Six mois de vrai bonheur - Gilbert Musetti - E-Book

Six mois de vrai bonheur E-Book

Gilbert Musetti

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Beschreibung

"Six mois de vrai bonheur" n’est pas une autobiographie destinée à se complaire dans la douleur de Gilbert Musetti, mais plutôt une réflexion sur les moyens qui lui ont permis de se libérer d’une enfance, d’une adolescence et d’une jeunesse tourmentées. Cet ouvrage révèle une prise de conscience : son histoire, perpétuellement ancrée dans son esprit, non seulement minait son existence, mais aussi celle de son entourage. Face à ce traumatisme, écrire est devenu une voie pour briser les chaînes du passé et, peut-être, offrir une aide à ceux qui traversent des épreuves similaires.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Gilbert Musetti, auteur profondément marqué par son parcours, livre dans "Six mois de vrai bonheur" un témoignage intime, entre récits et poèmes. Cet ouvrage, une autothérapie, lui permet d’exprimer et de libérer ses angoisses et son sentiment d’abandon.

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Seitenzahl: 399

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Gilbert Musetti

Six mois de vrai bonheur

© Lys Bleu Éditions – Gilbert Musetti

ISBN : 979-10-422-6831-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Le 24 octobre 1944, dans le 12e arrondissement de Paris, j’arrivais dans un monde bien confus.

Petit être blond aux yeux bleu-vert, d’origine italienne, déjà 4 enfants avant moi, pas vraiment le bienvenu, mais bien accepté quand même. Tout cela dans une période de fin de guerre où les gens avaient un peu perdu leurs repères.

Parlons un peu de cette famille, 5 enfants, deux filles et trois garçons. Malgré nos origines, nous ne vivions pas vraiment comme une famille italienne.

Intégration oblige !

Mes grands-parents maternels, que je n’ai pas connus, étaient arrivés d’Italie avec leurs deux premiers enfants, Victor et Marie. Quatre autres ont suivi. Ma mère était la cinquième de la fratrie. À l’inverse, toute la famille vivait vraiment à l’ambiance italienne.

Ma grand-mère Giovanna tenait un restaurant dans le 15e arrondissement de Paris où beaucoup d’émigrés italiens venaient prendre leurs repas.

(C’est là où ma mère a connu mon père.)

Ils ne vivaient pas dans l’opulence, mais s’en sortaient très bien. De plus, mon grand-père travaillait dans le bâtiment, cela faisait un revenu supplémentaire.

1

Ma mère a eu une enfance et une adolescence très agréable.

Après s’être mariée avec mon père et avoir eu cinq enfants, connu la guerre de 39/45, Mussolini allié des Allemands par-dessus le marché, pour elle cela devenait insupportable. Tout avait changé dans son esprit, les Italiens étaient mal vus, on les dénigrait en permanence. Elle était née en France et revendiquait sa nationalité française. Il en allait de même pour ses enfants. Nous étions français. Ce n’était même pas la peine de discuter, il était interdit de parler italien, que ce soit à l’extérieur ou à la maison. Il fallait s’intégrer ! Même si ma mère parlait sa langue maternelle couramment, nos parents ne parlaient pas italien devant nous. Tout au plus, leur arrivaient-ils de dire quelques mots lorsqu’ils se disputaient ou étaient en colère contre nous.

Il est vrai qu’à cette époque il n’était pas de très bon ton d’être italien. Mon père avait combattu le fascisme, il avait été obligé de quitter son pays pour échapper aux chemises noires et sauver sa peau. Mais il y avait toujours quelques imbéciles qui n’avaient pas compris la situation et nous faisaient sentir que nous n’étions pas les bienvenus.

Pourtant, certains Français auraient pu balayer devant leur porte. C’étaient souvent eux, les résistants de la dernière heure, qui étaient les plus méprisants.

Si en France il y a eu de vrais résistants, en Italie aussi.

Il aurait fallu que ces ignorants lisent l’histoire italienne. Auraient-ils été assez intelligents pour la comprendre ? J’en doute fort.

Certains hommes sont ainsi faits, ils pensent qu’en dévalorisant les autres, ils vont se grandir.

Mais continuons de parler de ma mère.

Donc elle avait eu une enfance heureuse.

Je pense souvent à ce qu’elle me racontait lorsqu’elle était encore adolescente. Ayant une santé fragile, elle était la préférée de son père et toute la famille la couvait de peur qu’il ne lui arrive quelques ennuis de santé.

Elle aimait la vie par-dessus tout. Je n’ai jamais connu une personne aimant la vie autant qu’elle. Ses parents s’employaient toujours à lui faire plaisir.

Chaque année au mois de juillet, des amis de mes grands-parents l’emmenaient avec eux en vacances à Dinard près de Saint-Malo. Ils venaient la chercher à la gare en calèche et faisaient deux ou trois kilomètres pour arriver à leur propriété. Rien que le trajet de la gare à la villa était pour elle un instant magique. Elle me disait que tout le monde les regardait, le bonheur se lisait encore dans ses yeux. Pendant ce mois, ils lui faisaient visiter tous les plus beaux endroits de la Bretagne. C’était un couple sans enfant, elle était traitée comme une petite reine.

Une petite anecdote pour vous dire jusqu’où pouvait aller la protection de la famille envers ma mère.

Sa sœur Marie épouse en 1922 un gentil garçon qui s’appelait Jean. Leur voyage de noces était programmé depuis quelque mois. Jean était ravi d’aller présenter sa jeune épouse à sa famille à Salsomaggiore en Italie.

Mais un soir Marie lui dit :

— Tu sais Jean, ma sœur est anémiée, le docteur lui a conseillé d’aller quelques jours à la montagne.

Et sans vraiment lui demander son avis, elle lui annonce qu’elles vont partir toutes les deux à Salsomaggiore. Jean lui répondit :

— Si cela peut faire du bien à la petite, allez-y.

Et les voilà parties toutes les deux en Italie dans la famille du mari. Elles devaient y rester quatre semaines, elles y sont restées trois mois. Mon grand-père ne les voyant pas revenir leur a envoyé une lettre en leur donnant une semaine pour rentrer à la maison. Dans le cas contraire, il irait les chercher et les ramènerait à coups de pied aux fesses.

Deux jours après avoir reçu la lettre, elles étaient à Paris.

Enfance et adolescence facile. Ses parents l’adoraient et ses frères et sœur aussi. Tout était rose et merveilleux.

Lorsqu’elle a fait la connaissance de mon père, pour elle, il était le plus beau de tous. Il est vrai que pour ma mère la beauté était très importante. Beau ou belle, tu avais toutes les qualités et que des qualités.

Quelques années plus tard, elle a vite déchanté.

Comme ce jour où ils se promenaient tous les deux sur les quais de Seine, tels beaucoup d’amoureux de cette époque, ma mère devait avoir une vingtaine d’années et mon père en avait dix de plus. Il la vit chercher quelque chose dans son sac à main et s’aperçut qu’elle avait une trousse de maquillage au fond de son sac.

Sans dire le moindre mot, il prit la trousse et son contenu et en passant sur le pont Mirabeau, il jeta le tout dans la Seine avec ces mots.

— Ce sont les p**** qui se maquillent !

Ma mère n’a même pas eu le réflexe de lui dire quoi que ce soit, elle est restée là sans un mot, sans un geste et ils sont repartis comme si de rien n’était alors qu’ils n’étaient que fiancés.

J’ai dû entendre cette histoire au moins dix mille fois dans ma vie. À la fin, cela me faisait éclater de rire.

(Si j’avais fait la même chose à ma femme, elle m’aurait fait bouffer le sac et tout son contenu.)

Bien sûr les temps ont changé, les femmes ne sont plus aussi dociles.

Hélas !

Plusieurs années plus tard, lorsqu’ils n’étaient pas d’accord et que ma mère insistait lourdement pour obtenir ce qu’elle voulait, mon père pensait régler le litige en donnant un coup de poing sur la table.

— Qui commande ici…

Alors ma mère partait dans sa cuisine, bien protégée par la distance, en murmurant.

— En tout cas, ce n’est pas toi !

Pendant plus de quarante ans, dès que mon père la contrariait un peu, elle nous ressortait toutes ses petites rancœurs, mais bien sûr jamais devant lui.

C’en était infernal. Leurs disputes étaient sans importance à mes yeux.

Si j’avais la mauvaise idée de lui dire :

— Maman, tu exagères, il est bien tranquille à lire son journal sans rien demander à personne, et toi tu le cherches sans arrêt.

Mal m’en prenait, je me faisais envoyer sur les roses. Elle avait vis-à-vis de mon père une rancune tenace.

Elle finissait par ces mots :

— Comment ai-je pu épouser un macho pareil !

Et comme j’avais osé lui dire, même gentiment, qu’elle exagérait un peu, sous le coup de la colère, elle me regardait en me disant que j’étais de la même trempe.

Mais à mon égard, elle n’a jamais eu aucune rancune.

À l’époque, j’avais seize ou dix-sept ans et cela me fait encore rire aujourd’hui.

Ils ont quand même eu cinq enfants ensemble et sont restés toujours mariés. Il est vrai qu’à cette époque, les couples ne divorçaient pas aussi facilement.

(Aujourd’hui aurait-elle divorcé ? Je ne le crois pas.)

Mon père ne parlait pratiquement pas, mais ma mère parlait pour dix. Ils n’étaient vraiment pas faits l’un pour l’autre. Pour tout dire entre mes parents, c’était le mariage de la carpe et du lapin.

2

Mon père était un homme droit et sincère, avec peu d’ambition, mais courageux. Il travaillait dans une entreprise de maçonnerie. De plus, pour nourrir sa famille, il cultivait un très grand potager. Il ne se projetait pas dans l’avenir, il n’avait pas l’esprit pour monter dans la hiérarchie, il faisait son petit train-train et il était très heureux comme cela. Au grand désespoir de ma mère.

C’était par contre un homme très coléreux, il ne fallait pas que je lui tombe sous la main lorsque j’avais fait la moindre bêtise ou une réflexion désobligeante.

Si j’échappais à sa colère, en prenant la porte et en courant très vite, j’étais sauvé (je n’ai pas toujours réussi cet exploit, mais assez souvent quand même heureusement). Lorsque je revenais une ou deux heures après, la colère était tombée, il me disait simplement.

— Attention la prochaine fois !

Tout en me montrant sa main (enfin, si on pouvait appeler ça une main, elle ressemblait plutôt à un battoir), et l’on n’en parlait plus. Il n’y avait en lui aucune rancune ni méchanceté, mais il ne savait pas contrôler ses colères. Plus tard j’ai compris pourquoi.

Mon père avait été appelé pour partir combattre pendant la Première Guerre mondiale à l’âge de dix-sept ans. Il a connu les gaz, il s’est battu à l’arme blanche, baïonnette au canon, pelle de tranchée affûtée. Il en a vu de toutes les couleurs, plus grand-chose ne lui faisait peur.

Lorsqu’il a été démobilisé après six ans d’armée, le fascisme s’était installé en Italie et en ce temps-là tu étais soit communiste soit fasciste. Lui était communiste et fier de l’être.

À plusieurs reprises les chemises noires étaient venues chez ses parents pour qu’il adhère au régime fasciste. Leur méthode de recrutement était radicale. Si tu refusais, on te faisait boire un fiasco d’huile de ricin, puis on te frappait avec une matraque et on te laissait sur place à moitié mort. Plusieurs de ses camarades avaient succombé. Il n’avait pas le choix, il lui fallait partir. Il réserva une place sur un bateau au port de La Spezia (Italie) pour partir aux États-Unis. En attendant, il resta caché chez des amis en ville.

Seulement, le bateau devait être complet pour prendre le large et cela pouvait demander plusieurs semaines. Pressé par la milice, il alla se faire rembourser son billet et parti pour la France. Il arriva à Paris où son frère aîné André était installé depuis deux ou trois ans. Il lui trouva rapidement du travail dans une entreprise de maçonnerie, dont le responsable était un ami du même village.

Mon père était un homme très calme et sans méchanceté, il travaillait sans jamais protester en aucune façon, mais comme je l’ai déjà dit, il était aussi très coléreux, il ne fallait pas le bousculer ou l’insulter sinon il voyait rouge dans l’instant.

Autre petite anecdote. (Et il y en a eu beaucoup d’autres, mais restons sur celle-là.)

Un jour, un charretier qui livrait des matériaux sur le chantier l’interpella, en lui demandant où se trouvait le responsable. Mon père ne sachant pas encore bien parler le français lui dit gentiment qu’il ne comprenait pas et d’un geste de la main lui désigna un collègue qui pourrait sûrement le renseigner. L’homme, avec le sourire aux lèvres et pensant que mon père ne comprendrait pas, lui dit :

— Va te faire en*****, sale macaroni, retourne dans ton pays sucer tes cailloux !

Pas de chance, en italien cela se dit presque pareillement. Mon père saisit une pelle et lui en assena plusieurs coups sur le haut du crâne.

Le charretier courrait en criant au secours, avec mon père derrière lui qui ne voulait pas lâcher sa proie. Le sang coulait sur son visage et sur ses vêtements. Tous les ouvriers se demandaient ce qu’il se passait. Le responsable du chantier voyant le charretier ensanglanté se précipita entre mon père et lui pour le protéger, et dit à mon père :

— Jean es-tu devenu fou ?

Et mon père lui répondit avec le plus grand calme :

— Il vient de m’insulter.

Et lui répéta en italien les mots qu’il avait malgré tout bien compris. Le chef dit au charretier tout en le protégeant :

— Ah oui ? Eh bien, il aurait dû taper plus fort !

J’ai fait remarquer à mon père qu’il aurait pu le tuer.

Il me regarda et me dit simplement :

— Mais je ne suis pas fou, je n’ai pas frappé avec le tranchant.

Il m’avait déjà expliqué le pourquoi des pelles, pendant la guerre, affutées d’un seul côté.

C’étaient des armes qui ne servaient pas uniquement à creuser des tranchées individuelles. Je lui posais encore une question :

— Tu n’as pas eu d’ennuis après ?
— Oh non, lorsqu’il revenait livrer, dès qu’il me voyait, il faisait un détour.

Il est vrai qu’en ce temps-là, il n’y avait pas de plaintes. De toute façon, personne n’aurait servi de témoin.

Ce que j’aimais chez mon père, c’est qu’il ne laissait à personne le droit de lui manquer de respect.

(Quitte à employer une pelle.)

Bien longtemps après sa mort, je lui ai écrit ce poème, j’avais compris beaucoup de choses.

Italiano

Parfois tu me parlais de toi

De toutes ces années de guerre

J’aimais bien le son de ta voix

Je t’écoutais des heures entières

Avec ton accent italien

Tes gestes et ton vocabulaire

Qui t’allaient infiniment bien

Même quand tu étais en colère

ITALIANO ITALIANO ITALIANO

On ne s’est pas toujours compris

On a souvent croisé le fer

Moi j’étais dans mon paradis

Toi, tu revenais de l’enfer

Pourtant dans cette drôle de vie

Tu restais juste et sincère

Tu n’allais pas chercher la nuit

Quand tu avais soif de lumière

ITALIANO ITALIANO ITALIANO

Tu me parlais de l’Italie

Comme on parle d’une maîtresse

Je voyais dans tes yeux ravis

Beaucoup d’amour et de tendresse

Tu me disais que ton pays

Était le plus beau de la terre

Et si tu en étais parti

C’était parc’ qu’il fallait se taire

ITALIANO ITALIANO ITALIANO

Malgré ce que tu as subi

Dans le plus profond de ta chair

Tu as toujours aimé la vie

Tu voulais être centenaire

Et moi je restais tout petit

Devant ce courage exemplaire

J’aurais voulu être ton ami

Pour mieux te comprendre, mon père

ITALIANO ITALIANO ITALIANO

3

Mon grand frère Michel, que j’aime beaucoup, je l’ai longtemps admiré. Il était attendu comme le Messie. Il a toujours été pour ma mère un enfant extraordinaire, calme, écoutant et attentionné.

Il ne savait pas quoi faire pour lui faire plaisir.

Ma mère l’adorait et il lui rendait bien. Lorsqu’elle le voyait arriver, elle disait toujours.

— Voilà mon soleil !

Nous, nous étions des petites planètes qui tournions autour.

Il était né entre eux un amour indestructible, je crois que mon frère n’a jamais aimé une autre femme ni ma mère, un autre homme aussi fort dans toute leur vie. Je parle évidemment d’un amour fusionnel, ils étaient en osmose.

S’il y a eu entre eux cet amour incommensurable, c’est qu’ils avaient vécu ensemble des moments de bonheur, et d’autres plus difficiles.

Comme je l’ai déjà dit, ma mère n’avait pas une grosse santé, elle ne pouvait pas toujours effectuer les tâches ménagères et s’occuper de ses enfants à temps complet.

Après tous ses accouchements, elle était fatiguée et souvent alitée. Pourtant c’était une femme courageuse. Dès que sa santé le lui permettait, elle allait faire des ménages et prenait tous les petits boulots qu’elle pouvait trouver.

Michel dès l’âge de neuf ans s’occupait comme il pouvait des travaux ménagers et souvent préparait même les repas. Il s’occupait aussi de ses deux petites sœurs, Éliane âgée de trois ans et Françoise qui avait trois mois, qu’il fallait changer, laver, habiller.

Robert, lui, avait sept ans, mais était encore trop petit pour participer.

Le docteur venait souvent voir cette petite famille et lorsqu’il voyait Michel se démener pour sa mère et ses petites sœurs, il lui disait qu’il serait souhaitable d’hospitaliser sa maman. Il refusait catégoriquement en déclarant qu’il pouvait s’en occuper lui-même.

Le médecin repartait l’âme en peine, sans se faire payer. Au contraire, il n’oubliait jamais de laisser sur la table de nuit un petit billet.

Mon frère la soignait, la rassurait, la dorlotait autant qu’il le pouvait.

Il emmenait ses petites sœurs au dispensaire pour les faire vacciner ou pour d’autres visites, il devait marcher plusieurs kilomètres, avec la plus petite dans le landau et la plus grande sur le rebord.

Cela se passait début 1942, en pleine guerre avec de plus toutes les difficultés occasionnées par les privations et le rationnement.

J’ai compris beaucoup plus tard pourquoi existait entre eux cet amour aussi fort.

4

Mon second frère Robert était un petit garçon intelligent, apprenant très bien à l’école, toujours dans les premiers de sa classe. Malheureusement, à l’âge de dix ans, il contracta une méningite et dans le même temps, une septicémie. Il resta quarante jours dans le coma.

Lorsqu’il s’est réveillé, cette maladie lui avait laissé beaucoup de séquelles.

Ma mère durant toute cette période a été une mère exemplaire. Présente chaque jour à l’hôpital des enfants malades, priant pour qu’il ne meure pas. Elle était bouleversée.

Un an après cette maladie terrifiante, il eut de gros problèmes osseux et dut partir en sanatorium à Roscoff en Bretagne pendant près de 3 ans. Ma mère faisait Paris-Roscoff en train de nuit deux à trois fois par mois, pour le voir et aussi pour lui apporter des friandises et tout ce qu’elle pouvait.

Quand Robert est revenu du sanatorium vers quatorze ans, c’est là où j’ai vraiment fait sa connaissance, je devais avoir cinq ans. Ma mère lui trouva un centre de formation pour faire un apprentissage de jardinier, il revenait le samedi et le dimanche à la maison. Avec les séquelles de sa méningite, il ne pouvait pas analyser les choses comme « monsieur tout le monde » et ma mère ne comprenait pas toujours son comportement. Pour elle il était guéri et il devait avoir un peu plus de reconnaissance vis-à-vis d’elle, après tout le mal qu’elle s’était donné pour lui.

Mais la reconnaissance… Déjà qu’un enfant avec toutes ses capacités intellectuelles ne reconnaît pas toujours le bien que ses parents lui apportent, alors Robert avec ses difficultés… C’était quasiment mission impossible. Elle voulait qu’il soit comme son frère aîné. C’était en permanence :

— Regarde Michel, comme il réussit.

Toujours son frère en exemple. Robert ne pouvait analyser cela. C’était l’incompréhension totale entre eux. Alors sont nées en lui une haine, une jalousie et une rancune sans borne. Quelques années plus tard, il faisait dépression sur dépression.

5

Éliane était également une petite fille très gentille avec beaucoup de facilités. Elle aussi apprenait bien à l’école, toujours classée dans les premières. Mais elle était une enfant fragile et très émotive qui perdait facilement tous ses moyens lorsqu’il y avait un examen. Elle paniquait complètement. Une enfant qui avait besoin à chaque instant d’être aimée et rassurée.

Mais voilà, il y avait Françoise qui prenait toute la place. Le deuxième soleil de ma mère. Éliane a toujours recherché auprès de notre mère, l’amour que celle-ci ne pouvait lui donner. Ma mère lui faisait souvent comprendre, quand elle ne lui disait pas, qu’elle était un peu « pot de colle », ce qui amusait beaucoup Françoise.

Éliane ressentait bien sûr cette différence et il s’était aussi développé en elle une petite pointe de jalousie vis-à-vis des deux astres solaires.

Quelques années plus tard, elle fit, pour d’autres raisons, une dépression nerveuse. Et là, ma mère s’en est beaucoup occupée. Tous les jours, elle était auprès d’elle, lui parlait, la rassurait. Après quelque mois tout était rentré dans l’ordre. Ma mère lui avait même trouvé un travail à la Sécurité Sociale et Éliane était heureuse et épanouie. Enfin, sa mère lui donnait cet amour qu’elle avait tant attendu. (Mais cela était peut-être trop tard…) Et puis le temps a passé et notre mère est tombée malade. Éliane était là presque tous les jours pour la réconforter en lui apportant tout son soutien.

Hélas, cela n’a pas duré indéfiniment, car notre mère est décédée. Éliane n’a pas supporté son départ.

On aurait dit qu’elle avait besoin que sa mère lui donne encore et encore de l’amour. Tout cet amour dont elle avait manqué dans son enfance. Cela lui a été insupportable et le choc émotionnel, lui fut extrême.

Quelques semaines plus tard, elle a basculé dans une dépression irréversible.

C’est très dur de vivre un amour qui n’est pas réciproque. Quel qu’il soit.

6

Françoise, petite fille très jolie, vivant dans ses rêves. Le second soleil de ma mère. (Heureuse d’être au monde et d’y voir clair.) Pour elle les problèmes n’existaient pas. Et d’ailleurs, les solutions non plus. Tout était beau et merveilleux. Ce qui ne lui convenait pas, elle l’ignorait, le mettait de côté. Cela lui permettait de ne jamais être stressée ou angoissée.

À l’âge de quatorze ans, après avoir eu son certificat d’études, elle est entrée comme « petite main » chez Pierre Balmain, maison de haute couture où elle a pu côtoyer beaucoup de personnalités, mannequins, artistes de cinéma et femmes du monde. Elle continuait ses rêves de petite fille où ne devaient exister que la beauté, le chic et la prestance.

Il est vrai que son caractère correspondait parfaitement à celui de ma mère. Il y avait entre elles une vraie complicité.

7

Je pense très souvent à Éliane et Robert et ils me manquent beaucoup. Pendant des années, j’ai espéré garder un contact avec eux, hélas, cela n’a pas été possible. Il y avait tellement de rancœurs dans leurs esprits que toutes conversations étaient devenues impossibles. Ils restaient repliés sur eux-mêmes, vivaient dans un autre monde. Combien de fois ai-je essayé de leur parler, de les rassurer, jusqu’au jour où j’ai enfin admis que cette maladie était difficile à soigner. C’était peut-être dû à ce manque d’amour qui leur avait fait défaut, ou à cette violence qui avait régné à la maison lorsque nous étions plus jeunes.

Leur réaction a été différente de la mienne, la violence et le manque d’amour ont fait de moi un enfant et un adolescent violent (je crois même que c’est la peur qui m’a rendu agressif.)

Éliane et Robert ne pouvaient pas gérer et vu leur fragilité, ils n’ont pu réagir.

Nous sommes tous sur le fil du rasoir. On peut tomber du bon ou du mauvais côté.

Y a-t-il un bon côté dans cette histoire ?

Je ne le crois pas.

Leur maladie s’étant aggravée, ils ont été placés en maison spécialisée.

Je me pose souvent la question. Sans porter de jugement envers qui que ce soit, s’il n’y avait pas eu cette différence, s’ils avaient été eux aussi admirés et aimés comme les deux autres, est-ce que leurs vies auraient pris une autre tournure ?

Peut-être que la haine et la jalousie ne se seraient pas développées en eux.

J’aurais aimé pouvoir leur dire ou leur écrire des mots qui auraient pu les soulager de leur mal-être, mais je n’ai jamais trouvé ces mots à mon grand désespoir.

Les personnes qui font des différences entre leurs enfants ne s’aperçoivent pas toujours du mal qu’elles génèrent. Mais quand le mal est fait, on ne peut plus revenir en arrière.

8

Mais revenons au petit garçon aux cheveux blonds et aux yeux bleu-vert. Ma mère m’a toujours dit que je les avais gardés jusqu’à l’âge de deux ans. Bizarre, bizarre. Ils sont, par la suite, devenus marron-vert avec juste un petit cercle bleu autour de l’iris.

Mes souvenirs m’arrivent à partir de l’âge de cinq ans. Je me souviens de ce climat de violence qui régnait à la maison entre mon frère aîné et mon père. De ma mère qui criait, de Michel qui saignait du nez et qui allait se réfugier au sous-sol. De même que les scènes où ma mère s’en prenait à Robert ou Éliane. J’ai vu des assiettes, un pot de moutarde, un moulin à légumes qui volaient, traversaient la cuisine en direction de Robert. Je l’ai vu aussi frapper Éliane avec un manche à balai et lui casser sur le dos. Il est vrai que ma mère était complètement débordée, il n’y avait pas d’argent, il fallait qu’elle s’occupe de tout et cela n’était pas toujours facile pour elle.

Et moi, j’avais très peur.

Je me souviens que ces épisodes se répétaient souvent. Cette peur qui était en moi, ce stress, ces angoisses m’ont poursuivi hélas toute ma vie. Même si aujourd’hui j’arrive à les contrôler, ils sont toujours là. Le stress, on peut le gérer, on peut même s’en servir pour avancer, d’ailleurs je m’en suis servi autant que j’ai pu, surtout dans ma vie professionnelle.

Mais l’angoisse, on ne peut pas, cela vous prend au creux de la poitrine et au bas du ventre, comme si on vous lacérait le cœur et les entrailles. On ne peut même pas pleurer. Tout se bloque, avec cette impression de ne plus pouvoir respirer et si personne n’est là pour vous rassurer, cela peut durer des heures.

Je ne sais pas si toute cette violence a eu une incidence sur mon comportement. Certainement. Entre six et dix ans, j’étais un enfant ingérable, je n’écoutais rien, je faisais uniquement ce que j’avais envie de faire, je n’apprenais rien à l’école, j’étais le cancre parfait.

Je prenais des raclées par mon père ou ma mère. Rien n’y faisait, bien au contraire cela me motivait pour me battre avec les gars qui me cherchaient un peu. J’étais juste insupportable. Lorsque je croisais un ou deux caïds de mon quartier qui avaient entre vingt et vingt-cinq ans, ils m’encourageaient en me disant :

— Toi, tu es un vrai dur.

Je n’avais peur de rien. Si un garçon avec deux ou trois ans de plus se moquait de moi ou m’insultait en me traitant de « sale rital », je lui fonçais dessus. J’arrivais toujours à lui donner quelques coups qui lui faisaient mal, même si après il prenait le dessus. Je revenais à la maison avec le visage en sang et mes vêtements déchirés. Ce n’était pas grave, je lui en avais quand même mis une ou deux bonnes. Et je me disais qu’un jour j’aurais ma revanche.

On aurait dit que toute cette violence en moi devait ressortir d’une manière ou d’une autre.

Par contre, à l’école, je défendais toujours les faibles quand les plus costauds s’amusaient à les bousculer. Je venais à leurs secours, je ne supportais pas l’injustice.

(Cela m’a valu quelques ennuis supplémentaires.)

Mais, comme la plupart savaient que je ne me dégonflerais pas, ils arrêtaient sur le champ.

Parfois, il fallait quand même se battre, cela ne me faisait pas peur, mais il n’y avait pas beaucoup de courageux. En général, les personnes qui s’en prennent aux plus faibles sont des lâches. J’ai pu m’en rendre compte dans ma vie d’adulte.

Je me souviens aussi de ce garçon qui avait une peur bleue quand quelques imbéciles le bousculaient et le jetaient à terre, juste pour s’amuser un peu.

Dès qu’ils me voyaient arriver, ils lâchaient l’affaire, souvent je le raccompagnais à son domicile pour le rassurer.

Je tairais son nom, mais il est devenu Maire d’une ville d’Île-de-France, et après ses fonctions à la mairie, il a été nommé cadre d’un grand parti politique.

Nous étions devenus amis et souvent nous nous donnions rendez-vous au bout de ma rue avec d’autres copains, mais nous, nous rêvions de devenir chanteurs ou bien musiciens et surtout de passer à la télé. Puis je suis parti en pension et on s’est perdu de vue.

Lorsque j’ai appris qu’il faisait de la politique, cela m’a attristé.

Je n’ai jamais trop apprécié les politiciens, ils font ce métier non pas pour améliorer la situation des personnes, mais tout simplement pour se faire valoir avec un ego surdimensionné.

Plus tard, j’ai donc écrit ce poème.

L’ami Roland

C’était le temps d’avant avec l’ami Roland

Du haut de nos dix ans, on était des enfants

C’est au bout de ma rue qu’on avait rendez-vous

Et bien sûr c’était là où l’on faisait les fous

Il voulait être chanteur et moi musicien

On avait décidé qu’on serait des gars bien

Et parfois on faisait quelques rêves insensés

On se voyait déjà passer à la télé

Et je devenais musicien et lui chanteur

De vivre cette vie-là était un vrai bonheur

Toutes les maisons de disques nous offraient des ponts d’or,

Mais nous on se moquait bien de tous leurs trésors

On était les plus grands, les plus beaux, les plus fous

Et puis toutes les filles tombaient à nos genoux

Pour la centième fois, on faisait l’OLYMPIA

Les fans nous appelaient en nous tendant les bras

Il était mon ami, il était mon copain

On voulait tous les deux suivre le même chemin

À la vie, à la mort, rester toujours unis

Et bien sûr tout cela, on se l’était promis

Les années ont passé, on s’est perdu de vue

Il n’y a plus personne au bout de cette rue

Pourtant je me souviens quand on était gamins

On était tous les deux comme les doigts de la main

Depuis j’ai regardé mes doigts d’un peu plus près

J’ai vu qu’ils n’avaient pas du tout le même aspect

Et je reste là avec mes rêves perdus

En sachant bien que tout ça ne reviendra plus

On dit qu’il est entré dans le monde des coquins

Vous savez dans ce monde où l’on veut tout pour rien

Dans cette ronde où les hommes perdent toutes leurs valeurs

En faisant croire aux autres qu’ils vont faire leur bonheur

Moi je suis resté avec mon âme d’enfant

Et je sais que jamais je ne deviendrai grand

Mais cela restera quand même mes plus beaux jours

C’était le temps d’avant et le temps des toujours

Il était mon copain, il était mon ami

Et pourtant je vous jure que l’on s’était promis

De ne jamais entrer dans le monde des grands

Vous savez dans ce monde qui fait peur aux enfants

C’était le temps d’avant avec l’ami Roland

Du haut de nos dix ans, on était des enfants

C’est au bout de ma rue qu’on avait rendez-vous

Et bien sûr c’était là où l’on faisait les fous.

Vingt ans plus tard, nous nous sommes revus et il m’a remercié de l’avoir protégé pendant ces deux années scolaires, cela l’avait beaucoup marqué.

À propos de cette petite histoire, voici comment nous nous sommes revus.

Mon frère Michel était président d’un club sportif, et avait rendez-vous avec Monsieur le Maire pour obtenir des subventions.

Il ne savait pas bien sûr que ce dernier me connaissait. L’édile l’interpella en lui disant :

— Votre patronyme m’est familier, n’auriez-vous pas dans votre famille une personne de mon âge qui s’appelle Gilbert ?

Mon frère pensa sur le moment, au plus profond de lui, est-ce qu’ils étaient copains ou lui a-t-il mis des volées quand ils étaient plus jeunes ? Si oui, jamais je n’aurais mes subventions…

Mon frère ne lui répondait pas.

— Oui, lui dit le maire, si vous le connaissez ou s’il fait partie de votre famille, j’aimerais bien le revoir, car nous étions dans la même école et comme j’étais souvent le premier de la classe et un peu frêle, quelques élèves jaloux me bousculaient.

Mon frère ne répondait toujours pas, et le maire de reprendre :

— Ce Gilbert était toujours là pour me défendre.

Je m’imagine le grand « Ouf » qui s’est produit dans l’esprit de mon frère.

— Bien sûr, lui répondit Michel avec un sourire jusqu’aux oreilles, et avec grand soulagement, c’est mon jeune frère.

Pour obtenir quelques subventions, on renierait presque un membre de sa famille ! Mais ce jour-là j’étais un héros.

Il est vrai que j’étais un enfant insupportable, même si parfois il y avait de bons côtés.

J’étais dans une spirale, mes parents ne contrôlaient plus rien, ils étaient complètement débordés.

Je tiens à préciser que je n’étais pas un enfant martyrisé, j’ai pris quelques bons coups de martinet par ma mère et quelques volées par mon père, mais rien de grave, c’était comme cela dans la plupart des familles à l’époque.

9

Quand les enfants étaient un peu durs, il n’y avait pas beaucoup de psychologie, on ne cherchait pas à savoir si l’enfant avait besoin de tendresse ou d’amour, s’il lui fallait plus de temps que les autres pour comprendre ou apprendre, on devait être dans les normes ou on n’était pas tout à fait normal.

À l’école je me faisais virer de partout, à la fin on m’avait mis dans une classe où les garçons n’avaient pas la lumière à tous les étages.

Il est vrai que mes parents étaient un peu perdus et n’avaient plus le choix.

Donc il arriva ce qui devait arriver, j’ai eu le droit de consulter deux ou trois psychiatres qui ont diagnostiqué à l’unanimité que j’avais des problèmes psychologiques (pas besoin de sortir d’une grande école de médecine pour trouver cela) et ils ont proposé à ma mère de me placer dans un centre d’observation qui se trouvait en banlieue parisienne. Sans plus attendre, je me retrouvais dans cet établissement.

Lorsque je suis arrivé dans ce centre, j’étais complètement perdu. Je voyais des enfants au comportement bizarre. Quelque chose en eux ne fonctionnait pas très bien, ils étaient encore plus mal en point que dans la dernière classe de mon école. Cela me perturbait beaucoup, me faisait peur, et je pensais être arrivé dans une maison de fous.

Moi qui n’avais peur de rien, prêt à me battre pour un oui ou un non, qui jouait les gros durs, je me suis senti abandonné et prisonnier. Fini la liberté avec les copains avec qui je faisais des bêtises plus ou moins avouables. Je me suis mis à pleurer comme une mauviette. Pendant une semaine, le stress m’avait repris et les angoisses me paralysaient. Je me sentais complètement perdu.

Pour m’évader, je me suis plongé dans des souvenirs heureux. Comme : penser à ma grand-mère paternelle. Quelque temps auparavant, elle était venue d’Italie pour passer quelques mois chez nous. C’était une petite femme, toute mince, qui ne devait pas mesurer plus d’un mètre cinquante. Une personne adorable. Elle m’avait prise sous son aile, ne comprenant pas que l’on puisse lever la main sur un enfant.

Lorsque je faisais des bêtises ou que je répondais, mon père qui essayait toujours de m’attraper pour me corriger trouvait immédiatement face à lui sa propre mère qui s’interposait en lui disant en italien qu’il y avait d’autres moyens pour faire écouter un enfant, et que lui, elle ne l’avait jamais frappé. Mon père s’arrêtait de suite sans dire un mot. Il avait vis-à-vis de sa mère, un respect sans borne. Elle avait élevé ses trois garçons pratiquement toute seule, mon grand-père étant parti plus de quinze ans en Amérique du Sud.

Je me souviens aussi d’un jour où je suis revenu de l’école après m’être encore battu comme un chiffonnier, je suis arrivé à la maison avec mes vêtements déchirés, des coups sur le visage. Ma mère m’avait attrapé par la peau du dos en me secouant comme un prunier, et en criant :

— Mais que vais-je faire de ce gosse ?

Ma grand-mère était intervenue assez violemment pour me défendre en lui disant aussi que l’on n’agissait pas comme cela avec un enfant. Ma mère, un peu vexée s’était arrêtée illico.

Avec ma grand-mère, j’étais l’enfant roi.

De plus, c’était une très bonne cuisinière, elle savait tout faire, les pâtes fraîches, les raviolis aux légumes, les tourtes aux poireaux et aux oignons, la polenta avec du parmesan et des champignons, et aussi des tartes aux pommes. Elle était comme moi, elle n’aimait pas la viande.

Pendant cette période mon comportement avait changé. Lorsque je sortais de l’école, je ne traînais plus dans les rues. Je courrais pour rentrer le plus vite possible à la maison. Je me sentais aimé et en sécurité avec ma grand-mère. J’étais heureux, c’est tout ce que je demandais, « être aimé » et lorsqu’elle est repartie en Italie, cela a été pour moi un déchirement. J’ai ressenti comme un abandon.

Le premier d’une longue série qui devait se répéter un peu trop souvent.

Dans ma pension, petit à petit, je faisais connaissance de tous mes camarades.

Deux personnes, une jeune femme et un homme s’occupaient de nous.

Lorsque j’avais mes crises d’angoisses, cette jeune femme venait vers moi pour me rassurer avec des mots gentils. Elle arrivait même à me faire sourire, mais j’acceptais plus ou moins ces interventions. Je devais m’en sortir tout seul, il fallait juste que je reprenne le dessus et toutes mes crises disparaîtraient. Je n’avais besoin de personne.

Mais elle avait tout compris. Elle savait ce qui me perturbait. Dès qu’elle voyait que j’allais mal, elle venait vers moi pour me parler, trouvant les mots justes. Jamais personne ne m’avait dit ces choses-là. Lorsque je me suis rendu compte de sa sincérité et de sa gentillesse, je l’ai adopté.

Que ce soit l’homme ou la femme, ils nous donnaient le meilleur d’eux même, le bonheur à l’état pur.

Ils organisaient des jeux, des concours de dessins, de peinture, une fois j’ai même gagné le premier prix.

Ils nous faisaient pratiquer du sport : du foot, du hand-ball, du basket-ball et même de la lutte gréco-romaine lorsque l’on était un peu énervé. Cela nous calmait très vite. Toujours des encouragements, jamais un cri ou un geste de violence, jamais un mot plus haut que l’autre. Quand quelque chose n’allait pas, ils nous l’expliquaient.

Ils ne nous disaient pas qu’ils nous aimaient, mais ils nous le prouvaient jour après jour. De ma vie, jamais je n’avais ressenti une protection et un amour aussi fort.

« SIX MOIS DE VRAI BONHEUR. »

Un jour, la jeune femme est venue me voir. Avec un regard triste, elle m’a dit :

— Tu as bien travaillé à l’école, tu as rattrapé ton retard scolaire, tu es devenu un enfant plutôt calme, cela fait pratiquement six mois que tu es là, et dans ce centre d’observation, on ne garde pas les enfants plus de six mois. Donc on va peut-être te diriger vers un autre établissement où tu pourras continuer à évoluer. D’ailleurs ta mère va venir la semaine prochaine pour en discuter avec le directeur.

Moi, j’étais confiant, ma mère m’avait dit avant de me placer là :

— Si tu travailles bien à l’école et que tu rattrapes ton retard, je te jure que tu reviendras à la maison.

Cela faisait six mois que je n’avais pas vu ma mère.

Lorsque je l’ai aperçu, la joie se lisait dans mes yeux.

Elle me l’avait promis alors j’avais fait tous les efforts demandés.

J’étais certain de repartir avec elle.

Je me suis retrouvé avec ma mère dans le bureau du directeur, il n’a pas mis dix minutes pour la convaincre de ne pas me reprendre, elle savait avant de venir que je ne rentrerais pas à la maison. Elle est partie sans se retourner comme si je n’existais plus, et moi je suis resté là à pleurer.

Je me plaisais bien dans cet établissement, j’aurais pu y rester, car tout le monde était gentil avec moi. Mais ils voulaient m’envoyer, je ne sais où.

Quelques années plus tard, elle m’a avoué qu’elle avait pris cette décision avec une de mes sœurs et un de mes frères. (Merci la solidarité.) Aujourd’hui je peux le comprendre, vu le cirque que je faisais à la maison auparavant, personne n’avait envie de me voir revenir.

Après réflexion, si j’ai travaillé d’arrache-pied pendant six mois ce n’était pas forcément pour ma mère, ni pour retourner chez moi, mais tout simplement pour faire plaisir à cette jeune femme et à cet homme qui avaient su me donner confiance en moi, parce qu’ils étaient gentils et sincères.

Cette scène inoubliable me faisait mal, le stress et les angoisses me reprenaient, la jeune femme venait quelquefois me rassurer, mais elle savait bien que j’allais partir, et qu’elle ne pouvait plus rien pour moi. Je faisais une fixation, la révolte était en moi, je ne pouvais admettre que l’on peut ainsi manquer à sa parole.

10

Puis, trois ou quatre jours après, on est venu me chercher avec deux de mes camarades, on nous a présentés à une personne qui devait nous emmener dans notre nouvelle pension. Elle n’avait pas l’air sympa, elle nous regardait de toute sa hauteur, sans même nous dire bonjour. (Ça commençait bien !)

Nous sommes allés à la gare, prendre un train dans lequel nous avons parcouru à peu près deux cents kilomètres. La femme qui nous accompagnait n’a pas dit trois mots pendant tout le voyage. (Pour nous mettre à l’aise, on ne pouvait pas faire mieux.) Une voiture est venue nous chercher, et nous sommes arrivés au pied d’un château tout en briques rouges. L’endroit était sinistre, cela ne donnait pas envie d’y rester.

On nous a présentés au directeur et à ses sbires. Il y avait trois pions et trois instituteurs. Tous les six étaient au garde-à-vous devant le directeur. On aurait dit qu’ils en avaient peur.

Il est vrai qu’il n’avait pas l’air commode, une espèce de grosse brute, gras avec une tête carrée, la méchanceté se lisait sur son visage, rien pour me rassurer.

Comment pouvait-on confier des enfants à un être pareil ? La colère était toujours en moi, on aurait pu me présenter les plus gentilles personnes du monde, je leur aurais trouvé tous les défauts possibles et imaginables. (La suite me donna raison.)

Ma rage était si forte, que mon stress et mes angoisses avaient disparu.

Dans mon esprit, j’étais repoussé de toute part, ma grand-mère m’avait laissé tomber, la pension où j’avais passé des jours heureux ne voulait plus de moi, mes frères et sœurs non plus, et ma mère encore moins.

Je me disais, à quoi m’avaient servi tous ces efforts ?

À rien !

Alors dans mon esprit, il n’y avait pas à hésiter, je ne ferai plus rien à école, et à la première occasion, je trouverai un moyen pour m’évader de cet établissement.

La guerre était déclarée.

De plus, aucun de ces personnages ne me plaisait, ils nous regardaient avec un air de supériorité, je ne voyais pas pourquoi je les écouterais, et apprendrais quoi que ce soit avec eux.

Je sais, je n’avais pas tout compris, mais à l’époque c’était comme cela dans ma petite tête, si je ne ressentais pas un peu d’amour ou de tendresse, je ne pouvais pas me concentrer pour apprendre. J’avais tout simplement besoin de tout cela pour avancer.

Eh oui, j’avais encore beaucoup à apprendre des hommes, et surtout de moi-même.

Donc, on nous fait visiter les dortoirs, les pièces étaient sombres, les couvertures d’un marron presque noir, je pensais qu’un bon nettoyage ne leur ferait pas de mal.

Un poêle à charbon au beau milieu de la pièce. Il y avait une quinzaine de lits par chambrée avec des WC dans les couloirs et des lavabos qui n’en finissaient pas. Les murs plus ou moins dégradés, tout était vieillot.

Nous avons visité les cuisines et le réfectoire, les cuisines avaient l’air d’être à peu près propres. Dans le réfectoire, quelques tables rondes avec huit chaises autour, de toutes les couleurs, et au fond de la pièce une immense table rectangulaire qui devait servir à tout le personnel. Tout cela faisait un ensemble vraiment affreux, d’ailleurs pour moi tout était hideux.

Après, ils nous ont fait visiter la cour de récréation remplie de pierres et de silex bien pointus. Cette cour n’était même pas aménagée pour recevoir des enfants. (Combien de fois, nous nous sommes ouvert les genoux, les bras et les mains ?) Ensuite, nous sommes remontés dans les chambres, on nous a attribué nos litset des vêtements qui étaient aussiaffreux que l’ensemble du bâtiment. Ils nous ont expliqué ce que l’on avait le droit de faire et surtout de ne pas faire. Très simple, nous n’avions rien le droit de faire, sauf se taire. Je me souviendrais de la première semaine de classe, je me trouvais plutôt vers le fond, je me sentais en sécurité, en essayant bien sûr de me faire oublier.

De toutes les façons, j’étais toujours décidé à ne rien apprendre, et je m’étais dit « si l’instit me demande quoi que ce soit, je lui répondrais que je ne sais pas où que cela ne m’intéresse pas. »

Je ferais tout pour me faire virer de cette pension (j’avais tout faux). C’était plutôt comme à l’armée. Si tu répondais ou si tu faisais une bêtise, tu n’avais pas la moindre chance de te faire virer. Évidemment, au bout d’un moment, l’instit commence à regarder au fond de la classe, j’essaie de me faire tout petit, il me regarde et me pose une question, pas de pot, il fallait bien qu’un jour ou l’autre cela tombe sur moi, et il me demande combien font six fois quatre, je le regarde d’un air désabusé et lui répondit :

— Je ne sais pas et je m’en fous complètement.

Dans ma petite tête de piaf, je me disais qu’ils allaient me mettre à la porte. Oui, pour me mettre à la porte de la classe, pas de problème, mais en dehors de la pension, cela n’était pas gagné.

Je me suis retrouvé dans le bureau d’un pion qui m’a bien secoué, sans me frapper, et m’a donné quelques punitions à faire, comme balayer la cour avec un balai de cantonnier où il n’y avait rien à balayer d’ailleurs, ou bien mesurer la cour avec une allumette, en long en large et en diagonale, et à chaque fois que je venais lui dire, il y a tant d’allumettes, ce n’était évidemment jamais le bon compte, cela a duré trois jours.

Pour moi cela confirmait leur incompétence à élever ou à éduquer des enfants.

Mais j’étais presque content, cela m’évitait d’aller à l’école pendant quelque temps. Puis je retournais en classe un jour ou deux et comme l’instit m’avait pris en grippe, dès que je disais un mot qui ne lui convenait pas, il me virait comme un malpropre. C’était presque devenu un jeu pour moi, un pion venait me chercher et me faisait faire un tas de corvées inutiles, sans oublier bien sûr de bien me secouer auparavant.