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Solitude, désormais une femme affirmée, lutte ouvertement pour sa liberté après avoir grandi dans l'oppression des colons en Guadeloupe. Elle rejoint les rangs des Marrons, tandis que la France, portée par sa révolution, abolit l'esclavage en 1794, pour le rétablir en 1802. Ces années d'indépendance éphémère ont donné naissance à une véritable résistance. Louis Delgrès et Joseph Ignace mènent un soulèvement contre cette injustice, et c'est là que Solitude rencontre Lukengo, un Africain ayant réussi à échapper à la servitude à son arrivée en Guadeloupe. À ses côtés, elle découvre l'amour et sa propre humanité. Ensemble, ils dirigent leur clan Marron dans une lutte courageuse. Mais l'armée de Napoléon est envoyée pour réprimer l'île, et la révolte éclate. Le destin de Solitude est en marche. Ce roman historique, suite du volume 1 retraçant son enfance, dévoile désormais les événements qui ont fait d'elle une légende.
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Seitenzahl: 411
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Du même auteur,
Le Cri de l’innocence
Solitude, l’enfance (volume 1)
Solitude, révolte (volume 2)
Akoni Yoruba
Voleurs d’âmes
Retrouvez Gabriel sur l’ensemble de ses réseaux,
Gabriel Souleyka
www.gabrielsouleya.com / www.tiolejafilms.com
AVANT PROPOS
1. DOMPTER
2. MEMOIRE
3. REVOLTE
4. AMOUR
5. TENEBRES
6. RESSUCITEE
Remerciements
Dans la continuité de Solitude enfance, voici la suite, l’épilogue de notre héroïne. Le succès du premier volume est prometteur, il nous engage, avec Tioleja éditions, Yasmina Fagbemi Edwards à poursuivre notre travail de mémoire. Cette intervalle m’aura permis de constater des polémiques persistantes, souvent stériles. Solitude n’aurait pas existé, Marthe Rose Toto est la même personne, le mythe et la légende se conjugue.
Il me faut rappeler que les recherches entreprises durant presque dix ans, m’ont conforté dans une certitude, le combat des Femmes, Hommes de Guadeloupe en 1802 est des plus réel, malgré la présence de bien trop de Clermontois sur l’île. Je voulais d’abord raconter ces réalités, Solitude est le prisme par lequel je vous fais découvrir l’ensemble de ces personnages, qui ont tous existé. L’important étant qu’en connaissant ce passé, on réconcilie une partie de l’histoire de France, que nous puissions mieux comprendre nos présents pour appréhender le futur.
Solitude a eu des statues, un timbres, des romans, une BD, désormais, quoi qu’il arrive, elle aura ces romans historiques, qui boucle son histoire. Car, vous pourrez tous être Solitude à votre manière, ses rêves sont les nôtres, son innocence aussi. Que les victimes, se comptant par million, du génocide esclavagiste soient honorés par ces écrits. Je suis l’Afrique, vous êtes l’Afrique, nous sommes debout.
Gabriel Souleyka
Soucieuse de poursuivre le témoignage, je reprends ce voyage vers mon passée, retrouvant la petite fille que j’étais. Endormi sous une tente militaire, sauvée par un soldat, un comble, pour que des années après, ils tuent tous ceux que j’aime. Revenu près de moi d’un souffle, imaginant ma sœur dans une fosse commune, rejoignant Ayo, Josiane, Sabette, le Grand, et Solitude. Le monde entier saura quel est le vrai visage de la France, pendant des innocents par centaines, accrochant les dépouilles aux remparts, pour éteindre nos révoltes. Rien n’a bougé, il tient toujours la bille de plomb en main, donne des consignes,
— Faites-la installer à l’hôpital de campagne !
Ils se regardent avec ahurissement, l’un d’eux veut comprendre,
— Le commandant est ferme mon capitaine, pas de noirs au quartier blanc !
— C’est une civile, de surcroît mulâtresse, je ne vais pas risquer l’infection, c’est un ordre !
Cet officier brave le danger en soignant une esclave, cela parait étonnant, pourtant, il fait avec détermination. Ils me transportent, recouverte d’un drap, m’amènent vers une chambrée bien plus agréable que le corps de ferme. Tout en bois, immense pièce unique, de larges fenêtres, une rangée de lits adossés au mur. Le confort et l’atmosphère sont à mille lieues de l’obscure place réservée aux noirs et mulâtres, je vais reprendre des forces. Les couches sont vides, seuls quelques blessés jouent aux cartes. Ma satisfaction tourne court, lorsque le commandant, au tablier de cuir entre en trombe, accompagné du capitaine. Il vient à mon chevet, toujours endormis. Devisant de manière courtoise à mon sujet, convenant que ma place n’est pas ici. Le capitaine ne l’entend pas ainsi, invoque des nécessités médicales, le fait que je ne suis pas une ennemie, le commandant persiste,
— Vous êtes un farfelu de Quercy, ce sont des bêtes sauvages, tout comme leur bâtarde, elle n’a rien à faire en ces lieux !
L’étonnant docteur garde son calme, réajuste ses lunettes,
— Les ordres sont pour la troupe, en ma qualité d’officier, je vous encourage à reconsidérer ce cas, complètement inoffensive, elle…
Le commandant craque, dévoile sa vraie nature,
— On n’est pas au manoir de bon papa, je suis né sur cette île, tu entends ? Je connais les nègres et leur fourberie ! Tu sais ce qu’ils font aux blancs à la Soufrière ? Tu es arrivé il y’a quelque temps ! Soit elle sort où je la fais passer par les armes, parole d’officier de sa majesté !
Il ne peut que capituler, bien qu’ayant défendu ma cause, je ne profite pas du confort, puisque rapidement, d’autres viennent me chercher. Retour dans la vermine, garder l’œil fermé vaut mieux, me souvenant qu’au réveil, j’avais hurlé de douleur, au milieu des frères de couleurs. Ne voyant aucune utilité à me regarder dormir, j’ai seulement fixé mes pensées, accélérant le temps dans un tournis foudroyant. Sans me bercer d’illusions, debout sur mes jambes, face à ce lieutenant m’ayant capturé, menant un interrogatoire avec fermeté,
— Rien ne permet de t’identifier, les registres, une marque, quelque chose, absolument rien ! Sois tu es une rebelle, peut-être la bâtarde d’un colon, alors parle !
Me demandant si Olorun choisis les moments de mon retour au témoignage, je réponds avec conviction,
— J’étais la captive de gens abjects, habitant la forêt, qui m’ont abandonnée à la rivière !
— Les Marrons t’ont enlevé ?
— Oui monsieur !
— Mais dans ce cas, à qui appartiens-tu ?
— À Dieu !
Sous-estimant ce stupide lieutenant, faisant parler mon insolence, un autre officier arrive, du même grade que Louis Delgrès, un colonel. L’odieux Chanterelle avec son visage bouffi, à la peau presque rose, transpirant continuellement, ravivant le souvenir de cette rencontre. Le lieutenant fait des courbettes, pendant que j’attends, expliquant mollement mon refus de coopérer, une attitude arrogante, nourrie aux frais du roi. Cet homme abject, imbu de lui-même, écoute, n’ayant de cesser de m’observer, sachant parfaitement ce qu’il est venu faire. Dévoilant enfin le véritable objet de sa présence d’une voix aiguë,
— Mon épouse est lasse de ses domestiques vieillissants, elle ferait parfaite attraction dans ma maisonnée !
L’équivalent d’un Dieu ici, c’est celui-là, bientôt général, l’ensemble plie à sa volonté sans poser aucune question, le lieutenant me fait emmener. Encore ballotée, loin de ma mère, partant sans attendre vers une maison de ville, celle d’un colonel, j’y vois un avantage, une fuite assurée. Deux miliciens m’accompagnent, imaginant que Basse-Terre est la doyenne des villes, Pointe-à-Pitre la puissante s’offre à ma vue ; de longues avenues me laissaient littéralement bouche bée, avec autant de tumultes si ce n’est plus, autant de pauvres noirs trainant des charges trop lourdes. On emprunte la route principale, nous arrivons à une halte barrant le chemin, avec un nombre impressionnant de soldats. Le quartier des représentants français est férocement gardé, ne pouvant être attaqué, ce qui me fait penser que la France nous a déclaré une guerre invisible.
Après le contrôle rigoureux, longeant une bordée d’arbres parfaitement taillés, alignés, faisant de l’ombre aux maisons coloniales. Celle du colonel vaut bien les autres, fermée par un immense portail, c’est un homme noir âgé, coiffé d’un énorme chapeau de paille qui vient ouvrir. Je reconnais Marius, jardinier du domaine, avec une certaine nostalgie, puis d’autres, affairés au potager, balayent le sentier menant à la demeure. Se dévoile alors le véritable cerbère, un mulâtre, Honoré, portant toujours son uniforme de domestique, vivifiant mes souvenirs à l’entrée. Son œil mauvais, brille déjà d’une lueur familière, âgé d’une quarantaine, le teint presque blanc sous des cheveux bouclés, aussi fin qu’un pied de canne, s’exprimant fort,
— Menez là derrière, je vais m’en occuper mes braves !
Sans autres formalités, je deviens la propriété d’un odieux colonel, une longue toilette m’attend, tout comme la poudre tuant la vermine ; alors que la plupart des colons se lavent une fois par an, Honoré ne me quitte pas des yeux. Mes cheveux ne semblent pas le repousser, je dois enfiler une robe de toile bien trop large. Ce n’est pas une habitation, les souliers sont donc de rigueurs, ces derniers, en bien mauvais état, feront l’affaire. Me voilà prête à rencontrer la maîtresse des lieux, dans l’attente, Honoré me rappelle le bon comportement, ne pas tenir le regard, visage impassible, en silence. Claudine exige bien des choses, comme l’interdiction formelle de la toucher, l’interpeller, il ajoute une révérence systématique.
On entre dans ce salon que je reconnais, décoré à la française avec ces horribles peintures au mur, des meubles encombrants. M’amenant à penser que l’uniformité est proche de nos coutumes, sauf que certains colons vivent presque dans des cases, les chasseurs et travailleurs aussi. Cette débauche de luxe doit servir à encourager les officiers à rester sur l’île, nous sommes si nombreux qu’on leur pose des difficultés quotidiennes. L’épouse de ce rustre est bien jeune, Agathe de Montdunois, un nom de la noblesse royaliste qui bientôt perdra la tête. Elle est plus frêle que Claudine, d’épais cheveux bruns ; soigneusement fardée, derrière un visage de porcelaine sans expression, brodant une étoffe. Honoré tousse, afin de faire découvrir notre révérence, captant aussitôt l’attention de madame, me dévisageant avec surprise,
— Qu’est-ce donc que cela ?
Se courbant de plus belle, Honoré répond,
— La mulâtresse que le maître a prise en pitié, maîtresse ! Intriguée par ma présence, elle me jauge, je reste immobile, plongeant mon regard dans le sien,
— Elle semble bien effrontée, quel âge as-tu petite ?
— Dix ans madame !
D’un geste rapide, elle me frappe visage,
— Aucune éducation Honoré, apprends-lui à dire « maîtresse » !
Le mulâtre, confus, balbutie,
— Pardonnez-moi maîtresse, je le ferais !
Tout en me tirant par le bras avec force, reculant, pendant qu’elle retourne à sa broderie. Son domestique me sermonne ; aussi soporifique qu’un prêtre, oubliant qu’a dix ans, mon avenir ne se fera pas au service d’un colon, mais libre, loin d’eux. Deux années parmi des domestiques perfides, adeptes de la soumission perpétuelle, ont suffisamment forgé mon esprit, permettant de feinter à loisir. Repartant vers notre « lieu de vie », à l’intérieur même de la maison, pas de cabanon ici, ni cases, uniquement deux pièces aménagées dans les combles. Honoré n’est pas seul, puisqu’en montant, je découvre Mathilde son épouse. Elle s’occupe péniblement du linge ; masquant sa chevelure sous un épais foulard, rehaussant un visage aussi rond que tout son corps, apparemment, elle ne souffre pas de la faim.
Ce n’est pas commun d’être marié quand on est juste un meuble pour le code noir. Dans les habitations, les mariages sont inexistants, l’amour nous est interdit, à croire que nos âmes se sont effacées dans les ténèbres de notre captivité. Elle m’ignore totalement, l’autre me désigne une natte posée au sol, telle une « chienne », avec un pot de chambre. Il m’assomme d’explications alambiquées sur la façon de se déplacer dans la maison, les endroits interdits, tout ce qui peut nuire à la maîtresse, ces plats préférés, boisson, liqueur, de quoi m’achever. Je cherche déjà le moyen de m’enfuir, quitter un enfer contre un autre, puis un autre, encore et encore. Je fixe mes pensées avec soin, avançant dans le temps au gré de mes souvenirs. Quelques semaines ont dû passer, puisque je mesure cela à mes cheveux, poussant doucement, dévoilant quelques petites boucles.
Je suis dans une leçon d’éducation donnée par Mathilde, sur la façon de se retirer à la fin d’un service, lisant l’exaspération sur mon visage encore une fois. La blessure ne guérit pas aussi vite que mon âme, c’est avec difficulté que je participe aux diverses tâches, nous ne sommes que deux domestiques. Le colonel reçoit régulièrement différentes personnalités de l’île, ma santé en prend un coup, assurant les services sous l’œil vigilant d’Honoré. Avec le temps, cette maison devient d’un ennui permanent, n’apprenant rien d’autre que la servitude, avec un seul avantage, les règles strictes sont « répétitives ». M’offrant la perspective d’une évasion. Le colonel ne m’adresse jamais la parole, tandis qu’Agathe réquisitionne les après-midis en me traitant comme « une poupée », fardant, essayant des robes.
Se confiant sur sa monotonie que je ne comprends pas du haut de mes dix ans, ses envies de retour en France, les absences trop fréquentes de son époux. Ma solitude intérieure prend le pas sur tout, m’offrant le masque d’une soumission m’aidant à supporter l’éloignement de ma mère. Poussant la pensée, cherchant de quoi témoigner, puisque les états d’âme d’Agathe n’ont aucun intérêt, hormis me dégouter une fois de plus ; comme bousculée brièvement, me retrouvant allongée sur la misérable natte dans une nuit pleine de nuages, les yeux fermés par la fatigue. Honoré arrive, rappelant le souvenir, ses humeurs versatiles, sous ses cheveux trop lissés, m’ont souvent agacé, ce soir, il vient chercher querelle,
— Réveille-toi !
N’hésitant pas à me frapper du pied, il provoque mon sursaut,
— Petite catin, je t’ai suffisamment prévenu il me semble, batifoler avec la maîtresse ne t’accordera aucun privilège ! Reste à ta place, service, linge, nettoyage, rien de plus !
Je me redresse, répond avec affront,
— Tu es un domestique, rien de plus !
Je reçois une lourde claque, jetant mon regard le plus mauvais,
— Touche-moi encore, vas-y, quand tu t’endormiras, tu te réveilleras près de ton Christ bien aimé !
Malgré son teint clair, je perçois une nouvelle pâleur, presque transi par ma menace,
— Recevoir une balle ne fait pas de toi un soldat, garde-toi de dire des choses que tu ne pourras pas faire, petite sotte !
Ignorant que je n’ai rien à perde, que sans ma mère la vie me semble bien terne, venant d’humilier un vieux domestique chérissant sa condition. Une bataille de regard, a lieu, finissant par son retrait, repartant vaincu, ayant seulement brisé mon sommeil. Cet enfermement permanent devient trop pesant, la faim ne pose plus de problèmes, mais je vis dans une prison dorée. Fixant le plafond, à défaut des étoiles, cherchant la paix tout en fermant les yeux, me souvenant de cette nuit, j’attends et il revient. Ce lâche d’Honoré, monte sur moi à califourchon, serre mon cou avec force, heureusement qu’il ne fait que le service, et aucun travail manuels, c’est ce qui va me sauver.
Réveillée par l’agression, tentant de sortir de l’emprise, c’est l’intelligence de mes dix ans qui a raison de lui, toute créature a un point faible ; l’œil. Sans hésitation, je plonge mon doigt, le faisant hurler comme un goret. L’obscurité donne une ambiance glauque, profitant de cet instant, le mordant jusqu’au sang au niveau de l’avant-bras, il recule définitivement. Rappelant le sort du pauvre Kodjo, tué par la main de ses frères, cette ordure veut me renvoyer dans l’au-delà. Le visage haineux, rouge de colère, il tient son œil, barrant la sortie,
— Tu crèveras avant l’aube, j’en fais le serment catin !
L’absence de fenêtres aux combles, une seule porte d’accès, bloqué par sa masse grotesque, il faut m’attendre au pire. Bien que courageuse, mes dix ans ne font pas le poids face à un adulte, essayant m’attraper, je lui échappe encore, mon agilité devient un avantage, fouinant une issue, virevoltante à souhait, insaisissable, il redouble ses tentatives,
— Sous ta peau de mulâtresse se cache une négresse, je l’ai su dès que je t’ai vu !
S’approchant dangereusement, je suis faite, alors ma voix fluette, aussi perçante qu’une lame ; délivre un cri à rompre les murs, nos maîtres dorment tout près, il se fige. Ce bref répit m’offre une chance, il veut m’agripper, je me faufile entre ses jambes. Dévalant dans la pénombre, rejoindre le jardin assure des prémices de liberté, me souvenant de ce choc, comme entrer dans une barrière invisible ; Mathilde tient une poêle en fonte, qu’elle vient d’utiliser contre mon visage. Je perds connaissance, chute lourdement dans un filet de sang. Honoré me tire vers lui, m’entraîne dans la chambre, tandis que la conjointe l’interpelle.
— Le maître n’est pas là, la maîtresse dort, assommée par un rhum vieux ! Les cris ont dû alerter les voisins !
Honoré, frappe mon visage, répondant,
— C’est une aubaine alors, cette peste m’a presque crevé l’œil, je vais la pendre !
— Quelle folie t’as prise ?
— Tu as très bien entendu !
Une panique perceptible s’empare d’elle,
— Pense à nous, le maître nous fera exécuter à sa suite, il semble épris par la gosse ! J’ai surpris des conversations !
Honoré a la nuque raide, j’ouvre les yeux,
Tu as oublié Mathurin ?
Elle se contente d’un « oui » sinistre, le laissant poursuivre, avec toute mon attention,
— Tout le monde a cru à sa fuite, même le maître, sache qu’il pourrit tout près dans la fosse à purin ! Personne ne se soucie des esclaves, elle sera vite oubliée !
S’approchant de lui, posant sa main contre son cœur, parlant avec tendresse,
— C’était une brute, appréciée de personne, son évasion étant une bénédiction ! Mais elle, c’est différent, elle s’est fait tirer dessus, une survivante, fascinant la maîtresse, devenant sa poupée ! Sois raisonnable, on la dressera à notre guise !
Tout ce discours n’a aucun effet, puisque Honoré a déjà pris sa décision. M’entraînant désormais au-dehors, sans que personne ne puisse s’en apercevoir, suivi de Mathilde à l’air désolé, sous un ciel sans étoiles. Découvrant avec inquiétude des sentiers dont j’ignore tout, arrivant à un lieu familier, les cases des travailleurs de la maison. Reprenant connaissance, les mains liées près d’un buisson, Honoré me dépose comme un sac, non loin de la fosse à purin où règne une odeur impossible ; le domestique de pacotille se penche sur moi, parle avec une voix machiavélique,
— Tu te réveilles catin ? Où est passée la bravache ? Tu as voulu me crever l’œil, maintenant tu vas pleurer, il n’y a pas de honte à ça, ne te prive pas !
Il exhibe une tenaille rouillée,
— Je vais me faire un bracelet avec tes dents !
Mathilde me relève, effrayée par la folie de son mari, coupant mes liens contre toute attente, sans demander mon reste, je prends la fuite, courant droit devant moi. Je me souviens de cette sensation, les pieds nus, ayant perdu l’habitude de ce contact avec la terre, faiblissant le rythme, butant contre des pierres, des branches. Continuant ma course afin de sauver mon âme, ce fou furieux rit au loin, il faut seulement fuir ; c’est la seule chose que je sais faire depuis ma naissance, poursuivie sans cesse, ne connaissant aucun répit, il a fallu passer par toutes ces épreuves, affirmant définitivement la Solitude.
L’espoir a la forme d’un feu familier, rappelant celui que les miens organisaient, me blottissant contre Ayo, recueillant chacune de ces vibrations d’un amour puissant ; les travailleurs des domaines alentour, de la maison, vivent ici, ils ont allumé ce repère de vie, perpétuant la tradition, se réunissant paisiblement, devisant sur nos existences misérables. Dans l’obscurité angoissante, harcelée par la vengeance d’Honoré, ce feu devient un refuge, trouvant cinq noirs, dont Marius le jardinier, surpris par mon arrivée. Aux rares fois où j’ai pu les croiser, c’est toujours un sourire amical que j’offrais, qu’ils me rendaient volontiers, une forme de complicité anodine. Sans hésitation, les bras du frère se sont ouverts, accueillant ma détresse, laissant mes larmes apaiser mon cœur, regagnant l’émotion de mes dix ans.
Retrouvant difficilement mon souffle, expliquant à ce défenseur inattendu qu’Honoré veut voler mon âme, arracher mes dents et en faire un bracelet ; finissant à peine de parler, il arrive, suivi de loin par Mathilde, sa tenaille en main, prenant tout de suite l’ascendant sur les autres,
— C’est mon butin, j’ai tous les droits sur elle, donne Marius !
La peur me gagne quelque peu, ne rien montrer, garder son calme, les miens sont fiers, malgré des années d’esclavages, mon protecteur me fait passer derrière lui,
— À qui crois-tu t’adresser pauvre fou, à ta vaisselle ? C’est mon territoire, la petite est à l’abri !
Son rire machiavélique, éclairé par les flammes, rend la scène « irréelle », sa femme arrive enfin, rouge de fatigue, achevant d’illustrer ce couple infernal,
— La mulâtresse dépend de nous Marius, Honoré va lui apprendre à vivre !
Le jardinier se dresse, faisant face aux deux meurtriers en puissance,
— À mourir, je pense !
Marius donne l’ordre de fondre sur ce misérable, le désarmant, maintenu face contre terre, sans toucher à Mathilde. Les bras de coquelets du mulâtre n’y peuvent rien, il gesticule,
— Vous savez ce qu’il en coûte de me faire ça ? Vous le savez ?
Celle dont je me souviens fait alors son apparition, une femme noire, à l’allure noble, portant de longues nattes tressées ; Kimia, originaire du Kongo comme mon homme, dont le prénom signifie « paix », avance d’une démarche guerrière. Bossale, débarquée à tout juste douze ans, elle m’a fasciné au premier regard, sa couleur sombre est sa plus belle parure. Son histoire est édifiante, les esclaves de son habitation ont tué les maîtres, mettant le feu au domaine, à quinze ans, couverte de cicatrices, elle a pris le marronnage. Occupant une place privilégiée parmi son clan, ses récits m’ont souvent transporté. Malheureusement, les soldats avaient décimé son camp ; faisant d’elle une prise de choix, après de multiples évasions, toujours reprises, devenant une sorte de « Grand » près des autres, décidant de s’employer au service des siens. Elle agrippe ma main en silence, pendant que Marius m’annonce qu’elle va me guider jusqu’à la maison des maîtres ; laissant Honoré et Mathilde à leur destin, marchant au côté de celle rappelant ma mère à bien des égards, l’assaillant de question,
— Qu’est-ce qui va leur arriver ?
Sa voix douce et posée m’apaise plus que de raison,
— Les frères vont leur enseigner nos coutumes !
— Je ne t’ai jamais vu tata, tu es Marron ?
Gardant une sérénité surprenante,
— Nous le sommes tout au fond, tu es la petite qui a reçu une balle n’est-ce pas ?
— Oui !
Elle caresse ma joue avec tendresse,
— Tu es bien courageuse alors !
— Je veux m’enfuir !
Son étonnement est bien visible,
— Pour aller où ?
— Retrouver maman, Sabette, les libérer, vivre dans la forêt !
— Seul l’amour rend libre sur cette île, ma petite !
Sa réponse sonne le glas de mon espoir, donnant à réfléchir, puisqu’elle a la même teneur que la vieille femme de l’annexe. Respectant sa décision, conservant le silence, après tout, elle a connu la liberté, je dois suivre son exemple, prendre un marronnage mérité. L’esclavage est la pire des oppressions, mais cette insécurité permanente entre des domestiques trop investis, des travailleurs jaloux, me sidère. Arrivant à la lisière de la maison, me souvenant de cette amertume, désirant m’asseoir près d’elle, écouter les histoires sur la terre sacrée. Elle me prend dans ses bras, d’une étreinte que j’aurais voulu garder, rejoignant ma natte, incapable de trouver le sommeil par peur de revoir les deux autres ; déçue d’une rencontre trop brève, il me faut lui dire,
— Tu reviendras me voir tata ?
M’adressant un merveilleux sourire,
— Nos cases sont toutes proches, les frères et sœurs travaillant pour les huit maisons d’officiers se regroupent à la fin de journée ! Aucun mulâtre ne vient ! Toi tu as déjà ta place près du feu !
Retournant à ma chambre l’esprit en paix, oubliant presque la folie d’Honoré, me souvenant de cette nuit revendiquant mon africanité. Créole de naissance, mulâtresse par mon teint, domestique, esclave, ces titres ne me correspondent plus, je suis une Yoruba, Africaine de cœur et corps. Couchée sur le dos, fixant le plafond, c’est le visage d’Ayo qui me sourit, trouvant enfin le sommeil. Dans mes rêves, je vis avec elle. Au réveil, quelle n’est pas ma surprise de voir le colonel se dressant devant moi, qui m’interpelle avec calme, mais fermeté,
— Cette nuit, il s’est passé quelque chose, lève-toi, tu vas tout me raconter !
N’ayant rien à me reprocher, j’avance sans crainte, mais j’aperçois Mathilde, elle lance un regard furieux, laissant présager des mensonges à la mesure de leur félonie. M’accompagnant jusqu’à un endroit habituellement interdit, son bureau personnel jouxtant le salon, orné de blasons, vieux mousquets et décorations militaires. Tellement chargé qu’on distingue à peine les boiseries, une large fenêtre illumine l’ensemble. Le colonel prend place dans un énorme fauteuil, tapissé d’un velours bleu, tapote sa pipe nonchalamment, imposant un rythme volontairement indolent ; c’est après quelques inhalations mesurées, enfumant littéralement la pièce, qu’il se redresse,
— Ton arrivée enchante mon épouse, mais me laisse circonspect ! Me fixant avec intensité, aspirant avec vigueur,
— L’alchimie du langage t’échappe, c’est légitime, j’ai toujours vu d’un mauvais œil ces planteurs faisant de vous des singes savants ! Bon nombre de français sont illettrés, c’est grande infamie d’instruire des esclaves, le seigneur faisant de vous des obligés ! Tu sais pourquoi je t’ai fait descendre ici ?
— Non maître !
Il semble lire dans mes pensées,
— Il ne faut pas me mentir, tu es bien traité, personne ne te violente et tu manges à ta faim !
Un silence coupable s’installe, il veut une réponse,
— Je ne tends la main qu’une fois, mon fidèle Honoré a disparu cette nuit ! En ma qualité de meneur d’hommes, cela me trouble, puisqu’il n’avait aucune raison de fuir ! De surcroit, sans son adorable femme dont j’ai permis le mariage ! C’est un mystère laissant songeur, tu en sais quelque chose ?
Les jeux sont faits, je dois rester sereine,
— Tu es tombée dans les escaliers cette nuit ? Ton visage porte encore la marque !
Désarçonnée,
— Je ne sais rien maître ! Oui, je me suis cogné la tête !
Tirant de plus belle sur sa pipe, sentant monter l’angoisse, marchant d’une extrémité à l’autre de la pièce, il veut me faire parler,
— Mettons ceci sur le compte de ta jeunesse, après tout, tu es une enfant ! Il te reste donc une chance de me raconter la vérité, ensuite, cela sera moins confortable !
La panique s’empare de moi ! Dénoncer Marius et les autres, revient à les condamner, puis Kimia m’a seulement dit qu’ils allaient lui enseigner nos coutume. J’ignore tout de son sort, Mathilde en sait sûrement bien plus, Honoré s’est échappé afin de ne pas perdre la face ? Cette question tourne dans ma tête jusqu’à ce que le colonel se décide à me faire sortir sans un mot, m’amenant à l’arrière de la maison. Distinguant Marius et quatre de ses compagnons parfaitement alignés, le soleil fait déjà effet, ce qui ne dérange pas le colonel à priori. Me souvenant alors de cette soif indicible serrant ma gorge, réveillée, descendue sans ménagement sans avoir pu manger ou boire. Sous cette chaleur accablant, on doit attendre, puis Mathilde est arrivée, portant un plateau avec une citronnade fraîche contre laquelle j’aurais pu tuer. Ce n’est que lorsqu’elle s’est présentée devant son maître que je découvre son visage tuméfié côté droit, sans savoir si cela vient de cette nuit ou ce matin. Le colonel, prend le verre promptement, glaçant l’ambiance déjà lourde,
— En voilà une belle attention, bien des champs de bataille seraient plus joyeux avec pareil breuvage ! Profitons donc de ta présence Mathilde, reprenons les propos indécents que tu tenais sur ces pauvres bougres ici présents !
Ainsi, elle a parlé, tout raconté, s’attribuant le beau rôle, faisant de moi « l’infâme mulâtresse », mes jambes vacillent, la chaleur est trop forte, le colonel, lui donne la parole,
— Cette nuit, Honoré s’est réveillé, je ne sais pas pourquoi ! Constatant que la petite avait disparu, m’avertissant immédiatement ! Nous sommes partis à sa recherche aussitôt ! Cherchant jusqu’aux cases, découvrant que les nègres voulaient l’emporter ! Honoré tentait de les raisonner en vain, cette saleté l’aura même frappé avec rage, relayée par ces brutes ! Maître, tout est sa faute !
La messe est dite, personne n’ose s’exprimer, moi la première, le colonel boit sa citronnade avec une quiétude déroutante, m’agaçant de plus en plus ; je dois réagir, ces mensonges peuvent effacer tout espoir de quitter ces lieux ; prenant les devants, levant la main,
— Diablerie maître, qu’elle dise la vérité, car sinon pourquoi suis-je ici ? Je me serais enfuie, non ? Sachant qu’au matin vous auriez tout découvert, pourquoi suis-je rentrée dormir calmement ? Je ne sais rien de ces pauvres hommes ! Vous êtes un chef de l’armée, pourquoi on l’aurait frappé lui et pas elle, le garder et pas elle ?
D’un geste lent, il pose le verre sur le plateau, d’une Mathilde désormais transit de peur, applaudit à deux mains énergiquement,
— Fichtre, seulement dix ans, menant la fronde ! Tu m’aurais raconté tout cela au bureau, au temps des aveux, j’aurais avalé cette couleuvre, à n’en point douter ! La seule chose dont je sois sûr, c’est que vous mentez toutes les deux, accordez-vous, qu’on en finisse !
Penser que l’on peut se jouer d’un colonel de l’armée française, est bien naïf, il ne va pas transiger, n’en restera pas là. Ce n’est pas un commandeur ni l’un de ces colons. Mathilde, capturée dans les sables mouvants du mensonge dont elle n’allait pas pouvoir sortir aussi facilement, veut sauver sa misérable vie, sa voix est tremblante,
— Honoré exigeait sa mort, ivre de colère, il s’en est pris à elle ! J’ai tenté de le dissuader encore !
Le colonel, coupe son envolée,
— Il s’est donc réveillé cette nuit avec l’envie de tuer la petite ? Elle oublie que son travail est d’interroger des Marrons,
— Il n’était pas content d’elle, sans éducation, une incapable, arrogante et suffisante ! Il voulait la mater, en faire quelque chose, elle a tenu tête !
Le colonel se tourne vers moi, sur un ton ironique,
— Qu’en dis-tu ? Cela semble déjà plus plausible, non ?
Je dois donner le change, ma nature reprend le dessus,
— Elle dit vrai quant à l’envie de me tuer, mais ce qu’elle ne vous dit pas, c’est que j’ai surpris une conversation évoquant un certain Mathurin ! Honoré l’aurait dissimulé dans la fosse à purin, où il voulait me mettre ! Lorsque j’ai dévoilé que je vous en parlerai au matin, il est devenu fou !
Contrairement à Mathilde, je lis les émotions du colonel, ayant côtoyé bien des hommes en dix années, tout officier qu’il est, il masque difficilement sa colère. C’est dans la maisonnée de Victor que j’ai reçu cette éducation particulière, l’art de l’intrigue, Désir, m’apprenant à déceler les moindres indices chez l’invité. En parlant de ce Mathurin, mon avantage est certain, car je ne le connais pas, laissant la perfide totalement désemparée, bien incapable de répondre ; il prend enfin une décision, s’adresse directement aux hommes,
— Retournez au travail, la suite ne vous concerne plus !
Marius et les siens ne se font pas prier, se précipite vers l’abreuvoir, la citronnade n’existe pas pour eux, de loin, me souriant, j’ai cru percevoir un signe de tête. Mathilde tremble tellement que son plateau danse littéralement, s’accablant elle-même, pendant que le colonel nous enjoint de le suivre à l’intérieur de la maison. Arrivant dans son bureau, perdant soudainement son calme, il empoigne la bougresse par les cheveux, sans hurler,
— Trainée ! Tu as juré sur l’évangile que ce fourbe avait rejoint les rebelles, ce que je n’ai jamais cru, entre nous ! Il aura fallu une gosse intrépide pour vous dévoiler ! Ce lâche a sûrement pris la fuite au loin par peur d’assumer ses actes ! Je devrais te faire pendre, mais ce ne serait pas très chrétien ! Désormais, tu feras le service en silence, interdiction de converser avec la maîtresse, tu dormiras à l’enclos des chevaux ! Ne cherche pas querelle à la petite, le moment venu, je te léguerais à une maison beaucoup moins accueillante ! Quant à ton stupide mari, je vais le retrouver, j’en fais le serment !
Nous faisant sortir sans formalités, avec l’étrange impression que j’ai échappé au pire. Bien heureusement, les autres n’ont pas eu à répondre. Me souvenant avec nostalgie de cette période, un changement s’ancre durablement en moi, refusant la servitude de tout mon être. Cependant, les événements ont eu raison de mes projets d’évasion, attendu que le colonel sera dorénavant plus vigilant à tous les égards ; ne retirant aucune satisfaction de cette issue, puisqu’aucune victoire ne doit être célébrée. Je reste une domestique, désormais cloisonnée de sa supposée sœur de couleur. Les jours suivants sont un calvaire, le colonel bien trop présent à mon goût, sa femme devenue plus distante, sans doute informée, et Mathilde de plus en plus odieuse.
Appliquant à la lettre les consignes avec une certaine exagération, me passant le linge de table sans un mot, désignant chaque couvert avec des signes incompréhensibles. M’amenant à m’interroger sur ma légitimité dans cette maison, pourquoi les blancs ne mangent pas comme nous ? Ce besoin d’un service permanent, de nourriture en abondance quelle que soit la saison. L’esclavage massif des miens sert aux récoltes, mais le nôtre n’a aucune nécessité ; cette pensée, sans que je ne comprenne pourquoi, me rappelle une parole de Jésus, entendu chez Victor. Disant « Je t’aime, car tu n’as pas de prix ». Ils ne nous aiment pas et notre prix est fixé par les négociants.
C’est à cause d’eux que j’en suis là, quasiment de leur couleur, c’est une vie de négresse que j’endure sans jamais la regretter. Cet amour particulier qu’a Clermontois envers mes sœurs, tout comme d’autres colons, est incompréhensible. À moins que l’utilisation de ce terme ne convienne pas, puisque les viols ne sont pas des actes amoureux, sans cesse disculpés par une canitie du peuple noir. Une attirance, maintes fois décriée, correspondant à ce désir de soumettre l’autre, affirmant une autorité ne se justifie dans aucune de leur action. En m’observant, durant toutes ces années, défilant comme un bref soupir, je constate avec effroi que les blancs m’ont fait du mal. La haine supplante l’amour par sa férocité, mais c’est par amour que j’ai accepté d’endurer tout cela, aimant mon peuple plus que moi-même.
Pourtant, avec la perspective d’Olorun, le comportement d’une Denise figure que les blancs ne sont pas tous mauvais, je demeure dans un ressentiment destructeur. Où placer le Maudit, Honoré, les assassins de Kodjo ? De quoi semer la confusion dans mon esprit, à la recherche d’une solution mettant un terme à cet état de fait ; Agathe participe à alimenter mes doutes, ouvrant une porte vers la fraternité par une considération de mon humanité. C’est ce que je dois figurer au témoignage, fixant mes pensées dessus, arrivant à un service du soir presque ordinaire, assistant Mathilde ainsi qu’un mulâtre cuisinier. Les officiers de hauts-rang disposent d’un domestique à la préparation des repars de l’ensemble des maisons, rompu aux recettes venant de France.
Ce dîner comprend trois invités, un capitaine, accompagné de son épouse, grosse comme une carriole, un notable de Pointe-à-Pitre aussi vil que son allure. Le colonel reçoit rarement, à cette occasion, nous avons eu une inspection de nos tenues. La cuisine, véritable fournaise trop exiguë, me met en nage, nécessitant de m’essuyer presque chaque instant. Mathilde, enfermée dans les consignes, complique les choses, à mon âge, je ne peux pas tout porter, manquant visiblement d’adresse. Allant et venant, avec des souliers bien trop grands, sans répit, cette gourde m’a préposée au vin devant mon incapacité à conduire le rythme ; debout, tel un piquet face à un chariot d’argent, sur lequel trônent trois carafes pleine du précieux liquide rouge.
Ma position permet de suivre les conversations, me souvenant de ce que je pensais à cet instant, Ayo dans une case fétide pleurant mon absence. Totalement désintéressé par ce qui se dit, le capitaine appelle mon attention, parlant de nous,
— Le mulâtre est une bête apprivoisée, pour ma part, je ne laisse aucun d’eux dormir dans ma maison ! Autant faire enter mon cheval que j’affectionne bien plus, non ?
Naturellement, le colonel et son notable badinent de bon cœur, rejoints par l’énorme femme, tandis qu’Agathe garde le silence, me jetant un regard de compassion ; accaparant la parole avec une fermeté étonnante,
— Vous plaisantez sur le sort des malheureux, enfants du seigneur, ayant reçu le baptême, que les nôtres ont engendré ! Faites donc baptiser votre monture capitaine, qui sait, elle remplira peut-être même votre coupe !
Dans un geste ironique, le capitaine tend son verre, glissant vers lui, me prenant aux dépourvues, puisqu’il verse le contenu sur ma tête,
— Ignorant si elle est baptisée, je m’en charge avec le sang du Christ, tant qu’à faire !
Agathe jetait un regard furieux,
— Vous êtes un goujat, monsieur !
Bien que je me félicite de cette répartie, cela n’arrange pas mon apparence tachée de vin, je garde le silence. Le colonel vient à la défense de son homme,
— Quel gâchis ! Au profit d’une gourgandine, l’eau de pluie aurait été suffisante capitaine !
La grosse, manque d’étouffer par son rire grossier, elle fait lever Agathe,
— La malice et la moquerie ne feront jamais une conviction ! Ce soir, je fais de cette petite une affranchie !
Cette proclamation inattendue jette un froid immédiat, Mathilde, qui patiente avec un plat, s’enfuie vers la cuisine, terrifiée par ces propos. Ignorante quant à l’attitude à adopter, me contentant de baisser la tête, je ne prends pas la mesure d’une pareille déclaration, qu’à présent je comprends parfaitement ! Un silence trop long s’installe. Agathe vide son verre d’un trait, se donnant du courage, défiant son mari du regard. Le colonel se lève, souhaitant visiblement reprendre son autorité,
— Il suffit madame, nos invités nous font l’honneur de leur présence, afin de passer un agréable moment, faites-nous grâce d’un héroïsme…
Il n’a pas terminé sa phrase qu’Agathe lance son assiette, évitée de justesse par le colonel. Humiliant son époux devant ses pairs, cela n’augure rien de bon pour la suite.
— Ne vous avisez plus de me traiter comme l’un de vos soldats cher mari !
Tout se fige, attendant l’issue de cette joute conjugale, le colonel fait son choix en m’assénant un coup de poing, suivi d’un coup de pied frontal. Touchée au ventre, ne pouvant plus respirer, je m’écroule sans un mot. Les autres, immobiles, se gaussent ; Agathe se précipite à mon chevet, j’étouffe, devenant pâle, m’évanouissant sans savoir ce qui se joue. Elle m’entoure de ses bras, donnant l’impression de sombrer à son tour, s’adresse à son mari,
— Ma pauvre petite, regardez, voyez, la miséricorde ce visage innocent, ne la réclamez pas au jour du trépas, puisque vous n’en avez pas donné !
Sans attendre de réponse, elle me porte de ses bras frêles jusque dans ma chambrée, trouvant la force de me soulever malgré sa tenue inappropriée. Le colonel fait grise mine, se contenant avec difficulté, ce n’est que lorsque son épouse disparait avec moi que les langues se délient, telles des mésanges, le capitaine ouvre la marche,
— Le climat ne réussit pas toujours à nos femmes, j’en connais bon nombre ! Mon colonel, nous allons prendre congé, merci pour ce somptueux dîner !
Paraissant gêné par la remarque, il répond sèchement,
— Vous n’en ferez rien, le dessert n’est pas encore servi !
Le notable appuis le propos,
— C’est regrettable, le temps fera son œuvre, je suis de l’avis de notre hôte, faisons honneur à sa table !
L’officier, n’en démord pas, poussant son énorme dame à se lever,
— Il faut savoir se retirer, bien le bonsoir !
Raccompagnant le couple, le colonel adresse un signe de tête discret au notable, planté face à son assiette, faisant des commentaires à lui-même,
— Indigne de sa moustache ! Un bon verre de rhum apaisera les esprits !
Faisant comme s’il était chez lui, claquant des mains en appelant Mathilde, alors que la bouteille de rhum est à quelques mètres. Je préfère retrouver Agathe, trempant un linge, passant doucement sur mon visage avec une gestuelle tendre. Troublée, ne sachant quoi en penser, me défendant en public, pansant ma peine contre quoi en retour ? Peut-être me prend-elle vraiment pour sa poupée ? Sans enfants, souvent seule, mal intégrée à l’île, je deviens le réceptacle de sa compassion, semant la confusion dans son esprit. C’est une explication sensée qui s’impose, elle ne sort quasiment pas de sa maison, se farde vainement car personne ne vient la regarder ; prisonnière de chaînes invisibles dont j’ignore tout ! Se perdant dans une affection faussement inspirée, puisque je reste ce que je suis et elle aussi. Voilà que j’ouvre péniblement les yeux, souffrant encore des coups reçus,
— Je vais être punie maîtresse ?
Ma jeunesse semble naïve,
— Non, une petite fille ne devrait pas subir cela ! Ça n’arrivera plus sous mon toit, je te le promets !
— C’est le maître qui m’a frappé, pas vous maîtresse !
— Arrête, je ne suis la maîtresse de personne !
— Pourtant, la première fois que je vous ai vu, c’est une claque qui m’a la rappelée !
Gênée de la remarque, elle essaye de contourner, bien que je ne baisse pas la garde,
— Parfois, tu m’as parlé de ta maman ! Tu voudrais la revoir ?
Des journées entières à m’ignorer, je n’y comprends rien,
— Je la vois tous les jours, dès que je ferme les yeux !
— Comment est-elle ? Décris-la-moi !
Cela me brusque, mais je lui dois au moins ça,
— Sa peau est noire comme la nuit, couverte de cicatrices, des dents blanches comme le lait, son visage est celui d’un ange ! Un peu plus grande que moi, mais bien plus forte, portant le monde !
— Ta vie avec elle était difficile ?
— Quand on est prisonnier on n’a pas de vie !
Ma réponse semble la surprendre, mouillant ses yeux,
— C’est bien triste, je ne pensais pas que c’était aussi dur ! Le roi est bon, ça évoluera, j’en suis sûre !
Elle se berce d’illusions, ignorant que son roi va bientôt perdre la tête, remplacée par un monarque plus sournois, Napoléon Bonaparte. J’aurais dû lui dire que cela ne changera que quand tous les miens seront totalement libres, mais je me suis abstenue ; puis le colonel arrive en trombe, rompant l’intimité, un verre de rhum à la main, sans doute pas le premier, rabrouant directement son épouse,
— Tu m’as humiliée ce soir ! Je l’ai prise sous mon toit en dépit de son origine douteuse !
Agathe, tient bon malgré la présence imposante du colonel,
— Nous en parlerons quand tu seras sobre !
Le verre vole dans la pièce, se fracassant contre le mur, sa bouche écumante de colère, frappant un adversaire imaginaire, finissant par sortir. Toute cette inquiétude a raison de moi, sombrant dans une fatigue soudaine, épuisée moralement, fermant les yeux sans prévenir. Agathe le devine sans doute, s’approchant en déposant un baiser sur ma joue, me faisant sursauter, ce sont des actes que j’ignore, reculant avec respect, sa patience m’étonne. Me souvenant de cette délicieuse sensation, rappelant l’amour infini de ma mère, me transportant quasiment vers elle, voyant encore son visage ; contre une dernière étreinte de maman, j’aurais offert le monde. Aussi nécessaire que l’eau de la plante, l’amour maternel est vital, depuis plus de deux ans je dépéris doucement, laissant une haine indescriptible s’emparer de moi.
Appelant à cette conclusion simple, l’amour est la clé de notre liberté, au-delà de nos corps, nous devons fortifier nos cœurs. Les chants, sous le soleil brûlant, faisant louanges d’un amour perdu, n’ont de cesse de le répéter, pourtant je les ai souvent entendus sans jamais m’interroger. Le sentiment est une prémices, une évidence, aimer la liberté impose de nous aimer nous-mêmes les uns les autres, ainsi que notre peau aux couleurs de la vie. Cet épiderme marqué par la haine cruelle, synonyme d’une malédiction perpétuelle, l’amour efface la condamnation implicite, au même titre que l’homme de Nazareth. Celui dont les paroles, sur ces bancs inhospitaliers, prône l’amour au-delà de la raison, oubliant quasiment ceux qui se réclament de lui.
L’esclavage détruit notre humanité, mon témoignage ne vise pas que la souffrance, mais cette capacité à surmonter ce drame, bien des couples se forment dans le secret des cases ; bravant ces interdits, faisant de nous des travailleurs de rendement, un outil de production, sans sentiments. Olorun choisis avec soin les moments, m’inspirant que la différence entre lui et un Jésus sauveur ne tient à rien, venant d’une source universelle. Être libre, c’est ce que j’avais connu durant quelques années, seulement lorsqu’un homme unique m’a redonné confiance, m’accomplissant en tant que femme. Ayo s’est réfugiée dans la haine malgré elle, car on lui avait enlevé son enfant, sombrant sans jamais revenir, enfermée dans une prison dont on ne s’évade pas.
Les colons domptent nos corps, sans aucun pouvoir sur nos cœurs, puisqu’ils n’ont pas la clé. Me retrouvant, paisiblement endormie, ayant navigué sur mes pensées, Agathe repart en silence, laissant spéculer que je suis devenue sa propre fille. Elle regagne son immense chambre, son mari ronfle tel un animal. Un lit aussi grand qu’une case, en baldaquin, permettant de faire tomber un voile tout autour. Méditant sur leur peau blanche, délicieuse aux moustiques, qui s’en délecte tout au long de la journée ; sans doute que « l’amour » du sucre a donné une saveur particulière, alors que nous autres vivons relativement en bonne entente avec ces petites bêtes. Agathe prend le soin de ne pas réveiller l’autre, enlève ses chaussures et un corset étouffant, glissant d’un pas feutré vers la grande fenêtre, captivée par les étoiles. S’approchant, imaginant qu’elle va sauter, j’avance, découvrant de chaudes larmes, murmurant une prière,
— Laissez les petits enfants et ne les empêchez pas de venir à moi ; car le royaume des cieux est pour ceux qui leur ressemblent ! Seigneur, tu as fait l’homme à ton image, mais qui donc a fait l’esclave ?
Témoignant de l’affection d’Agathe, ces propos me surprennent, car ils vont pleinement dans ce que je pense, une question élémentaire en apparence ; les prêtres, tout comme les maîtres, aiment nous rappeler que notre condition résulte de la volonté divine, qu’on leur doit une obéissance aveugle. Leur paradis semble promis à ceux qui se montrent les plus dociles, l’enfer, aux réfractaires tel que moi. Ne pas recevoir le baptême interdit à Ayo la visite de l’Esprit Saint, dont elle se passe allègrement, promise à un gouffre de feu selon eux. L’absence d’amour est notable, ne ressemblant en rien aux enseignements de l’homme prêchant à tous ces gens, ils l’ont trahi, de la plus ignoble des manières. Agathe semble « habitée », caresse une bible posée sur un meuble, tout en observant de façon obsessionnelle le miroir près de l’entrée.
J’aurais juré qu’elle voulait absolument pénétrer son reflet, tellement son regard étincèle d’une intensité folle et puissante à la fois. Sa remise en question parait la « secouer », soudain, d’un bond, elle enfile sa robe, ses chaussures, sort de la chambre, de la maison. Elle marche sur l’avenue sombre, croisant une patrouille de soldats, la saluant respectueusement, malgré l’heure tardive ; arrivant devant l’une des demeures voisines, y entrant sans aucune précaution, à croire qu’elle pénètre dans son antre. Une mulâtresse, assez jeune, semble attendre sa venue, l’accueillait chaleureusement, laissant penser que ces visites nocturnes sont régulières. Elles ont rejoint le grand jardin, prenant place sous un kiosque, m’approchant pour écouter, elles ont tout bonnement disparu. Tournoyant autour, cherchant la vibration, toute trace de leurs présences.
Incapable de comprendre ce qui vient de se passer, elles ne sont pas « diaboliques » tout de même ? Une femme blanche, plus âgée, fait son apparition, s’installant au même endroit ; levant enfin le mystère, puisqu’une trappe secrète s’ouvre, laissant entrer l’inconnue. Un long couloir entièrement façonné sous la terre, fascinante construction qui nous aurait été tellement utile à l’habitation d’Anglemont avec Louis et les autres. Débouche vers une sortie abrupte, découvrant une plaine et un grand feu, reconnaissant aussitôt Kimia discutant allègrement avec Agathe. La femme s’avance vers eux, recevant des accolades amicales, tout ceci devient « irréel », il y’a quelques noirs, des mulâtres, trois blanches, visiblement « maîtresses », j’approche, écoutant Agathe,
— Je l’ai fait, franchissant ma peur, j’ai affranchi ma petite mulâtresse !
Kimia frappe dans ses mains, invitant les autres à faire silence,
— Mes sœurs, mes frères, votre attention, Agathe souhaite faire une annonce !
Racontant toute la soirée, dans les moindres détails, au point où cela me gêne presque, enflammée par son récit, allant jusqu’à mimer ma chute. Comprenant que ce groupe est partisan de la fraternité, des révolutionnaires avant l’heure, comme l’abbé Grégoire dont j’entendrais souvent parler. Bien que blanc, il a adhéré à la société des amis des noirs de Brissot de Warville, militant activement pour l’égalité des droits entre blancs et noirs, la suppression de l’esclavage aux Antilles. Des années après, nous avions été instruits de tout cela, par d’illustres officiers de couleurs dotés d’un sens moral des plus élevés. Tout ceci doit donc me rassurer, bien qu’ignorant tout de ses activités clandestines et comprenant pourquoi Kimia m’a ramené à cette maison ; le lieu le plus insolite, les résidences d’officier français abritent un cénacle d’abolitionniste, qu’Agathe a sans doute rejoint depuis peu.
Mon jugement est largement faussé, puisque toutes les personnes présentes portent un masque en journée, restant dans un rôle facilement identifiable. Néanmoins, mon affranchissement demeure symbolique car je dors toujours dans les combles d’un maître me possédant. Après cet intermède, la femme que j’ai suivie par la trappe prend la parole,
— Mes amis, les nouvelles de France vont bousculer les certitudes des colons !
Kimia, ne finit pas de m’étonner,
— Votre peuple gronde ?
— Non ma chère, ils frondent, le Tiers-Etat est en difficulté ! C’est grand malheur pour le pays, bien des affamés iront se rassasier de la noblesse !
Ravie d’entendre ces mots, puisque la révolution ôtera une partie de leur conviction sans rien changer à nos conditions ! Hormis évoluer de la servilité à la citoyenneté, vêtue d’une tenue d’esclave. Imaginant des milliers de corbeaux, aux dents pourries, hurlant à l’égalité, bien trop aigri par une vie misérable, devenant « républicain »; ce n’est que dans quelques années que cette tempête emporterait tout sur son passage. Sans égratigner notre exigence de liberté, encore et toujours. Agathe, visiblement inquiète par la nouvelle, prend acte, bien que pragmatique,
— La Guadeloupe c’est la France, avons-nous à craindre des représailles ?
La femme, sûre d’elle, affirme,
— Nuance, les colons sont aux manœuvres, nos époux seront garant de l’ordre ! Seule l’arrivée des marchandises risque de poser des difficultés ! Prions pour les malheureux qui vont affronter ces épreuves !