Shanga - Cikuru Batumike - E-Book

Shanga E-Book

Cikuru Batumike

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Beschreibung

Des années 80 aux années 2000, la pratique de mariages mixtes est une évidence, entre afro-européens, en Europe et particulièrement en Suisse. Ce phénomène naturel lié à la nature humaine, fait fi des origines natales et de la couleur de peau. Des enfants métis naissent des conjoints mixtes ou binationaux ; de l’union entre un Noir et une Blanche ; entre un Blanc et une Noire. L’ère est à la fusion ; celle du métissage qui permet aux contraires de se croiser, de se rejoindre voire de se repousser. Des débats se font entendre çà et là. Des avis sont émis sur un phénomène bousculé par des préjugés ou des caricatures soutenues par une certaine opinion. Toléré, d’un côté, il fait son bonhomme de chemin. De l’autre, le phénomène est broyé dans une violence inouïe, par des lois administratives. Le statut juridique de la conjointe étrangère ou du conjoint étranger non ressortissant de l’UE ou de l’AELE reste chancelant. On enregistre facilement de nombreux cas d’expulsion de la Suisse, des sujets en situation irrégulière. Entre autres aléas, le métissage peut s’avérer être une porte ouverte à l’émergence des tentatives de marginalisation, de la discrimination ou de l’idéologie raciste. Evoluant entre deux identités et deux cultures, les enfants métis en font injustement les frais. Shanga est plus qu’une histoire d’attachement d’une fille à un père qu’elle n’a pas connu : une réalité de l’effacement du père, un frein à l’éventuelle construction sociétale du personnage principal. Ce roman s’inspire de faits réels.


À PROPOS DE L'AUTEUR

De nationalité suisse, Cikuru Batumike est originaire de Bukavu (RD Congo). Il est journaliste de formation et écrivain. À son actif : des articles de presse, des recueils de poèmes et des écrits aux différentes tonalités. Il est membre de l’Union de la presse francophone et de la Société des poètes français. "Shanga" est son premier roman.

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Du même auteur

 

L’homme qui courait devant sa culpabilité et autres nouvelles. Nouvelles. 70 pages. Collection Écrire l’Afrique. Éditions L’Harmattan. Paris, 2014.

 

De fil en exil. Nouvelles. Collection Encres Noires. 124 pages. Éditions l’Harmattan. Paris, 2015.

 

Désir d’utopie au pays des ambivalences. Récits. CollectionPoésie, Réflexion, Pamphlet. 130 pages. 5 Sens éditions, Genève, 2018.

 

Mo(t)saïques. Poèmes et haïkus, 112 pages. Les Impliqués Editeur. Paris, 2021.

Cikuru Batumike

Shanga

 

À celles, à ceux qui pensent qu’un patrimoine héréditaire ne fonde pas une vie.

Des années 80 aux années 2000, la pratique, en Europe, des mariages mixtes est une évidence. Les enfants métis sont la résultante de l’union entre un Noir et une Blanche ; entre un Blanc et une Noire. L’ère de la fusion, celle du métissage permet aux contraires de se croiser, de se rejoindre, de se repousser. Des débats se font entendre. Des avis sont émis sur un phénomène bousculé, hélas ! par des préjugés ou des caricatures que soutient une certaine opinion. La pratique fait son bonhomme de chemin, à peine tolérée, tandis qu’elle est broyée dans une violence inouïe, par des lois administratives. « Shanga » c’est plus qu’une histoire d’attachement d’une fille à un père qu’elle n’a pas connu. Cette réalité de l’effacement du père est un frein à l’éventuelle construction de la vie du personnage principal. Ce roman s’inspire de faits réels.

 

« Shanga » en langage enfantin, est le diminutif affectueux du mot « Shangazi » tiré de swahili, langue véhiculaire bantoue parlée dans une grande partie de l’Afrique subsaharienne. Il signifie « tante » en français : sœur de la mère ou du père. C’est une personnalité à qui les membres d’une famille se confient, en toutes circonstances. On lui prête une oreille attentive et une capacité de donner des conseils salvateurs. Elle est la gardienne et la dépositrice des secrets de famille.

Premier cahier

Aujourd’hui, jour de farniente. Je me contente de la saison d’été pour me reposer. Peu d’espaces peuvent se targuer de remplir les conditions répondant à ma quête d’un lieu de repos, voire de méditation. Un endroit calme, silencieux, ensoleillé, beau, inspirateur, reposant, plaisant, convenant et jouissif à la fois. Pour une énième fois, le soleil est au rendez-vous dans la région de Châtel. Je renoue avec mes habitudes : profiter de la quiétude que m’offre la plage de Bevaix connue pour son glacis protecteur autour du lac. Pendant de longues années, ce glacis a contribué au façonnage d’un paysage de longs hectares de champs faits de rangées de tiges de vignes savamment taillées et partagées en lignes régulières. Ces vignes s’étendent sur la pente d’une colline, que le regard de l’homme et les rayons de soleil couvrent équitablement. C’est tout bonnement que ce tableau renvoie aux fruits en grappes et finalement, vous met à la bouche, le goût du jus de raisin succulent apprécié de tous. Entre les clapotis des petites vagues du lac et les couleurs des vignes ; entre la rangée d’arbres et le sentier goudronné séparant le vignoble du lac, Bevaix offre une ambiance visuelle et auditive de rêve. Habituellement, c’est par une chaleur tropicale que d’aucuns s’y rendent. On s’y rafraîchit dans l’eau ; on s’y fait plaisir en nageant : on y pratique l’automassage que facilite la pression de l’eau sur les muscles ; on s’y repose, souvent à l’ombre d’un arbre ; on y met son corps en harmonie ; on y taille une bavette quand on n’y prend pas le temps de lire le livre d’un auteur de son choix.

 

À Bevaix, il n’y a pas que ce beau paysage. Il n’y a pas que ces vagues qui se muent en petites étoiles étincelantes au moindre passage d’un vent doux et des rayons de soleil. Il n’y a pas que ces clapotis de vagues en fond sonore qui chatouillent une oreille avertie. Il n’y a pas que des bonnes sensations lorsqu’on se laisse porter par ses rêves dans le calme des flots de l’eau. Ici, on se rince l’œil gratuitement. Il y a de quoi s’en réjouir. Régulièrement, on voit une foule d’anonymes enthousiasmés et enthousiastes d’être là. Elle vous donne l’impression de se ruer vers un monument, de s’y placer et de répondre à un rendez-vous collectif pour l’expression des désirs. Quand vient l’été, l’endroit prend les allures d’un village touristique. Il devient un passage obligé de ceux qui veulent profiter des bienfaits de la nature. Je me suis choisi un emplacement régulier, sur cette plage sauvage de Bevaix. Trois vieux arbres me servent de refuge. Heureuse de savourer le bonheur à l’état pur, j’ai décidé d’être là, autant de fois que c’est possible, de préférence pendant la saison d’été. Cela fait cinq ans que je fréquente la plage de Bevaix. Dès les débuts des années 2016. À chaque visite, je prends soin de me mettre dans un bikini triangle chic ; de porter un sac à main décontracté ; de poser négligemment des lunettes rétro sur mes cheveux ; de garder mes pieds dans des flip-flops en plastique, récupérées, chaque année, sur les rayons des grandes surfaces.

 

En cet après-midi de grande chaleur, quelques ombres s’offrent à mes yeux. Le ciel bleu laisse défiler des petites touffes compactes de nuages, tandis que le soleil crève l’horizon dans un déploiement de belles couleurs. À travers mes lunettes de soleil, je m’amuse à regarder les vagues du lac se muer en étoiles étincelantes. Je suis heureuse d’être là. Je distingue des couleurs flamboyantes de montagnes, situées de l’autre côté du lac. Je reste remplie de joie, rien qu’en apercevant, à quelques mètres, ces familles de cygnes se languir sur la surface de l’eau. Dès qu’ils actionnent leurs battements d’ailes, ils attirent, sur eux, l’attention des plagistes C’est un honneur et un bonheur de tenir compagnie à leurs bêlements rauques, que des clapotis de vagues, en fond sonore, semblent accompagner.

 

Après quelques passages ici, l’endroit m’a adoptée. Il me convient définitivement. J’ai appris à l’aimer. Je peux y déposer les rigueurs de ma solitude et mes petits soucis quotidiens de la vie ; je me libère du poids de ma cité d’habitation, située à quelques kilomètres. Ce poids est un tout aux multiples facettes ; des trafics et des chaos automobiles aux heures de pointe ; le bruit insupportable des chantiers de construction et des travaux de rues en réfection. Je m’allonge là, sous des arbres, pour me défaire non seulement d’une cité mais également des nouvelles nymphomanes, des news « en direct », des actualités attristantes que restituent, à leur façon, dans des formules devant faire mouche, des chaînes de radio et de télévision. En effet, dans un débit discontinu, elles vous assènent ce qu’elles croient être LA nouvelle ; ce qui procure, à leurs yeux, des sensations et des émotions nécessaires à gagner un public, et forcément, à faire monter l’audience de leur chaîne ; à gagner le marché ; à faire passer, comme une lettre à la poste, une idéologie, qu’elle soit religieuse, économique ou politique, ces trois mamelles qui tiennent le monde. Les journalistes vous accrochent avec leur « info » mélangeant les faits et le spectacle. Ce n’est qu’une bouillabaisse faite de meurtres, d’attentats et d’autres catastrophes. Ils vous parlent, crûment, de l’éléphant décapité là-bas, en Ouganda, pour son ivoire ; de scènes de viols de petites filles ou de vieilles dames à l’agonie à l’est du Congo ; de la misère sexuelle d’un vieil homme plongé dans l’addiction de la masturbation ; de bruits de bottes sur des cadavres au Tchad ; de la tyrannie médiatique en Italie ; de l’ersatz du marché du bonheur à Paris ; de coups tordus et de vengeances entre hommes politiques sur fond de dépravation des mœurs ; d’assassinats en Iran ; d’effets de serre ; d’essais nucléaires dans le pacifique ; du discours du Pape sur le nécessaire abandon du préservatif en Afrique ; d’attentats en Irak ; de Talibans qui font souffler une bombe dans la rue, en Afghanistan ; de l’explosion de violence, dans une ville africaine, avec ses corps calcinés et de l’intolérance en Occident à la venue du pauvre immigré du sud et de tout ce qui peut manipuler l’opinion publique, au nom d’une philosophie de vie à défendre, à tout prix.

 

Une fois au lac, c’est le silence. Je me sens à l’abri, loin de la cité et son bruit d’idéologies politiques et religieuses ; loin des modes de vie postmodernes ; loin de l’engouement, sans limites, que portent des fanatiques aux matches de football. Le stade-cathédrale ne trouvera jamais grâce à mes yeux : c’est une aberration que vingt-deux joueurs se mettent à courir derrière un ballon ; un stade de football ne compte, ni plus ni moins, que l’amas d’un public divisé en deux camps : les hystériques frisant la dépression si pas la haine de l’autre camp et les vrais amoureux du football. Je répugne une société bâtie sur des concours en tout genre ; des compétitions qu’on fait passer pour des valeurs de vie et derrière lesquelles prospère l’argent. Je m’intéresse peu aux objets sacralisés, aux bijoux de luxe. Ce ne sont que des fausses valeurs qui engendrent l’hédonisme pour attitude de vie, puis l’égoïsme. Je me sens touchée et incommodée, dans mon honneur d’humain, par la débilité née de quelques séries télévisuelles. À l’instar des programmes et magazines des célébrités d’un soir, disais-je un jour à une amie d’enfance. Je n’aime pas ces émissions qui développent et encouragent le voyeurisme ; ce qui n’arrive qu’aux autres : c’est l’exemple même d’un monde superficiel ; un monde qui prône la compétition ; les inégalités au détriment de l’égalité.

 

Ai-je raison de penser que le monde est infecté et affecté par le virus de la compétition ? Je le crois sincèrement. Même si je n’ai pas fini ma terminale, j’ai un cerveau qui pense et fonctionne à merveille. Je comprends le fonctionnement du monde. Oui. Le monde est cette espèce de terrain sur lequel deux sprinteurs doivent courir, sur une faible distance, pour arriver à atteindre un point final. La tentation serre souvent la gorge du premier, condamné qu’il est à trouver, dans le ciel clément, la cache du bonheur estampillée « ici et maintenant ». Il est prêt à tout, jusqu’à tricher, se dopant, parfois, de produits énergisants, pour atteindre la ligne d’arrivée. Il est semblable à un assoiffé du pouvoir qui a perdu tout sens de la morale : l’argent et la gloire sont sa raison de vivre. Puis, il y a le deuxième sprinter qui perd tout : l’honnêteté l’empêche de réussir. Il n’a, pour tout salaire, que de digérer son échec ; de s’en prendre à lui-même. La complainte lui collera toujours à la peau. Entre les deux sprinteurs, il y a l’arbitre, l’homme de la loi : il est, dans la plupart des cas, du côté du plus fort et jamais du côté du faible. Des modestes pensées m’habitent. Mais la réalité qui se vit à la plage finit par prendre le dessus.

 

Cette fois-ci, une nouvelle présence humaine m’interpelle. Je ne m’attendais pas, ce jour-là, à cette surprise de taille. Je vois un Noir qui cherche, avant de le trouver, apparemment, l’endroit à chérir. Il prend le soin de s’allonger tout près de mes arbres ; tellement près que je distingue, parfaitement, son visage. Il se masse, tout seul, la poitrine, dans un mouvement de main continu, comme pour se faire du bien. J’observe, brièvement, du coin de l’œil, le geste auguste de ce visiteur qui est, soit confiant soit imbu de sa personne. De type noir d’Afrique, par sa morphologie, moderne et enrobé, il accuse un certain vécu ; son visage est marqué par quelques rides. Son torse nu est aguicheur ; il laisse deviner la cinquantaine passée, tandis que sur son crâne dégarni, se dessine une expérience de vie, allez savoir s’il fut peu glorieux ou enrichissant. L’homme garde le dos contre une couverture en polaire bleu ciel : une couverture douce posée à même des petites pierres lisses et chaudes.

 

Un Noir à la plage, c’est du jamais vu ; c’est un fait exceptionnel ! me dis-je. Je n’en crois pas mes yeux, ayant entendu dire, par des jeunes qui se moquent d’eux, que les Noirs ne vont pas au lac, parce qu’ils ne savent pas nager. Il y a longtemps que je m’étais méfiée de cette rumeur. Je prends le courage de lui lancer un Hello très appuyé, avec un signe de la main. Il hoche la tête, le regard tourné vers le sac que je porte. Je ne sais pour quelle raison il reste muet. Probablement qu’il pense comme les autres : je dois être là, uniquement, à la recherche d’une aventure.

 

Toujours et encore la canicule. Trois jours après, je me retrouve au même endroit, avec la conviction que l’Africain y reviendra. La même scène, les mêmes attitudes se répètent, des longues minutes après que l’Africain ait pris sa place. Maintes fois, j’essaie de croiser son regard, mais il m’évite. Mon insistance l’intimide. Peut-être que oui. Peut-être que non. Ma légère tenue de plage l’impressionne-t-elle ? En effet, comment résister devant ma présence ? Et mes belles jambes construites dans un corps souple, et ne pouvant laisser personne indifférent ? C’est que, la veille, j’avais décidé de mettre le corps et l’esprit en exergue. En effet, en même temps que je m’étais glissée dans un maillot transparent, couleur beige, qui semblait ne rien cacher, laissant entrevoir mes seins glacés et mes fesses de légende légèrement couvertes, j’ai pris soin de prendre de la lecture. Je joue aux intellectuelles, me faisant accompagner, cette fois-ci, de l’opuscule de John Kenneth Galbraith « La voix des pauvres » ; brandissant mon sac à main, dont l’ouverture laisse apparaître Les lettres philosophiques de l’icône française de littérature, Voltaire. En exposant la couverture du livre, je veux tester la curiosité et le degré de culture de cet inconnu. Je suis curieuse de connaître ses envies. La grande chaleur est au rendez-vous. Elle colle à ma peau. Au fil des heures, de plus en plus de monde afflue en cet endroit de rêve dans une panoplie de maillots de bain que des designers de toutes tendances dessinent l’été venu. Le bruit continu est de mise. Des rumeurs se chuchotent, des humeurs s’affichent. Une femme blonde montre ses fesses à l’air libre. Une jeune fille moulée dans des sous-vêtements ultra-collants et négligés lance, avec des gestes saccadés, un bâton dans l’eau qu’un chien ramène. Une masse de gamins s’amuse dans l’eau. Une jeune femme plonge, nage, sort de l’eau, replonge et nage à n’en pas finir, comme si elle veut explorer les profondeurs du lac ou les bienfaits de l’eau dans toute sa magnificence. Sur cet espace exigu, là-bas, une autre femme marche avec ses tongs sur le petit chemin finissant sa longueur dans un coin caillouteux. Un homme dirige, à pied, son vélo vétuste, à la recherche d’une place encore disponible. Un couple de retraités parvient à faire asseoir leur petit chien blanc, un chihuahua suffoquant : la pauvre bête attend à boire, de ses maîtres. Une jolie blonde, à la poitrine opulente et aux jambes raffermies, ne s’accommode pas de cette présence canine. Vite, elle ramasse son sac noir à même le sol et s’en va chercher un coin plus approprié. À quelques mètres des retraités, deux jeunes tourtereaux se déshabillent, tout en gardant l’essentiel pour ne pas choquer les âmes sensibles. À cet endroit à la fois idéal et insolite, d’aucuns sont contraints de se protéger du soleil. Des gammes solaires, brumes sèches et spray y font la pluie et le beau temps. À la même enseigne, des gouttelettes de lait absorbées ; des lotions gelées fondent sur la peau brune ou blanche : sur le dos, la poitrine, l’arrière des genoux, les coudes, le visage. Une odeur, propre à effaroucher les oiseaux, domine et ne peut pas quitter l’espace, tel un essaim d’abeilles qui prend possession de son nouveau territoire, sans vouloir rien céder.

 

Après de longues heures, l’Africain ne réagit toujours pas. Il roupille, tandis que j’assiste à un magnifique spectacle fait de successifs jeux d’équilibre et de respiration. Un jeune homme craint cette eau menaçante et destructrice. Il ne sait pas nager, j’imagine. Peut-être, évite-t-il de perdre le souffle, à l’instar de la cité suffocante sous ses trafics multiples. Dans ce petit monde des sueurs, de l’eau toute fraîche et des gouttelettes qui s’évaporent au contact du soleil, il y a des invités inattendus. Loin de là, un quidam improvise la cuisson, sur des braises, d’épis de maïs et de saucisses ; il invite au repas, qui le souhaite. Des voix en sourdine poursuivent leur œuvre d’animation de l’espace. Il y a de plus en plus de monde et moins de places. Un vieil homme à la barbichette, les épaules légèrement courbées vers l’avant discute avec un jeune homme portant des boucles d’oreilles et des longs cheveux. Un enfant apeuré par un chien court en direction de ses parents. Certes, le spectacle est beau, mais fatigant. C’est assez subrepticement que je réussis à changer de place pour me réfugier loin de ce brouhaha imposé. Je garde, surtout, ce souci de ne pas perdre le sens du beau. Je m’attarde sur une image fixe, je m’imagine face à un inconnu debout, me posant des questions, dans une expression du visage invitant à une approche. Je devine le regard de l’Africain se poser sur le mien, son sourire et ses mots croiser les miens, avec cette éventualité qu’il m’invite à me mettre devant lui ; à regarder ma façon de me dénuder la jambe pour accentuer ma féminité ; à apprécier voracement ma façon d’ajuster mon bikini pour le plaisir de ses yeux.

 

Je suis prête à tout interpréter. Cet homme est-il réellement intéressé par ma modeste personne ? Je me sens prête à renaitre, pour une nouvelle aventure ; prête à rencontrer un homme, de surcroît mûr et attirant. Mon allure lui a-t-elle tapé dans l’œil ? A-t-il seulement laissé s’enflammer en lui, de manière naturelle, un souhait ? Une intention ? À mon âge, à 34 ans, je ne désespère pas de retrouver l’âme sœur. Je me mets à me demander pourquoi maintenant ; pourquoi mes précédents choix d’amant n’ont jamais correspondu à mes attentes ; pourquoi le genre masculin ne m’apporte pas le bonheur amoureux ; pourquoi ils affichent toujours des comportements qui ne m’arrangent pas. La balle se trouve dans le camp de l’autre, le Noir africain.

 

L’été reste une saison de toute beauté que j’attends impatiemment. Très tôt, ce mardi-là, j’embrassai, méthodiquement, mes tâches ordinaires : le ménage et la mise à jour de mes leçons de guitare, avant ma marche semi-hebdomadaire, de deux heures, dans la petite forêt située à quelques lieues de mon domicile, à Châtel. Je parcourais le même trajet, pour m’offrir le même paysage. Depuis de longues années, j’ai préféré la marche au jogging, au fitness, au vélo : disciplines auxquelles je ne voulais jamais adhérer, sur conseil d’une amie très influente.

 

– Trop de secousses sollicitent les seins, me disait, amusée, cette amie ; il y a forcément une réduction sensible de la capacité de développement des fibres fragiles et un affaissement inévitable de la poitrine !

 

On en rit beaucoup, tout en admettant que le sport est vital à la santé ; tout en convenant que la marche procure une sensation d’harmonie avec la nature ; la même sensation qui se ressent, une fois au bord de l’eau. Souvent, un fort sentiment d’énergie m’habite lorsque, au gré des paysages que je traverse, je me laisse bercer par des gazouillis d’oiseaux et des bonnes pensées. La marche me permet, non seulement, d’entretenir la forme, mais également de vider l’esprit, de méditer, de prendre des décisions. J’aime parler en marchant ; j’aime marcher en parlant. Ça vaut la peine, tant que des idées en vrac se bousculent dans ma tête.

Deuxième cahier

Ce matin, je passe en revue les grandes étapes de socialisation de ma vie. Est-ce que quelque chose de constructif peut se bâtir sur ces étapes-là. Quid du bonheur ? si j’ose me poser la question. Je n’aime pas ce mot ; sa signification inspire, maintes fois, réserve et prudence. Je crois que d’aucuns l’utilisent à profusion et lui attribuent tous les sens, parfois contradictoires. Le mien se place, difficilement, dans une existence dominée par des échecs successifs. Je situe la première étape de ma vie à la date de ma naissance, puis à l’apparition de mes premières dents. Il y a mes premiers pas de langage ; mes cris, cet envoi des petits signaux pour signaler ma petite détresse ; il y a les maladies d’enfance et puis, comble de malheur, plus rien. Pas complètement. Puisqu’il y a ma chère puberté ; ces sensations sexuelles qui s’éveillent, d’une année à l’autre. Je note, en même temps, la nécessité d’une quête de mes modèles en littérature, en musique et en sport. J’assume mon stratagème pour me définir, exister, délimiter mon rôle dans la société d’hommes. À quatorze ans, un petit vent de révolte m’ouvre les yeux. J’avance masquée face aux murs de tentations avant de faufiler mon existence entre hypocrisie, jalousie, lamentations, amour et haine. La colère atterrit dans ma vie à la séparation de mes parents. Des années passent. Et puis, le temps des broutilles, des insignifiances, des impossibilités, des vides.

 

Aujourd’hui, je m’inquiétais avant l’heure. Rencontrer ma tante, dont j’étais séparée dès mes dix ans. Je suis une vieille fille de 34 ans. Notre rapprochement est distancé par de longues années. La rencontre crée en mon for intérieur une panique incontestable. Mon stress est indescriptible. Demain, le 2 janvier 2021. Je vais la voir. La veille, au lit, je visualise et formule mentalement le déroulement de ces retrouvailles. La dernière rencontre avec ma tante remonte à il y a 20 ans. J’avais 14 ans. Rendez-vous avec ma tante a été pris. Agendé, il y a juste un mois. Par une petite carte postale qui lui a été adressée précédemment. J’avais gardé jalousement son adresse dans mes petites affaires. « Madame Tulipenda, Rue de la Haute Bercelle 8, 77300 Fontainebleau. Chère tante, je serai chez toi, le 2 janvier, aux environs de 18 heures. Meilleures et affectueuses pensées. Je t’embrasse tendrement. Signé, ta nièce Jeannette. »

Je ne la connaissais pas bien, ma tante. Séparée d’elle à l’aube de