Sidération - Claire Barreteau - E-Book

Sidération E-Book

Claire Barreteau

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Beschreibung

Victime de harcèlement dans son adolescence, Anaïs est devenue une jeune femme fragile et introvertie.

L'arrivée d'Arthur à la tête de l'hôtel dans lequel elle travaille va raviver de terribles souvenirs. Parviendra-t-elle à résister aux fantômes de son passé ?

Ce roman noir qui mêle habilement le passé et le présent vous tiendra en haleine jusqu'à la dernière ligne.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Claire Barreteau a 45 ans. Maman de 2 enfants, elle vit en Loire-Atlantique où elle exerce la profession de professeur des écoles.

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SIDÉRATION

Claire BARRETEAU

Roman noir

Illustration graphique : Graph’L

Image : Adobe stock

Edition Art en Mots

À Antoine, pour son indéfectible soutien.

« Dans les beaux bureaux en glace

Comme dans les couloirs d’école

C’est toujours l’effet de masse

Qui nous casse et nous isole

Sur les écrans, sous des masques

Dans des regards qui rigolent

C’est toujours l’effet de masse

Qui nous casse et nous isole »

Maëlle, l’effet de masse

« Malgré tous les coups

Je reste debout

La vie est une fête

La vie est une fête

Malgré tous les coups

J’avance et j’avoue

La vie est une fête

La vie est une fête »

Boulevard des airs, La vie est une fête

Paris, 2017

C

e qui ne te tue pas te rend plus fort… Foutaises ! Ce qui ne t’achève pas sur le coup te ronge de l’intérieur et te détruit à petit feu.

5h30. Entièrement enfouie sous sa couette, Anaïs soupira. Encore ce fichu rêve. Elle connaissait mieux que personne la ténacité de certaines réminiscences. Dans les brumes de ses songes, elle se leva et se prépara machinalement. Le miroir de la salle de bains lui renvoya un reflet peu flatteur. Ses cheveux ébouriffés et ses cernes attestaient d’un sommeil agité. Après une douche brûlante, elle disciplina son épaisse cascade de boucles brunes en l’emprisonnant à l’aide d’un élastique. Elle appliqua une légère couche de fond de teint et d’un trait de crayon, elle souligna l’ambre de ses yeux. Enfin, elle sourit satisfaite : les stigmates extérieurs comme intérieurs étaient camouflés. Avec son teint diaphane et ses pommettes rouges, elle ressemblait à une poupée de porcelaine. Elle en possédait d’ailleurs la fragilité. Elle avala un solide petit déjeuner, jeta un regard envieux à Orphée affalé sur le lit puis dévala les escaliers.

Le soleil commençait tout juste à poindre et derrière la fraîcheur matinale, on sentait la douceur de l’air. Les rues presque désertes s’offraient à la jeune femme. Elle aimait ces instants de calme avant la tempête, avant que la foule ne vienne tout polluer de son brouhaha.

Une fois installée dans le RER, bercée par les mouvements du train, elle se plongea dans ses pensées. Âgée de 31 ans, elle logeait dans un petit appartement – version XL de la coquette studette des étudiants. Elle exerçait son métier avec sérieux et rigueur, mais sans réelle passion. La vie monotone qu’elle menait se situait à mille lieues de celle dont elle rêvait plus jeune.

Elle vivait modestement, avec son chat Orphée pour seule compagnie. L’animal devait son nom au mythe d’Orphée et Eurydice. Grâce à ce clin d’œil cynique, elle se remémorait au quotidien que « les histoires d’amour finissent mal, en général ». Elle secoua la tête pour chasser ses idées noires. « Secoue-toi ! » Elle se serait giflée tant la phrase lui rappelait sa mère.

Elle préféra se concentrer sur l’emploi du temps qui l’attendait. Pour cette chef de réception dans un hôtel parisien, une journée chargée s’annonçait, jalonnée de départs et d’arrivées. Et puis, point d’orgue de ce début de semaine, la réunion de 16 heures à laquelle tout le personnel était convié. Le moment où leur nouveau supérieur leur serait présenté.

Roger Berthot, à la tête de l’établissement depuis plus de 15 ans, prenait une retraite bien méritée. Ils appréhendaient tous de rencontrer son successeur. Roger était quelqu’un de foncièrement bon et juste qui ne ménageait pas ses efforts et considérait ses employés. Mais surtout, il connaissait son métier. Pas comme ces managers qu’on croisait un peu partout et qui dirigeaient un hôtel de la même manière dont ils géreraient une entreprise de nettoyage ou un grand magasin.

Anaïs espérait que le nouveau venu saurait, comme lui, allier fermeté et compréhension. Des qualités essentielles lorsqu’on exerce des postes à responsabilité.

Comme toujours lorsqu’elle abordait une période de changement, elle se sentait nerveuse. De nature introvertie, elle se liait difficilement, mais M. Berthot avait réussi à gagner sa confiance. Il la connaissait et avait vu les atouts qu’elle cachait sous son caractère taciturne. Elle craignait fort de devoir à nouveau prouver de quoi elle était capable, ce qui l’angoissait déjà.

Elle se montrait prévenante et affable avec chacun, mais s’employait à imposer entre elle et les autres une distance que beaucoup attribuaient à de la froideur. En réalité, cette réserve était due à un manque de confiance en elle et à beaucoup de maladresse.

Plus jeune, elle ne croyait pas plus en Dieu qu’en l’espèce humaine et sa fréquentation assidue des clients de l’hôtel l’avait confortée dans ses opinions. Elle appréhendait donc énormément de découvrir celui qui serait dorénavant son supérieur. Tout en soupirant, elle descendit du RER et se dirigea vers l’établissement, profitant des premiers rayons de soleil.

En arrivant, elle salua Stéphanie et Laura. Elle ne s’attarda pas à détailler les lieux qu’elle fréquentait depuis cinq ans. Le majestueux sol, parfaite imitation de marbre rose, et les spots au plafond diffusant une douce lumière avaient cessé de l’impressionner, tout comme les confortables fauteuils de cuir brun positionnés face à la réception. Elle passa derrière l’immense comptoir de bois clair pour aller suspendre sa veste dans son bureau.

Le cerveau encore embrumé, elle décida de s’octroyer un café. Devant la machine, elle aperçut Julien et Mélissa. Elle grimaça. Assistante de direction, Mélissa représentait l’archétype de ce qu’elle exécrait. Maquillée, brushée, manucurée, impeccablement bronzée été comme hiver, elle minaudait et colportait des ragots sur tout et tout le monde en tailleur court et décolleté plongeant.

Anaïs s’apprêtait à rebrousser chemin pour éviter de lui adresser la parole lorsque Mélissa la vit et s’écria :

― Mais, dis-moi, ma pauvre, tu as une tête épouvantable, ce matin ! Tu as fait des folies de ton corps, cette nuit ? Ah non, j’oubliais ! Ça, c’est mon style, pas le tien ! s’esclaffa-t-elle dans un rire méprisant. Toi, c’est plutôt verveine et bonnet de nuit !

Les hostilités étaient lancées.

Arborant un rictus qu’elle espérait convaincant, Anaïs s’entendit répondre qu’elle ne voyait pas le problème. On pouvait très bien boire de la verveine et vivre des nuits de folie. Elle se mordit la langue et se traita intérieurement de gourde pour son manque de répartie. Julien lui adressa un sourire navré avant de lui tendre son café.

— Exactement comme vous l’aimez, chef, très sucré.

— Merci, Julien, répondit Anaïs, tout en observant Mélissa se déhancher élégamment jusqu’à son bureau. Puis son regard se reporta sur son assistant.

Ce dernier travaillait avec elle depuis quelques mois maintenant. Ce jeune homme énigmatique s’avérait aussi peu disert qu’elle sur sa vie privée. Le peu d’informations glanées supposait une fêlure qu’il préférait taire.

D’un abord agréable, il donnait habituellement à sa courte chevelure blonde une allure faussement décoiffée et, avec son éternelle barbe de deux jours, il affichait un air de décontraction qui plaisait certainement aux filles de son âge. Sa supérieure ne lui connaissait pourtant aucune conquête.

Entre Anaïs et lui, le courant était tout de suite passé. Compétent, Julien prenait beaucoup d’initiatives, souvent heureuses. Son sourire franc, sa bonne humeur et ses attentions le rendaient indispensable auprès de la chef de réception.

Son café en main, Anaïs lui intima de la suivre dans son bureau, afin d’établir le programme de la journée. Ils étaient occupés à vérifier les factures des clients sortants lorsque Laura frappa à la porte. Anaïs appréciait cette jeune femme mince aux yeux pétillants de malice. Férues de cuisines toutes les deux, elles échangeaient parfois des recettes et parmi ses collègues, Laura était la seule qu’elle aurait été tentée de considérer comme une amie.

— Excuse-moi, Anaïs, mais finalement, monsieur Chirowski a décidé d’avancer son départ. Il quitte l’hôtel dans une heure et souhaiterait dire au revoir à monsieur Berthot.

— OK. Je m’occupe de sa facture et je vois ça avec le chef. Merci Laura !

Anaïs n’appréciait pas monsieur Chirowski. Ce client régulier avait le don de la rendre folle. Chacun de ses séjours était ponctué de ses plaintes en tous genres. Cette fois-ci, il leur avait reproché d’avoir coupé le chauffage alors que la température extérieure avoisinait le 30° ! Il faut dire que ce monsieur aimait passer son temps en tenue d’Adam, ce qui n’avait pas manqué de surprendre les femmes de chambre. Elle prépara donc allègrement son compte avant de se rendre dans le bureau de son supérieur.

— Bonjour monsieur le directeur !

— Bonjour Anaïs ! Vous pouvez m’appeler Roger, aujourd’hui, lui répondit celui-ci en souriant.

— Merci Roger. Désolée de vous déranger un jour comme celui-ci, mais monsieur Chirowski souhaiterait vous voir en personne pour son départ… soupira la jeune réceptionniste.

Roger Berthot grommela quelques mots inintelligibles avant de se reprendre et de rétorquer :

— Pas de problème. Je viendrai saluer cet enquiquineur !

— Très bien, monsieur… heu… Roger !

— Et, Anaïs, ne vous inquiétez pas trop, cela va bien se passer, avec mon successeur. Je ne doute pas qu’il saura apprécier vos qualités. Sinon, c’est un imbécile !

Anaïs ne répondit pas, mais renvoya un sourire flamboyant au directeur. Décidément, il allait lui manquer !

Le reste de la journée fila rapidement et l’heure de la réunion arriva enfin.

Anaïs entra dans la salle de réception, rejoignant tous les employés déjà présents. À côté de Roger Berthot se tenait un homme brun, penché sur ses notes.

— Ah ! Voici notre chef de réception, une personne de confiance sur laquelle vous pourrez vous appuyer pour votre prise de fonction, mon cher.

Le nouveau venu leva la tête vers elle et Anaïs crut défaillir.

La première chose que l’on remarquait chez Arthur Boisnard, c’était son regard bleu perçant. La seconde, son physique de jeune premier. Un séducteur dans toute sa splendeur. Une mâchoire et les épaules carrées, de grandes mains aux ongles soignés, un sourire ravageur, tout chez lui respirait le charisme.

Pour l’occasion, le futur directeur avait revêtu un costume sombre qui accentuait l’éclat de ses yeux. Son épaisse chevelure noire sagement disciplinée et son sourire étincelant auraient conquis la plus acariâtre des belles-mères.

Alors que Roger entamait son ultime discours en tant que directeur, Anaïs ne pouvait détacher les yeux de son nouveau patron. De son côté, ce dernier affectait une décontraction qui laissait présager de sa confiance en lui.

Roger finit par se taire, cédant la parole au nouveau venu. Celui-ci ne s’étendit pas, se contentant d’affirmer sa satisfaction de se voir attribuer ce poste et d’assurer qu’il poursuivrait de son mieux le travail initié par son prédécesseur.

Puis monsieur Berthot l’entraîna pour un tour de table, tenant personnellement à lui présenter chacun des employés présents.

Lorsqu’il arriva devant Anaïs, une étincelle amusée passa dans le regard bleu acier d’Arthur Boisnard. Du haut de son mètre soixante-quinze, Anaïs surplombait l’assistance, mais l’homme en face d’elle la dominait d’une tête.

— Bonjour ! Mademoiselle Châtel, c’est bien cela ? Ravi de faire votre connaissance. J’ai entendu le plus grand bien de vous !

Anaïs se sentit blêmir et se força péniblement à lui répondre.

— Bienvenue dans notre hôtel, monsieur. J’espère que vous vous plairez ici.

— Je n’en doute pas une seconde, mademoiselle. C’est déjà un plaisir de vous rencontrer.

Gênée, Anaïs ne put que rougir. Elle prétexta des dossiers à terminer et s’éclipsa rapidement. Elle devait absolument échapper à ces yeux électriques. Elle retrouva avec soulagement la sécurité de son bureau. Une fois la porte fermée, elle s’y adossa pour réfléchir. Arthur Boisnard. Son nouveau patron. Elle sentait déjà que les prochains mois marqueraient un tournant décisif dans sa vie.

Banlieue parisienne, mars 1998

L

e froid humide la transperçait jusqu’aux os et la grisaille du ciel accentuait celle de la ville. Une semaine auparavant, elle se promenait dans sa campagne bien-aimée où l’on sentait déjà la promesse du printemps. Ici, l’hiver semblait encore battre son plein et pour toute verdure, elle devait se contenter des marronniers bordant le trottoir. Partout autour d’elle, des immeubles, des voitures et des passants pressés. Cette cohue angoissait au plus haut point cette amoureuse des grands espaces.

Sa famille avait quitté le petit village de Beaumont-de-Lomagne, non loin de Montauban, pour venir s’installer à proximité de la capitale. Certes, ils avaient emménagé dans la banlieue chic de Paris, la « blanche ». Ici, pas de barres HLM dans lesquelles les dealers squattaient les cages d’escalier. Mais une banlieue restait une banlieue. Ses parents avaient avancé des arguments de taille pour la convaincre d’accepter ce déménagement : accès à la culture, indépendance pour ses sorties, dix minutes à pied du collège. De son côté, elle ne pensait que promenades au grand air, rêveries allongées dans l’herbe et jardinage. Un véritable dialogue de sourds.

Maintenant, la peur au ventre, elle se dirigeait vers son nouvel établissement. Scolarisée en classe de sixième, elle espérait se fondre rapidement dans la masse. Arrivée devant la grille, elle fut abasourdie par l’agitation et le brouhaha des élèves. Elle n’était pas habituée à une telle foule. Il faut dire que la fréquentation de ce collège s’élevait à 400 âmes. Le double de Beaumont-de-Lomagne.

Elle regarda d’un air misérable les hauts bâtiments sales et sinistres. Comment garder le sourire dans cet environnement ? Plantée devant le portail, elle hésita un moment, tentée de prendre ses jambes à son cou et de repartir en courant jusque chez elle. Mais cela n’amènerait qu’à retarder l’inéluctable. Et elle entendait déjà les réflexions de sa mère. Elle inspira donc profondément et franchit courageusement la grille.

On lui avait communiqué les informations principales par courrier et en rasant les murs, elle chercha sa classe. Dans le rang, quelques élèves la dévisagèrent. Mais la sonnerie retentit avant qu’un seul n’ait eu le temps de lui adresser la parole. Alors qu’elle entrait dans la salle de cours, l’enseignant la retint par l’épaule.

— Tu es Anaïs Châtel, c’est bien ça ?

— Oui, monsieur.

— Moi je suis Monsieur Dupas, ton professeur principal. Reste ici, je vais te présenter à tes camarades.

Les joues en feu, Anaïs attendit sur l’estrade que tous les élèves s’installent et se taisent. Leurs yeux curieux étaient fixés sur elle.

— Je vous présente Anaïs. Elle vient d’arriver dans notre classe. Je vous demande de lui accorder le meilleur accueil et de lui expliquer les règles de l’établissement. Puis, se tournant vers elle :

— Où vivais-tu ?

— À Beaumont-de-Lomagne. Dans le sud-ouest.

Quelques rires fusèrent « C’est quoi cet accent ?! », « C’est une bouseuse ! »

— Silence, jeunes gens ! Va t’asseoir maintenant. Là-bas, à côté du grand brun, qui va avoir l’obligeance de pousser un peu ses affaires.

Sans lever la tête, Anaïs obéit. Au moment de poser sa trousse, elle osa glisser un regard à son voisin de table et plongea littéralement dans l’azur de ses yeux. Il la toisa un moment et se détourna sans un mot.

Paris, 2017

L

es coups frappés à la porte la sortirent de sa torpeur. Sans attendre de réponse, Julien passa la tête dans l’entrebâillement.

— Tout va bien, Anaïs ? Vous êtes partie drôlement vite. Vous n’avez même pas pris de petits fours. Ils sont excellents. Je vous en ai apporté.

— Oh Merci ! C’est adorable de ta part ! Ne t’inquiète pas, tu commences à me connaître, je n’aime pas quand il y a trop de monde. Et puis, maintenant que les présentations sont terminées, je n’ai plus besoin de rester.

— C’est vrai. Vous en pensez quoi, du nouveau directeur ?

— Rien de spécial pour le moment, éluda Anaïs. J’attends de le voir à l’œuvre.

— Vous avez raison. Bon, je vous abandonne, je retourne au buffet ! Ne traînez pas trop ici, n’oubliez pas qu’officiellement, votre journée s’est achevée il y a trente minutes.

— Oui, promis, répondit la jeune femme en souriant.

Après avoir rangé quelques papiers et vérifié le planning du lendemain, elle décida d’écouter Julien et quitta l’hôtel.

Elle hésitait à rentrer s’enfermer chez elle tout de suite. Elle ressentait le besoin de se noyer parmi une multitude d’inconnus, de s’étourdir de bruit. Surtout éviter de penser à Arthur Boisnard. Elle opta pour le quartier des Halles et se fondit dans la masse. Après un moment à flâner au fil des boutiques, elle se posa en terrasse d’un café et contempla la foule bigarrée et hétéroclite dont le flux ne tarissait pas. Les boubous chamarrés côtoyaient les costumes chics et les survêtements ; les attachés-cases frôlaient les porte-bébés et les sacs brodés aux initiales d’une célèbre marque de luxe ; les dreadlocks concurrençaient la brillantine et les crânes rasés. Elle aimait ce mélange des genres et des cultures, une des rares caractéristiques à l’avoir séduite lors de son arrivée en région parisienne.

Elle observa le jour décliner et l’envelopper puis, après trois mojitos, se décida à prendre place au Père Tranquille pour y déguster leur excellente salade du berger. Un peu ivre, après ses apéritifs et la demi-bouteille de vin qui accompagnait son repas, elle décréta qu’elle n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Elle choisit de terminer la soirée au Rosie, à Montmartre. Elle avait découvert cet établissement quelques mois plus tôt, au gré d’une promenade. Immédiatement, l’ambiance feutrée et intime qui y régnait l’avait conquise. À chaque passage, qu’elle soit seule ou non, la patronne lui donnait le sentiment de partager un moment entre amis.

À 2h du matin, un brouillard alcoolisé remplissait le champ visuel d’Anaïs qui, quelque peu éméchée et hilare, poussa la porte de son appartement. Sans même se déshabiller, elle s’affala sur son lit. Outré, Orphée ne lui accorda qu’un regard dédaigneux avant de se blottir contre elle.

Après une nuit bien trop courte à son goût, elle soigna sa gueule de bois à l’aide d’une douche brûlante et d’un grand café. Puis, elle traita son stress chronique avec un léger anxiolytique. Une fois que la drogue se fut diffusée dans son organisme, elle se sentit enfin apte à affronter la réunion de service hebdomadaire avec le directeur. Sa première sans Roger Berthot.

Arthur Boisnard avait convié tout le personnel pour présenter ses objectifs et la ligne qu’il comptait donner à l’hôtel. Il démarra par un rapide tour de table afin de se familiariser avec ses collaborateurs. Il ne se montra évidemment pas aussi habile dans cet exercice que son prédécesseur, mais il compensa ses maladresses à coups de blagues et de sourires enjôleurs. Anaïs put constater que la tactique fonctionnait bien. Tous ses collègues semblaient sous le charme de ce jeune homme décontracté. La réunion se déroula donc sans anicroche : monsieur Boisnard avait réussi sa première prise de contact.

Lorsqu’elle réintégra son bureau, le soulagement d’Anaïs était palpable. Finalement, Roger Berthot ne s’était peut-être pas trompé en lui affirmant qu’elle n’avait aucune raison de s’inquiéter. Elle retourna à ses occupations le cœur plus léger, mais la tête encore lourde des mojitos de la veille. Après sa journée, rassérénée, mais épuisée par ses frasques de la nuit précédente, Anaïs s’effondra dans son canapé. En fond sonore, le Requiem de Mozart égrenait ses notes. Lové sur ses genoux, Orphée ronronnait de plaisir. Sa quiétude fut interrompue par la sonnerie du téléphone. Elle répondit sans regarder le numéro et fut immédiatement agressée par la voix acide de sa mère.

— Tu décroches enfin ! J’ai essayé de te joindre toute la soirée, hier !

— Bonjour maman. Oui, je suis sortie.

— Un lundi ? Et en quel honneur ? Tu as rencontré un homme ?

L’éternelle question ! Passé la fatidique trentaine, il devient rare d’assister à une réunion de famille sans que quelqu’un ne s’enquière de vos amours…

— Non, maman, j’avais envie, c’est tout.

— Ça aurait été trop beau ! Il faudrait quand même que tu songes à te caser. Regarde ton frère, il a épousé une femme qui l’adore et qui lui a donné deux magnifiques enfants…

Anaïs connaissait la litanie par cœur et laissa sa mère débiter son discours sans l’écouter, le ponctuant de « oui maman » et de « mmm, mmm » avec une habileté que seule la force de l’habitude vous procure. Après un quart d’heure de sermon, elle put enfin raccrocher.

Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours eu le sentiment de ne pas répondre aux attentes de sa famille. Trop rêveuse, pas assez ordonnée, pas assez féminine, trop gourmande, trop terne, pas les bonnes fréquentations, pas les bonnes études, pas le bon métier, pas de mari, pas d’enfants… la liste de leurs déceptions s’allongeait d’année en année.

Cet appel l’ayant déprimée, elle se mit aux fourneaux pour se réconforter. Elle aimait cuisiner et ne s’était jamais résignée aux plats surgelés. Une amie lui avait un jour affirmé qu’elle garderait son homme par le ventre. Pour cela, encore fallait-il qu’elle puisse en amener un à sa table. Se jeter à la tête des messieurs en les invitant à déguster un bon repas est tout de même un exercice peu courant. Pour ce soir, une assiette de spaghettis aux tomates fraîches, assaisonnées de basilic et d’ail saurait sans aucun doute lui remonter le moral. Lectrice insatiable, elle s’installa confortablement dans son lit, le dernier Camilla Lackberg en main.

Le reste de la semaine fila dans son train-train quotidien. Peu à peu, Anaïs se détendit au travail, ne redoutant plus de croiser Arthur Boisnard.

Cette sérénité vola en éclats le lundi suivant !

Banlieue parisienne, mai 1998

L

es premières impressions d’Anaïs sur son nouvel établissement se confirmèrent. Elle trouvait ses longs couloirs sombres et ses cages d’escalier particulièrement déprimants. Elle se sentait perdue et mal à l’aise dans cet environnement trop vaste et trop obscur pour elle qui avait toujours été habituée à la lumière. Après les premières remarques sarcastiques de ses camarades, sa méfiance naturelle avait pris le dessus. La suite lui montra à quel point elle avait eu raison.

Quelques filles de sa classe s’intéressèrent à elle, mais elles la jugèrent finalement trop introvertie et trop décalée pour sympathiser vraiment. Elles commencèrent à se moquer d’elle, de son accent, de ses tenues vestimentaires et de ses kilos en trop. « La bouseuse », « la fermière »,« Château Mon-Cul »,« grosse patate » … les sobriquets ne manquaient pas. Dans les premiers temps, elle tenta de se défendre et de rendre les insultes. Mais elle ne pouvait rivaliser contre ces cinq « spice pestes », comme elle les avait surnommées. Profitant de la sollicitude de son professeur principal qui lui demandait comment se passait son intégration, elle osa lui parler de ses difficultés.

Les coupables furent convoquées, mais elles réussirent à retourner la situation et à rejeter la faute sur Anaïs. Elles énumérèrent les insultes qu’elle leur avait servies pour se défendre, versèrent quelques larmes et jouèrent la carte de l’amitié bafouée. Anaïs resta abasourdie par tant de mauvaise foi et ne sut que répondre. Et le stratagème des cinq pestes fonctionna. L’enseignant se fâcha et accusa Anaïs de représenter une source de conflits dans la classe. Humiliée, elle se réfugia – pour la première fois, mais non pour la dernière – dans les toilettes pour pleurer sa rage et sa frustration.

L’incident s’ébruita parmi les élèves. Ses camarades la dévisageaient désormais avec mépris, murmurant sur son passage : « La bouseuse est une rapporteuse »,« Sale cafarde, retourne dans ton trou ». C’est ainsi, sous les moqueries et les reproches des autres, qu’elle acheva sa première année scolaire en région parisienne.

Elle se montrait particulièrement affectée par les regards orageux que lui lançait son voisin de mathématiques. Depuis son arrivée, il lui avait à peine adressé la parole, se contentant de l’ignorer. De son côté, Anaïs se surprenait de plus en plus souvent à chercher le contact avec ses yeux azur. Ces derniers lui rappelaient les journées d’été à Beaumont-de-Lomagne. Elle dut également admettre qu’elle éprouvait une folle envie de plonger les mains dans sa chevelure brune et que le son de sa voix rauque la bouleversait. Bref, elle était amoureuse comme peut l’être une adolescente de 12 ans, éperdument.

Paris, 2017

Anaïs avait profité du week-end pour passer deux agréables journées chez i. Cette rouquine aux grands yeux verts et aux nombreuses taches de rousseur était entrée dans sa vie en petite section de maternelle. Après le déménagement d’Anaïs, elles n’avaient jamais perdu contact. Elles s’écrivaient chaque semaine et les parents d’Émilie accueillaient volontiers la jeune fille pendant les vacances. Contrairement à son amie, Émilie semblait incarner la joie de vivre et la bonne humeur. Leur amitié sincère en avait surpris plus d’un, mais elles ne s’étaient jamais formalisées de ce qui pouvait se dire dans leur dos.

Émilie travaillait dans la communication et avait récemment obtenu une opportunité qui l’avait conduite à s’installer près de Paris. Depuis son emménagement, les deux jeunes femmes profitaient de ce rapprochement pour se voir le plus souvent possible.

La jolie rousse avait acheté une coquette maison, bordée d’un terrain de 500 m². Cela ne remplaçait pas l’immense ferme familiale, mais en comparaison du studio d’Anaïs la demeure ressemblait à un palace.

À l’instar du reste de l’habitation, la chambre d’ami avait été décorée avec goût et la Parisienne s’y sentait parfaitement à l’aise.

Émilie leur avait concocté un programme chargé avec visite de château, cinéma, piscine et apéritifs à volonté. Elles avaient également beaucoup ri en se remémorant d’anciennes anecdotes. Anaïs avait préféré taire les récents événements, liés à la nomination d’Arthur à la direction de l’hôtel. Elle ne souhaitait pas inquiéter inutilement son amie. Et puis elle se sentait de taille à affronter la situation.

Le lundi, Anaïs se présenta donc au travail de fort bonne humeur. Un message l’attendait, collé sur son ordinateur. « RDV à 10h, dans mon bureau. A. Boisnard »

Cette convocation cavalière constituait une première dans sa carrière et distilla en elle un sentiment de malaise diffus. Avant cet entretien, la jeune femme eut l’occasion d’élaborer une kyrielle de scénarii, tous plus catastrophiques les uns que les autres. L’attente lui fournit le temps nécessaire pour se ronger les ongles des deux mains ainsi que d’ingurgiter l’équivalent d’une cafetière. Elle changea également quatre fois de coiffure, cherchant celle qui la mettrait le plus en valeur. Finalement, elle choisit de laisser ses boucles reposer librement sur ses épaules.

Enfin, l’heure arriva et tremblante, la chef de réception frappa à la porte du directeur. Répondant à l’invitation de son supérieur, elle entra. Arthur Boisnard était confortablement installé dans son fauteuil de cuir, les mains croisées devant lui, sa crinière brune savamment disciplinée et ses yeux bleus inquisiteurs fixés sur elle.

— Assieds-toi. Comprenant l’hésitation d’Anaïs, il continua : oui, j’aime tutoyer mes employés. Ça donne un côté plus paternaliste. Tu ne trouves pas ?

— Heu… je ne sais pas, je n’avais jamais réfléchi à la question… balbutia Anaïs.

— Bien entendu, la réflexion, c’est l’apanage des chefs… ce que tu n’es évidemment pas ! rétorqua tranquillement le directeur, sans cesser de sourire.

Déstabilisée par cette réponse, Anaïs tenta de remettre l’entretien sur des rails plus professionnels :

— Vous souhaitiez me voir pour un motif particulier ? Pour rediscuter du prix des chambres, peut-être ? Je sais que monsieur Berthot parlait de…

Amusé, Arthur Boisnard l’interrompit :

— Nous étudierons ça en temps voulu. Non, je désirais juste te rencontrer en tête à tête. Histoire de comprendre pourquoi ce bon Roger t’avait choisie, toi, pour le poste de chef de réception.

— Certainement parce qu’il estimait que j’en possédais les compétences…

— Si cela te plaît de le croire… Mais nous savons tous les deux que j’ai des raisons de douter de sa décision, n’est-ce pas ? lui assena-t-il, appuyant son propos d’un clin d’œil.

— Je ne comprends pas ce que vous dites, réussit à répondre Anaïs dans un souffle.

— Vraiment ? Je dois me tromper, alors. Mais nous reprendrons cette conversation ultérieurement.

Et sans autre forme de procès, il la congédia d’un geste de la main.

La mine défaite, Anaïs sortit de la pièce et se dirigea comme un automate vers son bureau. En chemin, elle croisa Julien. Son assistant lui lança un regard interrogateur auquel elle répondit par un sourire :

— Ne t’inquiète pas, j’ai seulement bu trop de café et ça me donne des brûlures d’estomac.

Le jeune homme ne sembla guère convaincu par son explication, mais n’insista pas davantage. Cette assertion n’était pourtant pas si éloignée de la vérité, si l’on comptait le nombre de gobelets de café qui gisaient dans sa poubelle.

Encore sous le choc de son entrevue avec Arthur, Anaïs s’assit devant son ordinateur et tenta de se replonger dans le travail. Mais les pensées tournoyaient dans sa tête, rendant impossible toute concentration. Prise de nausées, elle se précipita aux toilettes. En ressortant, elle tomba sur Mélissa qui vérifiait son maquillage face au miroir. Le poudrier à la main, l’assistante de direction lui adressa un sourire moqueur avant de s’exclamer :

— Tu ne nous avais pas annoncé la bonne nouvelle ! Petite cachottière ! Je me disais bien, aussi, que tu avais forci…

Interloquée, Anaïs la regarda, bouche bée :

— Mais de quoi tu parles ?

— Oh ! Tu n’es pas enceinte ? roucoula Mélissa, faussement désolée. Excuse-moi, mais en t’entendant dans les toilettes, j’ai supposé que…

— Non, j’ai juste avalé trop de café, répliqua sèchement Anaïs. Décidément, sa boisson favorite constituait un excellent alibi. Maintenant, si ça ne dérange personne, j’aimerais pouvoir me remettre au travail !

— Ça va, pas la peine de t’énerver ! Au fait, tu avais bien rendez-vous avec Arthur, ce matin ?

— Arthur ? Je te trouve bien familière…

— Oui, il m’a demandé de l’appeler par son prénom. Il estime que c’est plus moderne et que cela entretient les bonnes relations entre nous. Il est formidable, n’est-ce pas ?

— Si, si, absolument fabuleux, marmonna Anaïs, sans grande conviction. Maintenant, je te quitte, j’ai vraiment du travail.

Et elle sortit, abandonnant la jeune femme à son maquillage de pseudostarlette.

« Il est formidable ! », la singea-t-elle mentalement ! Pauvre idiote ! Oh ! Pas de doute qu’il savait se montrer charmant. Mais en ce qui la concernait, elle connaissait d’autres aspects de sa personnalité, beaucoup moins reluisants. Serrant les poings et les dents, elle réussit enfin à chasser l’intrus de ses pensées et à se concentrer sur sa tâche.

Sa journée achevée, elle se rendit dans un local de la rue Courtalon. Suite à une annonce dans un quotidien, elle avait rejoint le monde associatif. Depuis deux ans, elle dispensait des leçons de français à de jeunes adultes en provenance de l’étranger.

Après un démarrage difficile, elle avait trouvé son rythme et sa méthode et les moments qu’elle passait avec ses élèves lui procuraient un plaisir infini. Elle se sentait utile et à sa place lorsqu’elle les voyait progresser. Ce soir-là, son cours lui permit également de mettre ses soucis de côté et d’oublier Arthur Boisnard.

*****

L

es jours suivants, Anaïs se jeta à corps perdu dans le travail afin d’éviter toute pensée susceptible de la ramener à son supérieur. Elle ne sortait de son bureau qu’en cas d’absolue nécessité de peur de le croiser. Julien voyait bien que sa patronne semblait inquiète. Il redoubla donc d’attention et de sollicitude, l’aidant de son mieux dans ses diverses tâches. Il n’hésita pas à servir de messager entre Anaïs et les réceptionnistes et aurait même accueilli les clients si elle le lui avait demandé. La sensibilité exacerbée du garçon le poussait à se soucier des autres et de leur bien-être. Encore une chose qu’il partageait avec Anaïs.

Le midi, la jeune femme ne déjeunait plus avec ses collègues, mais seule dans son bureau. Les filles s’en inquiétèrent et Anaïs prétexta une surcharge de travail liée au changement de direction. Laura, envoyée en éclaireuse, se lança alors dans une tirade dithyrambique sur leur nouveau patron. Les autres réceptionnistes et elle-même le trouvaient fabuleux : il se montrait prévenant, prenait toujours le temps de plaisanter avec elles. Et surtout, son allure de play-boy était loin de les laisser indifférentes. Anaïs écouta sa collègue soliloquer sans l’interrompre. Essayer de modérer son discours aurait été vain. Elle n’ignorait pas qu’Arthur Boisnard excellait dans l’art d’embobiner les gens. Pour l’heure, elle hésitait entre oublier la désagréable conversation qu’ils avaient eue et celle de lui prouver que monsieur Berthot ne s’était pas trompé. Elle n’avait pas usurpé son poste.

Après une semaine de débats intérieurs, elle arrêta sa décision. Elle allait lui montrer qu’elle avait l’étoffe d’une véritable chef de réception, et qu’elle ne le craignait pas.

Elle prit donc l’initiative de préparer le RevPar1 afin de discuter sérieusement avec lui du prix des chambres. Les tarifs des hôtels environnants accusaient une légère baisse et ils allaient devoir s’aligner s’ils voulaient rester compétitifs. Elle se sentait confiante. Elle savait de quoi elle parlait, maîtrisant parfaitement son dossier.

La première étape consistait à s’affirmer face à Arthur Boisnard. Elle rassembla donc tout son courage et frappa à la porte de son supérieur.

— Bonjour, monsieur, lança-t-elle résolument.

— Ah ! Anaïs ! Je commençais à croire que tu m’évitais !

— Quelle drôle d’idée ! J’étais simplement débordée, ces derniers jours. Et justement, je souhaiterais que nous discutions du prix des chambres. Seriez-vous disponible ?

— Mais bien entendu ! Je peux toujours trouver du temps pour toi !

— Voilà, je vous ai préparé le RevPar, et j’ai également apporté les chiffres de nos concurrents sur le secteur, attaqua Anaïs avec assurance. Je pense que…

— Tiens, tu penses, maintenant ? C’est nouveau, ça ! se moqua Arthur. Mais vas-y, continue, je t’en prie.

Désarçonnée, Anaïs eut du mal à retrouver le fil.

— Donc, je pense que nous devrions nous aligner sur leurs tarifs.

— Vraiment ? Aurais-je par hasard raté la note de service qui te nommait directrice de l’hôtel ?

— Non, bien sûr que non, mais en tant que chef de réception…

— Ton rôle consiste à t’occuper de la réception. Pas d’autre chose.

— Excusez-moi, mais comme vous venez juste d’arriver, je me suis dit que vous souhaiteriez être conseillé. Et dans la mesure où je connais le secteur…

— Eh bien dorénavant, évite de penser ! De toute évidence, ça ne te réussit pas ! Au travail, et à l’avenir, ne t’octroie plus ce genre de prérogatives. N’oublie pas qui commande, ici.

Mortifiée, la tête basse, Anaïs retourna s’enfermer dans son bureau. Son patron n’avait eu besoin que de quelques mots pour réduire ses bonnes résolutions à néant. Elle ravala tant bien que mal son dépit et appela Julien.

— Désolée de t’embêter avec ça, mais je sais que tu dois aller à la banque ce matin. Est-ce que cela t’ennuierait de t’arrêter à la boulangerie pour me prendre une religieuse au chocolat ?

— Non, pas du tout ! Je serais ravi de vous rendre ce service, accepta Julien. Mais vous n’avez pas l’air en forme, ça va ? C’est encore le café ? Vous devriez peut-être songer à prendre rendez-vous chez le médecin.

— Ne t’inquiète pas, ce sont juste de vieux maux qui resurgissent… Le docteur n’y peut rien, crois-moi.

— Si vous le dites… Mais pensez-y… Il y a peut-être quelqu’un qui peut vous aider… En tout cas, je vous rapporte très vite votre pâtisserie !

Julien parti, Anaïs soupira. Il n’existait, hélas, aucun remède contre le fléau qui l’accablait. Et personne pour l’épauler. Elle devrait l’affronter seule.

Julien ne tarda pas à revenir avec la promesse de calories réconfortantes.

— C’est vous qui décidez, mais ma mère s’est longtemps soignée à coup de chocolats et de sucreries en tous genres. Puis un jour, elle a réalisé que finalement, c’était une délicieuse, mais malsaine habitude. C’était pour elle une manière d’avouer sa défaite sur le mal… dit le jeune homme en lui tendant la religieuse.

— Pourquoi me racontes-tu cela ?

— Je ne sais pas… Peut-être parce que vous aviez plus l’air de souhaiter vous noyer dans le gâteau que de le manger…

Anaïs le fusilla du regard, poussant son assistant à battre en retraite. Même si sa compassion la touchait, elle trouvait qu’il se mêlait de choses qui ne le concernaient pas. Une fois seule, elle posa la pâtisserie sur son bureau et entama un tête-à-tête avec elle. Ce que lui avait raconté Julien était loin de l’indifférer. Si elle engloutissait les deux choux, elle admettait qu’Arthur avait gagné cette manche. Le voulait-elle réellement ? Après délibération de son jury intérieur, il apparut que non. La religieuse atterrit donc intacte dans la poubelle.

Puis, après réflexion, elle la repêcha. Elle détestait le gâchis. Elle pourrait toujours l’offrir à Samir, un de ses élèves de FLE2. Elle le savait gourmand et son maigre salaire ne devait pas lui permettre ce genre d’extras.

Le gâteau passa la journée sur son bureau, la narguant de sa crème chantilly tentatrice. Mais Anaïs tint bon et le soir, elle put fièrement la tendre à Samir. Le regard ému du jeune homme valait bien ce sacrifice, pensa-t-elle.

Beaumont-de-Lomagne, juillet 1998

E

t un, et deux, et trois… zéro ! Durant un mois, la France avait vécu au rythme des matches de l’équipe de France. Depuis la finale, les jeunes filles ne cessaient d’entonner le célèbre refrain, comme un chant de ralliement. Anaïs avait eu la chance de pouvoir assister à Argentine-Jamaïque au parc des Princes et avait décrit par le menu ce fantastique moment à son amie.

Les chants des supporters dans le métro, chaque camp répondant à l’autre, préfiguraient de l’ambiance débonnaire qui entourait cette rencontre. Arrivée aux abords du stade, elle était enivrée par la foule et les odeurs de marijuana. Elle voyait avec stupéfaction les partisans des deux pays se prendre mutuellement en photos. Ils se quittaient ensuite en se serrant la main et en se souhaitant bon courage, dans un anglais que même elle comprenait. Les hooligans que l’on croisait habituellement ici semblaient bien loin. Les drapeaux volaient au vent et déjà les gradins se soulevaient au rythme des « olas » improvisées. Pour la première fois depuis son déménagement en région parisienne, elle se sentait heureuse. Le match avait tenu toutes ses promesses en lui offrant un inoubliable spectacle. Même les cinq buts de l’Argentine ne réussirent pas à freiner l’ardeur des Jamaïcains. Par chance, elle se trouvait au milieu des supporters de l’équipe victorieuse et elle put mêler sa liesse à la leur.

Émilie et son frère, jaloux, l’écoutaient raconter et ne cessaient de lui demander des détails sur ce fabuleux après-midi. Frédéric surtout. L’adolescent avait quatre ans de plus que les filles et c’était un inconditionnel du ballon rond. Il possédait un abonnement au stadium de Toulouse et avait promis à Anaïs de l’emmener assister à une rencontre lors des prochaines vacances. La jeune fille ne doutait pas qu’il tiendrait parole. Frédéric se comportait comme un frère pour elle, suppléant parfaitement le sien, ce garçon froid et distant qui lui adressait à peine deux mots par jour. Émilie soupirait, enviant la chance de son amie. Elle habitait maintenant une ville où tant de choses se passaient. Mais devant la moue désabusée d’Anaïs, elle s’enquit de ce qui n’allait pas. Dans un premier temps, la collégienne ne voulut pas ennuyer Émilie avec ses soucis. Mais celle-ci la pressa tant et si bien qu’elle finit par céder et par lui raconter les quatre mois de calvaire qu’elle venait de vivre. Déconcertée, l’adolescente ne savait pas trop comment réconforter son ancienne camarade de classe. Elle l’assura de son amitié et la rassura sur ses qualités humaines. En désespoir de cause, elle tenta d’argumenter qu’elle ne se retrouverait pas avec les mêmes élèves à la rentrée. Hélas, Anaïs avait opté pour l’allemand en première langue. Elle suivrait donc cette cohorte sur les quatre ans.

Au moment de se quitter, les deux jeunes filles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre, se jurant de s’écrire souvent et de se revoir bientôt. Émilie, inquiète, regarda le train de son amie s’éloigner vers Paris.

Paris, 2017