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Je pars au Japon, en espérant qu'à l'autre bout du monde, je change de vie et lui donne un sens. Mais chaque société a sa classe de paria sous les diktats des normes mondialisés.
Au paroxysme de la manipulation, j’accepte d’être la méchante de mon histoire grâce à la pègre, pour prouver l’absurdité de ces étiquettes, ainsi que pour agir contre mon enfance malsaine. Jeune, femme, étrangère, n'en suis-je pas un fabuleux contre-exemple ?
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Seitenzahl: 246
Veröffentlichungsjahr: 2025
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BARROIN Jennifer
Sous-citoyens ou Sous vérités ?
Tout le début du roman jusqu’au passage devant le QG sont des faits réels réalisés par l’autrice. Le reste des péripéties sont des fictions.
Le jour où j’ai foulé le sol de Tokyo, pour la première fois de ma vie, je ne me sentais pas comme une étrangère.
J’ai enfin pu vivre le hanami* pour de vrai. Une fois arrivée, je me dis que plus rien ne peut m’arrêter. Je mets deux ou trois jours à m’en rendre compte, bien sûr. Même les fleurs semblent futuristes. Tout est beau. Comme un interdit affranchi. J’avais si peur avant, et tout paraît si facile maintenant. La première chose que j’ai savourée, c’est une promenade seule, en tant que femme à 23 heures. J’ai juste mon téléphone dans ma poche. J’ai laissé tout le reste à l’hôtel.
Je passe quelques journées de touriste. C’est la première fois de ma vie que je dois me déplacer en métro. J’ai été qu’une seule fois à Paris. J’ai pris un Uber dont j’ai soigneusement scanné la marque, le modèle et la plaque (au cas où). J’ai déjà été deux ou trois fois à Lyon.
À chaque fois, je prends le tramway. Je ne m’aventure pas dans des sous-sols étroits et bondés de monde d’habitude.
De plus, inconfortables et mal entretenus. Ça, c’est uniquement si on regarde les locaux, et pas les gens. Je ne vais même pas dans un parking sous-terrain. Les rares sorties après 23 heures dans ma petite ville de 35 000 habitants, je me gare à moins de 100 mètres, de préférence en face d’un lieu fréquenté et avec des caméras. Sur le trajet d’une centaine de pas à pied, je me retourne deux ou trois fois. Je change de trottoir si je croise quelqu’un. En règle générale, à cette heure-là, si on ne veut pas avoir besoin de se méfier, homme ou femme, on sort minimum en groupe de quatre personnes. Seule, je ne sors pas à 23 heures, je rentre chez moi.
Mais à Tokyo, j’ai pris le métro à toutes les heures ; et dans tous les quartiers. Une des choses qui m’a surprise d’ailleurs, c’est que les gens ne se méfient pas quand on leur demande le chemin. Ils prennent même le temps de vous accompagner si vous ne comprenez pas. En France, ça marche si l’interlocuteur n’est pas seul. Sinon, on esquive. En même temps, le peu de fois qu’on m’a interceptée dans la rue, ce n’était pas pour demander son chemin. Ils ont toujours un bon prétexte pour avoir besoin de mon téléphone. Il y en a un, une fois, qui avait laissé le sien dans la voiture de son pote et voulait l’appeler pour lui dire. Au moment même où je l’aperçois, je savais qu’il avait du temps libre, et allait essayer de m’en faire profiter. Je lui ai répondu que je ne fais pas confiance aux gens que je ne connais pas. J’ai changé de chemin pour pas qu’il ne me voie retourner à ma voiture. Il était à peine 22 heures, en été, le soleil n’était pas complètement couché.
Je ne sais pas trop comment l’expliquer ; mais au moment où j’ai posé le pied sur le sol de Tokyo, toute cette méfiance s’est envolée. La foule ne me fait rien. Je croise un millier de regards par jour, et pas une seule fois, j’ai besoin de baisser la tête. Je l’ai d’ailleurs bien plus souvent en l’air. Tant que je vois la tour de Tokyo, je ne suis pas perdue. Au fil des années, il est de plus en plus difficile de l’apercevoir de loin. Je découvre de nouvelles façons de traverser la route. Parfois, sans même mettre un pied dessus. Des couloirs souterrains, au départ dédiés aux enfants. Des ponts pédestres. Les mêmes que ceux qu’on utilise en France pour changer de quai dans les gares. À Osaka, des arcades commerçantes gigantesques et entières, parallèles aux couloirs de métro.
L’ambiance la moins agréable que j’ai sentie, contrairement à ce qu’on pourrait croire, se trouvait à Shibuya**. Probablement parce que je ne suis pas une fille de la ville. Un air de pimbêche parisienne et de trou du cul mal élevé émanait de la plupart des gens que je percevais. En plus, ce jour-là, il pleuvait beaucoup.
Je ne m’étais pas apprêtée comme une fille normale qui fait du shopping. J’ai davantage privilégié le côté pratique, car je ne voyais pas l’intérêt de porter de beaux vêtements, pour les tacher aussitôt en mettant le pied dans une flaque. Donc je n’avais pas prévu des nu-pieds à talons, mais des baskets et un jogging. Et la pluie donnait un air dégueulasse à mes cheveux. Comme une bonne Française, j’avais envie de m’énerver à force de regards de travers. Mais je n’étais pas chez moi. Paradoxalement, c’est un lieu très touristique, mais quasiment rien n’est retranscrit en lettres. C’est pas grave, ce n’est pas les commerces qui manquent. J’irai ailleurs. Même dans les quartiers de luxe, on ne m’a pas autant prise de haut.
Mon goal*** à moi n’était pas de me prendre en photo devant le109****.
Je me suis tournée vers un quartier de garçons. D’hommes plutôt, car ils travaillent, et ne vivent pas avec l’argent de papa. Mon goal était d’essayer de provoquer la rencontre avec mon idéal du patronat. En fait, une bonne partie de mon temps, je le passe à marcher dans ses pas ; à travers tous les lieux qu’il énumère dans son livre. Je n’ai pas regardé son film, car il a souhaité mettre sous silence une vérité qui dérange sur certaines branches d’activités. Mais disons qu’en un claquement de doigts, il peut transformer la vie de n’importe qui, en enfer. Pour autant, contrairement aux personnes qui ont un semblant de pouvoir grâce auquel, elles pensent assujettir le moindre échelon sous le leur ; un homme puissant adopte un management plutôt moderne. Contre toute attente, il suffit de taper son nom dans un moteur de recherches, pour obtenir l’adresse du siège de l’entreprise. Alors j’y suis allée. Je ne compte pas m’y faire embaucher. L’objectif de ce soir est de repérer les lieux, et voir à quoi ça ressemble. Un immeuble avec le nom placé ostentatoirement dessus. Mais loin des stations. Je m’y suis rendue en prenant la Namboku line, en descendant à la gare d’Ichigaya. J‘ai atterri dans un quartier avec beaucoup d’izakaya*****. Ce n’est pas du tout un endroit où les habitants ont l’habitude d’y croiser des touristes. C’est un quartier ouvrier populaire. Les gens regardent le sol et sont particulièrement silencieux, après une certaine distance depuis la station. Je dirais que l’âge moyen est de quarante – quarante-cinq ans. Ce n’est pas directement de moi qu’ils se méfient. J’ai compris que j’étais dans la bonne direction. Je m’oriente tout simplement avec l’itinéraire sur mon téléphone. J’ai pas mal marché. Je progresse vite pour ne pas donner l’impression de chercher quelque chose. Je suis surprise de tomber dessus immédiatement depuis la rue. J’essaie de prendre discrètement une photo, mais il y a toujours quelqu’un qui passe à côté de moi.
Je ne m’arrête pas ; et pour toujours trouver un endroit où aller, je fais le tour du bâtiment pour pouvoir repasser devant. Je me dis que, vu la rotation de la population, je ne croiserai pas deux fois la même personne. Mais il y a quand même quelqu’un, alors je recommence. Je dois absolument y arriver cette fois, car un troisième tour éveillerait des soupçons. Surtout que je n’ai pas la tête de l’emploi. J’ai réussi et je continue tout droit cette fois. C’est tout près d’un énorme carrefour. Pour traverser la route, il faut de nouveau emprunter un pont pédestre. Mais celui-ci relie les quatre grosses artères. À chaque point de départ, il y a un escalier bidirectionnel pour monter (ou descendre), en fonction du côté où l’on souhaite tourner. Le carré sur lequel on marche est continu. J’ai beau viser la voie que je veux rejoindre, j’ai fait quatre fois le tour du pont avant de trouver la prochaine station, à la gare d’Iidabashi.
À chaque angle, j’ai l’impression que le quartier change de tête. J’essaie en vain de me fixer des points de repère, le changement d’orientation fait s’enchevêtrer les immeubles différemment devant les yeux. De plus, le GPS indique une ancienne entrée qui a été rouverte plus loin dans une rue. Un coup d’espoir quand je trouve un panneau. Une fois devant, je vois qu’il est quasiment blanchi par le soleil. On distingue légèrement le logo de la société de transport. Le reste est illisible ou écrit uniquement en kanji******.
Rien que mes tours sur le pont m’ont fait parcourir deux kilomètres et demi. J’en ai marre, alors je prends la rue au hasard là où je me situe. Je me dis que si ce n’est pas celle que j’ai vue sur le téléphone, je tomberais forcément sur une autre plus loin. Par chance, c’était la bonne, à deux cents mètres près.
J’ai quand même mis du temps à prendre la décision de m’avancer dans une rue plus sombre que les autres, sans savoir ce que je fais. À ce moment-là, je réalise que sur le carrefour, à pied comme dans les voitures : il n’y a que des hommes. Et que des hommes en costume noir bon marché. Je commence à rentrer dans la station. Je descends deux ou trois rangées d’escaliers. Déjà ce qui m’interpelle, c’est le vide total. J’arrive devant des escalators en panne (les seuls de tout Tokyo). Je sens une ambiance glauque à la française. Avant d’aller plus loin, je rebrousse chemin et ressors. J’avais vu à côté du panneau délavé, des grilles prises dans de hautes mauvaises herbes. Il y avait des rejets d’acacias. Les jeunes pousses de cet arbre sont couvertes d’immenses épines en forme de dents acérées. J’en casse une branche et je retourne dans le métro, armée cette fois. Avant de redescendre complètement les marches, je vérifie chaque angle et je me retourne. Surtout au moment de prendre les escalators qui sont en une seule fois et très longs. Dernière rangée d’escaliers et je suis sur le quai. J’avance à pas de loup en frôlant le mur du fond et en tendant la branche, côté ouvert sur la voie. Mais RAS, je suis seule. Les panneaux digitaux n’affichent pas les noms en lettres. Je dois me fier aux horaires. Ce silence inhabituel est pesant. D’ailleurs, je ne me rappelle pas avoir borné ma carte*******. On voit que la pègre a le contrôle du quartier. Qui plus est après 21 heures. Mais ce n’est pas ce qui me fait peur. J’étais entourée sur le pont et personne ne m’a demandé de rendre des comptes ni ne m’a suivie. C’est plus des groupes yankees qui ameutent des bastons sans code d’honneur qui m’inquiètent. C’est tellement silencieux, que j’entends résonner les voix qui passent devant l’entrée de la station. Plus que deux minutes avant l’arrivée du prochain train. J’entends des voix et des pas présomptueux. Est-ce que je garde la branche au risque qu’ils se servent de ça pour avoir un bon prétexte pour me chercher des problèmes ? J’ai pas la tête de l’emploi. Est-ce qu’ils vont me foutre la paix ? Dans une dizaine de secondes, ils sont là. Je ne sais pas combien. Au moins trois ou quatre. Ce sont des amis ? Est-ce qu’ils attendent un règlement de comptes ? J’ai une idée en voyant le distributeur de boissons. De toute façon, je ne peux pas monter dans la rame avec une arme explicite. Je la mets dans la poubelle du distributeur et je la remplace par une bouteille d’eau. À la seconde près. Comme les escalators sont en panne, le métro est en retard. J’ignore combien de temps je dois encore patienter avec les invités surprises. Ils sont sur le point de commencer la bagarre et le premier fait signe aux autres qu’ils ne sont pas seuls. Ils se taisent puis ils marmonnent. Je fais la touriste de base qui ne sait pas ce qu’il se passe. J’essaie d’être incognito avec juste une bouteille et mon téléphone. C’est que l’aptitude à être une femme dans la rue en France me sert. Je savais où je mettais les pieds. Mais eux ne le savaient pas. Faire comme si on n’avait rien vu. Mais apparemment, je les intéresse. Peut-être trop suspect : une étrangère qui s’aventure seule ? Ils se doutent que ce n’est pas un hasard. Peut-être trop de sang-froid ? Là où n’importe quel « honnête citoyen » tremblerait. Le problème, c’est que je sais combien ils sont à côté de moi ; mais pas combien qui attendent à la sortie. Il y en a un qui s’approche comme un dragueur : « きれいな。かわいい ! (kirei na, kawaii!). Je le regarde et fais genre, de ne pas comprendre. Il est presque à me coller en posant le bras au-dessus de ma tête. Je ne peux plus faire celle qui ne comprend pas. J’active le mode froideur absolue. Les minutes de retard commencent à être interminables. Il fait exprès de me parler fort. Je fais celle qui ne parle qu’en anglais. Je sens qu’il commence à perdre patience. Je sais que ce n’est pas ma fausse naïveté qui le dérange, mais la présence d’une témoin pendant leurs affaires. Il met sa tête à hauteur de la mienne et essaie de me caresser la joue. Mais le coco ne sait pas encore qu’il a à faire à une Gauloise. Je ne suis pas la Japonaise kawaii qui se soumet. Je lui repousse la main et le dévisage de travers. Je lui dis sur un ton injonctif : « fureruna » (ne me touche pas !). Il change son regard rieur en regard assassin. Mais je vois en lui l’hésitation. Je suppose que les caméras doivent aussi être en panne. Le train arrive à ce moment. Il me tire l’épaule en me criant dessus. Je lui mets la bouteille dans la figure et saute dans le train. Le temps pour eux de réfléchir à me poursuivre ou non ; et le train referme ses portes. Je lève le doigt en l’air le temps de repartir.
J’ai prévu de provoquer mon impertinence de Française jusqu’au bout. Taper dans l’ego des mâles. C’est tellement facile ici… Je poursuis ma soirée en me rendant à Kabukichô : quartier de la night. Je me contente de l’ambiance qu’on ressent depuis la rue. Les bars mettent la musique fort, pas besoin de rentrer pour en profiter. Mais je me suis trompée de rue et je ne trouve pas la porte du premier coup. J’ai trouvé une Ferrari. Des balcons illuminés par des sapins de Noël artificiels (pas banal, au mois de mars). Mais quand je tape « porte de Kabukichô » sur la map, elle m’encadre le quartier et ne me donne pas de point exact. Pour ne pas me perdre, je tourne toujours dans le même sens. Dans le pire des cas, je retourne sur mes pas. Je traverse une rue de prostituées, est-européennes, toutes refaites de la tête aux pieds en silicone. Je me dis qu’il n’y a que des femmes, ce n’est pas moi qu’elles vont venir chercher. Un moment, j’ai eu un doute… Il y en a une qui s’approche de moi. Je trace comme si je n’avais rien vu. Au bout de cette rue, je suis accostée par un vieux en manque d’alcool, qui fait genre de vouloir se promener. Classique, ici le : « Can we walk on ? » Je lui fais signe que je ne suis pas avec les autres filles et que ce sont elles qu’il faut aller voir. Mais visiblement, le monsieur préférerait des services gratuits. Il insiste et deux policiers lui disent de partir immédiatement. Ils me demandent ce que je fais là. Je leur demande mon chemin. J’étais à deux rues de cette fameuse porte, qui est l’endroit où tout le monde va dans ce quartier ; et ce foutu GPS n’est pas capable de me l’indiquer.
Il n’y a pas de passage piéton en diagonale, mais ce soir-là, il y avait encore plus de monde que le jour où je me suis rendue à Shibuya. Je suis montée sur le pied d’un pylône, dos au poteau ; pour ne pas me faire rentrer dedans. Sinon, on ne peut pas regarder où on va. La tour immense de Kabukichô en face. Sur tout le rez-de-chaussée de l’avenue y logent des salles d’arcade. C’est un décor futuriste présenté à la verticale comme les photos des années 90. J’ai tellement envie de m’amuser, mais je ne vais pas y aller seule. Je ne sais pas comment aborder les gens. Je passe ma soirée à prendre des photos. Je reste à peu près une heure. Il y a autant de monde sous terre. Un autre mec pense que je suis perdue et me propose aussi « Can we walk on ? » Non, laisse-moi le temps de lire les panneaux, c’est tout. J’aurais souhaité être abordée par des hommes plus charismatiques, mais ils ne doivent pas avoir besoin de chercher pour se faire trouver. Je reprends le métro pour retourner à mon hôtel. Je retrouve le calme sur la voie M. en attendant mon train, je me visualise le lieu au-dessus de ma tête. Les nuits où tout est permis. J’ai une vague envie de faire du bruit en concert gratuit. Même si la verdure me manque, je ne veux plus revenir en France. Cette impression de n’avoir aucune signification. De n’attirer que les mauvais regards. J’ai toutes mes chances ici, là où tout est possible. Il faut juste accélérer la paperasse pour ne pas être expulsée.
J’ai conscience que ma tête joue en ma défaveur sur les candidatures. Je pense miser sur deux travaux simultanés. Un en tant que salariée, un autre en tant qu’autoentrepreneur. Le Japon civil peine à ouvrir à l’international. J’ai appris la langue en plus de l’anglais. Je connais l’histoire mythologique et contemporaine. Les Japonais eux-mêmes sont surpris que des gens de loin sachent tout ça. La plupart sont persuadés vu qu’ils sont autocentrés qu’on peut difficilement les voir. C’est pas facile pour eux de croire qu’on puisse autant s’intéresser à loin. C’est au réveil que ça me saute aux yeux. Je parle deux langues. Il faut que je fasse prof de français. Ce n’est pas la langue qui a le plus de concurrences.
Je n’arrête pas de penser qu’on puisse trouver aussi facilement une entreprise qui laisse à présager de sa discrétion. Et j’ai besoin de changer mon visa rapidement. Je vais y retourner plus tôt dans la soirée afin d’éviter les règlements de comptes. Je prends mon livre avec moi. Je refais exactement le même chemin. Cette fois, je ne m’arrête pas devant le bâtiment. Je vais directement sur le pont. Je circule le temps de réfléchir à la façon de m’y prendre. J’ai huit chances sur dix de me faire recaler, une de me faire attraper et une de réussir. J’observe tout comme on m’observe, avec cet air de faire comme si je n’avais rien vu. Je sens les regards qui réalisent que je ne suis pas là par hasard. Certains me voient même pour la deuxième fois consécutive. Je tente de percevoir un indice me permettant de voir ceux qui sont de la même maison. Une couleur de chemise, un logo. Ceux que je pourrais apercevoir en train de sortir de là-bas. Au bout du troisième tour, je m’arrête au milieu de l’allée perpendiculaire à la rue qui mène à l’entreprise. On ne distingue que le haut du bâtiment. Je me concentre très fort pour voir le plus loin possible au sol. Je me concentre sur les hommes avec un semblant de costume noir, qui viennent de cette direction. Deux hommes qui ont remarqué où je vise viennent me trouver. Ils me demandent si je suis perdue. Je leur réponds que je suis en train de réfléchir. Ils veulent connaître mon nom. Je leur réponds seulement que je suis française. Ça les fait rire. Ils se rendent compte qu’ils ont affaire à quelqu’un qui sait ce qu’il fait. J’entends l’un chuchoter à l’autre : « Regarde où elle cherche. » Il me répète si j’ai besoin d’aide. Je le fixe dans les yeux avec un goût amer. Je lui réponds que je suis en train de réfléchir et qu’il m’en empêche avec toutes ses questions. Alors il me demande ce que je fais là, seule. Ce n’est pas commun pour une femme, encore moins pour une étrangère. C’est évident que je cherche quelque chose qu’aucun touriste ne vient habituellement trouver ici. Malgré mon silence, il insiste trois fois sur le pourquoi je suis là. Si j’attends quelqu’un ? Il me vient l’idée de leur dire : « Tu dois avoir deviné de qui il s’agit ? Tu sais comment je peux le rencontrer ? »
Mon idée de folle le fait à nouveau rire. Mais il n’a pas l’air de mettre en doute mes paroles. Les deux veulent m’accompagner dans un izakaya pour discuter à l’abri du vent. Ils vont me présenter à un Aniki. J’hésite quelques minutes et finis par accepter. Ils se montrent patients. Je ne leur ai pas demandé leur nom à mon tour ; alors ils n’insistent pas sur le mien. Jusque-là, on est quitte. Ils ne joueront pas avec la loi, par le fait que je sois étrangère. On entre dans un restaurant à la devanture moderne ; et un intérieur très old school. Ça sent le saké chaud et les nouilles accompagnées de yakitori*. Ils se dirigent directement à la table d’un homme à la tête de videur. Ils le saluent sans dire son nom. Lorsqu’ils s’assoient, l’homme en face a l’occasion de me voir. D’un visage amical, il passe à un air suspicieux. Surpris également. Il leur demande ce que je fous là. J’ai une requête spéciale et j’ai du mal à être en confiance. C’est ce qu’on lui répond. Ils ajoutent que je parle japonais et que j’étais déjà là hier. Alors il s’adresse à moi directement et me demande ce que je veux. Je réponds cash que j’ai besoin de voir le boss. Pourquoi ? J’ai besoin de services rapides, c’est pour ça que je sollicite leur société en particulier. Avec un sourire narquois, il me dit alors :
Tu sais où tu vas ; mais c’est pas suffisant pour déranger le patron.Je veux parler à…Les trois hommes s’arrêtent net quand je dis son nom. La salle entière devient silencieuse. Tout le monde me dévisage avec des yeux de merlan frit. Évidemment, on me demande comment je le connais. On ne me regarde soudainement plus comme une femme. Je leur tends le livre :
Je l’ai lu. Regarde le nom en bas de la couverture.Je vois ses yeux descendre. Il l’attrape avec hésitation. Il le feuillette vite fait. Ils tombent sur les pages de photos. Il me fixe de nouveau droit dans les yeux. Le livre est entre nous. Je lui arrache des mains en déclarant :
C’est mon passeport pour entrer. Ça vous convient comme argument ?Il passe un coup de téléphone. Ça ne dure qu’une dizaine de secondes. Il me tend une carte de visite. Il me demande où je dors et me dit qu’il y aura une voiture qui m’attendra demain à 9 heures devant l’hôtel. Il tente de me soutirer des informations : mon nom, mon âge, comment j’ai trouvé l’adresse, comment j’ai appris le japonais... Je lui réponds comme une impertinente Française que je suis :
J’ai les mêmes yens que n’importe qui pour te payer. Je répondrai aux questions quand je verrai le boss.J’apprécie la ponctualité des Japonais. Quelle que soit l’étiquette qu’ils portent, c’est une qualité qui ne fait jamais défaut. À peine après avoir franchi les portes de l’hôtel, la vitre d’une voiture noire s’ouvre devant moi. Je lui tends la carte. Le conducteur me dit de monter sans me regarder. La deuxième personne qui s’y trouve est l’Aniki de la veille. Le trajet est direct et silencieux. On arrive au même QG que j’ai pris l’habitude d’observer maintenant. On m’ouvre la portière. Un homme se place devant et un autre derrière moi. Au bout du couloir, il y a quatre entrées d’ascenseurs. Chacun des affichages est différent. J’en déduis qu’ils ne mènent pas tous au même endroit. Mes gardes du corps m’emmènent à un étage intermédiaire. Je prends soin de mémoriser chacun des chiffres, dans l’ascenseur, dans les couloirs que nous empruntons. Nous nous arrêtons dans un couloir recouvert d’une moquette bleue. Il y a une rangée de chaises, on me fait signe de m’asseoir. Il va descendre. Pendant ce temps, je suis surveillée. À peine ont-ils disparu, qu’ils reviennent derrière le patron. ; lui-même surpris que je semble le connaître. Je le salue comme à la coutume locale. Il semble être averti de ma méfiance. Il me demande directement ce que je lui veux. Je lui réponds que j’ai besoin d’accélérer des paperasses. J’ai besoin d’un visa résident pour travailler au Japon, et il ne me reste plus que dix jours. Il me dit que j’ai droit à quatre-vingt-dix jours en tant que touriste et que les démarches sont largement faites en ces délais. Mais je n’ai pas les finances pour tenir trois mois. J’ai économisé cinq ans pour partir deux semaines. Dans une entreprise de BTP, comment je peux savoir s’ils peuvent faire des papiers ? Alors je réponds à nouveau :
J’ai besoin de services rapides, sinon je ne serais pas ici.La question fatidique : comment je peux garantir que je paierai ? Alors je lui lâche que s’il y a des postes vacants au black, je suis preneuse.
Le patron me repose quelques questions : comment j’ai appris le japonais ? Par mes propres moyens, avec Internet et un bouquin. Avec un prof en ligne ? Non seule. À la campagne, les professeurs de japonais sont inexistants et les plus proches, sont exorbitants. Comment je connais l’adresse ? Il suffit de taper le nom sur un moteur de recherches. Comment j’ai eu connaissance de l’entreprise et de ses divers domaines d’activités ? Pourquoi je le cherche ? J’ai lu votre livre. Et je le lui tends. Il a l’air à peine surpris. En même temps, il n’y a pas beaucoup d’autres moyens, de l’extérieur du pays pour avoir des infos aussi précises ; qu’un membre qui les fait fuiter. J’ajoute que, depuis le début de mon voyage, j’explore tous les lieux qu’il y décrit. Nous avons bien plus de points communs qu’il ne peut le penser. Jusqu’à la profession de nos parents et le harcèlement scolaire contre lequel, seule l’attaque obtient des résultats. Mais moi, je n’ai pas lâché. Je n’ai pas arrêté à dix-sept ans, je suis allée jusqu’au bout, BAC +2. Ma mère est au foyer, mon beau-père est cheminot. Cinq à vivre sur un salaire d’ouvrier. La seule fille au milieu d’une fratrie. J’ai eu tous mes diplômes avec mention et je n’ai pas peur de me confronter à un milieu d’hommes. Il regarde à peine le livre tellement il s’y attendait. Il est davantage surpris que je l’aie très bien lu. Il me demande mon passeport. Je lui dis qu’il recopie mon nom devant moi ; et qu’il me le rend immédiatement. C’est ce qu’il fait. Pour détendre l’atmosphère, je demande si l’homme au crâne tatoué du logo, n’a pas regretté son choix ? Il sourit discrètement et m’annonce directement : 300 000¥ (2000€). Je réponds sans hésiter que c’estOK.
Les papiers seront prêts en mairie dans une semaine et seront authentiques. Seul, le délai est triché. On me donne la convocation officielle après le retrait de la somme à l’ATM******** du même étage. J’ai la consigne de rester la plus discrète possible en attendant. J’aurais une offre d’emploi une fois le contrat en cours terminé. Je finis par demander un autographe sur la première page blanche du livre. Il signe et pose un sceau en bas d’une feuille qui officialise notre marché : « Le voilà, ton autographe. »
Tous mes futurs collègues ne me voient pas du même œil. Je ne sais pas vraiment si je dois ma persuasion à mes arguments, les hommes qui m’ont pêchée dans la rue, ou juste à la chance.
Je retourne néanmoins à mes occupations de touriste. Je n’ai pas l’impression qu’on me sous-estime. Au contraire, je pense qu’on s’attend à ce que je n’aie pas dit mon dernier mot. En tout cas, le patron croit en mes capacités (notamment celles en matière de négociations et du discours). Je ne lui ai pas encore avoué que j’ai beaucoup de mal avec l’autorité, en particulier, l’autorité masculine. Dans l’idéal, une fois ma place faite, une place en tant qu’associée me conviendrait davantage que celle de subordonnée. J’apprécie guère la soumission, surtout si elle est liée de près ou de loin, à des critères arbitraires abjects. Mais déjà plusieurs natives travaillent ici ; et à des niveaux différents sur l’organigramme. Mon principal obstacle est mes homologues masculins, un poil belliqueux. Mais le monde du travail français est-il vraiment si différent dans ses règles abjectes ? Ici, il n’y a qu’une seule règle : être sournoisement rentable. Les démonstrations de force ne sont que des parenthèses qui couleront d’elles-mêmes. Et j’ai un atout à jouer redoutable. Faire de sa faiblesse une force.
Je suis en effet surveillée par ces hommes, à peine plus hauts que moi en grade. Chaque jour, je visite un quartier différent, pour tâter le terrain. J’ai à peu près fait tous les quartiers de l’est de Chiyoda********. J’ai envie de Ginza********
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