Sénèque et Saint Paul : étude sur les rapports supposés entre le philosophe et l'Apôtre - Charles Aubertin - E-Book

Sénèque et Saint Paul : étude sur les rapports supposés entre le philosophe et l'Apôtre E-Book

Charles Aubertin

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RÉSUMÉ : "Sénèque et Saint Paul : étude sur les rapports supposés entre le philosophe et l'Apôtre" est une exploration érudite des liens intellectuels et philosophiques potentiels entre deux figures emblématiques de l'Antiquité : Sénèque, le philosophe stoïcien, et Saint Paul, l'apôtre chrétien. Charles Aubertin s'attache à démêler le mythe de leur correspondance supposée, souvent citée mais rarement analysée en profondeur. L'ouvrage examine les contextes historiques et culturels dans lesquels ces deux personnages ont évolué, ainsi que les points de convergence et de divergence de leurs pensées. Aubertin s'appuie sur une analyse rigoureuse des textes et des témoignages historiques pour évaluer la plausibilité de cette interaction. En plus de l'étude principale, le livre inclut la "Correspondance apocryphe de Sénèque et de Saint Paul", permettant au lecteur de juger par lui-même de la nature de ces échanges. Ce texte offre une perspective unique sur la manière dont la philosophie stoïcienne et la théologie chrétienne ont pu s'influencer mutuellement, enrichissant ainsi notre compréhension des fondements intellectuels du monde occidental. __________________________________________ BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR : Charles Aubertin, érudit du XIXe siècle, s'est distingué par ses travaux sur la philosophie antique et la théologie chrétienne. Bien que peu de détails personnels soient disponibles sur sa vie, ses écrits témoignent d'une profonde connaissance des textes classiques et d'une capacité à tisser des liens entre différentes traditions intellectuelles. Aubertin a consacré une partie significative de sa carrière à l'étude des interactions entre la pensée gréco-romaine et les débuts du christianisme. Son ouvrage sur Sénèque et Saint Paul illustre son approche méthodique et son souci du détail, caractéristiques de son travail académique. Par ailleurs, il a contribué à la diffusion des idées philosophiques à travers des conférences et des publications, jouant un rôle important dans la vulgarisation de sujets complexes auprès d'un public plus large. Ses contributions continuent d'être reconnues pour leur clarté et leur profondeur, faisant de lui une référence incontournable pour les amateurs de philosophie et d'histoire des idées.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Sommaire

AVERTISSEMENT

INTRODUCTION. — Rapports supposés entre Sénèque et saint Paul ; sens philosophique de cette tradition.

PREMIÈRE PARTIE.

— Biographie comparée de saint Paul et de Sénèque.

CHAPITRE I. — Jeunesse et éducation de saint Paul. - Ses prédications en Orient et en Grèce.

CHAPITRE II. — Saint Paul à Rome. - État de l'Église romaine. - Les chrétiens de la maison impériale.

CHAPITRE III. — La Philosophie au temps de Néron. Les maîtres de Sénèque.

CHAPITRE IV. — Vie de Sénèque. Ses voyages en Orient, sa faveur, sa disgrâce, sa mort. - Ses relations prétendues avec les chrétiens.

DEUXIÈME PARTIE. —

Des écrits de Sénèque et des épîtres de saint Paul.

CHAPITRE I. — Chronologie comparée des écrits de Sénèque et des livres saints.

CHAPITRE II. —Métaphysique chrétienne de Sénèque. Notion d'un Dieu créateur.

CHAPITRE III. — De la Providence.

CHAPITRE IV. — L'Amour de Dieu. Le Culte chi à Dieu.

CHAPITRE V. — Théologie de Sénèque. La Foi et l'Espérance. - La Trinité. L'Homme-Dieu.

CHAPITRE VI. — La Grâce et les Sacrements. - La Confession. Le Péché originel.

CHAPITRE VII. — Enfer, Purgatoire et Paradis. - Immortalité et spiritualité de l'âme.

CHAPITRE VIII. —Fin du monde. Jugement dernier. Résurrection.

CHAPITRE IX. — Morale chrétienne de Sénèque.

CHAPITRE X — L'Esclavage

CHAPITRE XI. — Égalité, fraternité, charité.

CHAPITRE XII. — Spiritualisme et mysticisme, etc. - Passage interpolé de Dion Cassius.

TROISIÈME PARTIE.

— Correspondance apocryphe de Sénèque et de saint Paul.

CHAPITRE I. — Témoignages de saint Jérôme et de saint Augustin.

CHAPITRE II. — Du silence des autres Pères sur cette question. - Une inscription du IIIe siècle.

CHAPITRE III. — Opinion du moyen âge sur le christianisme de Sénèque.

CHAPITRE IV. — La Critique moderne et la légende de Sénèque et de saint Paul.

CHAPITRE V. — Lettres de Sénèque et de saint Paul. - Les Apocryphes des premiers siècles. - Conclusion.

APPENDICE. — Traduction de la correspondance.

AVERTISSEMENT.

Il y a quelques années, à une époque où ce genre d'études critiques n'avait pas encore reçu en France les développements dont nous sommes témoins, et n'excitait pas aussi vivement qu'aujourd'hui l'attention du public, j'entrepris d'examiner la question des rapports supposés entre Sénèque et saint Paul. D'importants travaux venaient de ranimer, peu de temps auparavant, de 1850 à 1854, cette ancienne controverse ; la croyance au christianisme de Sénèque, favorisée par l'esprit qui régnait alors et réhabilitée par une érudition spécieuse, avait repris vigueur. Le monde savant lui-même, que cet air de science prévenait et séduisait, avait adouci, à l'égard de la légende transformée, ses sévérités habituelles ; il s'était fait sur ce point une tentative de rapprochement entre l'esprit de la critique moderne et l'imagination du moyen âge ; cela symbolisait, aux yeux de certaines personnes, un essai et comme une velléité de conversion.

C'est à ce moment que l'idée me vint d'entrer dans l'examen de cette tradition et d'aller au fond du débat. Je n'eus aucune peine à me convaincre que ces apparences d'érudition et ce luxe d’arguments tout neufs n'étaient qu'une illusion. De ces recherches je tirai la matière d’une thèse que je présentai à la Faculté des lettres de Paris. Le sentiment des hommes éminents de cette Faculté, ainsi que les dispositions présentes du public, m'ont déterminé à publier aujourd'hui ce travail sous une forme nouvelle et plus ample. Je l’ai, en effet, dégagé de l'appareil de discussion, de l'abondance de citations que m’imposait la méthode universitaire ; j'ai ajouté des développements nouveaux, j'ai remanié les chapitres anciens ; l'ordre et le plan sont tout autres ; bref, de ce qui était une thèse ou un mémoire, j’ai voulu faire un livre.

Qu'on me permette de placer dans son vrai jour la question qui est ici traitée et d'en montrer, d'un mot, l'étendue et l’importance.

Il ne s'agit pas seulement de discuter une de ces légendes dont l'antiquité chrétienne était si prodigue et le moyen âge si avide ; le vrai sujet est plus sérieux et bien autrement vaste. Le point du débat est celui-ci : quand nous rencontrons dans les philosophes anciens, particulièrement dans ceux du premier siècle de notre ère, certaines maximes élevées, hardies, d'une apparence chrétienne et d'une générosité toute moderne, sur les grands et éternels objets des méditations humaines, sur Dieu, sur l'âme spirituelle et immortelle, sur la liberté et l'égalité, sur le progrès et la fin suprême de la civilisation, faut-il croire que la philosophie a tiré de son propre sein, de sa vigueur native et de sa fécondité inspirée, ces nobles enseignements, ou bien qu'elle n'a été qu'un écho des livres chrétiens ? C'est la question de l'incapacité ou de la puissance de la raison qui est ici posée. Sénèque, disciple et héritier de la philosophie antique, est ici le représentant de la raison libre ; sa cause est celle de l'indépendance et de l'originalité de la pensée.

Pour résoudre cette question capitale il n'y a qu'un moyen : c'est de rechercher si dans les maîtres et les devanciers de Sénèque on retrouve ces marques d'un prétendu christianisme. Si elles s'y trouvent, s’il est démontré que Cicéron, Platon et nombres d’autres ont été aussi chrétiens que Sénèque et même plus, la cause est jugée. Qu'y a-t-il donc au fond de ce débat ? La nécessité d'une étude attentive de la philosophie ancienne.

Ce n'est pas tout, et voici un autre ordre de recherches qui s'ouvre devant nous.

Pour répondre avec précision à ces conjectures vagues qui nous représentent Sénèque catéchisé par saint Paul et mis par lui dans la confidence des livres chrétiens qui étaient alors en voie de préparation, il faut savoir exactement quelle était alors la situation vraie du christianisme dans le monde : la religion nouvelle tenait-elle alors un assez haut rang et une assez large place dans les préoccupations publiques, jetait-elle un assez vif éclat, en un mot était-elle assez connue, assez accréditée et assez estimée pour qu'il soit permis de croire, sans une invraisemblance trop forte, quelle a pu attirer l'attention et gagner l'estime d'un homme tel que Sénèque ? De là tout un chapitre d'histoire à écrire sur la prédication de l'apôtre, sur l'établissement des premières Églises, sur le sujet si complexe et si délicat des origines du christianisme.

Il est facile de voir à combien de problèmes touche la question que nous examinons ici. C'est ce qui en fait l'importance et la difficulté, et c'est aussi, nous l'espérons, ce qui en fera l'intérêt.

Ce sujet si vaste, relevé et compliqué d'affinités si hautes, je n’ai cherché ni à l’exagérer ni à l'amoindrir. Sans sortir des limites que je me suis tracées, je me suis appliqué, selon ma conviction, à maintenir avec fermeté les droits de la raison humaine et à signaler les preuves de puissance et de générosité native qui éclatent dans les conceptions de la pensée antique, cette mère robuste et cette noble institutrice de la pensée moderne.

C. A. Paris, 1er août 1869.

INTRODUCTION.

État des esprits au temps de Sénèque. — Caractères communs au stoïcisme et au christianisme naissant. —Rapports de Sénèque avec saint Paul ; sens philosophique de cette tradition.

La domination romaine, en s'imposant au monde ancien, y avait détruit les libertés politiques ; mais elle laissait à l'esprit son indépendance et la pleine possession de lui-même. L'humanité dépouillée avait gardé les arts, la philosophie et la religion, tous ces biens qu'un vainqueur ne peut saisir et qu'il méprise. Rome, en effet, ne comprenait pas la grandeur de cet empire moral qui, s'exerçant par des idées et des sentiments, maîtrise les plus nobles facultés de notre nature ; attentive à la défense de ses frontières, elle était loin de pressentir ou de craindre l'hostilité des opinions et les révolutions intérieures de la conscience. Cependant, au milieu du repos et de l'épuisement qui suivirent la conquête, la pensée libre se développait de jour en jour avec une nouvelle vigueur ; tout ce qui dans l'homme était étranger ou supérieur à la condition politique, tout ce qui ne tombait pas sous le joug, tout ce qui échappait à cet état misérable où la guerre avait réduit les peuples, devenait pour les vaincus plus précieux et plus cher. C'était un monde meilleur, un inviolable asile où l'âme retrouvait sa dignité, sa vie, ses espérances, avec le droit de mépriser ses maîtres. Violemment détachée de la terre, privée de ces grands intérêts, de ces généreuses affections dont autrefois se nourrissait son ardeur, elle se réfugia, de toute l'énergie de ses souffrances, dans le sein de la philosophie et de la religion, et y porta cette activité passionnée qui ne pouvait plus se répandre au dehors. Époque de crise douloureuse et de salutaires épreuves, où l'homme, courbé sous la main qui l'opprimait, se redressa fièrement vers des régions plus hautes ; où, proscrit de la gloire et de la patrie, il s'exila sur les sommets de la pensée, puisant une grandeur nouvelle dans sa détresse, et l'amour des biens immatériels dans le dégoût du monde et de ses misères.

Cette tendance à un spiritualisme exalté, née d'un malaise moral, n'existait pas seulement chez les nations humiliées par les armes romaines : Rome aussi portait le poids de l'oppression sortie de son sein. Contre les excès d'une tyrannie en démence, qui confondait tous les droits, toutes les grandeurs, tous lu talents, dans l'égalité de la servitude et de l'avilissement, il se forma dans le secret des cœurs un soulèvement des plus nobles et des plus purs instincts de la nature humaine, une révolte de la vertu, de la pudeur, de la raison, de la justice impunément outragées. L'immoralité profonde, qui avait gagné toutes les classes, aggravait les souffrances politiques, et redoublait l’horreur qu'inspirait une société ainsi flétrie et désespérée. Cet orgueil effronté des richesses mal acquises, étalant dans les plaisirs privés et publics un luxe insensé ; cette ivresse de voluptés où grands et petits se plongeaient pour s'étourdir ; cet abus de la matière tourmentée pour les besoins d'une sensualité raffinée ; cette continuelle orgie des vices les plus extravagants, indignaient les âmes élevées, les intelligences d'élite, avides de travaux, de périls, de gloire, et condamnées à l’inaction ou au déshonneur. Dans tous les temps où la diffusion des richesses, certains progrès de la civilisation et, ce qui est le pire malheur, la ruine des libertés publiques, établissent l'ascendant des influences corruptrices, tandis que l'amour du bien-être, le désir d’une vie molle et sensuelle enflamme les appétits vulgaires, on voit certains esprits généreux se refuser à ces indignes jouissances, mépriser ce que la multitude adore, goûter je ne sais quel âpre plaisir à résister au siècle, e cultiver intrépidement des vertus abandonnées.

Telles sont les causes principales qui, au commencement de l'ère moderne, firent naître et développèrent dans le monde un esprit nouveau, hostile aux puissances malfaisantes sous la domination desquelles était l'humanité. Une lutte s'engagea, lutte religieuse et philosophique, conflit des deux principes qui constituent notre nature et règlent nos destinées : le principe intelligent, immatériel protesta avec énergie contre l'envahissement et l'empire immodéré du principe matériel, représenté par la violence, par les richesses, par les plaisirs. L'esprit nouveau, s'inspirant de cette antipathie, exalta tout ce que le siècle avait méconnu ou proscrit ; il glorifia l'indépendance en haine de la conquête, la pauvreté par dégoût de l'opulence, la solitude par ennui du monde, la chasteté et la tempérance par mépris pour les dérèglements d'une génération pervertie. A cet état d'abjection où l'homme était descendu, il opposa les idées les plus hautes sur l'excellence de sa nature, la noblesse de son origine, la puissance de ses facultés, l'étendue de ses prérogatives ; en dédommagement de ces biens terrestres qui lui étaient ravis, il lui donna l'infini pour carrière et pour domaine, il lui montra au fond de lui-même des richesses intérieures qu'il ne soupçonnait pas, et au delà d'une existence éphémère, des espérances qu'il avait trop dédaignées. Insensiblement, ces idées pénétrèrent dans les intelligences, tantôt sous une forme vague, confuse, incertaine, tantôt avec force et avec clarté. Ce fut comme une lueur céleste, comme un rayon divin qui brilla sur cette impure atmosphère où respirait le monde romain ; là se tournèrent les regards de ceux que n'avaient pas corrompus la contagion du siècle, et qui n'avaient pas entièrement abdiqué la dignité humaine.

Parmi toutes les doctrines sorties du travail de la sagesse antique, une seule était digne d'exprimer ces pensées nouvelles et répondait à ces besoins naissants. Ce n'était ni le scepticisme de Pyrrhon ou de la nouvelle Académie, ce dissolvant qui avait ruiné dans les esprits les nobles principes de la philosophie platonicienne ; ni la doctrine de la sensation et de la volupté, trop indifférente au spectacle du mal ou trop aisément complice ; ces systèmes, étroitement liés à la société vieillissante, dont ils ont accéléré le déclin, en suivront la destinée. Dépositaire des maximes spiritualistes de la morale grecque et des derniers restes de la vertu romaine, le stoïcisme seul s'accordait avec la tendance philosophique de l'esprit humain, et pouvait lui prêter le secours de son enseignement, la vigueur de ses convictions. D'un autre côté, ni les fables décréditées du polythéisme, ni ce mélange de superstitions bizarres enfantées par la corruption du sentiment religieux, ni les pratiques de la sorcellerie ou du charlatanisme ne suffisaient à contenter et à nourrir l'ardeur mystique dont certaines âmes se sentaient agitées : le monde appelait une religion nouvelle, et le christianisme s'annonçait.

Entre l'école du Portique et l'Évangile il existe des différences essentielles ; mais quelque distinctes et séparées que soient ces doctrines, un trait leur est commun : toutes les deux s'accordent à faire prédominer l'âme sur le corps, l'esprit sur la matière, à prêcher le détachement des choses périssables, le goût des biens surnaturels, l'exercice des plus austères vertus.

Au sein de Rome, en face de l'appareil menaçant que déployait la puissance politique, le stoïcisme déclara que la liberté humaine était au-dessus des atteintes de la force ; il nia que le sage fût esclave dans les fers. La véritable indépendance, disait-il, est celle de l'homme maître de lui-même et vainqueur de ses passions ; la servitude réelle est celle que nous imposent les vices. Il n'existe qu’un empire, celui de la vertu et de la raison ; là le sage est roi, en quelque état que la fortune l'ait placé ici-bas. Combien sont dignes de pitié les limites étroites des empires de la terre ! Qu'est-ce que ces armées immenses qui s'agitent ? mie fourmilière en mouvement. Les choses vraiment grandes sont au-dessus de nos têtes ; là s'étendent des espaces infinis, ouverts à notre âme. Elle y trouve sa vie, sa force, et reconnaît son origine. Une preuve de sa divinité c'est qu'elle aime le divin et s'en nourrit. Voilà ce qui donne du prix à l'existence ; c'est de pouvoir contempler ces célestes merveilles, c'est d'être initié à ces sublimes mystères. A quoi bon voir le jour, si ce n'est pour jouir de cette prérogative ? Serait-ce pour préparer des boissons, et pour charger de nourriture un corps défaillant ? Oh ! que l'homme est chose vile, s'il ne s'élève au-dessus des choses humaines !1 Le christianisme, de son côté, parcourait les provinces, en disant aux vaincus, aux opprimés, à tous ceux qui souffraient : Élevez vos cœurs ! C'est aux choses d'en haut qu'il faut attacher vos regards et vos espérances, et non à celles de la terre. Votre séjour n'est point ici ; le ciel est votre patrie, votre demeure. Esclaves, embrassez la sainte liberté des enfants du Christ. Votre sagesse n'est point celle des puissances du siècle, qui passent et s'évanouissent ; cherchez le royaume de Dieu ! 2 En ce qui touche à la conduite de la vie, à la règle des mœurs, l'enseignement stoïcien et les prescriptions apostoliques se ressemblaient en plus d'un point : La vie est un combat, répétaient les chrétiens et les philosophes, la pauvreté un bien, la souffrance un gain pour la vertu, le corps un fardeau et une prison. Fuyez le monde et ses plaisirs dangereux ; habitez en vous-même ; le devoir de l'homme est de surveiller l'intérieur de son âme, d'épier ses vices naissants, de se demander à soi-même un compte sévère de ses fautes, de tendre constamment à la perfection. Ce n'est pas le corps qu'il faut exercer, mais l'âme ; mortifiez votre chair, réprimez par l'abstinence l'ardeur de ses appétits ; et le principe divin qui l'anime et qu'elle opprime, dégagé du poids de la matière, s’élèvera d'un vol plus libre vers le ciel. C'est par ces moyens que vous parviendrez à goûter la paix inaltérable de la conscience, et cette joie sans mélange que procure le silence des passions et la pratique du bien3.

L'influence de ces deux doctrines, si souvent unanimes, agissait en même temps et aux mêmes lieux, avec la différence toutefois qui distingue la religion de la philosophie. A Rome, dès les commencements de l'empire, un stoïcisme pythagoricien était enseigné par Sextius, Attale, Sotion, à Sénèque, à Julius Canus, Thraséas, Helvidius Priscus, Musonius. On vit sous Tibère des jeunes gens, élevés dans la mollesse et la vanité du siècle, renoncer, au sortir de ces leçons, à l'usage du vin, vivre de légumes, et se condamner par enthousiasme aux rigueurs de l'ascétisme4. La philosophie du Portique a marqué son empreinte sur tous les esprits supérieurs de cette époque ; Perse, Lucain, Juvénal, Tacite, ont grandi sous sa discipline : philosophie militante et résignée tout ensemble, elle nourrissait d'héroïsme et de tristesse ces âmes ardentes et blessées. Un commun mépris pour le monde, un égal courage en face de la mort, et comme une parenté d'orgueil et de sauvage indépendance rattachaient les cyniques et Démétrius leur chef aux stoïciens5. Ces sectes comptaient aussi des partisans dans tes provinces, partout où la langue grecque et les écrits de Cicéron avaient répandu la philosophie. Leurs principaux centres étaient à Athènes, à Rhodes, naguère illustrée par Panétius et Posidonius ; à Alexandrie, sur les confins de l'Orient et de l'Occident6. Mais le stoïcisme recélait un principe de faiblesse qui arrêta ses progrès et borna son action : uniquement préoccupé de l'homme et de la vie présente, et, malgré de rares élans, incertain sur la vie future et silencieux sur Dieu, il laissait en souffrance le sentiment religieux, excité dans les multitudes. Aussi la plupart de ses adeptes appartenaient aux classes savantes de la société grecque et du monde romain, habituées à défigurer la Divinité ou à se passer de son intervention.

Au contraire, le caractère éminent du christianisme, c'était de mettre dans une lumière éclatante l'idée de Dieu, de proclamer ses attributs, sa toute-puissance, son action sur le monde et sur notre âme ; enfin, de convaincre l'homme de son insuffisance et de l'unir intimement à un créateur. Il ne s'adressait pas seulement aux esprits cultivés, à ceux qui sont capables d'une réflexion savante sur la nature et sur eux-mêmes ; il prêchait aux simples, enseignait la foule, en qui la pensée n'éclaire point le sentiment, et qui souffre et désire sans voir clairement ni la raison de ses souffrance ni l'objet de ses vœux. L'Orient le premier se jeta avec transport dans ses bras. En Orient surtout les tendances nouvelles avaient pris la forme du mysticisme. Effarouchées par la violence, les vices et les idées de l'étranger, les populations avaient tourné leurs espérances vers l'avènement du royaume de Dieu. L'attente du libérateur, ce long désir du peuple juif, gagnait de proche en proche. Les villes étaient parcourues par une foule de magiciens et de faux prophètes qui abusaient les pressentiments populaires, et les entretenaient en les trompant. Vingt ans après la mort du Christ, la religion qu'il avait fondée était répandue dans l'Asie Mineure et sur les côtes de la Grèce ; à peine Jésus a-t-il quitté ses apôtres que déjà ils sont partout, en Orient, en Occident, sur les vaisseaux qui sillonnent la Méditerranée, dans les prisons du prétoire, devant le tribunal du proconsul, et leurs succès provoquent les sévérités du pouvoir.

Une singularité de ces temps si féconds en contrastes, et qui s'est plus d’une fois reproduite, c'est que le stoïcisme et le christianisme furent encore plus séparés par leurs différences que rapprochés par leurs analogies. Travaillant l'un et l'autre au bien de l'humanité, non-seulement ils ne formèrent aucune alliance, mais ils méconnurent leurs rapports et se traitèrent en ennemis. Le christianisme condamna un système dont les principes essentiels étaient contraires à ses dogmes ; le stoïcisme, injuste par dédain et par ignorance, persécuta les chrétiens. Ces empereurs et ces écrivains stoïciens qui ordonnèrent ou approuvèrent les persécutions, professaient à leur insu, sur plus d'un point, les mêmes maximes que ces obscurs néophytes, flétris d'absurdes calomnies. D'une extrémité du monde social à l'autre les vérités se rencontraient sans se reconnaître 7. Cependant, entre la morale évangélique et celle des stoïciens contemporains de l'Évangile, éclate une telle conformité de maximes, un accord si fréquent de sentiments, que certaines personnes sont tentées de voir clans ces ressemblances autant d'emprunts faits aux livres saints par les philosophes. A les en croire, ce n'est pas à la vertu propre de la philosophie, ni à l'enthousiasme de ses sectateurs, qu'il faut attribuer cette pure et sublime doctrine ; ces transports sont imités, ces maximes sont dérobées, cette éloquence est un écho affaibli du christianisme. Non-seulement Mare-Aurèle, témoin des progrès de la foi chrétienne, en a senti l'influence ; mais au temps même des apôtres, à l'origine des premières Églises, les Épîtres et les Évangiles, à peine publiés, ont servi de modèles secrets aux écrivains philosophes, dont la vanité mettait à profit ce nouvel enseignement sans oser l'avouer. — Ce rapprochement hypothétique de la Philosophie et de la Religion est figuré principalement par l'amitié prétendue de Sénèque et de saint Paul, et par l’influence supposée des Épîtres apostoliques et du Nouveau Testament sur ce philosophe.

De tous les apôtres, celui qui, par son génie naturel, par la grandeur de la mission qui lui fut confiée, par le nombre et le caractère de ses écrits, exprime le plus parfaitement pour la postérité le spiritualisme chrétien, c'est saint Paul, cet homme du troisième ciel8. De tous les contemporains des apôtres, l'interprète le plus éloquent, le plus enthousiaste, sinon le plus irréprochable, de la morale stoïcienne, c'est Sénèque. Il a un sentiment profond de la dignité humaine, et il le communique ; une vue délicate et pénétrante des mystères du cœur, qui lui inspire parfois un langage plein d'onction ; un génie souvent capricieux, irrégulier et gâté par l'affectation, mais naturellement grand ; ses écrits sont empreints de cette noble tristesse, grâce austère des douleurs de la pensée, qui se répand sur l'âme lorsqu'elle descend trop avant en elle-même, ou lorsqu'elle s'élève d’un vol trop assidu vers l'infini ; il est épris des plus belles et des plus difficiles vertus ; non-seulement il aperçoit la main de Dieu marquée dans la nature, mais il l'admire et en célèbre la puissance. A ces traits, et à d'autres semblables, que faut-il reconnaître dans Sénèque, sinon une vive image, une éclatante expression des désirs, des progrès, des tourments de ses contemporains, et ce privilège des grands esprits qui paraissent devancer le siècle dont ils s'inspirent, parce qu'ils sentent avec énergie ce que d'autres éprouvent d'une manière faible et indécise ? Au lieu de considérer l'ensemble de ses doctrines, et de te comparer à lui-même, à ses devanciers, à ses modèles en philosophie, on a mieux aimé rapprocher des phrases, confronter des expressions, relever curieusement de frivoles circonstances de temps et de lieu, rassembler des conjectures, colorer des suppositions, pour aboutir, contre toute vraisemblance, à faire de ce philosophe, de ce ministre de Néron, un plagiaire de l'Évangile et le disciple équivoque de la primitive Église.

Nous nous proposons d'examiner cette tradition souvent discutée, mais qui, selon nous, peut l'être encore avec fruit ; nous en étudierons les origines, les fondements et la valeur. Avant tout, il importe de l'exprimer en termes précis, car elle a pour premier caractère d'être vague et indéterminée.

Le moyen âge croyait naïvement au christianisme de Sénèque ; il supposait converti celui qui avait entendu saint Paul, et le plaçait dans le ciel avec Trajan, Aristote, Socrate, Virgile et Cicéron. Cette opinion, tolérante et exclusive tout ensemble, puisqu'elle ne reconnaît pas de grand philosophe qui n'ait été un saint9, est du moins conséquente, et honorable pour l'Apôtre. Car comment imaginer qu’il ait été lié avec Sénèque sans le persuader, et que celui-ci se soit inspiré de l’Évangile sans y croire ? Qu’est-ce que cet état intermédiaire entre la foi et l’incrédulité, entre l'aversion et la sympathie ? Est-ce bien là ce qui a pu exciter dans Sénèque l’enthousiasme de la vertu et ces aspirations généreuses qui sortent des entrailles mêmes de sa philosophie ? Suffit-il, pour s'animer de l'esprit de l'Évangile, d'une lecture faite d'un œil distrait et d'un cœur froid ? Ou Sénèque a été vraiment chrétien, ou le caractère élevé de sa morale a été dû à d'autres causes. L'instinct religieux du moyen âge ne s'y trompait pas ; sa croyance était peu éclairée, mais logique ; son christianisme, exempt de raffinements, ne concevait pas ces relations mondaines et ces rapports de bonne compagnie entre l'ardent apôtre du Crucifié et le ministre de l'empereur. Il mettait ici-bas le philosophe aux genoux du chrétien, et à ses côtés dans l'autre monde ; il n’imaginait pas de les rapprocher par un vain échange de politesses. Mais d'autre part, comme cette légende, respectable dans sa simplicité et sa bonne foi, ne sera jamais que l'illusion d'un esprit borné ; comme les écrits, la vie et la mort de Sénèque y répugnent également, et que sous cette forme elle est insoutenable, ses défenseurs, pour la concilier avec la raison, lui ôtent ce caractère d'affirmation naïve ; ils l'amoindrissent pour oser la soutenir ; ils la laissent dans le vague pour la rendre insaisissable, et ne corrigent l'invraisemblance qu'en sacrifiant la logique. Voici cette forme mitigée et rajeunie, compatible avec la science et susceptible de discussion :

Sénèque a connu saint Paul à Rome ; il lui a parlé, lui a écrit, en a reçu des lettres ; il a lu ses Épîtres, l'Ancien et le Nouveau Testament ; il a estimé le christianisme sans y croire, a plaint ses adeptes sans oser les louer ni les défendre : indécis entre la terre et le ciel, entre l'Évangile et la philosophie, craignant le courroux de l'empereur plus que la perte de son âme, et plus jaloux de sa réputation parmi les hommes que de son salut éternel, il est mort incrédule, se contentant de copier dans ses écrits les maximes des chrétiens sans y conformer sa conduite.

Telle est l'expression la plus récente et la plus ingénieusement calculée de l’ancienne légende ; c'est le résumé le plus complet des thèses nombreuses dont elle a été l'objet aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, dans le monde chrétien et érudit. Notre dessein est de suivre cette opinion dans tous ses détails, sans rien affaiblir ni rien omettre, et d'en examiner avec scrupule les vraisemblances historiques et les preuves littéraires.

Ce qui donne à cette tradition une certaine importance, ce qui agrandit le débat dont elle est l’occasion, c'est qu'elle fait partie d'un vaste ensemble d'attaques de tout temps dirigées contre la pensée humaine. Loin d'être isolée, sans conséquence et sans appui, elle n'est qu'un point particulier d’une thèse générale, très-ambitieuse, qui ne tend à rien moins qu'à dépouiller la philosophie du mérite original de ses conceptions les plus hautes.

S'il faut en croire, en effet, une certaine classe de critiques, ingénieux à démêler des ressemblances et à soupçonner des larcins, Sénèque n'est pas le seul philosophe qui soit redevable à l'Écriture sainte : la sagesse ancienne n'a pas un principe assuré en morale et en métaphysique, pas une idée juste sur Dieu, sur la création et le gouvernement de l'univers, sur la nature et les destinées de l’âme, qui ne lui soit venue de la Bible et des Juifs ; ses plus solides docteurs ne sont que des écoliers vaniteux et ingrats qui s'accordent à mépriser et à taire le nom de leurs maîtres. C'est une sorte de piraterie exercée par l'esprit grec sur les abords de la science orientale ; il a enlevé ce qui était à sa convenance et à sa portée, sans pénétrer bien avant, et déguisant ses emprunts, il a montré autant de discrétion que d'adresse dans ce pillage. Ainsi, on nous rappelle que Thalès était originaire de la Phénicie, d'un pays voisin de la Judée et qui envoyait des ouvriers à Salomon pour édifier le temple ; on fait voyager Pythagore et Démocrite, jusqu'à un âge fort avancé, en Égypte où le souvenir des Hébreux vivait encore, en Chaldée, à Jérusalem, à Babylone et aux Indes ; Aristote, passant en Asie à la suite d'Alexandre, converse avec un Juif de distinction qui lui révèle une doctrine inconnue à l'Académie. Quant à Platon, des livres entiers suffisent à peine à étaler ses plagiats, tant il est vrai que chez les Grecs, penseurs légers, autant que discoureurs habiles, le plus riche est celui qui a le mieux rançonné l'étranger. Clément d'Alexandrie va jusqu'à prétendre que le bouclier d'Achille, décrit par Homère, est une imitation de la Genèse, que plusieurs pensées d'Isaïe se retrouvent dans l'Iliade, et que Miltiade gagna la bataille de Marathon pour s'être formé à l'école stratégique du peuple de Dieu10. Cette thèse, agréable aux Juifs, pouvait être, si bizarre qu'elle paraisse, une arme de guerre très-offensive, dans le feu de la dispute et dans la nécessité du combat, lorsque la loi suprême est.de faire le plus de mal possible à un pressant adversaire. Il n'est pas étonnant qu'Aristobule, Philon, et, après eux, Clément, Origène, Justin, Eusèbe, qui avaient à essuyer tout l'effort de la 'dialectique grecque et tous les sarcasmes de l’ironie philosophique, aient répondu avec passion, avec audace, par dés raisons spécieuses et capables d'éblouir : solidaires du même passé, poursuivis des mêmes censures, ils usèrent des ressources que l'usage et le péril autorisaient. De là l'éclat de cette opinion et sa longue fortune. Il y a, comme on le voit, parfaite analogie dans l'un et l'autre cas : Thalès, Pythagore, Aristote et Platon, contemporains des grands et des petits prophètes, ont connu leurs doctrines ; de même Sénèque, contemporain des apôtres, s'est inspiré du Nouveau Testament. Ainsi se trouve démontrée cette thèse générale, que la philosophie profane doit aux Écritures tous les principes qu'elle peut avouer, toutes les opinions dont elle se glorifie11.

Mais laissons de côté l'immense controverse que soulève l’imprudente audace de ces entreprenants adversaires. Ils ont fort à souffrir en ce moment, comme chacun sait, d'un vigoureux retour offensif et de sévères représailles sur ce champ de bataille illimité qu'ils ont eux-mêmes choisi 12. Content d'avoir signalé la liaison qui existe entre ce débat compliqué et le sujet spécial qui nous occupe, enfermons-nous dans nos propres limites ; attachons-nous à la forme précise de la discussion par nous annoncée : Sénèque a-t-il connu saint Paul ? Sa philosophie généreuse, dont l'inspiration parfois semble chrétienne, est-elle une imitation ou une émanation des livres chrétiens ?

L’opinion qui soutient cette hypothèse s'arme de trois espèces de preuves : les unes sont tirées de l'établissement de la foi nouvelle à Rome et des conversions opérées dans le palais impérial ; les autres, plus sérieuses ou du moins plus apparentes, sont empruntées aux écrits de Sénèque, dont certains passages, habilement confrontés avec les textes chrétiens, font illusion à des lecteurs peu instruits ; un troisième groupe d'arguments est formé d'une série de témoignages qui commencent à saint Jérôme et qui finissent à M. de Maistre. Le tout se couronne d'une quinzaine de lettres attribuées aux deux personnages et composées au IVe siècle ; monuments fictifs d'une intimité et d'une correspondance imaginaires.

Nous suivrons cet ordre ; nos recherches se diviseront d’elles-mêmes en trois parties : la première, plus spécialement historique, retracera la situation comparée du christianisme et du stoïcisme au temps de Néron ; la seconde, d'un caractère plus philosophique, aura pour objet de rechercher dans les prédécesseurs de Sénèque et jusque dans Platon les traces nombreuses de son prétendu christianisme. La discussion des témoignages achèvera, nous l'espérons, d'ôter tout crédit et même toute apparence à une légende qui, sous ses formes diverses, naïve ou savante, n'a jamais été qu'une fable pieuse.

1 V. Sénèque, passim, et notamment, pour ce passage, le début du 1er livre des Questions naturelles.

2 Saint Paul, Épitres, passim, et particulièrement celles aux Éphésiens, aux Philippiens, aux Thessaloniciens.

3 Tous ces préceptes se trouvent à la fois dans Sénèque et dans saint Paul.

4 Sénèque, Ép. 108, 109.

5Id.f De Brevit. vitæ, ch. XIV.

6 Ritter, t. IV, I. XII, ch. I-vi.

7 M. Villemain, Tableau de l'Éloquence chrétienne au IVe siècle.

8 Bossuet, Panégyrique de saint Paul.

9 Saint Thomas accorde aux philosophes païens la foi implicite et enveloppée. Il a cru à l'histoire de la délivrance de Trajan par les prières de saint Grégoire le Grand. Saint Justin a nommé Socrate chrétien ; saint Ambroise, saint Chrysostome, saint Augustin, ont pensé qu'il serait sauvé. Érasme combat pour le salut de Cicéron dans une préface sur les Tusculanes. Sepulvereda de Cordoue écrit à Serranus une lettre (la 91e) pour lui prouver qu'on peut avec raison bien penser du salut d'Aristote. Cœlius Rhodiginus (Lect. ant., I. XVII, c XXXIV) représente Aristote mourant avec des larmes de repentance, en offrant sa contrition à la cause première. (La Mothe le Vayer, De la vertu des païens.) Un des correspondants de Loup de Ferrières (IXe siècle) plaçait Virgile et Cicéron parmi les élus. (M. Ampère, Histoire littéraire de la France, t. III, ch. XII.)

10 Clément, Stromates, I. I, ch. XXIV, et I. V, ch. XIV : Miltiade, général des Athéniens et vainqueur des Perses à Marathon, qui avait étudié la tactique de Moïse, l'imita de la manière suivante : il fit marcher de nuit ses troupes par des chemins impraticables, etc.

11 Sur la question des emprunts faits aux livres saints par les philosophes grecs, voyez Eusèbe, Préparation évangélique, I. VIII, chap. XVI ; IX, 5. — X, 1 et 4. — Voyez aussi Clément d'Alexandrie, Stromates, I. V, ch. XIV, et en général les six premiers livres ; Josèphe, Contre Apion, I. I, chap. VIII. Il est à remarquer que les Pères latins repoussent ce sentiment ou le défendent avec froideur. — Voyez Lactance, Inst. div., I. IV, ch. 2. — S. Augustin, De Civil. Dei, I. V. VIII, ch. XI.

12 Qu'on lise, par exemple, les articles publiés en 1867 et 1868 dans la Revue moderne et la Revue contemporaine, par M. Ernest Havet, sous ce titre : Le christianisme et ses origines. La thèse soutenue par M. Havet est la contrepartie de celle que nous signalons en passant ; elle consiste à rechercher et à montrer dans la philosophie, la religion et la poésie des anciens, depuis Homère jusqu'à Virgile et Cicéron, le principe de la plupart des idées chrétiennes et la raison de leur succès. Cette opinion est soutenue avec une science, une sincérité et un talent que doivent reconnaître ceux-là même qui n'adoptent pas soit les conclusions, soit les inductions de l'auteur. Il y a là matière à réflexion pour l'école exagérée et envahissante dont nous parlons, car cette école subsiste et c'est un de ses excès que nous combattons de notre côté.

PREMIERE PARTIE. — BIOGRAPHIE COMPARÉE DE SAINT PAUL ET DE SÉNÈQUE. EST-IL VRAISEMBLABLE QUE SÉNÈQUE AIT CONNU PERSONNELLEMENT SAINT PAUL?

CHAPITRE PREMIER.

Jeunesse et éducation de saint Paul. —Prédication de l'Apôtre en Orient et en Grèce. — Des synagogues et des prosélytes. — Saint Paul parmi les Juifs et parmi les païens. — Athènes et l'Aréopage. — Galion. — Sergius Paulus. —Félix., Agrippa, Festus.

Reportons-nous en idée à l'an 50 de notre ère, à cette époque décisive où, des crises profondes du monde ancien, commençait à sortir l'espoir d'une rénovation morale de l'humanité. Essayons de peindre avec des couleurs vraies, sans déclamation, sans illusion d'aucune sorte, ces deux sociétés distinctes et d'un caractère si tranché, dispersées dans la vaste enceinte de l'empire romain, l'Église naissante et l'antique philosophie ; l'une obscure, cachée au fond de quelques cités, éparse sur quelques rivages, et grandissant par un sourd progrès ; l'autre célèbre, honorée, déployant en pleine lumière son éloquence et ses doctrines, influente au forum, aux écoles, dans les palais, soutenant noblement l'héritage de six siècles de gloire, de science et de vertus. Voyons si en rassemblant avec soin les circonstances principales de ce mouvement parallèle des esprits, à la fois semblable et si différent, en recomposant ces milieux ardents, ces foyers de la parole et de la pensée, nous ferons jaillir de cet examen des raisons d'approuver la tradition dont il s'agit ou de sérieux motifs de la repousser.

Quelle était donc, à Rome et dans l'empire, au temps de Claude et de Néron, l'exacte situation de la philosophie et du christianisme ? La solution précise de cette question va se développer dans les chapitres suivants et formera cette première partie.

Commençons par saint Paul. Que faut-il penser au juste de sa prédication, de l’éclat qu'elle a jeté et du bruit qu'elle a fait dans le monde ?

Un premier point se présente à éclaircir : Saint Paul était-il versé dans les lettres profanes ? Avait-il étudié, comme plusieurs l'ont prétendu, la philosophie et la poésie grecque, et même la langue et le droit des Romains ? Rien n'autorise un tel sentiment. Les Pères célèbrent avec enthousiasme l'éloquence de saint Paul, la sublimité de ses doctrines, la force et la dialectique qui régnent dans ses Épîtres, mais leur admiration ne signale dans ses écrits aucune trace de science mondaine. Au contraire, saint Chrysostome blâme les imprudents qui, de son temps, osaient le mettre au-dessus de Platon13 ; saint Jérôme relève les nombreuses incorrections qui lui échappent, et les attribue au défaut de culture littéraire14 ; c'est un barbare, dit Bossuet, qui ne sait pas couvrir des fleurs de la rhétorique la face hideuse de son Évangile ; les délicats de la terre, qui ont les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier15.

Ces éloges et ces critiques ne se contredisent point. Saint Paul a le génie, l'éloquence, le zèle, l’intrépidité, toutes les grandes qualités du cœur et de l’esprit, mais il ne faut lui demander ni la diction fine et polie des rhéteurs, ni l'érudition des sophistes. Et quel besoin a-t-il de cette parure d'emprunt ? Bans cette âme si pleinement possédée et envahie par la foi nouvelle, quelle place reste-t-il aux fictions des poètes, aux doctrines des philosophes ?

Pour dissiper tous nos doutes, entrons dans quelques détails sur les premières années de saint Paul.

Paul est né à Tarse, vers le commencement de l'ère chrétienne16. Ses parents étaient Juifs, de la tribu de Benjamin, et de la secte des pharisiens17 ; on ne sait depuis combien de temps ils habitaient cette ville ; on suppose qu'ils y avaient cherché un refuge pendant la guerre de Pompée, de Gabinius ou de Cassius18. Tarse, comme toutes les cités commerçantes dit Levant, avait une colonie juive, sans doute égale en nombre à celles de Damas et d'Antioche. Bien qu'éloignée de la Terre sainte, la famille de Paul était restée fidèle au vieil esprit hébraïque, et n'appartenait point à la secte des Alexandrins qu'on accusait à Jérusalem de corrompre le dogme par des innovations téméraires. C'est ce qui ressort avec une entière évidence de tous les passages où l’Apôtre parle des liens qui le rattachent à la nation juive. Il fut donc élevé dans les plus rigides pratiques et dans les plus pures croyances du culte héréditaire ; cette âme ardente se nourrit, dès l'enfance, de la poésie des Écritures. Paul reçut de son père, outre les prérogatives des Hébreux fidèles, un titre honorable aux yeux du monde et qui lui valut plus d'une fois la considération des païens et la protection des magistrats ; c’était le titre de citoyen romain, fort ambitionné dans les provinces, et fort rare parmi les Juifs19. Tarse, ville dévouée aux Césars, et qui avait souffert sous la courte domination de Cassius, ne reçut cependant d'Auguste, qui la récompensa, ni le titre de municipe, ni celui de colonie ; c'était une ville libre, comme Antioche de Syrie, qui avait des magistrats tirés de son sein et ne recevait pas de garnison20. Ses habitants n'avaient pas le droit de bourgeoisie romaine, et si le père de Paul le possédait, c'était une récompense ou une acquisition personnelle. Était-ce le prix d'un service rendu pendant les guerres civiles ? L'avait-il acheté à poids d'or, comme le tribun des Actes ? Suivant une conjecture récente, le père de l'Apôtre serait un affranchi qui aurait obtenu le titre de citoyen romain en recouvrant sa liberté21. Le métier de la famille consistait dans la fabrication de tentes et de vêtements de crin appelés cilices, du nom de la contrée où cette industrie avait pris naissance22. Conformément à la loi des Juifs, Paul apprit un métier, celui de ses parents, et l'on voit dans les Actes qu’il l'exerça pendant toute sa vie23.

Comment se passèrent les premières années de Paul à Tarse ? Quelle action cette cité païenne exerça-t-elle sur son esprit ?

Tarse est située dans la partie occidentale de la vaste plaine appelée Cilicie plate, qui a cinquante lieues d'orient en occident, et trente lieues du nord au midi. Ce pays est d'une fertilité qui excite encore l'admiration des voyageurs. C'est le passage des armées et des caravanes qui se rendent dans l'Asie centrale. Au milieu de la ville coule le Cydnus, et l’on aperçoit au loin les hauts sommets et les pentes escarpées du Taurus. A cette époque, Tarse était un point de réunion pour les Syriens, les Isauriens, les Cappadociens, sans parler des marchands grecs qui affluaient par mer, et des Juifs, ces pèlerins du commerce antique 24. Strabon vante sa puissance, ses écoles qu'il ne craint pas de comparer aux écoles d'Athènes et d'Alexandrie25. C'était la Marseille de l'est. On y admirait la magnificence des temples, l'éclat des solennités religieuses, où accouraient les villes voisines, et qui l'avaient fait surnommer la cité sainte, iεpά ; Auguste y recevait des honneurs divins, et tous les ans des jeux étaient célébrés au nom des empereurs26. Le goût des fêtes, la passion des arts, l'activité du commerce s'y partageaient les esprits ; le port était rempli d'une multitude affairée, venue de tous les points de l'Orient et de la Grèce ; une jeunesse sérieuse se pressait autour des chaires de philosophie, tandis que les voyageurs et les victimes affluaient dans les temples27. Le renom de ses philosophes, de ses grammairiens, de ses improvisateurs avait pénétré jusqu'à Rome ; ils remplissaient la capitale de l'empire, et quelques-uns y occupèrent un rang honorable, témoin le stoïcien Athénodore, précepteur d'Auguste, et l'académicien Nestor, qui dirigea l'enfance de Marcellus. Cet essor des intelligences, ce mouvement, ces splendeurs frappèrent les yeux de Paul durant sa jeunesse ; ajoutez à ce spectacle la grandeur des scènes ;que la nature développait autour de lui : d'un côté la mer, sillonnée de vaisseaux ; de l'autre cette plaine immense et fertile, bordée de montagnes majestueuses, et animée par les cascades du Cydnus. N'est-il pas naturel de penser que l'âme passionnée du jeune homme, son esprit ardent et curieux, placés sous de telles influences, en reçurent de fortes impressions ? Aussi l'opinion de la plupart des historiens et des critiques est qu'il fréquenta la société païenne, fut assidu à ses écoles, et s'y instruisit à fond des arts et des sciences de la Grèce28. Voici les raisons qui nous empêchent de souscrire à ce sentiment.

Les Juifs, il ne faut pas l'oublier, avaient une invincible horreur pour les mœurs, la religion, les doctrines, la personne même des païens ; tout en se mêlant à eux pour les besoins du négoce, ils vivaient dans le secret et l'isolement, enfermés, et comme dit saint Paul lui-même, murés dans leurs croyances religieuses et leurs coutumes nationales. C'était un crime d’être l'ami d'un infidèle, d'entrer dans sa maison, de s'asseoir à sa table ; et au sortir de la place publique et du marché, on devait se laver les mains, de peur d’avoir contracté quelque souillure en touchant un incirconcis29. Les Hébreux, dispersés dans les villes populeuses et commerçantes, y avaient porté les mêmes pratiques et la rigidité des mêmes maximes ; l'idolâtrie avait beau étaler devant eux ses séductions, ils avaient des yeux pour ne pas voir et. des oreilles pour ne pas entendre ; ils se plaçaient volontairement en dehors de l'humanité. De là ces haines implacables et réciproques, tantôt sourdes, tantôt déclarées, qui ensanglantèrent Alexandrie, Damas, Césarée, Séleucie, Scythopolis, et excitèrent des troubles fréquents partout où s'élevait une synagogue. Croit-on que ces ennemis irréconciliables des superstitions païennes aient laissé leurs enfants sans défense contre les attraits périlleux des fables poétiques de la Grèce et des sophismes de ses docteurs, et que le père de Paul, zélé pharisien, ait permis à son fils d'aller s'asseoir auprès de la chaire des successeurs d'Athénodore ou d'Hermogène30, comme on vit plus tard les jeunes chrétiens suivre les leçons de Donat et de Libanius ? L'esprit de l'Église fut, en cela, l'opposé de l'esprit de la synagogue. Depuis le premier concile de Jérusalem, la muraille de séparation était tombée. La synagogue disait : Maudit soit celui qui apprend la science grecque à son fils31. Josèphe lui-même avoue qu'on méprisait en Judée ceux qui savaient plusieurs langues et qu’on abandonnait ce vain savoir aux esclaves. Sur ce point, comme sur tous les autres, les principes étaient les mêmes chez les Juifs de la dispersion, dont l'âme et l'intelligence avaient toujours pour patrie Jérusalem. L'interdit avait été levé sur la langue grecque, comme sur le trafic avec les étrangers, et pour la même raison ; mais tous ces Juifs hellénistes que nous voyons accourir dans la cité sainte, aux fêtes de Pâques, et s’y purifier pour entrer dans le temple, ne différaient des purs Hébreux que par le langage32. La version alexandrine des Septante avait été reçue, mais toute transaction avec les doctrines grecques avait été formellement repoussée33. Il est superflu de rechercher ici jusqu'à quel point le système conciliateur des Juifs alexandrins prévalut parmi les Juifs de la dispersion ; repoussé de la Palestine, il eut sans doute des adeptes dans les colonies ; mais tout nous porte à penser qu'il n'était pas en vigueur à Tarse, et certainement saint Paul y demeura étranger. Il n'est pas probable qu'à cette époque Philon eût déjà publié ses ouvrages, que Jérusalem ne connut jamais34. Ce n'est donc ni l'éducation païenne, ni celle d'Alexandrie que reçut l'Apôtre dans sa jeunesse, mais bien l'éducation juive et l'enseignement de la synagogue. A cinq ans, il apprit à lire dans les Écritures ; à treize ans, il les étudia dans la lettre et dans l'esprit ; à seize ans, il fut déclaré sujet de la loi, c'est-à-dire capable de la comprendre et tenu de lui obéir35. Son père, encouragé sans doute par les talents extraordinaires qu'il découvrait en lui, voulut qu'il allât à Jérusalem, au cœur de la doctrine, au centre du pharisaïsme, mériter le titre vénéré de docteur ou de maître (rabboni)36, et il l'envoya prendre place parmi les élèves du célèbre Gamaliel. Comment ce pharisien zélé, qui avait sur son fils des vues si hautes, eût-il livré aux Grecs ces chères et pieuses espérances ? Et si l'on suppose qu'il l'ait confié à des maîtres païens ou alexandrins, contrairement à ses propres opinions et aux usages hébreux, comment admettre qu'au sortir de ces écoles profanes il l'ait envoyé à Jérusalem, où la Science grecque était détestée, où les alexandrins étaient chassés de la synagogue37 ?

Est-ce à dire que le séjour de Paul à Tarse ait été sans influence sur son esprit ? D'abord, il y apprit le grec, qui se parlait dans sa famille, dans la colonie, et dont l'étude, avons-nous vu, était autorisée. En peu de temps il apprit à le parler, non pas avec cette élégance et cette fleur d'atticisme qui s'acquiert par l'étude pénétrante et assidue des modèles, mais avec cette facilité que donne à un esprit bien doué l'usage journalier d'une langue38. On sait d'ailleurs avec quelle merveilleuse promptitude la langue grecque se répandit dans le monde ancien ; malgré la diversité des idiomes auxquels elle se trouva mêlée, elle se conserva pure. A Tarse, mieux qu'il ne l’eût fait en Judée, saint Paul put observer les pratique superstitieuses du paganisme ; il en vit de près la corruption et les extravagances, et cette vue ne contribua pas peu à allumer en lui ce zèle qui le signalait même parmi les pharisiens de Jérusalem. Tels sont les principaux traits sous lesquels nous apparaît la première jeunesse de l’Apôtre. Suivons-le à Jérusalem, dans l'école de Gamaliel.

D'après ses propres paroles, on peut conjecturer qu’il était assez jeune quand il fit ce voyage39. Ce fut probablement vers seize ans40. L’étude de la loi, telle qu'elle se pratiquait dans les principales synagogues de la cité sainte, demandait des esprits déjà instruits et exercés ; elle durait longtemps, et jusqu'à un âge avancé, quelquefois même pendant toute la vie ; car rien n'était plus difficile et plus rare que d’exceller dans l'interprétation des Écritures. Au premier rang des savantes écoles de Jérusalem brillaient celle de Hillel et celle de Schammaï. Toutes les deux appartenaient à la secte des pharisiens ; mais la première regardait la tradition comme supérieure à la loi, tandis que la seconde rejetait les traditionnistes lorsqu'ils étaient en désaccord avec Moïse. La science de Gamaliel, petit-fils de Hillel, assura la prééminence à l'école qu'il dirigeait ; nul docteur de ce temps n'égalait sa gloire ; on l'appelait la beauté de la loi, et le Talmud dit qu'après sa mort on vit tout l’éclat de la loi s'effacer et s'éteindre. Exempt des haines jalouses et de l'affectation ordinaires aux pharisiens, il donna, au sujet des apôtres, un rare exemple de sagesse et de tolérance. Aux pieds de ce maître renommé venait se ranger la foule des étudiants, qu'on appelait le saint peuple41. Là, certains textes de la Bible étaient pris pour sujets de discussion ; les élèves, quel que fût leur âge, exposaient et soutenaient en liberté leur sentiment ; la langue adoptée était l’hébreu du temps, ou syro-chaldaïque ; ces débats animés, ces questions souvent subtiles excitaient l'essor des esprits, leur donnaient de la vigueur, de la sagacité, de la souplesse, qualités si éminentes dans saint Paul, et l’on peut voir dans ses Épîtres et ses discours aux Juifs comment on appuyait de l'autorité des textes l'opinion qu'on avait embrassée. D'autres exemples nous sont fournis par la prédication de saint Pierre à Jérusalem, par la défense de saint Étienne au Sanhédrin ; et l'on a remarqué que Paul, une fois, converti, se servit pour annoncer l’Évangile de la méthode même que saint Étienne, qu'il persécuta, avait employée en sa présence 42. Ce n'est donc pas l'art grec qui a formé saint Paul, ses ouvrages n'en offrent aucune trace, c'est la science juive et l'enseignement de la synagogue.

Combien de temps resta-t-il à Jérusalem ? S'y trouvait-il à la mort de Jésus ? Était-il revenu à Tarse ? Quoi qu'il en soit, nous le retrouvons auprès du grand prêtre, vers l'an 34, animé d'une haine furieuse contre l'Église naissante. Il n'est guère raisonnable de supposer qu'avant cette époque il soit retourné dans sa ville natale, pour y apprendre la philosophie et les belles-lettres43. Cette conjecture a contre elle les raisons énoncées plus haut, elle se concilie mal avec le zèle outré due montra le jeune pharisien dans la première persécution. D'ailleurs, l'étude de la loi suffisait à occuper sa jeunesse, même sa vie entière. Est-il plus vraisemblable qu'il ait puisé le goût de la science grecque à l'école de Gamaliel44 ? Ce docteur avait reçu, dit-on, la permission exceptionnelle de cultiver la philosophie païenne45 ; mais apparemment il n'en abusait pas pour mêler un enseignement profane et sacrilège à son enseignement religieux ; c'eût été, au jugement du Sanhédrin et de tout le peuple, corrompre la jeunesse et trahir la nation46

Voici enfin une supposition plus légitime. Paul, après sa conversion, qui arriva en l'an 31, se réfugia à Tarse, et y fit un séjour de quelques mois, ou même d’une année47. Là, non-seulement il convertit sa famille, mais, affranchi des préjugés du judaïsme, il put converser plus librement avec les gentils, examiner de plus près leurs opinions et leurs mœurs, discuter avec les philosophes48, comme il fit plus tard à Athènes, et se préparer à la mission qui lui était réservée49. Nous n'éprouvons aucune répugnance à embrasser ce sentiment. Nous ne prétendons pas que saint Paul ait ignoré absolument les systèmes philosophiques qu'il a si sévèrement réprouvés ; ce que nous refusons d'admettre, c’est qu'il les ait possédés à fond, qu'il ait été versé dans la connaissance des écrivains grecs, prosateurs et poètes, et même des auteurs latins ; qu'il ait lu Platon, Aristote, les stoïciens,. Philon et les alexandrins, Ménandre, Philémon, Callimaque, Tite Live, Ovide ; qu’il soit en quelque sorte un philosophe ou un rhéteur converti, comme Justin, Arnobe, Lactance, saint Augustin. Ses écrits, nous le répétons, ne laissent pas entrevoir une telle variété de connaissances profanes ; ils ne renferment que l’expression réitérée de son mépris absolu pour la science humaine, égarée et impuissante, et quant aux prétendus emprunts qu'il lui a faits, les citations qu'on met en avant sont si peu concluantes que nous jugeons inutile de les discuter ici. Il faut d'autres preuves pour nous persuader que les Épîtres de l'Apôtre sont en plusieurs endroits la traduction de comédies grecques. Selon nous, saint Paul avait certaines notions générales sur les différents systèmes de philosophie, assez pour juger de l'ensemble et des résultats ; il avait pu les acquérir à Tarse, après sa conversion, ou, si l'on aime mieux, à Jérusalem auprès de Gamaliel, qui peut-être entretenait parfois ses disciples de la sagesse grecque, pour les prémunir contre la séduction des talents profanes : mais le savoir de l’Apôtre n'allait pas plus loin. Il l'a déclaré lui-même : Il n'y a aucun art dans mes discours ; je ne prêche point l'Évangile suivant les principes du siècle, ni à l'aide des moyens de persuasion inventés par les hommes ; je ne sais que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié50. Lorsqu'àilleurs il dit : Si mon langage est méprisable, ma science ne l'est pas ; il veut parler, sans nul doute, de sa profonde connaissance des livres saints, car il répond à des adversaires juifs. Voilà, en effet, la vraie, l'unique science de saint Paul ; c'est l'Écriture, c'est la doctrine dont il est l'apôtre : il en est pénétré, il l'aime avec transport ; elle jaillit par torrents de son esprit et de son cœur ; elle anime, elle exalte ses puissantes facultés.

Nous croyons l’avoir démontré : dans saint Paul, l'élément profane est nul, l'élément religieux est tout51. Avant de suivre Paul dans ses voyages apostoliques, arrêtons-nous un moment sur le portrait que certains historiens font de sa personne, d'après des indications fournies par l'antiquité. Saint Paul était petit, courbé et voûté ; sa pâle figure portait les marques d'une vieillesse prématurée ; son regard cherchait la terre ; il avait la tête chauve, le yeux d'une expression douce et gracieuse, les sourcils abaissés, le nez long et aquilin, la barbe longue, épaisse et blanche de bonne heure 52. Les mêmes détails sont donnés par le chroniqueur Malalas, et confirmés par les Actes apocryphes de saint Paul et de Thécla, qui peut-être ont fourni aux deux auteurs précédents les traits de leur description53. Dans le Philopatris, ouvrage ancien, qu'il soit de Lucien ou non, il est question du Galiléen à la tète chauve et au long nez qui fut ravi au troisième ciel. Saint Chrysostome l'appelle un homme de trois coudées et qui cependant touche aux nues ; ailleurs il dit que ce corps chétif embrasse l'univers54. Enfin ; les Épîtres mêmes de saint Paul nous apprennent que son aspect annonçait la faiblesse 55 : Ces traits généraux sont à peu près reproduits dans les anciennes mosaïques grecques et dans les premières sculptures chrétiennes56 ; saint Pierre, au contraire, est représenté sous les apparences de la force de la majesté, avec une physionomie sévère. Sans ajouter foi à l'entière exactitude de toutes ces peintures, on peut croire qu'elles renferment un fond de vérité.

Nous n'avons pas à décrire dans tous ses détails la prédication de saint Paul ; il nous suffira d'éclaircir quelques points qui ont rapport à notre sujet. Ce qui importe au dessein que nous poursuivons, c'est de rechercher, à l'aide des Actes, quel effet la doctrine nouvelle fit sur les esprits, au moment de sa première apparition ; avec quelles dispositions diverses le monde accueillit le langage des apôtres, suivant la différence du pays, des croyances et des conditions.

Les apôtres, comme on sait, s'adressèrent d'abord aux Juifs, non-seulement en Palestine, mais dans tout l'univers. Examinez la route suivie par le docteur des gentils : dans tous les lieux où il va, il commence par se rendre à la synagogue. Il ne va même que dans les lieux où il existe une colonie juive57. Ce fait est sans exception. D'Antioche de Syrie, il fait voile pour Chypre, de là il revient à Antioche de Pisidie, puis à Iconium, à Lystre, à Derbi, à Perga ; après le concile de Jérusalem, il passe en Phrygie, en Galatie, s'embarque à Troas, vient à Philippes en Macédoine ; sorti des prisons de cette ville, il traverse Amphipolis et Apollonie, s'arrête à Thessalonique et à Bérée, descend à Athènes et à Corinthe ; or, dans toutes ces villes il y avait des Juifs, et partout il commence par aller droit à eux, La raison en est simple : par leurs doctrines et par leurs espérances, les Juifs étaient préparés à recevoir l'Évangile. Ils attendaient le Messie promis par les prophètes ; les apôtres, l'Écriture en main, leur prouvaient que le Messie était venu et que les prophéties étaient accomplies. De là des conversions faciles et nombreuses. Aussi, quoique souvent chassés des synagogues et des villes par l’opposition du parti récalcitrant, les apôtres, en arrivant dans la ville voisine, n'en commençaient pas moins par s'adresser aux Juifs. Un jour de sabbat ou de prières publiques, ils se rendaient à la synagogue ou à l'oratoire58, ordinairement situé dans un lieu élevé et apparent, souvent près de la mer ou d'un courant d'eau59 ; ils prenaient le tallith ou voile des croyants60 ; après la lecture et la prière, on les invitait en qualité de nouveaux venus, suivant l'usage, à parler à l'assemblée, à lui communiquer les nouvelles qui pouvaient intéresser ses sentiments pieux : alors ils annonçaient la bonne, la grande nouvelle, l'accomplissement des temps, la venue du Messie, et persuadaient une partie de l'auditoire. Ces convertis juifs formaient le noyau de l'Église chrétienne. Ainsi les choses se passèrent à l'arrivée de Paul dans tous les lieux où il prêcha l'Évangile. Il trouva dans les colonies juives tout à la fois des persécuteurs et des disciples.

Examinons maintenant ses rapports avec les païens,. Les Actes nous parlent en plusieurs endroits d'une classe intermédiaire entre le judaïsme et la gentilité :,ce sont les gentils qui adoraient Dieu, gentes colentes Deum, ou les prosélytes. Les prosélytes étaient des païens attirés et affiliés au judaïsme ; ils en connaissaient les coutumes et les croyances et pratiquaient certains préceptes de la loi. Il y avait plusieurs degrés dans cette affiliation, suivant que les adeptes étaient plus ou moins initiés à la connaissance des dogmes, plus ou moins dociles aux observances religieuses ; mais i4 condition essentielle, c'était de croire au vrai Dieu. Presque partout, au début de la prédication, les prosélytes furent les premiers convertis d'entre les païens, témoin le centurion Corneille et l'eunuque éthiopien. Mais pour bien comprendre cette influence du judaïsme sur la gentilité, qui fut favorable aux premiers progrès du christianisme, et pour ne pas s'en exagérer l’importance, il est bon de savoir quelle était à cette époque la situation du peuple juif dans le monde ancien.

Un trait distinctif du peuple juif, c'est de concilier avec un amour ardent du pays natal, une tendance marquée à couvrir le monde de colonies. Cette dispersion, contraire à l'esprit de la loi, fut longtemps arrêtée par les défenses les plus sévères ; peu à peu les révolutions intérieures, la tyrannie des conquérants étrangers, l'attrait de climats plus heureux, firent oublier les anciennes maximes ; et elles étaient tombées dans un tel discrédit, qu'à l'avènement du christianisme on rencontrait des Juifs établis par toute la terre ; le témoignage de Philon sur ce point est confirmé par Strabon et par les Actes61