas du tout apprécié par les deux amis qui conserveront une piètre opinion de ma logeuse.

Durant le séjour d’Olivier, je reçus enfin – un mois après mon départ – une lettre de Pierre dans laquelle il semblait douter de ses capacités à assumer une responsabilité qui devait lui être confiée à son travail. Je tentai immédiatement de l’encourager : « Ne sois pas si pessimiste, tu es très capable de mettre sur pied ce comité de pilotage. Tu as tout ton temps, d’autant plus que je ne suis pas là – et même si j’étais là – cela vaut le coup de grignoter un peu sa vie privée et d’éviter ainsi la morosité de l’attente de la retraite, au moins momentanément. Je ne crois pas que tu puisses dire “Je renonce, un point c’est tout. Je renonce et je ne culpabilise pas du tout (sic)”. Je crois qu’au fond de soi-même, on ne renonce jamais, il y a toujours plus ou moins culpabilisation. Se détacher totalement de cette valorisation aux yeux des autres demande une très grande force, car nous sommes des êtres sociaux pour le meilleur et pour le pire. Ou alors il faut un repli sur soi qui peut friser une tendance schizophrène. Je crois que nous restons toujours attachés à la reconnaissance, limitée à quelques personnes autour de nous ou plus universelle. C’est pourquoi il ne faut pas que tu abandonnes, il faut que tu abordes la situation avec la conviction que tu réussiras. Ne renonce pas Pierre devant un cap à franchir malgré ton âge (comme tu le dis), tu es encore très capable de vaincre des obstacles. Cela est vrai non seulement dans le domaine professionnel ! mais il faut que tu le veuilles vraiment. Tu es parfois un peu trop “wait and see”. Je ne suis pas en train de te donner des leçons, car tu sais bien que le découragement m’atteint souvent. Mais j’ai fait mienne cette maxime d’Albert Camus : “Concilier une pensée pessimiste et une action optimiste”. Je pense qu’il faut avoir conscience de ce qu’on peut attendre de soi et des autres, mais que cela ne soit jamais un frein pour agir. »

Dans la missive qui suivit, j’évoquais essentiellement des questions matérielles, j’éprouvai alors comme un besoin de la corriger : « La lettre que tu as dû recevoir est tout à fait en contradiction avec le désir de relations sentimentales. J’aimerais que l’on puisse parler, d’une manière simple, de ce que nous ressentons de ce que nous vivons ou ne vivons pas ensemble physiquement. Ne pas en parler élargit, selon moi, le fossé entre nous. De la même manière que j’apprécie les moments où tu te confies à moi, je souhaiterais que nous nous penchions sur notre histoire, que nous asseyions de comprendre ce qui bloque nos mouvements – et l’existence d’une tierce personne ne suffit pas à l’expliquer. Recréer un home commun ne devrait pas avoir seulement une signification matérielle, mais aussi un redémarrage, un renouveau de notre vie. Tout en conservant des activités séparées, il faudrait que les heures passées ensemble dans ce nouvel appartement soient des moments de communication et d’entente. Je ne veux pas tomber dans le conformisme, mais j’ai envie que nous nous retrouvions. Je ne pourrai jamais envisager d’avoir une vie où je rentrerais tous les soirs à la même heure, où tous les soirs on dînerait ensemble, ce n’est pas dans ma nature, en ce sens je suis un peu bohème. Je voudrais que ma vie soit moins divisée entre le week-end et les autres jours de la semaine. J’ai peu dormi cette nuit, je pensais que ma vie dépendait de moi, trop souvent je voyais les évènements ou les gens en noir. Je devais être plus positive – je crois l’avoir été plus jeune –, alors les mêmes éléments donneraient une autre couleur à ma vie. De plus, je suis devenue méfiante, je n’ose plus m’engager avec les autres, j’ai peur d’être grugée. Il me faut retrouver une vraie confiance en mes amis et en toi, en particulier. »

Enfin, la veille du départ d’Olivier, je lui confiai une longue lettre en réponse à des propos ambigus de Pierre : « Ta lettre a suscité en moi, à tour de rôle, des réactions positives et négatives. Je veux te les confier au plus vite – cela risque de donner un roman-fleuve – avec peut-être un manque de recul. Je prends le risque que tu réagisses mal, mais considère que tout est dit calmement, sans rancœur, sans méchanceté. Ce sont simplement des constatations, qu’il est préférable de révéler un peu tôt qu’attendre un déversement de paroles non contrôlées dans un moment de tension. D’une manière générale, je pense qu’il y a trop de non-dits entre nous, je dis « nous » car avant je tentais d’être franche, mais depuis quelque temps, j’ai adopté une attitude de méfiance – est-ce par mimétisme ? – méfiance toute relative, car je crois continuer à être plus transparente que toi. Mais par rapport à mes exigences, quelle différence ! Il faut attendre les séparations (Moscou, Cornell, Constantine et maintenant) pour qu’existent des échanges vrais. Qu’en serait-il si je ne partais jamais ? Pourquoi ne pouvons-nous pas parler de nous tranquillement et pas seulement de finances ou de spectacles ? je sais que c’est un leitmotiv chez moi. En fait, c’est difficile pour moi de parler de vive voix, tu prends souvent mes paroles pour des attaques alors que mon intention est seulement de faire le point. Je m’y prends sans doute mal ou au mauvais moment ou encore le ton que j’utilise donne à mes paroles une connotation agressive. Quand je commence à analyser nos comportements, tu me dis “Tu n’es jamais contente” ; or je constate qu’actuellement tu montres une certaine dose de mécontentement. Ce n’est pas une catastrophe en soi, cela est quasi inévitable entre deux personnes fortement impliquées dans leur vie. Ce qui est très malsain, c’est de cumuler les griefs et de pas essayer de les résoudre, de les atténuer par l’écoute, la bonne volonté manifestée régulièrement. Concernant tes activités avec une tierce personne, je ne t’ai jamais empêché de les satisfaire et je n’y suis pour rien si tu attends mon absence pour voir tes amis (es) – heureusement, je pars longuement de temps à autre ! Cette restriction que tu t’es imposée t’a conduit à une extrême tension à la fin de l’été. Tu me reprochais mon activité exagérée au moment de la thèse de Servane, tu me voulais disponible, cette effervescence ne devait être un problème que pour moi. Tu dois constater que je ne te reproche pas ton manque de disponibilité ; or cela t’arrive aussi à des moments où j’aurais justement besoin d’une personne qui m’écoute, me calme, m’aime. Je m’arrange alors avec mon mal de vivre, et parfois très mal. Je me souviens de certains soirs où je glandais de mon côté triste avec une tendance incontrôlée à boire, dans ces cas-là j’aurais aimé une compagnie, mais tu étais occupé… cela est arrivé, même si c’est plus rarement que la réciproque. Finalement, je crois que si tu hésites à voir une amie – si j’hésite aussi parfois – c’est que tu envisages mon amertume et réciproquement. L’un de nous va être heureux ou, du moins chercher à l’être, avec quelqu’un d’autre parce que nous ne le sommes plus ensemble. Ce « parce que » est le mot traître, car on peut voir une tierce personne simplement pour élargir son bonheur, sa joie et, dans ce cas, cela rejaillit sur le couple. Je profite de ce thème pour te parler d’Ulrich, je l’ai vu à Paris alors que tu étais présent en t’en informant, le plus souvent, parfois non. J’aimerais pouvoir te dire sans crainte « je sors avec Ulrich », car s’il a représenté, et s’il représente toujours, une personne importante pour moi, cela ne devrait pas t’affecter dans la mesure où une bonne entente régnerait entre nous. Je suis toujours avec toi, j’envisage un renouveau via une réorganisation de notre appartement : l’expérience te prouve que notre relation est plus forte – et ce indépendamment du manque physique. Je pense que les situations d’Ulrich et moi sont relativement comparables : nous avons chacun un(e) partenaire auquel nous tenons. En cas contraire, nous n’aurions sans doute pas vécu ensemble, mais nous aurions été plus disponibles pour passer un maximum de moments ensemble. Qu’aurais-je fait si j’avais rencontré Ulrich quinze ans plus tôt ? C’est sans doute dur de m’entendre dire la vérité, mais, au final, je suis là avec toi. Tu transcendes une histoire qui n’est pas banale. Ulrich est un être intelligent et sensible sous des dehors plus froids, moins charmants que les tiens. Il apparaît aux autres moins aimable que tu ne l’es, mais l’ensemble des autres n’est pas moi et que m’importe un être adorable avec tous si je ne profite pas de ce charme ? Les hésitations, les désirs frustrés sont derrière maintenant, je suis critique, disons lucide au sujet d’Ulrich. Je vois ses failles, ses faiblesses, mais nous resterons amis contre vents et marées car nous avons la même exigence concernant la qualité des échanges entre deux personnes. Donc si, malgré cette histoire, j’envisage non seulement de vivre avec toi comme avant, mais surtout de m’engager dans une tentative de renouveau, juges par toi-même ce que cela représente d’espoir, de détermination. Nous n’avons plus le droit de nous tromper. Rappelle-toi mes réticences au sujet d’un appartement commun. Si je change de point de vue, c’est que je dois constater que l’expérience de deux homes séparés n’a pas été fructueuse. Elle l’était à mon retour d’Algérie, que s’est-il passé ensuite ? Le manque de relations physiques, l’absence de tendresse en sont-ils responsables ? Que nous soyons moins actifs sexuellement est peut-être normal après tant d’années de vie commune – en réalitétrès parcellaire – mais il existe une limite inférieure en dessous de laquelle les cœurs et les esprits ne peuvent pas rester attachés si les corps ne communiquent plus. Le problème ne réside pas dans le sommeil non partagé – j’ai vraiment besoin parfois d’être seule dans un lit pour dormir. Mais, comme tu le dis toi-même, on pourrait faire un câlin, puis se séparer ou rester selon les dispositions du moment, ou encore venir réveiller l’autre gentiment. Le problème est que nous ne nous désirons plus. Est-ce normal ? La majorité répondra oui (situation courante après plusieurs années ensemble), une minorité – dont j’aimerais faire partie – répondra non, on peut continuer à désirer. En tout cas, je peux t’affirmer que je ne ressens pas une diminution du désir liée à l’âge. En vieillissant, j’ai besoin d’être confirmée physiquement, avant je ne doutais pas de ma séduction, actuellement je suis en crise à ce sujet. J’ai plus de raison de douter de moi que tu n’en as. Tes amies te confirment que tu es resté beau, je reçois plus rarement ce compliment. Alors, plaire à un homme de six ans mon cadet, c’était réconfortant, je vivais, je vis à nouveau. Ce qui aurait pu être relatif devint essentiel pour moi. Nous aurions dû susciter le désir, mais il est difficile de le faire naître en mangeant à la maison après le boulot ! D’ailleurs, nos disputes après un dîner un peu arrosé résultaient souvent de cette frustration, car nous avions le souvenir de nos rapprochements antérieurs après un partage sympathique d’un repas. J’ai aussi le regret de ne pas toujours me présenter à mon avantage – je pense aux paroles « Tu l’laisses aller, Tu l’laisses aller » d’une chanson de Charles Aznavour, ce n’est pas très vivifiant pour un amour. Toi aussi parfois, me plaire ou non t’indiffère, tu n’hésites pas à contenter une de tes habitudes comportementales que je déteste – et dont je suis sûre que tu contrôlerais en présence d’une autre. Être plus respectueux de l’autre dans certains comportements n’est pas contradictoire avec une liberté dans nos sentiments et nos attitudes. En bilan, je dois dire que je ne comprends pas, qu’en dépit de tout, l’on ait encore envie de l’autre comme compagnon. Est-ce des raisons du cœur non rationnelles ? Est-ce une habitude enracinée que nous analysons mal ? Est-ce l’entente intellectuelle, ressentie dans certaines activités, qui prend le dessus ? Est-ce parce que l’on peut comprendre un peu les problèmes professionnels de l’autre ? Peux-tu me dire pourquoi tu veux rester avec moi ? Est-ce tout simplement la peur du changement ? As-tu eu envie de vivre avec une autre femme ou plus récemment de vivre seul ? Pourquoi ne te sens-tu pas aussi bien dans ta vie avec moi que lorsque je suis au loin ? Pourquoi Olivier parle-t-il si mal du mariage ou de toute forme de vie à deux ? Quelle image lui en avons-nous donnée ? Je viens de recevoir cette confidence de Marianne : « Je ne cherche plus à m’impliquer dans un amour qui ne conduit pas à la lumière. Je crois que je finis par détester tous les hommes, alors je fais comme eux : pas d’engagement. Je prends ce qui vient sans en ressentir une grande joie, passerais-je à côté du bonheur ? ». Mon amie a la même exigence que moi dans la qualité des échanges, attitude que je trouve plutôt chez les femmes : désir de s’impliquer, désir de vérité. Alors toi qui recherches l’amitié des femmes, toi qui as dans ta sensibilité – pas dans ton aspect, rassure-toi – quelque chose de féminin pourquoi ne me comprends-tu pas sur ce plan ? Ma lettre est plutôt un recueil de doutes, de questionnements à la veille d’une décision importante, elle est aussi une tentative de rompre avec les voies personnelles de nos vies qui ne se croisent que si rarement. J’espère que tu la liras avec compréhension en relativisant les passages qui pourraient te choquer. Considère que c’est une requête pour mieux te connaître, te comprendre. Réponds-moi sur ce point. J’espère que le mouvement amorcé par écrit se poursuivra par oral au-delà du mois de juillet. Le bicentenaire sera-t-il vraiment révolutionnaire ? »

Le jour qui suivit le départ d’Olivier et Nath, je repris mes sorties musicales. Je découvris l’interprétation, si controversée, des variations Goldberg par le pianiste Keith Jarret. Je ne m’étonnais pas qu’un interprète de jazz ait envie de jouer ces variations, j’appréciai cette nouvelle écoute de Bach. Puis, j’écoutai avec Marilyn, à Town Hall, le quatuor Arditi dans un répertoire essentiellement contemporain, dont deux œuvres premières mondiales – intéressée, mais pas ravie. À la musique succéda la danse, j’assistai à trois chorégraphies de Merce Cunningham avec sa troupe de danseurs au théâtre City Center. Des trois ballets : Rainforest dans un décor d’Andy Warhol, Fabrications et CargoX, c’est ce dernierqui datait de cette année 1989 que je préférais. J’étais assise à côté de John Cage à qui je confiais que j’avais entendu la veille une de ses compositions, il m’a souri puis nous avons discuté. Il valorisait énormément le quatuor Arditi pour lequel il était sur le point de terminer une œuvre. Il m’a semblé que NewYork était relativement petit concernant le monde du spectacle, on devait vite côtoyer les mêmes gens.

Un soir, alors que je dégustai une margarita au bar du soixante-cinquième étage du Rockfeller Building, avec une vue extraordinaire sur l’Hudson au soleil couchant, je pensai combien j’aurais aimé que Pierre partage ce moment. La luminosité était superbe, le ciel orange et rouge était strié de nuages gris plomb et le tout se reflétait sur les eaux du fleuve. Malheureusement, je n’avais pas d’appareil photo, j’aurais voulu traduire sur une image figée la beauté de cette vue. Entre temps, tout était devenu or, à l’infini et de l’autre côté tout était d’un bleu très tendre. Cet or et ce bleu superposés m’évoquaient les teintes des peintures primitives alors que j’étais dans l’ultramodernisme, l’ultra – gigantisme – du moins à cette époque. Quelque chose vibrait dans l’air, dans les sensations, dans les sentiments. Je me demandais si ce n’était pas la plus belle vue de Manhattan : l’Empire State Building dans l’axe, la statue de la Liberté au loin, entre les deux tours du World Trade Center et, à l’ouest, l’horreur du New Jersey transformé en beauté par le seul effet de la lumière. Je conserverai au plus profond de mon souvenir cette atmosphère des cieux de New York en hiver. Olivier avait raté ces ambiances, il était critique au sujet de la ville, mais tout n’était pas aussi abject qu’il le soutenait, même avec les travers américains de ses habitants, même avec la malbouffe. J’aimais New York pour sa démence, pour l’immensité de l’horizon du haut des gratte-ciels, un quelque chose qui n’existe pas dans les villes européennes – une certaine folie. De retour chez Marilyn, qui était absente, je me réjouis d’être seule, j’écoutai le concerto pour violon de Beethoven. Je fus émue aux larmes en me remémorant ce qu’il avait représenté pour Pierre et moi lorsque nous étions étudiants, c’était le disque de nos matinées après l’amour, quand nos corps se désiraient.

Mi-mars, Ulrich revint pour quelques semaines à New York. Nous logeâmes dans York avenue qui longe l’East River. L’appartement, prêté par une de ses amies, était vaste et clair, mais le bruit de la circulation m’était intenable. J’y restais une semaine avant mon départ pour Cleveland et Cornell.

Les journées communes furent moins remplies de moments sexuels qu’auparavant, mais nous appréciâmes le partage des joies artistiques : le violoniste Gidon Kremer au MET, le pianiste Alfred Brendel dans un programme mozartien au Carnegie Hal, la compagnie de danse Trisha Brown au City Center – dont je ne fus pas enthousiaste. Nous visitâmes au musée Guggenheim une exposition dédiée aux peintres allemands récents (1960 – 1988), parmi lesquels je sélectionnai quelques noms : Baselitz, Lüpertz et Penck, et puis de nombreuses galeries. Mon emploi du temps ne différait donc pas de celui que j’occupais seule.

À l’issue de ces moments communs, je réfléchis sur l’évolution de nos relations et j’écrivis à Ulrich : « Le lendemain de ton départ, je me suis sentie relaxée, je suis allée à un concert Mozart au MET puis j’ai pris un verre au Plaza, je me sentais bien. Je dois dire que, lors de nos dernières rencontres, j’avais toujours ressenti un malaise qui s’était atténué lors de ce séjour dans East Side. Cela me redonnait un certain désir de poursuivre notre relation telle qu’elle est. Mais le bilan est plutôt négatif. Depuis l’aspect anecdotique d’avoir perdu ma journée du vingt-cinq en dépendant de ton emploi du temps, je remontais le temps. Je me souvenais être restée pour toi à Grenoble, alors que mes expériences ne fonctionnaient pas ; or la soirée ne nous avait pas apporté une grande joie et, à cause d’elle, j’avais raté un évènement important à Paris. Ce qui est plus grave, c’est que des choses vitales ont dépendu de toi et pas dans le sens heureux, pas avec cette connotation de disponibilité libre, de dépendance volontaire, choisie. Je souhaitais te parler de tout cela pendant nos retrouvailles new-yorkaises, ce à quoi tu avais acquiescé depuis Pittsburgh. Or tu t’es arrangé pour qu’on n’ait nullement envie de discuter, en lançant la tonalité de ces deux jours communs avec cette appréciation “Ah ! on a bien bouffé à midi”. Crois-tu que ce soit une introduction à une relation de sincérité, de mise en état de communication ? Cette remarque plus qu’anodine m’a fait penser à ton comportement au début de notre rencontre, je te disais souvent que tu jouais. Oui, tu joues, tu trouves toujours la remarque anodine “je-m’en-foutiste” au moment où l’autre a envie de se rapprocher intensément de toi. On dirait que tu as peur. Tu dis de ma dernière lettre dans laquelle je m’efforçais d’être sincère que je ne vais pas au bout… Sans doute, on se comprend progressivement au travers de l’expression de soi ; mais si tu pouvais seulement donner un dixième de cette sincérité ! je te dis donc que l’aspect négatif de nos rencontres commence à gommer le passé – c’est cela que je ne veux pas. Tu es plus ou moins associé ces derniers temps à mes ennuis ou à mes décisions idiotes. J’ai beaucoup voyagé seule avant de te connaître, professionnellement ou pour le plaisir, je me suis toujours très bien débrouillée seule en ne comptant que sur moi. En particulier, mon logement à Cornell, que j’avais organisé depuis la France, était parfait. Or, si je dois mettre un bémol à mon séjour new-yorkais, c’est en raison de mon logement dont tu es à l’origine. Ma candidature à un poste à L’École Normale Supérieure n’a pas été non plus un vrai choix, une vraie décision ne venant que d’un désir positif. Je m’explique : je n’ai pas de disposition pour l’administration, je ne suis pas non plus suffisamment sensible aux titres, aux honneurs pour que cela puisse compenser ma non-motivation et, surtout, j’aime toujours l’esprit de recherche. Je ne dis pas que tu as motivé ma candidature, mais elle fut plus une négation d’Orsay qu’un véritable attrait pour la carrière. Pourquoi négation d’Orsay ? Parce que tu y étais et que j’avais à manifester mon désaccord avec certaines de tes positions professionnelles. J’étais fatiguée à la fin de l’an passé d’affronter des situations te concernant dans lesquelles j’avais du mal à être neutre. Quelque part, au second degré, ma candidature était une tentative de fuite plus qu’un désir d’accomplissement dans mon travail ? Et de cela, je n’en veux plus. J’ai toujours pris de vraies décisions où seule ma vie était en jeu. Je me suis reprise aux États-Unis, je redeviens moi-même. Et ne me parle pas d’égoïsme, d’incapacité au changement, car je crois que la personne vraiment hermétique, c’est toi. Tes goûts, tes idées sont absolument fixes. Je doute même que ce soit vraiment tes idées, mais celles que tu as adoptées soit sous l’influence d’une personne qui te domine idéologiquement, soit parce qu’elles reflètent celles d’un certain milieu américain. Mes goûts et mes idées sont plus indépendants, plus personnels et, en même temps, je suis prête à bouger. En ce sens, j’ai appris de toi, j’ai découvert certains artistes (Rothko que j’aime beaucoup maintenant), certaines lectures (Musil, Broch, Schnitzler…) et je t’en sais gré. Tu as tout refusé de ce point de vue : les sculptures romanes que j’adore n’ont pas grâce à tes yeux par comparaison à la décoration baroque de ton vécu habituel, Debussy est un piètre compositeur… Tu n’as jamais cherché à comprendre pourquoi j’aimais telle ou telle peinture, tel ou tel poème. Tu as tout rejeté comme les enfants rejettent les épinards sans les avoir goûtés… Et il n’y a pas eu de Popeye ! Je vais te dire ce que je pense de toi Ulrich : tu es très intelligent, tu as une grande mémoire, tu sais te montrer charmant et parfois sensible, mais tu es pauvre. J’ai cru que tu étais riche, que seules les circonstances de ta vie t’avaient empêché d’extirper de toi ce qui fait la vraie richesse. J’ai cru que je pourrais réussir en ce domaine. J’ai échoué parce que tu te refuses à moi ou parce que tu n’as rien à extirper – ce que je ne crois pas. Cela me fait du mal d’arriver à ce constat : je me suis trompée. Pauvre avec plein de connaissances, pauvre avec plein de séduction, pauvre parce que rien ne passe par ton cœur ou ton âme, en dernier ressort tout passe par ton esprit. Un peintre comme Rothko, dont j’ai revu des œuvres cet après-midi, a su extirper ce qu’il avait en lui, il a souffert, mais il était grand et riche ».

Quand je relus cette lettre quelques années plus tard, je la trouvai sévère et même injuste, dictée par ma tristesse et mon amertume face au déclin de ma relation avec Ulrich. Ce n’était pas la fin de notre vie, tout juste l’automne après l’éclosion du printemps et l’embrasement de l’été.

Peu avant mon départ pour Cleveland et Cornell, je fis part à Pierre de quelques-unes de mes réflexions : « Nous avons chacun nos exigences qui vont parfois à l’encontre de celles de l’autre. Nous pensons avoir fait suffisamment de compromis dans le passé pour avancer sans en rajouter dans la direction de l’autre. Nous avons oublié que certains de nos mouvements antérieurs, certes difficiles et ressentis comme contraints ont finalement été positifs. J’ai l’impression que nous sommes devenus très rigides sur nos positions respectives, chacun croyant agir correctement. En même temps, j’ai de plus en plus envie d’être bien avec quelqu’un, de tenter de comprendre et d’être comprise. Je suis témoin de l’égoïsme de Marilyn, je plains sa solitude, son intellectualisme froid, son enfermement dans un milieu pseudo-artistique qui, à ses yeux, justifie son mépris des autres. Tout cela ponctué, de temps en temps et pour des privilégiés, de grands éclats de rire, spécialement au téléphone, qui sonnent faux – Tout est superficiel. Je ne pense pas avoir une telle façade, mais quelque chose dans son cloisonnement dans son monde artistique me renvoie une certaine image de moi-même vis-vis de mon travail scientifique – et cette image ne me plaît pas. Toute activité devrait ouvrir vers les autres et, particulièrement, vers l’être avec qui on a choisi de vivre. Je rêve de rapports plus tendres, plus confiants, avec de vrais rires (pas ceux qui éclatent à chaque coup de fil). Crois-tu que nous sommes capables de bien vivre ensemble ? Notre amie Thérèse me disait souvent que nous avions tant de choses à partager et que ce cumul d’aspects potentiellement positifs entre deux êtres était plutôt rare. Pourquoi ne savons-nous pas utiliser ce potentiel, saisir cette chance ? Finirons-nous par accepter ce que nous sommes et ce que nous devenons respectivement ? »

À la même période, une situation conflictuelle s’installa entre Marilyn et moi. Une anicroche avait déjà eu lieu un mois auparavant, mais semblait entérinée après que nous étions allés ensemble à un concert. Depuis, la situation était mi-figue, mi-raisin, mais semblait s’améliorer. C’est alors que je trouvai, dans la salle de bains, un petit message exigeant que je paie sans tarder environ cent dollars pour l’utilisation du téléphone. Bien que n’ayant aucune justification de ce montant, exorbitant à mon avis, je déposai cette somme sur la table du séjour, je ne reçus jamais la différence entre celle-ci et la dette réelle. Le jour du printemps, je tentai d’arranger les choses pensant qu’elle était tendue en raison d’une exposition prochaine de ses photographies, je lui laissai donc un petit pot de fleurs avec ce message : « c’est le printemps, oublions l’aspect maussade de l’hiver », évidemment avec double signification. Pas de réponse à cette initiative, au contraire je trouvai sur mon bureau un mot témoignant d’une grande mesquinerie – nous ne fonctionnions plus que par écrits, Marilyn s’enfermait dans sa chambre et me fuyait. Ce mot disait « ne prenez pas les grands sacs à côté de la poubelle pour mettre des papiers, je les garde pour… ». Elle conservait en effet une vingtaine de ces sacs disponibles dans les magasins qu’elle jetait directement aux ordures. J’ai vidé le sac que j’avais volé, qui ne contenait que des papiers, je l’ai mis en évidence dans la cuisine avec ce mot « mille excuses, je suis désolée ! » – a-t-elle apprécié l’ironie ? Enfin, toujours via l’écrit, je lui demandai de m’expliquer les raisons de ce revirement à mon égard, la sympathie initiale n’avait pas pu se volatiliser d’un coup, j’étais pleine de bonne volonté. Je lui disais aussi que si son attitude était irrévocable, si elle avait envie de se retrouver seule dans son appartement, alors, malgré les inconvénients pour moi, je me verrais contrainte de chercher un autre logement. À mon avis, c’était aussi un manque pour elle qui était très intéressée financièrement. Je sollicitai une discussion à ce sujet à mon retour de mes deux missions dans une quinzaine de jours – en vain.

À Cleveland, je devais donner un séminaire à l’université Case WesternReserve, dans le service du professeur H. Je logeais chez Roberta, une dame d’une cinquantaine d’années, encore jolie – elle avait été modèle pour peintres – gentille, mais très bavarde : excellent pour mon anglais, bien qu’un peu fatigant. Elle avait un énorme chien, un doberman, dont j’avais jusque-là une grande frayeur, mais Sanders et moi devînmes vite copains. Le soir de mon arrivée, H. m’invita à dîner dans un endroit raffiné avec sa femme et son fils. Le lendemain, mon exposé donna lieu à une discussion intéressante avec une large participation des membres du laboratoire suivie par un dîner chez H. Je consacrai mon dernier jour à Cleveland au musée d’art qui possède, entre autres, une riche section orientale, mais je fus spécialement émue par la toile de Zurbaran, la Sainte Maison à Nazareth où aucune connotation religieuse n’apparaît : une mère, Marie, regarde son fils qui, en formant ou réparant une couronne, semble se piquer avec une épine, deux colombes sont au pied de la mère, dont on peut penser qu’elle cousait. Le blanc du linge dans un panier au sol et celui des oiseaux fait ressortir le bleu et le rouge profonds des vêtements. Le soir, je fus à nouveau conviée à me joindre à H, et à six de ses collaborateurs, dans un restaurant reconnu pour la qualité de sa viande – en effet succulente – le vin de bourgogne allant de pair. De Cleveland, je me rendis à Ithaca dans un petit avion avec seulement trois passagers. J’étais pleine d’émotion, car il y a onze ans, à quelques jours près, je débarquais à l’université de Cornell en ignorant que cela allait changer profondément ma vie professionnelle certes, mais aussi ma vie avec Pierre. Je devais à ce précédent séjour d’avoir connu la joie de faire ce que j’aimais. J’avais vraiment aimé la recherche sur les joints de grains, les discussions passionnées que j’avais eues avec les chercheurs déjà établis dans ce domaine, nouveau à l’époque. Je me souvenais aussi des moments de formation, d’échanges scientifiques avec les chercheurs de mon équipe, en particulier, les toutes premières confrontations entre la théorie ingurgitée et les résultats des expériences à Orsay. Mon enthousiasme avait eu l’occasion de décroître dans les conditions orcéennes, mais il m’arrivait encore de retrouver une petite excitation lors de meetings ou de discussions hors de mon laboratoire. Je me réjouissais donc de retrouver Cornell, mais les conditions furent loin d’être les meilleures. Tout d’abord, la température avait considérablement chuté, il neigeait et le logement chez le professeur R., d’origine indienne, n’était pas chauffé. La famille semblait parfaitement supporter ces conditions, moi je crevais de froid. L’ambiance du séminaire fut également très froide. Apprécié à Cleveland, il me valut en introduction de la discussion une remarque qui tomba comme un couperet : « I disagree withalmost all what you said (je suis en désaccord avec presque tout ce que vous avez dit) ». Je connaissais le détracteur, d’origine anglaise, qui avait déjà manifesté de l’agressivité à mon égard ici même à Cornell onze ans plus tôt, et avec qui il y avait eu des sujets de polémiques lors de précédents congrès, mais de là à une pareille attitude ! fort désagréable également pour son collègue qui m’avait invitée. J’étais abasourdie, car les Anglais étaient plutôt réputés pour la forme élégante de leurs remarques, aussi sévères que soient les contradictions. Malheureusement, mes dispositions linguistiques ne m’avaient pas permise de contre-attaquer comme j’aurais pu le faire en français, je n’ai pas su argumenter, j’étais frustrée. J’avais envie de baisser les bras, je me sentais dépassée, un peu minable. Je ne pouvais plus supporter cette attitude de nombreux scientifiques de considérer que seuls leurs travaux sont valables, de pas tenter de comprendre les autres, de ne pas les écouter ou de n’écouter que ce qui autorise une critique négative de leur part. Heureusement, l’ambiance fut sympathique au cours du dîner avec R. et l’un de ses collègues. Et puis je fis un pèlerinage au musée situé dans le campus de l’université, que j’avais tant apprécié, j’allai ensuite prendre un verre au Rulloff’s bar à Ithaca, rien n’avait changé depuis mon stage en 1978.

Peu de temps après mon retour à New York, Gérald y séjourna trois ou quatre jours avec sa mère et deux nièces. Libéré de ses compagnes, il passa deux après-midis avec moi. Je lui fis découvrir le centre de Manhattan et mes bars préférés : le Palio, avec sa décoration très moderne, le bar de la plaza puis le Crawdaddy et son ambiance cajun. Grand seigneur, il m’invita chez Petrossian où nous dégustâmes caviar et foie gras sans lésiner sur la vodka et le champagne. Nous nous retrouvâmes aussi pour un spectacle de danse de Bali qui me rappelait le voyage fait avec Pierre, mais qui n’eut pas l’heur de plaire à Gérald. Nous sortîmes à l’entracte, il pleuvait à torrents, nous nous réfugiâmes au Harry’s bar du Woolworth buiding avant de rejoindre le Plaza pour un festin d’huîtres et de clams.

À nouveau seule, je continuais mon exploration musicale en rompant avec mes préjugés hostiles à Wagner. Malgré un prix exorbitant, j’assistai au Metropolitan Opera à une représentation de La Walkyrie avec la merveilleuse Jessie Norman dans le rôle de Sieglinde. Je ne regrettais pas d’avoir amputé sérieusement mon budget ! Un petit retour à la FrickCollection où, au sein de cette riche concentration d’œuvres d’art (Van Eyck, Memling, Titien, Holbein, El Greco, Van Dyck, Ingres…) j’aimais particulièrement Le port de Dieppe, un des plus beaux Turner. Je partis ensuite pour Boston.

Mais avant ce départ, je répondis à la lettre de Pierre dans laquelle, il analysait notre vie sexuelle : « Tout d’abord, je te demande de ne pas attacher une connotation défavorable à chaque mot, à chaque phrase, que tu jugeras ambiguë. Tu dis deux choses que je rapproche “je suis convaincu qu’on peut retrouver une joie de vivre sexuelle” puis “Est-ce que la sentence le désir s’émousse avec le temps s’applique à moi ?” Je pourrais tenir les mêmes propos, en précisant que ma conviction dans le premier cas est forte et mon questionnement réel dans le second. Quel lien entre elles ? Il sous-entend, je crois, que nos expériences respectives prouvent que nous ne sommes pas éteints. Alors pourquoi pas entre nous deux ? Question d’autant plus pertinente que tu dis – et j’acquiesce – que nous nous aimons chacun à sa façon. Je souhaitais de tout mon cœur, de tout mon corps, de tout mon esprit te retrouver lors des séjours à La Réunion et à Maurice. Je ne t’avais pas caché que j’avais besoin de me libérer d’une certaine emprise. Je pensais y arriver malgré la faillite des vacances, mais cela m’aurait aidée. Ces considérations entrent dans mon désir de ne pas programmer pour cet été, un grand voyage c’est-à-dire des vacances“copains”, j’aimerais passer un temps charmant avec toi : promenades, plage, sorties… matinées sans se bousculer. Je ne renonce pas bien sûr aux voyages fatigants, mais ils ne prêtent pas aux câlins ! Ce serait bien d’avoir du temps cette année. Tu l’évoques toi-même en ajoutant : plus de fantaisie, plus de choses à partager sans entamer l’indépendance, créer des occasions (mais lesquelles ? les invitations au restaurant furent des échecs de ce point de vue). Pour moi, il faudrait aussi parler plus librement de l’amour physique entre nous. Je t’ai déjà dit que je changeais progressivement : avant j’avais plutôt l’initiative, maintenant j’ai tendance à attendre cette initiative de la part de mon partenaire. En un certain sens, je me suis féminisée, j’aime plus me sentir désirée, avant je désirais. Mais je ne suis pas morte ! Je crois, comme toi, qu’il ne faut pas focaliser sur les difficultés sexuelles, qui ne sont qu’une facette révélatrice d’un malaise plus profond. Mais nous avons le courage d’aborder le problème et, me semble-t-il, un désir partagé de le résoudre. Aurons-nous assez de patience et de tolérance pour entreprendre un renouveau ? C’est absurde de se dire qu’on s’aime et passer sa vie à chercher l’amour… J’ai parfois très envie de me blottir contre toi, de te sentir, de te sourire. Pierre, cessons d’être idiots. Il n’est jamais trop tard, même après cinquante ans ! Je veux croire que c’est possible, mais j’ai peur, tant d’espoir ne peut pas être suivi de déception. Je préfère ce soir rester dans mon rêve. »

Je passai trois jours à Boston, en voyant la vie du bon côté. Tout d’abord, mon séminaire au MIT fut très bien perçu. Bob me complimenta et fut d’accord avec moi contre les remarques prononcées récemment à Cornell par un certain anglais méprisant. J’appréhendais le test de mon formateur sur les joints de grains – je fus comblée. Le soir, je dînai avec Bob et sa femme, avec au menu du requin, un excellent poisson dont j’ignorais le goût. Le lendemain, je retournai au Musée des Beaux-Arts, section classique, où j’eus plaisir, entre autres, à revoir le mystérieux D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? De Gauguin. Puis je fus émerveillée par la nouvelle aile ouest du musée, par son architecture due à I.M. Pei et pas son contenu dédié à l’art contemporain.Je passai la soirée avec une des rares femmes scientifiques du MIT, d’une forte personnalité et d’une grande audace de pensée. Elle avait candidaté à un poste fixe de professeur – à mon avis, elle était la meilleure – mais seul Bob vota pour elle. Je poursuivis avec les créations d’I.M. Pei, l’observatoire John Hancock et la bibliothèque J. F. Kennedy, je pris un verre au bar du fastueux complexe du Boston Harbour Hotel et terminai ce week-end bostonien par le musée Isabella Stewart Gardner, riche en peintures du quinzième au dix-septième siècle, et où j’eus l’occasion d’assister dans l’après-midi à un très beau concert de musique de chambre entièrement consacré à Stravinsky. La quinzaine suivante fut bien remplie, pêle-mêle : la rétrospective Andy Warhol au MOMA, la découverte de Joaquin Sorolla, un peintre de la lumière qui mériterait d’être plus connu, un tour à la section xixeet xxe siècle au MET, puis trois concerts en célébration du quatre-vingt-dixième anniversaire de la naissance de Duke Ellington – je renouai avec le jazz dans une ambiance excitante – sans oublier un récital de guitare de John Williams qu’Olivier appréciait, un moment avec Astor Piazzola et son sextet de tango et, un étrange spectacle espagnol avec la danseuse mexicaine Pilar Rioja, sur la musique de Manuel de Falla et les poèmes de Federico García Lorca. Je racontai à Pierre toutes ces activités en épiloguant sur le ressenti de ce vécu : « j’ai eu de nombreuses activités parce que j’en avais envie, et aussi parce que je ne peux pas rester enfermée une journée entière dans ma petite chambre, le reste de l’appartement m’étant tacitement interdit ! Tu as été présent dans mes pensées, aussi bien dans les promenades ou simples traversées de Central Park où les arbres croulent sous les poids des fleurs – le printemps exulte au milieu des buildings, c’est merveilleux – que dans mes visites aux musées et mes moments musicaux. Malgré leur intérêt et les réels plaisirs que me procurent ces activités, elles me laissent un certain goût d’insatisfaction. Je ne sais pas si l’âge est en cause, mais j’ai de plus en plus besoin de partager. Je ne savoure plus comme avant les moments de solitude, aussi riches soient-ils pour mes sens et mon esprit. Je serais sans doute satisfaite de parler avec un (ou une) ami(e), mais c’est avec toi que je ressens la plus forte envie de communiquer. Ce matin, il y avait un couple de notre âge environ qui attendait à l’entrée de l’exposition, ils s’embrassaient comme des amants ayant passé une nuit tendre ou exaltée. Je me suis dit “pourquoi pas nous” ? Pierre, ne laissons pas mourir à petit feu ce qui reste de notre désir commun d’être heureux ensemble. Essayons d’être résolument optimiste, d’être heureux, je temps passe… Concernant Marilyn, ce n’est que grossièreté, mesquinerie, égoïsme maladif ou peut-être même folie. Il y a quinze jours, elle avait barbouillé l’enveloppe d’une de tes lettres d’explications fumeuses sur son attitude, geste difficilement défendable, mais il y avait une amorce de bonne volonté. Elle me proposait, entre autres, de me montrer ses photos avant leur envoi à Paris. En rentrant de Boston