Souvenirs de l’aube - Pierre-Emmanuel Brun - E-Book

Souvenirs de l’aube E-Book

Pierre-Emmanuel Brun

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Beschreibung

Il y a quarante ans, le concept de l’internat collégien était bien différent d’aujourd’hui. L’apprentissage de la vie, de ses règles en société, la notion de responsabilité, le respect d’autrui et le sens du partage étaient largement enseignés. Cet ouvrage est une immersion dans un cadre montagnard idyllique, par le biais d’un récit authentique, truffé d’anecdotes aussi drôles qu’émouvantes, au cœur d’une époque riche de connaissances pour qui souhaite se ressourcer sur des fondamentaux éducatifs.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Dans le but de sauver son vécu avant que le courant de la vie ne l’emporte dans le flou et l’oubli, Pierre-Emmanuel Brun a décidé de l’écrire. Souvenirs de l’aube est la manifestation de son rapport à la littérature, soit un enrichissement pérenne favorisant la transmission.

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Seitenzahl: 368

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Pierre-Emmanuel Brun

Souvenirs de l’aube

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pierre-Emmanuel Brun

ISBN : 979-10-377-6380-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je dédie ce récit à la mémoire de ceux qui ne sont plus là, et qui ont emporté avec eux le précieux témoignage de leur vécu au Val d’Arly. Inévitablement, à leur façon, ils ont laissé, eux aussi, une trace indélébile dans l’histoire, cette formidable expériencehumaine.

Préambule

En 1937, deux ans à peine avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l’abbé Bernier pose ses bagages à Saint-Nicolas la Chapelle, un petit village de Savoie, surplombant, à 1000 mètres d’altitude, la bourgade de Flumet ; un écrin de verdure, cadre montagnard majestueux, face à la station de sport d’hiver de Notre Dame de Bellecombe, découpé par la vallée de l’Arly (affluent de l’Isère), à dix kilomètres de Megève et trente kilomètres de Chamonix ou Alberville.

C’est donc à cet endroit que l’abbé Bernier fonda une école, dans un chalet situé sur un chemin communal, en contrebas du centre du village de Saint-Nicolas la Chapelle, un lieu, sans murs ni clôtures, sur l’adret de la vallée, à côté de l’hôtel-restaurant Le Marteray, « Le Chalet des Alpes ». Équipe de salles de classe, il était destiné à accueillir des pensionnaires : les enfants des villes en mauvaise posture sociale. Son Institution durera vingt-six ans quand, en 1953, un dénommé Monsieur Didier reprendra l’établissement d’une soixantaine d’élèves et le rebaptisera « Le Val d’Arly».

Le 19 juin 1965, Monsieur Didier quittait ses fonctions de Directeur et occupa, deux ans plus tard, le même poste pour l’école privée de Chamousseau à Villedieu sur Indre, et remettait les clés de l’école à Bruno Desmarets, un de ses anciens élèves de 1953 à 1956, entre temps diplômé de Sciences Politiques de l’Université de Louvai, et de l’I.A.E. (Institut d’Administration des Entreprises) de Grenoble. Anita Desmarets, son épouse, titulaire d’une maîtrise d’espagnol, l’accompagna à la Direction de ce qui devint l’École Secondaire d’Altitude Privée (E.S.A.P.) – Le Vald’Arly.

Monsieur Desmarets travailla dur, avec l’aide de ses élèves, pour remettre l’école en état et agrandir l’internat. En effet, depuis 1937, l’école s’était pourvue de deux bâtiments supplémentaires : Le Marteray, reconverti, pour une partie, de l’internatet,enboutdechemincommunal,uneancienneferme bicentenaire, une ruine qu’il fallut complètement reprendre de fond en comble, à coup de pioche, de pelles et de dynamite, pour en faire le lieu de vie principal du collège, comprenant la plusgrossepartiedel’internat(douzechambres),unevastesalle à manger d’une centaine de places, les cuisines, l’économat, un foyerdedétenteetloisirs,l’appartementprivédelaDirectionet, sous les toits, une salle de gymnastique ainsi qu’une salle de télévision.Unerénovationquidura14ans,de1971à1985.

Pendant 25 ans, Monsieur Desmarets a insufflé au Val d’Arly une évolution très importante. Outre plusieurs espaces extérieurs dédiés au sport : un terrain de football (construit à la force des poignets et par la seule volonté féroce, des élèves), un terrain de basket et handball, un autre de volley-ball ainsi qu’un court de tennis. Un laboratoire audiovisuel pour l’apprentissage des langues étrangères est tout d’abord mis en place dans les années 70, et en 1982, un laboratoire d’informatique, destiné aux élèves, dans un premier temps,puis ouvert aux adultes de l’extérieur par la suite. Sa vocation avant-gardiste lui donnera l’appellation de « Centre d’informatique et de formation humaine Léonard de Vinci ». Ainsi je peux dire, sans crainte de me tromper, que sur beaucoup de points l’école était en avance sur son temps mais restait de plain-pied dans le monde contemporain, pour une raison majeure évoquée par Monsieur Desmarets : « connaître le progrès pour mieux le dominer».

Cette histoire vraie, dans ses détails comme son ressenti, est devenue un désir irrépressible de raconter, avec émotion et authenticité, cinq années de mon adolescence qui furent si cruciales que, plusieurs décennies après, je me dois de livrer les bienfaits d’une période si déterminante pour le reste de ma vie, et montrer ô combien le Val d’Arly ne peut être qu’inoubliable, tant il me futsalutaire.

Introduction

Avant de rentrer dans le vif du sujet, positionnons-nous un an avant mon arrivée au Vald’Arly.

Septembre 1977, alors que le couple de mes parents était au bord de l’implosion, il fut décidé, peut-être arbitrairement mais d’intention louable, que je sois éloigné du contexte de crise afin de me préserver. Ma sœur Stéphanie, d’un tempérament alors plus affirmé serait, disait-on, plus forte pour affronter un séisme conjugal imminent.

C’est donc en cette fin d’été que je quittais le Châtelet en Brie, village Seine et Marnais de mon enfance, direction le village haut savoyard de Servoz, dans la vallée de Chamonix.

Pour l’anecdote, le jour de mon départ, le grand podium de RTL qui s’arrêtait chaque matin dans une commune de France, devait faire escale au Châtelet en Brie pour la retransmission d’une émission de milieu de matinée, face à la Mairie, sur la place de l’église. Comme d’accoutumée, chacune de ces émissions débutait son direct par quelques mots du Maire de la commune. Ce matin-là, Monsieur le Maire – Richard Brun1 –, mon père, était aux abonnésabsents, et pour cause : mes parents ma sœur et moi venions de prendre la route. C’est donc le premier adjoint – Guy Charpentier – qui prit la parole pour excuser l’absence de Monsieur le Maire « parti conduire son fils dans les Alpes ». Ironie de ma destinée : ce fut la première fois qu’on parlait de moi à laradio.

J’intégrais donc une institution privée de petit effectif appelée « Les Moinillons » fondée et tenue par des moines Bénédictins, originaires de l’Abbaye bourguignonne Sainte-Marie de la Pierre-qui-Vire. Pendant quelques mois, j’allais pouvoir terminer le cycle primaire de ma scolarité, avec vue sur le Mont-Blanc, vivant au rythme des promenades locales et des offices religieux.

Cette première année d’internat, bien que ponctuée de souvenirs morcelés, fut bénéfique et permit de me prouver à moi-même ma capacité d’autonomie en dehors du giron familial ; ce fut aussi la seule année passée aux Moinillons : la classe de 7e (renommée CM2 de nos jours) était, en effet, la dernière dispensée parl’établissement.

Au printemps 1978, le Père Maurice qui dirigeait alors l’établissement conseilla, pour la suite de mon parcours en secondaire, une autre école de la région : le Vald’Arly.

Dès les vacances de Pâques 1978, ma mère établissait le premier contact en écrivant à Bruno Desmarets et débutait son courrier par « Mon Père », ce à quoi l’intéressé répondit que le Val d’Arly était un établissement laïc et que, lui-même, n’était pas un homme d’Église. Se joignaient à cette réponse les documents concernant mon inscription dont l’un d’entre eux esquissait déjà l’état d’esprit d’une telle structure:

« L’école ne reçoit aucune subvention d’aucun organisme, et ne peut vivre et se développer que grâce aux pensions qu’elleperçoit.

Elle se doit de procurer à son personnel un niveau de vie décent en regard des sacrifices qu’il consent. Sa survie dans un milieu de libre entreprise l’oblige à soigner la qualité de ses prestations, et la valeur de ses résultats. Le maintien d’une école privée, actuellement, nécessite, de la part de tous, un effort et une étroite solidarité. Nous considérons chaque parent comme un actionnaire de l’entreprise que nous dirigeons…»

À ces propos suivaient les éléments financiers qui devaient mettre à réciprocité l’engagement des parents face à celui des enseignants. Des montants assez onéreux pour l’époque, mais qui étaient justifiés par la qualité de l’environnement présenté sur la plaquette illustrée qui accompagnait le courrier formel. Celle-ci précisait : « Le Val d’Arly reçoit des enfants qui éprouvent des difficultés dans leur milieu scolaire habituel, ou qui ont besoin de l’internat pour accroître leur maturité ou leur autonomie ; pour l’année scolaire : l’enfant est UN, il est en classe comme il est dans lavie.

Dès lors, tout ce qui permet son développement concourt à sa réussite scolaire. Aussi, nous nous efforçons d’agir sur plusieurs plans : intellectuel, physique et sur la personnalité » Sur ce dernier point, l’accent était mis sur les responsabilités confiées au sein de l’internat, l’affermissement du caractère de chacun par une discipline basée sur le « self control».

La plaquette, la présentation générale se terminait par la devise de l’école : « Être libre c’est être responsable».

Ces mots eurent une résonance toute particulière pour ma mère qui, même si la projection d’une nouvelle séparation la rongeait, sentait que cette opportunité ne me serait que bénéfique. Et, bien que le contexte familial, devrais-je dire conjugal, allait de mal en pis, les mois qui suivirent s’inscrivaient dans l’élan positif qu’allait représenter mon entrée au Val d’Arly, pour la rentrée scolairesuivante.

Chapitre1

Le 28 septembre 1978, ma mère et moi prenions la route pour nous rendre en Savoie. Pendant ce premier voyage à destination du Val d’Arly, 571 kilomètres par Lyon, Chambéry, Albertville, Ugine puis la D1212, montante et sinueuse, des gorges de l’Arly vers Flumet ; Bien qu’ayant fait un trajet similaire un an plus tôt, avec mes deux parents, dans un but identique, j’étais tendu de trac, tenu par une forte appréhension de ce nouvel inconnu qui m’agrippait les tripes, et ne me lâcha pas de la journée. Il faut dire qu’entre temps, le contexte familial ne s’était pas arrangé : la situation de couple allait de plus en plus mal entre mon père et ma mère ; l’anxiété me gagnait d’autant plus que je pressentais mon éloignement propice à ignorer le pire, sans pouvoir rien yfaire.

En revanche, je l’ignorais encore mais, ce que j’allais vivre, au cours des mois et des années à venir, serait une des expériences les plus incroyables de monexistence.

Arrivés au terme de ce long voyage, la veille de ma rentrée au Val d’Arly, nous faisions escale, en soirée, dans unpetithôtel,excentrédeMegève(10 kilomètres plus loin dans la vallée que la destination finale de Saint-Nicolas la Chapelle). Le premier émerveillement survint dès le lendemain matin, au réveil : en regardant par la fenêtre de la chambre, sous un ciel plombé, la montagne s’était vêtue de ses premiers flocons de neige, tapissant la plaine par la même occasion ; une fine pellicule, précoce en ce début d’automne, qui plantait un décor, au premier abord enchanteur, mais qui me paraîtra rapidement anodin en ces lieux. Seule une averse pourrait venir dissoudre la beauté de ce joli tapis blanc, et ce fut le cas en cours de journée : le ciel déjà bien bas laissa perler les nuages pour chasser les préliminaires del’hiver.

Dans l’après-midi de cette journée maussade, avec ma mère, nous reprenions le chemin de Saint-Nicolas la Chapelle pour mon arrivée au Val d’Arly. Pendant ce trajet de dix minutes, ce mal de ventre, si difficile à maîtriser qu’on appelle le trac, surtout lorsqu’on a que douze ans. Ce sentiment de mal être qui s’était estompé la veille au soir, pendant la nuit qui suivi et au petit matin, me reprenait de plus belle et plus intensément que le jour précèdent. L’instant de la séparation maternelle approchait et je n’avais qu’une envie, reculer le moment de cette échéance le plus tard possible. Maman n’en disait pas un mot, mais nous étions assez fusionnels et je savais qu’elle avait le même ressentiment à cet instantprécis.

Les derniers kilomètres étaient là, nous traversions le village de Flumet, en contrebas de Saint-Nicolas la Chapelle. Flumet est une commune d’environ 750 habitants à l’époque, nichée dans le creux d’une verdoyante vallée orientée Est-Ouest, entourée des communes de Crest-Voland Cohennoz, Notre Dame de Bellecombe, La Gietaz, traversée par la rivière Arly, aupied d’un mont appelé Le Gâteau qui culmine à 1650 mètres d’altitude.

Flumet est un village d’aspect typiquement savoyard. Ses habitations du centre, aux façades, souvent de couleurs chatoyantes rappelant l’influence de la culture italienne d’un passé pas si lointain, ornées de pierres de taille ou de lourdes portes en bois massif, blotties autour de l’église au clocher sobre, collées les unes aux autres, comme pour se tenir chaud pendant la longue période hivernale, égrainent à leurs pieds un chapelet de boutiques, tout à la fois échoppes artisanales de proximité que boutiques touristiques. Flumet est également connu pour sa coopérative fruitière où est fabriqué le célèbre et fameux reblochon de Savoie ou le Beaufort. La route nationale qui traverse l’agglomération, bien connue des cyclistes du Tour de France pour l’avoir emprunté à plusieurs reprises, qui suit le lit de la rivière L’Arly longeant le bourg, nous amenait directement aux abords de la montée du village voisin de Saint-Nicolas la Chapelle, situé deux cents mètres plus haut. Saint-Nicolas la Chapelle, peuplé de près de quatre cents âmes répondant au doux gentiléde « Colatains », est un charmant petit village, lui aussi, typique de montagne, au pied du mont Charvin, dont le centre se regroupe autour de son église baroque du XVIIe siècle. Son authenticité inspira, plus tard (au début des années 2000), le septième art pour des tournages de films comme « La jeune fille et les loups » (2008), ou encore « Le crime est notre affaire »(2008).

En cet après-midi de fin septembre 1978, la grisaille persistante du ciel d’automne avait bel et bien sonné le glas des vacances. À bord de la 504 Peugeot griseque conduisait ma mère, au cours des quelques centaines de mètres de la montée vers Saint-Nicolas, l’ambiance était pesante de silence, mon cœur se mit à battre un peu plus fort, et ma respiration tenta de contenir mon émotion grandissante, liée à mon appréhension de l’inconnu et à la perspective d’une nouvelle séparation familiale. Enfin, la voiture entamait le dernier virage en épingle qui permettait de franchir l’entrée de l’école du Val d’Arly. Nous avancions au pas, car il y avait affluence de véhicules, entrants et sortants, ce jour de rentrée, sur l’étroit chemin communal qui bordait les bâtiments de l’établissement. Rapidement, nous passions le premier d’entre eux – Le Marteray –, posé sur la gauche du chemin, un chalet de trois étages qui portait les marques du temps : sa façade blanche, usée et lézardée, arborait de nombreuses fenêtres aux volets vert sapin, à la fois témoins et vestiges de la première moitié du vingtième siècle ; quatre décennies après que cet ancien hôtel-restaurant ait été le lieu de villégiature, très probablement apprécié des touristes de passage à la belle époque, les longues terrasses de bois, occupant encore la façade Sud des trois étages, accusaient le coup de leur âge. Juste devant le Marteray, à droite de la route, le charme montagnard opérait encore avec l’emplacement décoratif d’un ancien abreuvoir placé sur un terre-plein de gravier. Dans le prolongement du Marteray, un terrain de tennis au grillage rogné par la corrosion, surplombant un mur en pierres de taille fatigué, trônait fièrement malgré un âge, lui aussi, assezavancé.

Plus loin, toujours sur la gauche, aux abords du prochain chalet, un dégagement laissait contempler un aménagement fait d’une étendue d’herbe, bordée d’un muretarrondi,etornéed’unarbredonnantunfeuillage dense et mauve à la période des beaux jours. Juste après, ce que nous appellerons Le « Chalet des classes » (anciennement chalet Les Alpes), un grand bâtiment de trois étages, lui aussi flanqué de larges balcons-terrasses, occupait une place centrale dans l’école. Il faisait aussi face à la vallée en dominant, sur la droite du chemin, une pente herbagée abrupte, avec une étendue de pelouse, ornée de massifs floraux et bordée d’une haie basse en arc de cercle. Sur le côté droit du chalet, un espace pour quelques voitures nous permit de ranger la nôtre, avant de faire les cinquante mètres restants du chemin à pieds. Au bout de celui-ci se situait « La Ferme » : en dehors des classes, cet autre bâtiment imposant était le lieu principal de vie de l’internat. Dans l’intervalle entre le Chalet des classes et la Ferme, je remarquais l’aspect atypique de l’école : pas de murs d’enceinte et pas de clôture ; seule la nature venait jusqu’à nous pour m’interpeller sur la chance que j’allais avoir de vivre devant un décor faisant régner la majesté de la montagne en toute saison. Difficile de réaliser que je me trouvais dans l’enceinte d’un pensionnat. Fréquemment, rien que le mot pension évoque l’image stéréotypée du collège austère, aux murs gris sales, aux bâtiments poussiéreux, à la cour bitumée, un établissement sinistre perdu dans un coin triste de France ; le Val, comme il était communément appelé par les élèves, n’était rien de toutes ces horreurs cafardeuses qui ne laissaient guère de place à l’évasion de l’esprit. Bien au contraire, la pureté du décor, les paysages à couper le souffle de cette région du haut Val d’Arly, cette beauté étalée autour de nous, à des kilomètres à la ronde, ne nous faisait admirer que les pâturages alentour et, au plus proche, des parcelles de terrains appartenantauxvoisinsmitoyens. Ceux-ci,habitantsur place, devant emprunter le chemin de l’école pour se rendreauvillage,pouvaientnousadresseruncordial « bonjour » en nous croisant. Un cadre pittoresque dont j’entendrai, plus tard, certains camarades se plaindre en le qualifiant de « prison ». Je n’ai jamais compris pourquoi ni cautionné ce qualificatif. Ils ne réalisaient probablement pas à quel point nous étionsprivilégiés.

Nous arrivions devant la Ferme : un long bâtiment de deux étages à la façade claire et aux volets en bois vernis. Là, un petit escalier en pierre de quelques marches, bordé de deux bornes reliées par une chaîne, nous montrait le chemin de l’entrée du lieu par une porte vitrée à petits carreaux enchâssée dans une ancienne belle porte de bois en arcade, conservée de la fermed’origine.

J’entrais avec ma mère dans un grand hall carrelé équipé, de part et d’autre, de casiers à chaussures en bois, ouverts, et d’une longue patère murale pour les manteaux. À cet endroit, le premier dont je fis la connaissance était André Coiron, professeur d’éducation physique et éducateur au sein de l’école. Il était aussi moniteur de ski, originaire du beaujolais, tout à côté de Villefranche-sur-Saône. Il était en poste au Val d’Arly avec Jacqueline, sa femme, qui s’occupait du secrétariat et de toute la partie administrative de l’école. L’un, comme l’autre, n’a jamais considéré ce qu’ils faisaient pour les élèves – leurs jeunes – comme un métier mais, de leur propre aveu, comme « une vocation ». Monsieur Coiron, petit bout d’homme trapu, à la chevelure épaisse blonde était plutôt dynamique, à l’écoute, agréable de conversation, souriant, plein d’humour, mais sachant aussi faire preuve de fermeté quand c’était nécessaire.

L’internat, qui se décomposait en trois parties, dont45 lits (étendus plus tard à 55) pour la Ferme, quinze lits pour l’internat des filles au chalet des classes, et une bonne quinzaine au Marteray, était configuré, à la Ferme, sur deux niveaux, dont une partie au rez-de-chaussée. Il n’y avait pas de dortoirs, plutôt des chambres de cinq lits, modernes et agréables, dotées de grandes fenêtres en menuiserie bois oscillo-battantes, de moquette de sol, de carrelage sur la partie lavabos de toilette, et équipées de placards de rangements : dressing, meubles de salle de bain et petits espaces de rangement individuels en bois à portes coulissantes, au-dessus de chaque tête de lits. Au rez-de-chaussée où j’allais prendre place, c’était un « bloc » de seulement trois chambres donnant sur le pignon Est de La Ferme. Après avoir identifié mon emplacement dans l’une d’entre elles, déposé mes bagages et effectué quelques rangements, le cœur serré, j’accompagnais Maman qui devait s’entretenir avec Monsieur Desmarets, dans son bureau situé au chalet des classes. Je n’assistais pas à l’entretien, mais patientais dans la salle d’attente située juste en face du bureau de la Direction. Seul le couloir d’entrée me séparait de cette double porte close, capitonnée pour conserver toute la discrétion des conversations, derrière laquelle je ne pouvais pas deviner la détresse de ma mère, exposant le difficile contexte familial pour lequel elle se sentait obligée de me « protéger » en me plaçant au Val d’Arly. L’entretien dura une demie-heure quand, soudain, la porte du bureau s’ouvrit. Ma mère précéda Monsieur Desmarets. À leur sortie, j’étais pris d’un sentiment mitigé : à la fois heureux, mais inquiet de ce qu’il avait bien pu se dire à mon sujet entre les quatre murs de ce bureau. Peu importe le contenu, je vis ma mère rassurée par la bienveillance et l’humanité de Monsieur Desmarets. L’optimisme prit alors le pas sur mon appréhension et je sentais ainsi, sans que mon très jeune âge ne puisse me l’expliquer, que j’allais être bien ici, quel que soit le temps que j’y passerai. Monsieur Desmarets nous adressa une poignée de main chaleureuse en guise de bienvenue et nous raccompagna à la porte. Une fois sortis devant le chalet, Maman me glissa discrètement à l’oreille, par quelques phrases courtes, les principaux points de cet entretien qui lui semblait trèspositif.

La rentrée définitive de l’internat n’étant prévue que pour la fin d’après-midi, il me restait un peu de temps pour profiter de ma mère. Nous reprenions alors la voiture pour une promenade dans les environs de Saint-Nicolas la Chapelle. Pour ma mère, ce fut l’occasion de discuter et de me faire comprendre le bien fondé de mon futur parcours au Val d’Arly. Je l’écoutais du haut de mes douze ans et demi, sans pouvoir prendre conscience de la planche de salut qu’allait être cette expérience pour les années à venir. J’allais apprendre le courage, acquérir la force de franchir les obstacles pour atteindre mes objectifs, me préparer pour être plus fort et ne jamais m’effondrer, devant les difficultés de la vie. Être autonome, « libre et responsable » de mon destin. Telles sont les grandes valeurs que le Val d’Arly, qu’on pourrait qualifier d’« école de la vie », s’apprêtait à m’enseigner.

Des notions difficiles à concevoir, à peine adolescent, et qu’on ne sait pas encore ce que le destin réserve. Ne pas fléchir, tenir le coup, coûte que coûte, jusqu’au bout, pour le bénéfice que cette expérience allait m’apporter, tel était l’enjeu le plus important à cet instant.

Lesdernièresminutesavecmamèreétaientvenues.

Nous regagnions le Val d’Arly sous un ciel maussade : les nuages omniprésents, laissant filtrer une légère bruine, assombrissaient les versants densément forestiers. Sur le bord du chemin, à côté du chalet des classes, une fois stationnés et sortis de la voiture, le moment dela « séparation » était venu. Avec une émotion difficilement contenue, Maman me prit dans ses bras pour une longue étreinte, m’embrassa, puis m’encouragea en quelques phrases : d’une voix tremblante, elle me dit : « Tu me promets de ne pas pleurer ? » Je lui répondis positivement avec une sorte de fausse assurance, bien que je fussincère.

Ma gorge se serrait horriblement, mon estomac se soulevait, j’avais peur, oui mais de quoi ? : de l’absence sûrement, de la distance peut-être. Un instant, je n’eus qu’une envie : repartir et rentrer à la maison. Elle reprit place à bord de la 504. La voiture démarra puis avança en direction de la sortie de l’école ; En la regardant s’éloigner avec tristesse, je répondais d’un signe de la main au bras de ma mère, sorti et s’agitant par la vitre de la portière, qui me répondait son au revoir de la même manière. L’instant était difficile, la respiration haletante, les larmes aux yeux. J’avais d’un seul coup, non pas l’impression d’un abandon mais le sentiment d’être brusquement livré à moi-même, dans un flot d’incertitudes et de facteurs inconnus que j’allais devoir vivre – seul – loin de chez moi. Je restais brièvement immobile au milieu du chemin, comme hébété, les poings serrés, cherchant à vaincre l’émotion à tout prix. Mes pensées me firent revivre en une fraction de seconde les derniers instants avant le départ, ma mère me disant la gorge nouée, en me tenant fermement les poignets : « Mon grand fils… Courage mon fils… Je penseraisàtoietjeprieraispourtoi».Sonregardendisait long sur sa sincérité. Je me dirigeais alors rapidement vers un point dégagé à proximité, au-dessus du terrain de basket, d’où je pouvais voir la côte de Saint-Nicolas que la voiture descendait jusqu’à la jonction avec la départementale 1212, encontrebas.

Elle m’aperçut depuis l’intérieur de l’habitacle de la voiture, me regardait lui faire signe de tout là-haut, sur le chemin. Mais, désormais seule, elle reprit la route tortueuse des gorges de l’Arly en direction d’Ugine. L’esprit peiné, rempli de doute et, surtout, d’un immense sentiment de culpabilité, ni tenant plus, après avoir parcouru environ un kilomètre, elle stoppa la voiture dans un virage, à la jonction avec un petit chemin boisé, montant vers un hameau nommé La Poulière, et éclata en sanglots. Là, elle resta un long moment, inconsolable, envahie du cruel sentiment de m’avoirabandonné.

Un automobiliste arrivant à sa hauteur s’arrêta et, voyant son état de détresse, lui demanda : « ça va Madame ? Vous avez besoin d’aide ? ». S’épanchant quelques instants, tentant de se reprendre, elle dit à l’homme bienveillant que ça irait, qu’elle allait poursuivre son chemin. Depuis cet épisode, et pour les années à venir, comme pour entretenir la mémoire d’un lieu de pèlerinage, Maman baptisa l’endroit « Le tournant des pleurs».

L’après-midi se terminait et je venais de regagner, un peu désappointé, ma chambre d’internat à la Ferme. Rempli de tristesse, je me postais devant une des fenêtres donnant sur la vallée, montrant Flumet lové dans son vallon, entouré du décor exceptionnel des montagnes voisines. Cette vue enchanteresse me redonnait déjà un peu de baume au cœur et soignait mes penséesmélancolie. Après avoir fait connaissance avec mes camarades de chambre et discuté un moment, il était déjà 18 h 30 : le moment de nous changer pour le repas de 19 h. C’était la règle au Val d’Arly : nous devions adopter, pour le soir uniquement, une tenue plus uniformisée que la journée. Monsieur Desmarets estimait, et il avait raison, qu’il y a des moments dans la vie où il faut savoir s’habiller correctement. Nous étions donc tenus d’être vêtus d’un pantalon gris en flanelle, d’une chemise blanche, de la cravate « club » de l’école, et d’un blazer sombre pour les garçons ; jupe grise, veste tailleur rouge carmin et chemisier blanc pour les filles. Oui, cette année-là, l’internat était mixte (ce n’a pas été le cas toutes les années).

En attendant l’heure du dîner de ce premier soir, je patientais, assis sur mon lit, la tête dans les mains, le regard dans le vague, sans dire un mot. Étais-je pris d’un coup de cafard ? Sans doute. J’avais envie de me soulager des larmes que je contenais depuis le départ de ma mère. Sauf que je lui avais fait une promesse et je me sentais obligé de la tenir jusqu’au bout. Je savais que cela allait être difficile. Les yeux embués, je contenais ma surcharge d’émotion qui revenait au grand galop. Puis un de mes camarades de chambre – Bénédict Pomier, Montpelliérain et nouveau comme moi, s’approcha et me dit gentiment : « Tu pleures ? » Ce à quoi je lui répondis, la gorge serrée, faussement sûr de moi : « Mais non… Tu le vois bien ». Il me dit alors : « Oh, tu sais, il ne faut pas t’en faire. Des nouveaux comme nous, il y en a plein cette année et ils se tracassent autant que nous », Ce qu’il voyait, effectivement, c’était la peine que j’éprouvais de me retrouver, tout à coup,seulfaceàmoi-même.Ilestvraiquemamèreavait toujours été à mes côtés pour m’aider à avancer, peut-être un peu trop et, jusqu’à cet instant, je n’avais pas d’inquiétude à me faire : mon environnement quotidien était protégé. J’avais pourtant bénéficié d’une première année d’internat, mais j’étais plus jeune, je n’avais pas pris conscience de l’opportunité décisive pour mon avenir que ce contexte de vie, véritable opportunité, allait représenter. Et le jour était venu de pouvoir me montrer à moi-même, et montrer aux autres que j’étais capable d’avancer seul. Je sentais au fond de moi que je pouvais avoir confiance ; après le temps de l’acceptation viendrait celui de l’adaptation à la collectivité, faite de partages, de riches échanges, et de l’apprentissage du respect d’autrui. D’un caractère plutôt souple, je n’aurai pas de mal à passer le cap et m’approprier le cadre strict de ces valeurs fondamentales, sur lesquelles le Val d’Arly fondait sa pédagogie, afin de nous préparer le mieux possible, dès le plus jeune âge, au mondeadulte.

L’heure du repas était venue. Nous descendions à la salle à manger. Il était hors de question de donner à cet endroit le nom de « réfectoire » ! Monsieur Desmarets tenait à conserver un certain esprit familial dans l’école, en particulier pour cette pièce, située en sous-sol de la Ferme : nous y accédions par un escalier, depuis le hall d’entrée de la Fermer. Par un dégagement dont un mur de fondation était en pierre de taille d’origine, nous laissions, à droite, le passe-plat de la plonge, contigu à la cuisine.

Nous entrions alors dans une vaste salle conviviale : au sol, de larges carreaux en damier noir et blanc. À gauche, en entrant, une fois passé les casiers nominatifs dédiés aux serviettes de table, le gros mur en pierre de taille se poursuivaitjusqu’aupignonnord-Estdubâtiment;au bout de ce mur, en angle, trônait un grand buffet – vaisselier sur lequel étaient exposés différents objets, dont des assiettes peintes représentant les différents chalets de l’école. À l’opposé, la salle s’ouvrait sur l’extérieur par une imposante porte vitrée qui donnait une vue exceptionnelle sur le massif forestier du versant opposé de la vallée. Au plafond, un magnifique jeu de poutres anciennes, d’où pendaient de gros lustres circulaires en fer forgé, donnait à la pièce toute sa rusticité. La cloison qui séparait la salle à manger de la cuisine, équipée d’un passe-plat, était décorée de gros couverts en bois, et agrémentée d’appliques d’éclairages supplémentaires, dans le même style que les lustres. La salle à manger pouvait accueillir près de 90 personnes (élèves, professeurs et éducateurs compris) sur de belles tables en bois de quatre et six places. En cuisine, Jean-René, le Chef, et sa femme Jacqueline, s’affairaient pour le repas. Une fois à table, je restais isolé dans mon coin : je n’ai jamais été du genre sauvage mais, ce premier soir, il m’était difficile d’établir un premier contact avec des inconnus, aussi sympathiques semblaient-ils. J’étais encore dans mes pensées en me projetant sur les prochaines vacances de la Toussaint, un mois et demi plus tard. J’imaginais alors la joie que j’aurai de retrouver ma mère, ma sœur, le chien, la maison et ces repères quotidiens qui me manquaient déjà. Après le dîner, pris par la fatigue de nos longs voyages, nous regagnions tous nos chambres. Dans la mienne, je retrouvais Bénédict Pomier ainsi que ceux avec qui j’allais désormais tenter de plus m’ouvrir : Karim E., Marocain vivant à Casablanca, le Bordelais Éric Larignon et Frédéric F, Guadeloupéen (surnommé souventGaudeloupé-deux).

Les premiers jours s’écoulaient et j’avais l’impression de me sentir de mieux en mieux. Il était temps queje rompe cette solitude qui n’allait pas faciliter la longue adaptation qu’il me fallait prévoir, avant que je me sente complètement « chez moi », à l’aise et heureux de vivre en communauté. Néanmoins, j’allais très vite découvrir que la vie autarcique propre à l’internat et la promiscuité qui va avec étaient génératrices de comportements pouvant aller à contre-courant du respect, du savoir vivre. Certains spécialistes du genre savaient fort bien s’en amuser tentant, defaçonrécurrente,de prouver leur « supériorité » toute relative sur des boucs-émissaires facilement désignés. Je fis alors la connaissance avec une facette de l’humain que je n’avais encore jamais côtoyé. Ces pratiques commençaient dès la classe de 6e. Il est bien connu que les enfants, les adolescents, ne se font pas de cadeaux entre eux, mais j’étais loin d’imaginer la dureté des attitudes. Et je pus m’y frotter sans délai puisque je fus rapidement pris pour cible : atteint d’un handicap visuel important – une aniridie (absence d’iris) –, impliquant une grande sensibilité à la lumière, assortie d’une forte myopie et d’une acuité très basse, j’étais une proie facile pour qui avait envie de se défouler. Les moqueries n’ont donc pas tardé à se manifester. Si certaines pouvaient être prises sur le ton de la boutade dénuée de méchanceté, bien qu’il arrivait que je m’en offusque car, à cette époque je prenais la mouche assez facilement et mes camarades savais en user, d’autres étaient clairement beaucoup plus blessantes. Même s’il ne s’agissait vraiment pas ici de harcèlement, je dois admettre qu’il n’était franchement pas facile de faire front sans une certaine habitude. Il me fallut du temps pour prendre ces invectives avec dégagement et philosophie. Mais si ces malveillants qui s’ignoraient s’en donnaient à cœur joie, essayant de me pousser incessammentdansmesretranchements,marésistanceà « l’attaque » allait me rendre un grand service : je me sortirai grandi de cette période, plus vaillant dans les épreuves et déterminé pour franchir les obstacles de l’existence. Aujourd’hui, sans rancune, je peux donc dire merci à ceux qui furent ces joyeux imbéciles. Le tout premier exemple de ce que pouvait être la démonstration de la « Loi du plus fort » pris forme quelques jours seulement après le début de cette année scolaire 1978, un de ces beaux après-midi bercés par la douceur automnale, alors que la plupart des élèves étaient à l’extérieur, goûtant au plaisir de la pratique sportive, j’occupais, avec mes camarades de 6e et 5e, le terrain de basket, pour une partie d’une heure trente. Le terrain de terre battue était sec et laissait s’envoler des nuages de poussière à chaque déplacement dejoueur.

La partie allait débuter quand, soudain, retentit le sifflet du coup d’envoi. Ne connaissant pas du tout les règles du basket, je décidais de rester à l’arrière, voire d’être gardien du panier. Je tentais avec difficulté de minimiser, sans déni, le problème d’évaluation et de bonne perception que me causait ma vue, malgré mes grosses lunettes aux verres teintés vert foncé et dotés d’une épaisse correction. Mais, arriver à jouer, quand on est myope et pourvu d’une acuité d’un peu moins d’un dixième, devenait pour moi un vrai challenge. Il n’est donc pas difficile d’imaginer avec quelle maladresse je m’obstinais à vouloir rattraper la balle. Honnêtement, je n’y arrivais qu’une fois sur dix, et encore, quand j’avais un peu de chance. Et, à chaque fois, mes camarades s’interrompaient pour éclater de rire, certains bêtement, d’autres assurément moqueurs. Je faisais alors celuiquinecomprenaitpaslaraisondecesricanements.

Mais, intérieurement, j’étais vexé, je serais les poings pour contenir ma colère. Pourtant, cela se voyait tellement que leur moquerie montait alors d’un cran. Fou de rage, je décidais de quitter leterrain.

Fustigeant l’incompréhension de mes camarades, je sentis grandir une sorte de sentiment de haine, fort heureusement, vite réprimé. De toute évidence, il était temps que je m’endurcisse. J’étais le seul à pouvoir faire face à mes difficultés. Rien ne m’empêchait d’en parler à mes camarades, mais je n’étais pas encore prêt à le faire. Je devais déjà accepter ma différence pour pouvoir la faire accepter aux autres. Et en ce sens, il me restait du chemin à parcourir. Rempli d’amertume, je pris le chemin de l’école en direction de la Ferme. Arrivé devant le bâtiment, seul dans un coin, j’éclatais en sanglots. Ma peine était profonde. De ma gorge serrée, j’appelais d’une voix étriquée « Maman »… à plusieurs reprises. J’aurais tellement voulu qu’elle soit près de moi à ce moment précis… Je devais me rendre à l’évidence : le temps était venu que je me prenne en charge, que je devienne plus fort. Une notion complexe à intégrer au seuil de l’adolescence. Un long moment, je restais assis, la tête dans les mains, réfléchissant à ma condition, sur les marches du petit escalier qui mène à l’entrée du hall de la Ferme. Soudain, séchant mes larmes, je vis arriver Mr Coiron. Outre ses fonctions de professeur et d’éducateur, il savait rester proche des élèves en difficulté, les soutenant et essayant toujours de trouver des solutions ; généreux et amical, il avait véritablement la notion acquise du contact humain. Monsieur Coiron s’approcha de moi, entouré de quelques élèves. Il se demanda ce que je faisais à cet endroit pendantuneheuredesport.Quandjeluiaiexpliquéce qu’il m’était arrivé sur le terrain de basket, il comprit immédiatement la peine que je ressentais. Il me réconforta, m’encouragea et, au travers de mots choisis, je ne pouvais qu’apprécier sa bienveillance : « On va régler ça. Si ça recommence, n’attends pas, viens me voir, on en parle tous les deux».

À partir de ce jour, il s’est installé entre Monsieur Coiron et moi une véritable relation de confiance. Il devenait, en quelques sortes, mon confident privilégié. Sans que je puisse m’en douter, touché par mon désarroi, Monsieur Coiron alla, dans le courant de l’après-midi, en toucher deux mots à Monsieur Desmarets qui, le soir venu, consacra son « Forum » à mon sujet dans un discours aux propos cinglants sur l’acceptation de la différence et le respect d’autrui, la vie en société et le savoir-vivre individuel. Il restitua le contexte de mon incident de l’après-midi en étant très explicite, face à tout le monde et, en particulier, aux élèves qui étaient visés : il ne tolérerait plus ce genre de comportement dans l’école, sous peine de sanctions. J’appréciais ce moment de justice rétablie, mais n’en fis pas cas par la suite : je n’avais pas envie, en plus, d’être considéré comme un « fayot » par mescamarades.

Le « Forum » était un moment clé de la vie au Val d’Arly qu’aucun élève n’a jamais oublié, car aucun d’entre nous n’a retrouvé ce concept ailleurs par la suite (si ce n’est au sein de l’école de Chamousseau, où Monsieur Didier perpétuait cette tradition). Monsieur Desmarets nous rassemblait tous les soirs, juste avant le dîner, dans le hall de la Ferme. Tous les élèves devaient obligatoirement être présents, en tenue du soir, debout et parfaitement attentifs, dansunsilencequasireligieux,pourlequelmêmelebruit d’un pet de mouche n’aurait été toléré. Durant quelques minutes, Monsieur Desmarets, debout lui aussi, souvent les mains jointes à plat devant son visage, comme pour nous communiquer pieusement le fruit bienfaiteur de son intense réflexion, nous livrait ses points de vue sur le quotidien de l’école, différents sujets de société, sur les valeurs morales individuelles, l’éducation… Un véritable moment de leçon de vie, ponctué d’exemples concrets, d’anecdotes ou d’incitation à une pensée philosophique. Chaque soir, à la force des mots, il forgeait nos esprits, nous ouvrant des chemins, nous montrant des directions à prendre, tout en nous laissant libres de nos choix quant à l’analyse et la conclusion de chaque sujet. Il était même possible d’en discuter avec lui, a posteriori, soit brièvement à l’issue du Forum, soit à table en créant un échange sur le sujet abordé. C’était cela aussi l’esprit du Val d’Arly : une convivialité rapprochée entre élèves etenseignants.

À l’issue du fameux Forum me concernant, j’étais confiant. L’intransigeance de Monsieur Desmarets avait fait son effet : déjà, plusieurs camarades venaient me trouver, juste après cette intervention, pour me témoigner leur soutien. Ce fut particulièrement le cas de l’un d’entre eux,Fabrice Di Sangro (un français, dont la famille était d’origine italienne, résidant à Abidjan, en Côte d’Ivoire). Ouvert, sensible et sincère, Fabrice a su m’apporter le long soutien dont j’avais besoin pour m’intégrer au mieux au Val d’Arly. Il était toujours près de moi en cas de coup dur : prêt à me défendre si l’un ou l’autre de mes camarades me provoquait. Cependant, il ne me couvait pas, préférant observerdequellefaçonj’allaisgérerunesituation délicate, puis intervenait si cela était nécessaire. J’appris alors à mes dépens que chaque être humain peut se faire respecter lorsqu’il affirme sa personnalité En ce sens, l’aide que Fabrice m’a apportée a été salutaire pour ma prise de confiance et mon rapport avec les autres. Je lui dois beaucoup!

La première illustration pertinente de mise en pratique de la notion élémentaire de respect à mon égard est liée à mes conditions de travail scolaire, dès cette première année. Étant donné que mes soucis visuels m’occasionnaient quelques difficultés à voir correctement ce que les professeurs écrivaient au tableau, bien que me trouvant au premier rang, l’épaisseur du trait de la craie, ainsi que la taille des caractères, sur cette grande surface verte ne contrastaient pas suffisamment et j’étais, la plupart du temps, dans une sorte de flou artistique. Rapidement, j’ai demandé à être placé encore plus près du bureau des professeurs. Je me vis donc hériter une petite table en bois individuelle, placée tout à côté du tableau, pour ne pas dire accolé au mur sur lequel il était suspendu, perpendiculairement à celui-ci. Le problème semblait être résolu à ceci près que, désormais très près, sous le tableau, j’étais obligé de faire quelques contorsions de nuque pour arriver à lire d’un bout à l’autre ce qui était écrit, et ce n’était pas toujours une sinécure, pendant que le reste de la classe avait déjà noté ce qu’il fallait retenir. Heureusement, souvent, j’avais affaire à la bienveillance des professeurs qui acceptaient de me dicter le contenu à retenir. Le Val d’Arly fonctionnait avec un effectif d’élèves réduit : nous étions en moyenne entre quinze et vingt par classe, ce qui facilitait grandement la proximité avec les enseignants et l’attention qu’ils savaient porteràchacundenous.Jeprisrapidementl’habitudede ce confort de travail jusqu’au jour où, ma table fut le point central d’un incident fâcheux. Un matin, à l’intercours de 10 h 15, deux de mes camarades, Frédéric F. et mon bien-aimé Fabrice Di Sangro se taquinaient comme deux chiots, se battant pour rire quand Frédéric fut propulsé en arrière et chuta lourdement sur ma table, derrière lequel j’étais assis. La table bascula sous le poids de mon camarade, brisant au passage, un de ses pieds. Frédéric se releva sans dommage et, surpris, cet événement fit éclater de rire les deux compères. Mais, désappointé par la situation, je n’eus pas tout à fait la même réaction : « cela ne pouvait arriver qu’à moi », pensais-je. Nous avons alors tenté de réparer, ou plutôt, de rafistoler tant bien que mal, le pied cassé, mais la réparation de fortune ne tenait pas et le pied tombait à la moindre occasion : dès que j’étais concentré sur une page d’écriture ou de lecture, que la porte de la classe claquait par courant d’air, les vibrations occasionnées sur le sol suffisaient à décrocher le pied malade et faire basculer cette table, entraînant toutes mes affaires posées dessus. Je la maudissais de plus en plus, et Frédéric aussi puisqu’il était à l’origine de ce désagrément : je me promettais de lui faire connaître un vrai « retour de bâton ». Entre temps, toute la classe en avait fait un jeu : quoi de plus amusant pour les copains se lever et arriver dans ma direction, faisant semblant de demander un conseil au professeur, de fouiner dans leurs casiers, suspendus juste derrière ma place, ou de venir me demander un renseignement bidon, simplement pour avoir le plaisir de shooter dans le pied de ma table. À force, chacun savait que cela allait me mettre en boule et ils y prenaient un malin plaisir. Jusqu’à ce jour qui ne fut pas fait comme les autres, tentant de me concentrer surun travail à terminer, bien que la sonnerie de 18 h 30, marquant la fin des études de l’après-midi, venait de retentir, Frédéric F. s’approcha de moi sans que je m’en rende compte, tel un faiseur de gags qu’il était souvent pour amuser la galerie, donna un petit coup discret, de la pointe du pied, sur la base du pied de table, la faisant basculer une énième fois, sans que j’eusse le temps de réagir. Évidemment, la classe entière éclata de rire. Excédé, je rentrais alors dans une colère noire. Celle dans laquelle on peut avoir des comportements excessifs incontrôlés : je saisissais alors le pied de table à terre puis, d’un mouvement violent, je l’envoyais de plein fouet sur la cage thoracique de Frédéric qui n’eut le temps d’esquiver le coup. Il poussa un cri de douleur puis s’écroula sur le sol, positionné en chien de fusil, il se tenait les côtes mais ne bougeaitplus.