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Charles-Étienne

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Beschreibung

Françoise a suspendu au cou de la furibonde, et si lamentablement comique, Marie-Antoinette Corbier, le collier de ses beaux bras frais. Son fin visage, aux cheveux de mousse cuivrée, s’est appuyé sur les bonnes grosses joues empourprées, soudain ruisselantes de larmes, de la vieille demoiselle qui, mi-fâchée, mi-souriante, cherchait à se dégager de cette douce étreinte, opposant, pour la forme, un semblant de résistance qu’elle aurait voulu plus stoïque.
Sur un oreiller où, faisant mine de se lever, la toque Jean-Jacques venait d’être gaiement bousculée par sa nièce, les deux femmes maintenant s’embrassaient.
Une affection profonde les unissait tendrement l’une à l’autre. D’indissolubles liens attachaient ces deux cœurs, liens faits de gratitude et d’admiration réciproques. Depuis sa triste naissance d’orpheline, Françoise n’avait-elle pas toujours été l’enfant gâtée, l’unique amour, la seule et véritable adoration de Marie-Antoinette Corbier ?

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CHARLES-ÉTIENNE

Sous le Fouet

— MŒURS D’OUTRE-RHIN —

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385745943

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous le Fouet

I Moune Corbier.

II « Mon frère Jacques. »

III L’Archiduchesse.

IV Choses d’Allemagne et gens de France.

V Idylle Princière

VI L’envers du Décor.

VII Le Rapt

VIII Sous le Fouet.

IX Flagellée !…

X Et puis, il y eut la guerre…

 

 

 

 

I Moune Corbier.

— Es-tu bien, Mounette ?

— Pas trop mal. Évidemment, je serais mieux ailleurs…

— Et où donc, ma Moune ?

— Bé ! Chez nous, à Genève.

— De quoi te plains-tu ? Tu t’y trouvais encore ce matin.

— Ce matin, soit ; mais demain ?…

— Demain, nous serons au Continental, à moins que tu ne veuilles accepter l’hospitalité que ne saurait manquer de t’offrir ton cher et bien-aimé frère, l’illustre Jacques Provence, une des gloires de la capitale !

— Ça, jamais !… Et puis je te défends de me parler de ce saltimbanque !… Si je n’étais pas une vieille bique, je n’aurais pas eu l’idiotie de me laisser emballer par toi, comme un colis ridicule !

Et, d’un solide coup de rein, Mlle Marie-Antoinette Corbier, dite Moune, Moumoune, ou — selon le cas — Mounette, s’acagnardait dans le coin du wagon de première qui, à travers la vallée du Rhône, l’entraînait, récalcitrante et renfrognée, vers ce Paris détesté pour tout l’inconnu formidable qu’il représentait à ses yeux.

Une minute, Françoise la regardait sans répondre, puis, très douce :

— Heureusement que nous sommes seules !

Cette constatation, qui n’avait l’air de rien, était un piège tendu à la bonne dame, un piège où sa bouderie allait sombrer.

— Pourquoi ?

— Parce que, répondait la nièce avec calme, s’il y avait eu avec nous d’autres voyageurs, ils n’eussent pas manqué, Moumoune, d’estimer que tu es douée d’un assez fâcheux caractère…

— Oui, eh bien, ceux-là, je les envoie à la balançoire ! Je leur dis « flûte ! » et puis je voudrais les voir à ma place ! Mais réfléchis donc, malheureuse enfant ! qu’allons-nous devenir ?…

— Nous nous débrouillerons, tante Nette !

— Mais quand on y réfléchit, il y a de quoi se flanquer par la portière. Mais c’est épouvantable !… Inouï !… C’est… non, je ne trouve pas d’autre expression !…

— Ne cherche pas, Moumoune. Tu vas te rendre malade, tu auras des étouffements, des palpitations et nous ne serons guère plus avancées. Au contraire. Nous avons besoin de tout notre courage, de toute notre raison. Eh bien, soyons calmes. Ayons le sourire, le sourire qui sied aux âmes bien trempées dans les circonstances exceptionnelles de la vie.

— Je t’admire, s’exclamait Mlle Corbier, que son rond visage, empourpré de colère et couronné d’une toque de fourrure, rendait pareille à quelque gros hérisson furieux, — je t’admire !… On nous vole, on nous pille et tu sembles trouver quasi-naturelle l’action abominable d’une fripouille à qui je voudrais arracher les yeux, la langue, les oreilles et à qui, volontiers, je dévorerais les tripes !…

— Oh ! Moune ! reprochait la nièce d’un ton amusé. Moune ! faut-il vraiment que tu sois peu dégoûtée pour devenir anthropophage ! Toi, une végétarienne, te repaître des morceaux les moins choisis d’un notaire infidèle ! Fi ! Mademoiselle Marie-Antoinette Corbier, vous n’êtes qu’une sadique !

— Et toi une effrontée !

— Moune ! je te rappelle au calme ! Tu as trop enfoncé ta toque sur les yeux, ma chérie, ça te fait ressembler à Jean-Jacques Rousseau !

— Si tu savais ce que tu m’exaspères avec l’ironie continuelle de tes observations ! ce que tu m’énerves ! ce que tu m’agaces !… Écoute : Voilà vingt-deux ans que tu es ma fille — ou presque — et Dieu sait si tu as jamais reçu de moi la moindre pichenette, mais je te jure, ma petite, que si tu continues, je te gifle !

— Non ?…

— Parfaitement ! Et puis je descends au premier arrêt. Tu te débrouilleras là-bas avec « l’homme célèbre ». Un fou et une toquée, vous êtes faits pour vous entendre !

— Pauvre grande ! Viens que je te bise !

Françoise a suspendu au cou de la furibonde, et si lamentablement comique, Marie-Antoinette Corbier, le collier de ses beaux bras frais. Son fin visage, aux cheveux de mousse cuivrée, s’est appuyé sur les bonnes grosses joues empourprées, soudain ruisselantes de larmes, de la vieille demoiselle qui, mi-fâchée, mi-souriante, cherchait à se dégager de cette douce étreinte, opposant, pour la forme, un semblant de résistance qu’elle aurait voulu plus stoïque.

Sur un oreiller où, faisant mine de se lever, la toque Jean-Jacques venait d’être gaiement bousculée par sa nièce, les deux femmes maintenant s’embrassaient.

Une affection profonde les unissait tendrement l’une à l’autre. D’indissolubles liens attachaient ces deux cœurs, liens faits de gratitude et d’admiration réciproques. Depuis sa triste naissance d’orpheline, Françoise n’avait-elle pas toujours été l’enfant gâtée, l’unique amour, la seule et véritable adoration de Marie-Antoinette Corbier ?

Quand ce bébé était tombé dans sa vie, comme un aérolithe dans les plates-bandes d’un jardin de curé, bouleversant une existence ouatée, douillette et confortable, de célibataire irréductible, quadragénaire et bien rentée, Marie-Antoinette avait trouvé toute naturelle la tâche qui lui incombait, mettant à la remplir autant d’ardeur que de joyeuse hâte.

Enfin ! Enfin, elle allait donc avoir quelqu’un à aimer !… Quelqu’un dont elle n’aurait à craindre nulle peine et nulle trahison, quelqu’un sur l’âme de qui elle comptait pouvoir régner, à sa façon, en souveraine maîtresse !

Cette moustachue, dont la poitrine opulente et l’académie de lutteuse eussent fait bonne figure chez Marseille, affichait des allures de despote. Ah ! si elle avait eu un mari !… En voilà un qu’elle eût, prétendait-elle, mené non pas à la baguette, mais à la cravache ! Il eût fait beau voir qu’il la trompât !… Elle déclarait, avec un sérieux impayable, que si, jadis, on avait inventé une ceinture de chasteté pour martyriser les femmes, il fallait que celles-ci eussent eu l’imagination bien pauvre pour n’avoir point trouvé de réplique.

— Qu’auriez-vous donc inventé ? lui demanda une bonne âme.

Dans sa terrible ingénuité, doublée d’une brutale franchise, l’hurluberlu répondit, tout-à-trac :

— Tiens, parbleu ! Un étui en fer avec des piquants tout autour !…

Le mot scandalisa. Répété sous le manteau, avec des gorges chaudes, il fit le tour de la société génevoise, et Mlle Marie-Antoinette Corbier perdit le bénéfice de plusieurs relations mondaines, auxquelles elle avait la faiblesse de tenir et qui lui gardèrent une rancune offusquée, pour avoir si crûment dépeint des images bravant, de toute évidence, l’honnêteté.

D’autres théories, aussi subversives que tyranniques, professées par elle avec une autorité plus bruyante que réelle, n’avaient réussi qu’à mettre en fuite les nombreux soupirants qui, lorsqu’elle était en pleine jeunesse, avaient sollicité « l’avantage » de l’épouser. Foncièrement bonne, elle n’avait conçu nulle aigreur de ces déceptions successives, aimant seulement à faire entendre qu’elle avait voulu rester « vierge » pour n’être pas la dupe et la victime de ces « monstres » d’hommes !

— Tous des satyres, ma chère ! confia-t-elle une autre fois à une vieille amie, Mlle Vergeotte. Ils vous font des honneurs avant, des douleurs pendant et des horreurs après !…

Moune, lorsqu’elle était de bonne humeur, ne manquait pas d’esprit. Pour salées que fussent certaines de ses réparties, elle n’en demeurait pas moins une parfaite honnête femme, se glorifiant de n’avoir, au sens biblique du mot, jamais « connu » personne… Mariée, elle eût certainement été la plus indulgente des épouses, comme aussi la plus dévouée. Cette virago avait, en dépit de la verdeur de certaines de ses expressions, une âme angélique.

Un jour, Françoise l’avait définie d’un mot assez juste :

— « Moune ? mais c’est un agneau déguisé en ours ! »

Ce plantigrade, affligé de myopie, s’était penché avec amour sur le berceau de cette fillette que la mort jetait sur sa route et il arriva que, par la suite, ce fut l’enfant qui domina la femme, la nièce qui commanda et la tante qui obéit.

Le père de Françoise, Lucien de Targes, lieutenant de vaisseau, terrassé au Tonkin par le typhus, était le cadet des deux enfants issus du second mariage de Mme veuve Corbier. Andrée de Falède, la grand’mère de Françoise, avait, comme tant d’autres, contracté un mariage de raison en épousant un gros commerçant, d’origine suisse et de vingt ans plus âgé qu’elle : M. Ferdinand Corbier.

Devenue veuve très jeune, alors que Marie-Antoinette était encore gamine, Mme Ferdinand Corbier, regrettant sans doute les beautés de la particule, avait, en secondes noces, épousé le baron Arnaud de Targes qui, traînant tous les cœurs après soi, la rendit heureuse en lui donnant deux fils et fort à plaindre en la trompant avec la dernière impudence.

Ce grand seigneur balayait ses guêtres un peu partout, dans l’aimoir des péripatéticiennes de province, comme dans la mansarde des petites bonnes du château.

Après avoir dilapidé sa fortune et gaspillé celle de sa femme, le bel Arnaud rendit à Dieu son âme élégante et futile en faisant une chute de cheval.

Mme de Targes, complètement ruinée, lui survivait de peu. Elle eût connu la gêne, et même la misère sans le secours de sa fille aînée, dont la fortune, léguée par le père Corbier (les pâtes de fruits Corbier n’ont-elles pas acquis une réputation mondiale ?) avait été fort heureusement sauvegardée.

Le premier des fils de feu de Targes, Jacques-Olivier, paresseux et rêveur, fut immédiatement confié par sa mère au seul parent que son mari avait laissé : un vieux richard, cousin éloigné, taxé d’originalité et vivant, célibataire impénitent et maniaque, dans le midi de la France. Le bonhomme, d’humeur fantasque, éleva à la diable ce gamin à qui, plus tard, il devait laisser des rentes peu négligeables. Séparé, par les hasards de la vie, d’Antoinette, sa sœur, qu’il n’aimait point, et de son plus jeune frère Lucien, qu’il ne devait jamais revoir, Jacques-Olivier devint poète en son adolescence, voyagea, commit maintes excentricités et, tout à coup, connut, très jeune encore, la célébrité à la fois comme auteur et comme journaliste. La fortune léguée par le vieux parent n’avait pas été étrangère à un si prompt succès. Il donnait au « Grand Quotidien », sous le nom de « Jacques Provence », des chroniques extrêmement goûtées. Les hardiesses de son style, l’âpreté mordante des dialogues où, à profusion, il gaspillait l’esprit, — un esprit léger, primesautier et piquant, souvent injuste, — lui avaient valu, lui valaient encore, la constante faveur du public.

La bizarrerie « voulue » de sa vie, la singularité, pour le moins étrange, des mœurs qu’on lui prêtait avec facilité (on ne prête qu’aux riches !) et qu’il ne reniait point, puisant au contraire, à cette source trouble, les éléments d’une réclame qu’il jugeait excellente, n’avaient pas peu contribué à sa réussite.

Il passait six mois de sa vie sur la Riviera et six autres à Paris dans un petit hôtel caché, l’été, sous un fouillis de lierre, rue Desbordes-Valmore, en plein Passy.

Le Tout-Paris du théâtre et des lettres avait défilé là. Jacques Provence y avait organisé des fêtes qui, à défaut de tenue, n’étaient pas dépourvues d’originalité. Certain bal aquatique récemment donné dans l’hôtel, transformé en aquarium, avait défrayé, tout un printemps, les papotages parisiens. L’écho en était, par les gazettes, parvenu jusqu’à Marie-Antoinette qui avait haussé les épaules. En parlant de lui, elle ne manquait pas d’ajouter : « Nous avons un fou dans la famille ! »

Entre eux, d’ailleurs, aucune relation. Le protocole de Moune consentait cependant à ce que, deux fois l’an, à la Saint-Jacques et au 1er janvier, Françoise écrivît à son oncle. Le fantaisiste répondait par un envoi de bonbons ou par un bibelot.

Le père de Françoise avait voulu faire sa carrière dans la marine. Toujours généreuse, ce fut Mlle Corbier qui paya ses années d’études, lui assurant une pension jusqu’à son mariage avec Mlle Hélène de Mertilles, dont la famille avait autant de dettes que de quartiers de noblesse.

En apprenant que son « chéri », resté l’objet de ses plus constantes préoccupations, pour qui elle rêvait d’une carrière brillante dans l’armée française, voulait épouser la fille d’un comte absolument ruiné, la « roturière de la famille », ainsi que Marie-Antoinette avait pour habitude de s’appeler, poussant les hauts cris, se fâcha net…

Il y avait eu, entre frère et sœur, une explication des plus orageuses. Par toutes sortes de raisons qu’elle jugeait excellentes, Mlle Corbier tenta, mais en pure perte, de dissuader son cadet. La patience de la fougueuse aînée ne pouvait être soumise à une trop longue épreuve. Elle explosa :

— Alors, tu trouves que ce n’est pas assez de deux bêtises dans la famille ?… Le mariage stupide de notre pauvre mère et la vie de polichinelle éhonté que mène le sieur Provence à Paris ?… Tu continues la série ! Mais tu veux donc mourir sur la paille ? Si tu crois que je payerai les dettes du beau-papa, tu ne m’as pas regardée !… Un joli coco, entre parenthèses, que ce beau-père-là !… Ça, un comte ?… Laisse-moi rire !… C’est un comte… à dormir debout !…

— Ma sœur, je ne vous demande rien !

— Mon frère, vous n’êtes qu’un petit orgueilleux !

— Vous ne parlez qu’argent. Je vous réponds : noblesse.

— Cette noblesse-là, mon bonhomme, te fera danser devant le buffet !

— On ne dirait pas à vous entendre, ma sœur, que vous êtes de sang noble. Notre mère, contrairement à ce que vous assurez avec impertinence, n’a commis qu’une erreur, celle de se mésallier. Vous êtes d’une race, je suis de l’autre. Quant à mon frère, puisqu’il a renié notre nom, je ne veux plus le connaître. Adieu !

C’était la rupture.

Indignée, Mlle Corbier, ayant refusé de connaître sa future belle-sœur, n’assista pas au mariage, abandonnant le château de Falède, qu’elle avait pourtant racheté de ses deniers en Maine-et-Loire, et dont elle aimait le séjour. Pour s’étourdir, afin d’oublier l’ingrat, elle voyagea avec passion, avec rage, courant à travers le monde en véritable globe-trotter. Deux ans plus tard, subitement lassée, elle s’installait à Genève, où, désormais, elle entendait vivre à sa guise.

A peine avait-elle loué un « amour » d’appartement, dont les larges fenêtres donnaient sur cette merveille bleutée qu’est le lac Léman, que la fatalité l’endeuillait…

La mort de son frère, et, peu après, celle de sa belle-sœur qui, brisée par le chagrin, expirait en donnant le jour à Françoise, venaient l’atteindre. Oubliant ses griefs, la roturière revenait en France, courait à Falède et, farouchement, prenait possession de sa nièce.

Il y avait de cela vingt-deux ans. Vingt-deux années de bonheur, de calme. Françoise aimait sans doute beaucoup sa tante, mais cette dernière était l’adorante esclave de sa nièce.

— C’est un chef-d’œuvre ! avait-elle coutume de s’exclamer à tout propos. Un vrai chef-d’œuvre !… Dans sa Babylone, le Jacques Provence n’en connaît certainement pas de pareil, avec ses grues peintes et ses pouliches dopées !…

Rien d’exagéré dans cette déclaration. Françoise de Targes était belle, en effet, admirablement.

Grande et mince, lumineusement rousse, sous un envol de boucles faites d’or en fusion, son visage d’un ovale un peu allongé, mais d’une rare finesse, surprenait le regard par les tons roses et transparents d’une peau satinée. Dans cette créature idéalement belle, on ne savait qu’admirer le plus : sa taille souple, sa démarche harmonieuse, la remarquable petitesse de ses mains, l’éclat de son sourire, la forme pure de son nez ou l’éblouissante nuance de ses yeux : deux saphirs d’un bleu très sombre, presque noir, largement ouverts entre les paupières aux cils déliés et recourbés. En outre de ce don précieux, qui est la beauté, la Nature avait accordé à cette perle de grâce deux inestimables trésors : le charme et l’intelligence, dont le rayonnement intérieur contribuait à la rendre plus séduisante encore.

C’est ce chef-d’œuvre que nous trouvons roulant vers Paris, assis sur les genoux de Mlle Corbier et s’efforçant, afin d’apaiser le turbulent désespoir de sa Moune, à la badinerie des enfantillages.

Quoi de plus follement imprévu que ce voyage, ayant pour but une visite à M. Jacques Olivier de Targes, dit « Provence » ! Il avait fallu qu’une catastrophe vînt à fondre sur les deux femmes pour décider l’une à une telle démarche et l’autre à l’accompagner. Me Hubert-Lebert, notaire à Falède, chez qui Mlle Corbier avait placé ses capitaux et… sa confiance, avait subitement disparu depuis l’avant-veille, emportant pour tout bagage huit ou dix millions à une clientèle consternée. Les journaux ne parlaient que de cette escroquerie qui laissait Mlle Corbier à peu près ruinée. Il lui restait bien le château de Maine-et-Loire qui, loué trois mille francs par an, ne constituait qu’un revenu dérisoire pour deux insouciantes habituées au bien-être, à la vie facile, au luxe.

Sur-le-champ, Françoise décidait de partir. Pendant que Marie-Antoinette procéderait aux démarches exigées par les poursuites qu’il allait falloir intenter, elle, irait hardiment trouver l’oncle Provence.

Des rugissements accueillirent cette proposition, puis la tante avait cédé, comme toujours, jurant ses grands dieux que ce « scandaleux individu » n’aurait pas la satisfaction de la voir, elle, sa sœur, — une honnête fille ! — s’abaisser devant un tel débauché.

— Après tout, qui sait ? peut-être est-il très « bon type » ? avait insinué Françoise.

Marie-Antoinette Cordier avait sursauté :

— Un bon type, ce dépravé ! ce bohême gavé d’orgies ! ce fouineur de coulisses ! ce rinceur de cuvettes ! Ah ! la la ! il essaiera de te violer, oui !…

Françoise avait pouffé.

A cette heure, toutes deux étaient en route pour Paris, pendant que Mlle Corbier se remémorait, l’une après l’autre, les courses qu’elle aurait à faire :

— Primo, à la « Société Générale ». Et puis chez l’ondulateur. Ah ! il faudra déjeuner chez les Giraud… ça va être une surprise ! Ce qu’Amédée sera heureux ! on téléphonera chez eux dès notre arrivée.

Pas de réponse. Moune insistait :

— Ah ! tiens, si seulement, l’an dernier, tu avais voulu épouser ce garçon-là !… J’aurais constitué ta dot. C’eût été toujours cela de sauvé ! J’ai été imprévoyante. J’ai manqué de fermeté. C’est de ma faute. Tu me mènes par le bout du nez comme une vieille gâteuse. J’aurais dû t’imposer ma volonté. Si seulement on pouvait « rabibocher » les choses…

— Quelles choses, Mounette ?

Françoise avait levé sur sa tante des yeux volontairement surpris où passait, rapide, un éclair de mécontentement.

— Avec Amédée ! Avec qui veux-tu que ce soit ? Avec le Pape ?… Il est froissé… Tu l’as si bien accueilli !

— ………