Souvenirs de la vie littéraire : portraits intimes - Edmond Werdet - E-Book

Souvenirs de la vie littéraire : portraits intimes E-Book

Edmond Werdet

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Extrait : "Dans les Echos de Paris de l'un de nos plus spirituels journaux de littérature légère, du 24 mai 1864, je découvris mon nom, pauvre éditeur, jadis assez connu, aujourd'hui parfaitement oublié, parmi ceux de certains personnages qui, "jaloux de se faire mousser, n'importe à quel prix, ont l'habitude de crier par-dessus les toits : J'ai été l'intime ami de telles ou telles célébrités littéraires contemporaines défuntes.""

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335034707

©Ligaran 2015

EXORDEPrologue-introduction-préface-avertissement

TOUT CE QU’ON VOUDRA

IMon jardinet

Quod vidi et audivi, scripsi.

Modeste éditeur, je possédais, à titre de location, au temps où florissait la Chronique de Paris, qui a succombé sous l’inhabile direction d’Honoré de Balzac, un tout petit jardin, de cinquante mètres carrés environ, là où commençait alors la banlieue de Paris, sur le boulevard Montparnasse, près de cet Eldorado des étudiants, appartenant plus ou moins à nos écoles, qu’ils appelaient la Grande-Chaumière.

Hélas ! ce souvenir de notre folle jeunesse a disparu, comme tant de choses disparaissent chaque jour, sous le marteau et la pioche des embellisseurs modernes.

Depuis longtemps la Grande-Chaumière n’est plus qu’un mythe.

Mais de sitôt la mémoire de mon joli petit jardin ne s’effacera de mon esprit.

Car il faisait mes délices et mon bonheur.

J’avais dessiné moi-même les méandres capricieux de ses allées, que recouvrait un sable fin et doré.

J’avais choisi soigneusement et planté de mes mains les arbres qui les bordaient.

Chaque samedi, jour de marché aux fleurs, on m’y voyait accourir pour en acheter les plus fraîches, les plus rares, les plus belles, dont il me tardait d’enrichir mes plates-bandes.

J’avais à cœur de pouvoir dire, moi aussi, avec la chanson, en contemplant mon oasis :

Je l’ai planté, je l’ai vu naître…

Au fond, à l’angle de deux murs élevés, j’avais, en outre, fait construire une maisonnette, ma baraque, comme je l’appelais en souvenir de celle que mon jeune ami Jules Sandeau venait de décrire avec tant de charme dans un de ses plus délicieux romans, Madame de Sommerville.

Et par son ameublement de bon goût, j’en avais fait comme un boudoir champêtre.

À mon jardinet, durant la belle saison, après les travaux et les fatigues de la journée, j’accourais, chaque soir, heureux, n’ayant de repos que je ne me fusse mis à bêcher, à sarcler, à émonder, à arroser avec amour mes fleurs chéries.

Là, mes soirées étaient loin d’être solitaires.

Comme à Paris, mes intimes venaient m’y rejoindre, certains d’y trouver toujours un accueil cordial, sympathique et, à l’occasion, d’y partager sans cérémonie mon frugal repas.

Souvent la société était nombreuse ; et la majorité, je vous l’assure, ne restait pas oisive, tant s’en faut.

Une bonne partie s’empressait de me venir en aide dans mes travaux d’horticulture, tandis que les paresseux, – notez que c’étaient d’ordinaire les plus jeunes, – assis à l’ombre d’une tonnelle de vigne, entre le pot de bière et le petit verre d’alcool, – l’horrible absinthe ne ravageait pas encore la frêle humanité, – le cigare ou la pipe à la bouche, devisaient follement sur les cancans littéraires à l’ordre du jour, les chroniqueurs n’étant pas inventés à cette époque, comme vous vous en doutez peut-être.

Quand mes occupations de jardinage étaient terminées, je rejoignais ces messieurs.

D’habitude, dans ces causeries intimes, dans ces entretiens littéraires, dans ces charmantes et joyeuses discussions, je restais silencieux.

Lorsque, par hasard, j’étais interpellé, je me bornais le plus souvent à opiner du bonnet.

Qu’aurais-je pu répondre, moi, pauvre éditeur inculte, à ces jeunes hommes d’esprit, de talent ou de verve !

J’écoutais donc attentivement, je tâchais de profiter de tout ce qui se disait autour de moi, je redoublais d’efforts pour m’instruire ; je n’avais de cesse que je n’eusse stéréotypé dans ma mémoire tout ce qui frappait pour la première fois mon oreille, moisson abondante où je suis heureux de retrouver aujourd’hui ce que je vais vous raconter.

Que de traits mordants ! que de saillies phosphorescentes ! que d’épigrammes, piquantes toujours, sanglantes quelquefois ! que d’anecdotes ! que d’historiettes n’ai-je pas recueillis dans ces curieux entretiens !

C’était comme de continuels assauts d’esprit, comme autant de feux de Bengale aux étincelles électriques, traversant les airs, se heurtant dans l’espace, disparaissant, pour bientôt reparaître, au milieu de rires fous capables de réveiller une génération de morts endormis dans leurs tombes.

Oh ! c’était alors le bon temps pour moi ! Je vivais au foyer de l’intelligence.

Je trônais dans mon jardinet ; j’étais entouré d’une société digne d’un roi.

Parmi les portraits que je pourrais esquisser de mon mieux, je choisirai, si vous voulez bien le permettre, ceux des auteurs que j’ai le plus connus, – et j’en ai connu beaucoup, ne vous en déplaise, – ceux surtout des écrivains avec lesquels j’ai vécu dans la plus étroite intimité, – ceux avec qui j’ai eu le plus de rapports littéraires, – ceux particulièrement dont j’ai publié les œuvres.

Ce sera une belle galerie, n’en doutez pas !

Entre les noms que j’ai le droit d’y faire figurer, qu’il me suffise de citer, tels qu’ils se présenteront à mon souvenir, car, si je les nommais tous, je craindrais de fatiguer la patience du lecteur, – parmi ceux que la mort a moissonnés : Gustave Planche, Honoré de Balzac, Frédéric Soulié, Félix Davin, Maurice Alhoy, Lassailly, de Chaudesaigues, Léon Gozlan, Godefroy Cavaignac, Raymond Brucker, – et parmi ceux qui vivent encore et dont je puis serrer la main : Jules Sandeau, Alphonse Karr, Jules Janin, Arsène Houssaye, Paul Lacroix, Auguste Luchet, Eugène de Monglave, Michel Masson, Paul de Kock, Achille Jubinal, etc., etc.

Je viens de dire que mes amis et habitués étaient nombreux ; on voit qu’ils étaient aussi de choix.

C’étaient donc :

Balzac, l’inimitable conteur que tout le monde connaît, ce psychologiste du cœur de la femme, ce savant interprète des sentiments les plus cachés des filles d’Ève ; – de Balzac, à qui j’ai déjà consacré un volume ; de Balzac, ce maréchal de la littérature, comme, dans sa puérile vanité, il osait se qualifier lui-même. – Balzac, que je regretterai toujours et qui fut longtemps mon ami ; de sa part, malheureusement, cette amitié n’était basée que sur l’intérêt, et il la rompit machiavéliquement le jour où mon astre commercial commença à pâlir ;

Jules Sandeau, qui, tout jeune encore, annonçait ce qu’il devait être un jour, l’une des gloires de la littérature moderne ; – lui, à qui les portes de l’Académie française se sont ouvertes devant des chefs-d’œuvre d’esprit, de grâce, de poésie, de style ;

Michel Masson, jadis simple ouvrier lapidaire, qui ne doit qu’à lui seul l’éducation solide qui le distingue, enfant de ses propres œuvres, au coloris si suave, si doux, et si naturel ;

Raymond Brucker, ancien ouvrier éventailliste, à l’esprit mordant, au trait incisif, – déserteur volontaire de cette nouvelle école littéraire, née sur les barricades de 1830 ;

Léon Gozlan, le roi si spirituel du paradoxe, le créateur de l’épithète de bouzingot, appliquée aux défenseurs du trône de Juillet ;

Auguste Luchet, l’image parfaite du Misanthrope de Molière, – toujours bourru, toujours bienfaisant, au cœur d’or, mais toujours malheureux, quoi qu’il fît ou osât entreprendre ;

Gustave Planche, égoïste, au cœur d’acier, au torse d’Antinoüs, aux jambes d’argile, impitoyable pour tout ce qui ne sortait pas de sa plume, au style correct, mais sec et froid ;

Alphonse Karr, à l’esprit excentrique, à l’humour pleine d’originalité, mais parfois vagabonde ; Alphonse-Karr, mon cher ex-neveu, le flagelleur sans merci, le désespoir des épiciers dont il dévoilait, dans ses Guêpes, les tendances à sophistiquer les mille produits de leur commerce de deux sous ;

Arsène Houssaye, le plus jeune de tous, un La Fontaine en herbe qui s’amusait à faire des couronnes de bluets et de coquelicots, mais qui a depuis fauché la vraie gerbe ; charmant surtout parce qu’il a de l’esprit sans paraître le savoir ; un Champenois doublé d’un Rivarol ;

Paul Lacroix, l’excellent Bibliophile Jacob, qui s’est fait connaître par les Soirées de Walter Scott à Paris, recueil, de contes que l’on n’a pas, tout d’abord, appréciés à leur juste valeur, annonçant déjà le savant mais trop modeste conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal ; âme ardente, bienveillant, obligeant, à toute épreuve ;

Eugène de Monglave, ce philosophe rêveur et rieur tout à la fois, prodigue de son esprit, de sa plume ; plein d’imagination, de facilité pour créer, mais qui ne ménage pas assez toutes ces belles et précieuses qualités ; on peut lui appliquer cette pensée de Térence : Nihil a me alienum puto ;

Achille Jubinal, à l’imagination si fougueuse, aux excentricités adorables, au style pyrotechnique, mais qui, avec l’âge, s’est livré à de graves études ; il est devenu un philologue distingué avant de se jeter dans la politique ;

Hippolyte Lucas, le plus indulgent des critiques ; – jamais un blâme sévère n’est sorti de sa plume dans ses revues bibliographiques au journal le Siècle ; – sous une apparence un peu froide, il cache un cœur chaud et généreux.

Je vous parlerai encore de Maurice Alhoy, ce roi si spirituel de la bohême de son temps ; – du chroniqueur intarissable Lamothe-Langon, ce baron du roman ; – de l’infortuné Lassailly, auteur des Rêveries de Trialfe ; – de Jacques de Chaudesaigues, ce Savoisien poète et critique, auteur du Bord de la coupe, le seul volume in-32 qu’il ait laissé ; mort à vingt-cinq ans de phtisie, dans la misère, le matin même du jour où Jules Janin, au cœur ardent, à l’âme généreuse, que, dans un temps, on a tant calomnié, venait apporter au pauvre délaissé de tous, même par son meilleur ami, qu’il avait soigné chez lui à ses propres frais, avec toute la tendresse d’un fils pour son père, Gustave Planche enfin ; le jour, dis-je, où Jules Janin lui apportait un secours de mille francs, qu’à ses pressantes et chaleureuses sollicitations M. de Salvandy, alors ministre de l’instruction publique, venait d’accorder à ce pauvre Chaudesaigues, avec sa nomination d’attaché à la bibliothèque Sainte-Geneviève.

Certes, ce trait de dévouement à l’amitié fait le plus grand honneur au cœur généreux du critique illustre, que, comme Béranger et de Balzac, l’Académie française a refusé d’admettre au rang de ses immortels !

N’oublions pas Jules-A. David, à l’esprit de controverse incarné, à la plume si spirituelle, si élégante, à l’imagination créatrice, déserteur volontaire de la littérature légère du roman ; depuis lors, il a entrepris des travaux plus graves, plus sérieux, plus dignes de son père, l’héroïque ancien consul général à Smyrne en 1821, lors du massacre des chrétiens par les Turcs (ces fanatiques en fait de croyances religieuses), qui donna, par son dévouement en ces terribles circonstances, des preuves de la pureté de son noble caractère. – Mon ancien et toujours ami s’est livré, avec plus de succès encore, aux études sur l’Histoire et la Littérature orientales ;

Félix Davin, un ami très intime d’Henri Berthoud, son compatriote, qui débuta par le Crapaud, titre original, il est vrai, d’un ouvrage qui annonçait déjà un conteur élégant, spirituel et abondant ; plus tard j’ai édité de lui, Ce que regrettent les femmes, deux volumes in-8° ; la Maison de l’Ange, deux volumes in-8°, et d’autres romans très remarquables par la conception et le style ; il fut enlevé trop jeune aux belles-lettres, dans lesquelles il commençait à se distinguer, et aux regrets de ses nombreux amis.

Tout, dans ce que j’aurai à dire sur les faits et gestes de ces écrivains d’élite, sur leurs travaux et leur caractère, sera véritablement vrai. Je le dirai sans la plus légère fioriture, sans aucune amplification, très simplement ; ce sera, en quelque sorte, comme autant de vérités prises sur le fait.

Je n’ai eu nul besoin pour cela d’écouter aux portes ni même d’aller aux renseignements, qui généralement sont faux ou erronés ; je n’ai eu qu’à fouiller dans mes souvenirs pour en faire jaillir les faits que je rapporte sur ces gens de lettres si distingués.

Tout ce que je dis, je le répète, c’est ce que j’ai ou vu de mes propres yeux, ou entendu dire de mes propres oreilles : Quod vidi et audivi, scripsi.

Dans mes récits, je n’aurai garde d’oublier les convenances que tout homme de cœur et de goût ne doit jamais enfreindre.

Selon mon opinion personnelle, un libraire-éditeur doit être considéré comme une sorte de confesseur (moins la discrétion) ; toujours il doit conserver du respect et des égards envers les écrivains au milieu desquels il a passé la plus grande partie de sa vie active.

Noblesse oblige, a-t-on dit.

Jamais je ne serai infidèle à mon passé. Je me respecte trop pour cela !

II

« Quand Napoléon Ier dota la France de la Légion d’honneur, la première croix qu’il accorda, ce ne fut ni un général victorieux, ni un maréchal de France, ni un prince qui l’obtint, ce fut un savant laborieux et modeste : Lacépède.

En plaçant sur la poitrine du continuateur de Buffon ce premier insigne de la Légion d’honneur, Napoléon Ier voulut prouver qu’il honorait le travail à l’égal du courage ; que les méditations du savant, le compas du géomètre, le pinceau de l’artiste, l’outil de l’artisan, la charrue du laboureur, avaient autant de prix à ses yeux que l’éclat des armes, et devaient contribuer également à rendre la France grande, illustre et prospère. »

Tous les gens de lettres dont j’ai eu l’honneur de publier les œuvres ont été décorés de ce signe de mérite littéraire, à l’exception de quatre seulement : Raymond Brucker, qui est allé à Dieu ; Gustave Planche, que ses victimes ont envoyé au diable ; Paul de Kock, qui rit toujours de tout et dont une fleur des champs orne seule la boutonnière ! Paul de Kock, cet écrivain dont les ouvrages ont été traduits dans toutes les langues, le plus populaire, je ne dirai pas en France seulement, mais dans toutes les contrées du monde où le goût de la littérature française est répandu ; Eugène de Monglave, qui s’en console avec la croix de chevalier de l’ordre du Christ du Brésil et rit au nez de tout le monde.

Oui, la fleur des champs brille seule à la boutonnière de Paul de Kock ! Il en fut de même de Béranger, qui est mort sans le moindre ruban.

Comme moi, en pensant à Paul de Kock, à de Monglave, bien des gens répéteront : Ah ! si l’Empereur le savait !…

Oh ! il le saura certainement, un jour ou l’autre, Dieu veuille seulement que ce soit avant que mes deux amis, qui ne sont plus jeunes, aient passé l’arme à gauche, comme disent nos vieux troupiers !

IIIConter et raconter

J’ai beau lire dans le Dictionnaire officiel de l’Académie française :

1° « Conter, narrer, faire le récit d’une chose vraie ou fausse, sérieuse ou plaisante ; il se dit principalement des récits que l’on fait dans la conversation : en conter à une femme, lui dire des douceurs, des galanteries ; »

2° « Raconter, conter, narrer une chose vraie ou fausse, » Je n’en persiste pas moins, moi, vieil éditeur, à soutenir une opinion diamétralement opposée :

Conter une historiette n’est point, à mon avis, la raconter.

Raconter est un verbe éminemment français.

Ouvrez tous les dictionnaires étrangers !

Je vous défie d’y trouver quelque chose d’équivalent. C’est un don naturel, un des traits distinctifs de notre caractère national.

Chaque époque de notre histoire littéraire peut en fournir de nombreux et d’illustres exemples.

Après ce naïf préambule : J’ai ouï dire, n’êtes-vous pas sûr de voir arriver à la file mille détails curieux, les uns plus intéressants que les autres ?

Et notre immortel Montaigne ne doit-il pas moins son immense renommée à son incontestable érudition qu’à l’art entraînant avec lequel il raconte ces mille riens naturels, amusants, qui lui viennent, dit-il, par sauts et par gambades, et qu’il méprise comme bavardages ?

Que de narrations piquantes dans les Mémoires du duc de Saint-Simon, l’écrivain le plus incorrect cependant de son siècle, et dans les Historiettes de Tallemant des Réaux, qui ne fut jamais non plus, que je sache, un modèle de style ! Donc, raconter, – plus que jamais je persiste dans mon opinion, – ce n’est point conter.

Raconter, c’est dire un fait historique, une anecdote, à la façon de Brantôme, de Montaigne, de Saint-Simon, de Tallemant des Réaux.

Conter, c’est inventer plus ou moins, à la manière de Marguerite, reine de Navarre, et, plus tard, de La Fontaine, de Marmontel, de Voltaire et de tant d’autres maîtres en ce genre, croustilleux ou moraux, philosophes ou fantastiques.

Au reste, à cet égard, notre époque n’a rien à envier aux précédentes.

Dieu merci, nous ne manquons ni d’admirables conteurs, ni d’admirables raconteurs.

Que ce dernier mot ne vous effarouche pas !

L’Académie française, si puritaine, lui a depuis longtemps accordé droit de bourgeoisie.

Pour vous prouver qu’il le méritait, il me suffira, au milieu d’une pléiade de noms, de vous en citer trois : l’éditeur des Souvenirs apocryphes de madame la marquise de Créquy ; l’infatigable bibliophile Jacob et le charmant poète en vers et en prose dont les Portraits du dix-huitième siècle survivront bien certainement au nôtre.

Aux sujets des conteurs qui inventent, savourez, si vous voulez vous mettre en appétit, le rabelaisien Honoré de Balzac, l’inépuisable Alexandre Dumas père, le spirituel Méry, et vous m’en donnerez des nouvelles !

Pour en revenir à mon point de départ, conter c’est inventer plus ou moins ; raconter, c’est redire ce qu’un autre a déjà dit en l’embellissant des prestiges de votre imagination, pour peu que le ciel ne vous en ait pas refusé une part quelconque.

Aussi, n’est pas raconteur qui veut, je vous prie de le croire.

Je vais donc, dans ces Souvenirs littéraires, historiques et anecdotiques, être tour à tour conteur et raconteur.

Pour clore ces lignes, que mes lecteurs me permettent d’en ajouter quelques-unes qui rentrent au surplus dans mon sujet ; elles sont relatives à Voltaire.

L’auteur de la Henriade était un des meilleurs conteurs de son époque. Qui ne se rappelle cette anecdote nous le peignant réuni à d’Alembert et à d’autres adeptes de sa doctrine, pour se raconter à qui mieux mieux, les uns aux autres, des histoires de voleurs, de revenants et de sorcières ?

Quand vint son tour, il dit, prenant le ton aigre d’une vieille commère bavarde : « Il y avait une fois un fermier général… Ma foi ! j’ai oublié le reste. »

Le château de Ferney, où résidait alors Voltaire, était une excellente école pour ce genre de moquerie et de persiflage.

Souvent il s’oubliait fort tard dans son salon, si connu aujourd’hui des touristes, enfoncé dans un profond fauteuil, racontant lui-même ou entendant raconter n’importe quoi à ses amis, surexcités l’un par l’autre, et cédant tour à tour à la puissance d’un charme réciproque.

Souvent aussi sa nièce, Mme Denis, en coiffe de nuit et en pantoufles, descendait de sa chambre à coucher, pour l’inviter soit à se retirer dans la sienne, soit à venir prendre son repas du soir, dont son estomac cependant lui annonçait depuis longtemps que l’heure avait sonné.

Voltaire alors, d’un ton plaintif, lui répondait, comme un enfant gâté qui ne veut pas obéir à sa bonne :

« Laissez-moi donc tranquille ! Que vous importe, si je m’amuse ! »

Bienveillant lecteur, si je ne vous ennuie pas trop dans mes confidences intimes, répétez-moi le mot de Voltaire à sa nièce :

« Continuez, cela m’amuse ! »

IVMes réserves

Il est très important pour moi que je fasse ici certaines réserves, que j’explique enfin, une fois pour toutes, le but que je me suis proposé d’atteindre, en groupant ces notes éparses sur les gens de lettres dont j’ai eu l’honneur de publier les œuvres, lors de cette brillante période du romantisme que j’ai traversée en observateur et publicateur, pendant les plus belles années de ma laborieuse virilité, sur les écrivains distingués au milieu desquels j’ai vécu dans la plus sympathique et la plus cordiale intimité.

À Dieu ne plaise que jamais l’idée me soit venue d’énoncer mon opinion personnelle et de juger magistralement leurs écrits !

Je me récuse dans l’un et l’autre cas.

Tout le monde reconnaîtra que je ne fais, en cette circonstance, que stricte justice.

À d’autres plus compétents que moi en littérature incombe ce travail.

Tout ce que j’ai voulu, tout ce que je veux encore, – écrivain par circonstance, peut-être futile, léger, incorrect même, mais toujours très convaincu, – c’est de faire ressortir dans ces esquisses, à mon point de vue, le caractère, les habitudes, les qualités de cœur de mes photographiés, sans leur épargner, lorsque j’en rencontrerai l’occasion sur ma route, quelques-uns de leurs travers, quelques-unes de leurs légères prétentions, constamment, bien entendu, sans la moindre arrière-pensée, sans la moindre apparence d’amertume.

Je me suis attaché surtout, autant que j’en ai trouvé l’occasion, à faire aimer et respecter l’écrivain, son caractère et sa personne, en dehors de ses travaux.

Que les pessimistes les plus délicats et les plus chatouilleux sur leur dignité d’hommes de lettres se rassurent donc !

Honoré de Balzac Nouveaux souvenirs intimes inédits

SUR SON HUMEUR, SON CARACTÈRE, ET SA RECONNAISSANCE

1823 À 1839

Les Flèches d’un Parthe

« Il m’a trop fait de bien pour en dire du mal ;

Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien. »

(Pierre CORNEILLE.)

ILe Marquisat de Scarron

Dans les Échos de Paris de l’un de nos plus spirituels journaux de littérature légère, du 24 mai 1864, je découvris mon nom, pauvre éditeur, jadis assez connu, aujourd’hui parfaitement oublié, parmi ceux de certains personnages qui, « jaloux de se faire mousser, n’importe à quel prix, ont l’habitude de crier par-dessus les toits : J’ai été l’intime ami de telles ou telles célébrités littéraires contemporaines défuntes. »

Je n’eus jamais, grâce à Dieu, une aussi outrecuidante prétention, et nul n’a moins mérité que moi d’être mêlé, par le mordant et caustique écrivain qui a rédigé cet Écho, à la cohue importune qu’il a cent fois raison de fustiger impitoyablement.

Je n’ai pas seulement dit à qui a voulu l’entendre : « J’ai trop vécu, pour mon malheur et celui de mes pauvres petits écus, dans la plus grande intimité avec l’auteur des Ressources de Quinola. »

J’ai dit aussi : « Pour faire revivre l’auteur de la Comédie humaine, il faut le dépouiller de tous ces oripeaux qui l’enveloppent ; – il faut lui enlever cette brillante auréole de gloire qui lui ceint le front, et nous révèle en lui un demi-dieu de la pensée ; ainsi mis à nu, de Balzac nous apparaîtra AU NATUREL. Ce sera un simple mortel comme chacun de nous tous ; il prouvera qu’il possédait sa part de faiblesses humaines, un orgueil incommensurable, une soif ardente des richesses ; – quelques vices mêlés à quelques vertus ; de bonnes comme de mauvaises qualités du cœur ; tout ce qui caractérise, enfin, notre fragile et souffreteuse espèce. »

J’ai fait mieux : je l’ai surabondamment prouvé et démontré, pièces en mains, à quiconque s’est donné la peine de lire mon livre intitulé : Portrait intime d’Honoré de Balzac, sa vie, son humeur et son caractère.

Qu’est-ce, après tout, que l’intimité ?

N’est-ce pas un échange de bons procédés réciproques ? – J’ai dit :

« Tant que la caisse de l’éditeur malheureux fut à la disposition de son illustre auteur, le préféré, tout marcha à merveille dans cette vie à deux. »

Scarron avait pour libraire Toussaint Quinet, son Werdet, à lui. – Quand il n’avait plus le sou, ce qui lui arrivait souvent, il disait : « Je vais frapper à la porte de mon marquisat de Quinet. »

Or, Quinet avait pour emblème une fontaine et pour devise ces mots : « Heureux celui qui naît ainsi la bouche ouverte sous le robinet de ma fontaine. »

Pour Balzac, ma fontaine fut longtemps intarissable.

Tant qu’il put y puiser, je fus son ami à la vie, à la mort.

Tout cela cessa quand il l’eut mise à sec.

Et il ne me serait pas permis, pour essayer de me consoler un peu, de parler du grand écrivain dont la réputation m’a coûté mon repos, le fruit de mon travail, ma santé, mes yeux, mon présent, mon avenir !

Ce serait par trop fort, en vérité ; je ne pourrais être Balzacophile jusqu’à ce point-là !

Le poète Longepierre a dit :

L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.

Certes, je me serais bien passé d’un tel bienfait !

IIJe serai roi !

« – Dans quatre mois tu entreras dans ta vingt et unième année ; quel état veux-tu choisir ?

– Ma vocation me pousse vers la littérature.

– Tu es donc fou ?

– Non, je veux être auteur.

– Il paraît, dit Mme de Balzac en excitant son mari du regard, que monsieur a du goût pour la misère ?

– Oui, ajoute le chef de famille, on rencontre des gens qui éprouvent le besoin d’aller mourir de faim dans un hôpital.

– Honoré, reprit Mme de Balzac, nos plans sont arrêtés pour votre avenir ; nous vous destinons au notariat. »

Le jeune homme fit un geste énergique de dénégation.

« – Mais ignores-tu, malheureux ! lui dit son père, à quoi infailliblement te conduira le métier d’écrivain ? Dans les lettres, il faut être roi, pour n’être pas goujat.

– Eh bien, répondit Honoré, je serai roi ! »

Mme de Balzac pensa qu’un peu de misère ramènerait promptement son fils à la soumission.

Il fut alloué à Honoré une pension mensuelle de cent francs ; il quitta la maison paternelle.

Avec ses cent francs à dépenser par mois, le jeune de Balzac alla se loger dans une mansarde de la rue de Lesdiguières, tout auprès de la bibliothèque de l’Arsenal, ce vaste et célèbre dépôt de l’esprit et de l’érudition des anciens et des modernes.

C’est dans cette bibliothèque qu’il travaillait chaque jour, dans le but, disait-il, de débuter dans la carrière des lettres par un coup de maître, un vrai chef-d’œuvre ; il commença la tragédie de Cromwell, en cinq actes, dont quelques fragments seuls ont été publiés par sa sœur, Mme Laure Surville.

Habitué chez son père à une nourriture convenable, l’on doit bien penser que ses médiocres revenus, avec ses goûts pour la dépense, ne pouvaient suffire à Balzac ; aussi dut-il chercher à se créer d’autres ressources.

Le soir, rentré chez lui, ce laborieux jeune homme se mit à écrire des romans ; ils lui étaient aussi maigrement payés qu’ils étaient maigrement composés : trois cents francs. Ils formaient chacun quatre volumes in-12.

Ses premiers romans furent publiés chez les libraires Pollet, rue du Temple, et Bresson, rue Pastourelle.

Tous ces romans étaient signés par des pseudonymes, tels que : Horace de Saint-Aubin, de Viellerglé, lord Rhoone, dom Rago, etc. ; plusieurs même ont été écrits en collaboration avec Horace Raisson, son ami alors intime, Le Poitevin-Saint-Elme, etc.

J’ai déjà donné les titres de ces ouvrages.

Peu de temps après, il publia un roman sans nom d’auteur dont le titre est : Wan Chlore, ce qui veut dire Jeanne la pâle.

Cette production lui fut payée, cette fois, cinq cents francs par M. Urbain Canel. Celui-ci, enchanté des manières aimables et courtoises de son jeune auteur, lui fit faire la connaissance de Henri Delatouche, auquel il le recommanda très chaleureusement.

Le jeune Honoré alors quitta sa mansarde de la rue Lesdiguières pour venir se loger rue de Tournon, dans un grenier, tout auprès de son nouveau protecteur.

Avant Wan Chlore, de Balzac avait publié chez Delonchamps, libraire, une Histoire des jésuites, in-8° ; cette histoire, ainsi que Wan Chlore, parut sous le voile de l’anonyme.

Tels furent les premiers débuts de Balzac, qui certes n’étaient pas brillants, ni fructueux pour lui !

À cette époque, le futur maréchal littéraire recherchait avec empressement la société des hommes de lettres déjà connus par des succès, tels que MM. Paul Lacroix, Henri Delatouche, Charles Rabou, Amédée Pichot, Philarète Chasles, Lautour-Mézeray, de Girardin, etc. Avec ces messieurs, le jeune homme était d’une adorable obséquiosité ; il avait besoin de protecteurs qui le prônassent partout et à tout bout de champ.

Plus tard, en 1831, il publia même chez M. Urbain Canel, en collaboration de MM. Philarète Chasles et Charles Rabou, les Contes bleus, par une Tête à l’envers, un volume in-8°.

Il était petit et fluet ; sans qu’il y parût, il pratiquait l’art de savoir se faire mousser.

Le papillon aux ailes d’or, diaprées des plus brillantes couleurs, n’avait pas encore brisé la chrysalide qui le retenait captif, il n’avait pas encore pris son vol radieux et triomphant vers cette royauté promise à son père.

Cependant le jeune homme progressait toujours. En 1827 il publia chez M. Urbain Canel, mais cette fois avec son nom, Balzac, le Dernier chouan, ou la Bretagne en 1800, deux volumes in-8°.

Puis, en 1829, la Physiologie du mariage, par un Jeune célibataire, deux volumes in-8°, édités par MM. Alphonse Levavasseur et Urbain Canel. Ces deux habiles éditeurs furent les premiers à deviner la future célébrité du jeune littérateur.

On n’a pas oublié l’immense sensation que produisit cette Physiologie du mariage, fruit des méditations et des veilles d’un jeune homme de vingt-sept ans qui s’annonçait sous d’aussi brillants auspices.

Dès ce jour, la littérature compta un maître de plus et la France un nouveau Molière.

Le jeune auteur n’était encore que tout près du trône littéraire qu’il avait promis à son père.

Mais enfin comment de Balzac pensait-il conquérir ce trône ?

Par une volonté de fer, par une énergie robuste, indomptable, qui le poussait à surmonter toutes les difficultés, à vaincre, franchir, briser tous les obstacles.

Qu’êtes-vous devenus, messieurs Urbain Canel et Alphonse Levavasseur, vous qui, à cette époque, étiez les plus habiles comme les plus instruits et les plus capables des éditeurs ?

L’un et l’autre vous avez été renversés par cette légère, frivole et inconstante fortune qui, trop souvent, hélas ! comble de ses faveurs des ignorants !

Vous, monsieur Urbain Canel, poète de mérite, vous, enthousiaste de la noble poésie, vous avez été dévoré par les vers, comme vous le dites vous-même avec une adorable bonhomie ; vous êtes aujourd’hui tout simplement teneur de livres dans une grande maison de commerce.

De tous les points cardinaux de la France accouraient les poètes pour briguer la faveur d’être édités par cet éditeur-poète !

Vous, Alphonse Levavasseur, mon vieil ami, écrivain élégant et spirituel, vous êtes représentant d’une manufacture dans une ville du Midi !

Du moins, dans vos modestes emplois, vous avez tous les deux trouvé le calme, le repos et la considération, que vous aviez si bien mérités par vos laborieux, mais très peu fructueux travaux de libraires-éditeurs, tandis que d’autres, indignes de ces honorables professions, sont devenus riches à millions !

Ils ont été habiles, ceux-là !

IIILa Reconnaissance des services rendus était une chimère pour Honoré de Balzac

M. Paul Lacroix, le Bibliophile Jacob, avait rendu de grands services à Balzac ; il lui avait fait obtenir plusieurs marchés avantageux avec Louis Mame, libraire, pour le Médecin de campagne, 2 vol. in-8°, avec Charles Gosselin et Urbain Canel, pour la Peau de chagrin, 2 vol. in-8°, en 1830 ; il l’avait fait admettre dans la rédaction de la Mode, fondée en 1821 par M. Lautour-Mézeray, sous les auspices et la protection de Mme la duchesse de Berri ; à celle de la Revue de Paris, etc. ; il lui avait fait, en 1829, des articles pleins d’enthousiasme sur la Physiologie du mariage.

Certes, on en conviendra, des services aussi importants méritaient bien, de la part de Balzac, quelque peu de reconnaissance.

Pour lui, dont la passion dominante était celle de l’ardente soif de posséder des pièces de cinq francs en grande quantité, calculant toujours d’avance quelle somme de jouissance elles pourraient lui produire dans sa vie de dissipation, pour lui, l’égoïste, la reconnaissance était un mot vide de sens.

L’argent ! c’était son dieu fétiche ; il l’adorait !

Jugez de l’étonnement et de l’indignation de M. Paul Lacroix, lorsqu’il lut dans le feuilleton du journal le Voleur du 5 mai 1830, l’article suivant, sur les Deux Fous, 2 vol. in-8° qu’il venait de publier chez E. Renduel, article injurieux pour sa personne et ses livres, dû à son intime ami, son très obligé de Balzac ! qui était devenu depuis peu l’un des associés-propriétaires de cette feuille, dont les fondateurs étaient Maurice Alhoy, Émile de Girardin et James Rousseau.

M. Charles Monselet, l’homme spirituel, l’élégant écrivain, qui certes n’est pas un Balzacophobe à tous crins, mais un Balzacophile, admirateur de l’illustre romancier disait un jour, dans le Figaro, « qu’il serait bien à désirer, qu’afin de compléter la Comédie humaine, on publiât les articles omis ou retranchés volontairement dans cet ouvrage ; » et M. Monselet citait même, si ma mémoire est fidèle, les titres de plusieurs de ces articles ;

Je lui signalerai les deux suivants qu’il a oubliés :

1°Portrait de P.L., Bibliophile Jacob ;

2°Introduction historique au Lys dans la vallée, que j’ai édité en 1836, en 2 vol. in-8°.

Dans cette très remarquable introduction (formant quatre feuilles in-8° en petit texte), rédigée, composée et publiée en trois jours, l’auteur disait ces paroles, après avoir fait l’éloge de son libraire-éditeur :

« Aujourd’hui, 2 juin 1836, j’ai fait choix pour mon seul libraire-éditeur, de M. Werdet, qui réunit toutes les conditions d’activité, d’intelligence, de probité que je désire chez un éditeur ; outre ces qualités, M. Werdet est plein de cœur et de délicatesse, comme tous les gens de lettres qui le connaissent peuvent l’attester. »

– J’entends, disait de Balzac, laisser cette introduction en tête de mon œuvre le Lys dans la vallée, tant qu’elle subsistera, à moins qu’un arrêt de ma propre volonté n’en décide autrement.

Pourquoi l’auteur a-t-il supprimé ces deux articles dans la Comédie humaine ?

Oui, je suis de l’avis de M. Monselet ; mais jamais ces deux articles volontairement retranchés de son vivant ne seront republiés par ses héritiers ; la mémoire de Balzac serait trop mise à NU ; il faut l’envelopper d’oripeaux, afin qu’elle paraisse plus radieuse.

Jugez, impartial lecteur ; cet article, n’est-ce pas une action blâmable :

IVPortrait de P.L. Jacob, bibliophile, éditeur des Deux Fous

« M. P.L. Jacob est un de ces vieillards à moitié bénédictins qui passent leur vie à s’instruire, et sont en état de faire quelque chose quand ils meurent. Il a pâli sur les parchemins, il est affamé de chroniques, palimpsestes, de papyrus, quipos, hiéroglyphes, médailles, chartes, cartulaires, etc. Il oublie son dîner en feuilletant un portefeuille, il s’endort sur des monceaux de livres. Si, par hasard, vous vous faites le cornac d’une famille anglaise et que vous la conduisiez à l’Arsenal, à Sainte-Geneviève ou à la bibliothèque du Roi, n’oubliez pas de lui montrer le vieux P.L. Jacob, comme une des curiosités parisiennes les plus remarquables. Dites à la jeune miss en mauvais anglais :

– Vous avez vu bien des livres dont quelques-uns se sont faits hommes presque ? Eh bien ! tenez, pretty miss Guifort, voilà un homme qui s’est fait livre.

Puis, indiquez-lui mon vieil ami P.L. Jacob, que vous trouverez toujours seul à la plus éloignée de toutes les tables. C’est un grand monsieur, pâle, sec, très ridé, moitié parchemin, moitié basane. Il a sur la tête un chapeau à larges bords, qui lui donne un air faux de W. Penn. Il est vêtu de noir, mais ses habillements n’ont pas de forme bien déterminée, car ils sont si capricieusement plissés, si usés, si retroussés, si chiffonnés, qu’ils ressemblent à ces papiers que tourmente longtemps un homme d’étude et de savoir. Seulement, ses culottes sont si vastes, que vous jugeriez voir d’anciennes brayes ; ses souliers sont éculés et si pointus, qu’on les prendrait pour une chaussure à la poulaine. Tout est négligé chez lui. Sa cravate est mal nouée, les oreilles de ses culottes ne s’accouplent pas toujours très fidèlement avec les boucles d’acier noirci qui ballottent et le piquent sans qu’il s’en aperçoive. Ses coudes, ses manches, ses parements, tout est empreint de la poussière des livres qu’il feuillette. Il a de l’encre aux doigts, et à la bouche une plume ébouriffée. Quoiqu’il ait la mine renfrognée d’un vieux juge fatigué d’une audience, il est doux, affable, un peu bavard, et simple comme La Fontaine ; si vous ne le questionnez pas et que vous passiez devant lui, il ne s’offensera pas de vos rires, et vous regardera en marmottant, ou murmurera en vous regardant, comme il écrit en feuilletant, et feuillette en courant. C’est toujours lui à qui le garçon de salle vient dire :

– Monsieur, il est deux heures, on va fermer.

Ce bonhomme rassemble alors ses papiers, garde la plume et s’en va par les rues, étonnant les flâneurs qui le prennent pour l’ombre d’un prix de Sorbonne. Il a l’air d’un vieux portrait sorti de son cadre et qui marche, ou plutôt il ressemble à une note, à un bourdon d’imprimerie, mis au milieu d’une page : il vit en marge du temps présent.

Eh bien ! cet homme-là est en quelque sorte la conscience de l’histoire, l’histoire même ou quelque chose de plus que l’histoire, un tiers de Dieu, car il voit le passé comme s’il était devant lui. À son aspect, tous les romanciers pâlissent, car il doit leur dire : « Monsieur, vous avez parlé d’une tuile octogone sous Louis XIV.À cette époque elles n’étaient que pentagones et se fabriquaient à la Ville-l’Évêque, où l’on avait transporté les tuileries. » « Il connaît tous les siècles, avec leurs meubles, leurs costumes, leurs mœurs, leurs langages, leurs gestes, leur architecture. Il vous dira, en voyant sur le boulevard des gaufres roulées, que sous Charles VI cette pâtisserie avait une forme bien plus déshonnête. Il sait quand un mot est né, pourquoi il est né, de quoi il est né et quand il est mort. Il ne connaît pas la rue aux Ours, mais bien une rue aux Ours où l’on vend des oies et qui mène de la rue Saint-Denis à la rue Saint-Martin. Souvent il demande des macreuses à sa ménagère et se plaint qu’on ne lui serve pas des foulques et des paons, et du beurre rôti, comme en savait faire Taillevent.

Il déplore l’abaissement des cuisiniers, en songeant que jadis ils étaient le nœud qui rassemblait tous les arts, et que composer un repas, c’était savoir inventer des drames, des représentations de tournois, et qu’aujourd’hui les entremets sont des plats sucrés, et que la Comédie-Française a remplacé le véritable entremets.

Il a en horreur les Bradel et autres bimbelotiers qui ont ôté aux reliures leur solidité, et il est pris d’un saint respect à la vue de ces livres à fermoirs, dont le carton est de bois, dont le maroquin est chagriné, dont les dessins arabesques ressemblent à la rose d’une cathédrale, et qui ont coûté trente angelots à la vente de M. le Vidame de Chartres.

Il ne s’est jamais permis d’écrire une seule ligne sur un siècle, sans que cette ligne ne sentît le style, la couleur, le parfum du jour, de la minute à laquelle cette ligne est censée vous reporter…. Aussi le spectacle le plus curieux de notre époque est celui de sa colère, quand on lui apprend que des marmots de dix-neuf ans, fessés de la veille et sortis le matin du collège d’Harcourt ou de Sainte-Barbe, ont la prétention d’inventer en quelques jours toute une époque. Il n’existe aujourd’hui qu’un seul homme qui, depuis la mort de dom Brial, soit un littérateur pour lui : c’est M. Duponchel, le bénédictin, le Vatel du costume.

C’est à P.L. Jacob, bibliophile, c’est à ce digne et excellent homme, c’est à cette espèce de mouleur en cire, qui passe sa vie à guetter une syllabe, un fait, qui prend les empreintes de toutes les faces héroïques des vieux siècles, c’est à ce modèle des antiquaires qui voudrait mettre sous verre toute une époque, comme on y met des capitales, se plaint de la petitesse des médailles, et souhaite vingt fois par jour un carporama de faits historiques ; c’est à ce consciencieux et modeste auteur, l’ami de tous ceux qui le connaissent ; c’est à ce Vaucanson littéraire que nous devons les Deux Fous… Que nous reste-t-il à dire après la peinture de l’homme ? Que les Deux Fous sont un drame, un portrait exact de la cour de François Ier ? Tarare ! À quoi cela servirait-il ? Comment rendre compte d’un livre où les personnages du temps parlent, marchent, agissent, soupent, se couchent, dorment, comme ils ont parlé, marché, agi, soupé, dormi, etc. Lire ce livre, c’est vivre dans le XVIe siècle, et nous le comparerions volontiers au cabinet de Curtius, dont, par un coup de baguette, les figures auraient reçu pour un jour la vie et le mouvement. En effet, cette composition tient de la peinture, de la sculpture, du drame et de la magie. C’est un Sièclorama. On regrette bien vivement que le temps prodigieux réclamé par ces sortes de compositions, les rende si rares ! Enfin, m’est advis que Sa Majesté Charles X devrait donner quelques fonds à notre ami P.L. Jacob, pour élever, fonder, administrer, diriger, entretenir une manufacture royale de mosaïque historico-littéraire. »

Cet injurieux pamphlet n’est pas désavoué dans la lettre suivante de Balzac, mais seulement il est pallié par ce Parthe : il « assure » que depuis trois ou quatre numéros, il ne coopère plus à la rédaction du feuilleton du Voleur, dont il s’est séparé, par suite de l’anarchie qui régnait entre les propriétaires, ayant pour cause des intérêts pécuniaires ;

Toujours et toujours de l’argent ! – « Qu’il n’a connu cet article que par le journal rempli de fautes. »

Voilà qui est trop fort, en vérité !

Quoi ! lui, de Balzac aurait permis qu’à son insu l’on publiât un de ses articles, sans qu’au préalable il ne l’eût lu, relu, corrigé, revu, badigeonné, souvent remanié et refait de fond en comble ! lui ! si jaloux de tout ce qui sortait de sa plume ! Publier cet article sans qu’il ait donné auparavant son bon à tirer !

Est-ce possible ?

Si cela fût arrivé, malheur au propriétaire du journal ! un bon procès en désaveu, avec des dommages-intérêts, en eût été la conséquence ! Mais il n’en fit rien ! Cet article est donc bien de lui.

Ce numéro du Voleur du 5 mai 1830 excita un tolle général d’une juste indignation ; des articles mordants, piquants furent sur-le-champ publiés dans tous les journaux politiques ou non, revues ou petits journaux littéraires : tous blâmaient de Balzac d’avoir ainsi outragé un écrivain tel que M. P. Lacroix.

Il y eut un tel scandale que Balzac, conseillé par quelques-uns de ses amis indignés contre lui, fut obligé d’écrire la lettre suivante à M. P. Lacroix :

Du 6 mai 1830.

« Mon cher Lacroix,

Il y a des gens qui, à propos de certain article du feuilleton, m’ont indignement traité dans quelques journaux.

À ces gens-là, l’on ne doit répondre que par le silence ou le mépris ; mais à ceux que j’estime, et vous êtes de ce nombre, je dois déclarer que depuis trois ou quatre numéros je ne coopère plus au feuilleton.

Ainsi, quoiqu’il y ait dans l’article des Deux Fous quelques idées que je pensais partagées, je vous préviens que je n’y suis pour rien.

Cette espèce d’avis n’est pas une apostasie.

Je ne conçois pas ce que je puis avoir fait. Ma séparation avec des gens que j’estime ne provient que d’une anarchie qui concerne des intérêts ? purement pécuniaires.

Je ne sais si l’article du Voleur aura eu votre agrément ; il était plein de fautes d’impression, je l’ai su par le journal.

Agréez mes compliments.

H. DE BALZAC. »

De Balzac, devenu peu après membre et président de la Société des gens de lettres, M. P. Lacroix dut se contenter de cette sorte de désaveu ; une réconciliation apparente dut s’ensuivre.

VLa Royauté littéraire enfin conquise

Afin d’arriver plus rapidement à cette fortune à laquelle il rêvait sans cesse, de Balzac devint imprimeur et éditeur.

Au bout de deux ans, il fut contraint d’abandonner ces professions.

Il s’en retira, il est vrai, mais avec des dettes énormes, et pas le sou pour les acquitter.

Son imagination féconde et créatrice était sa seule fortune future !

– Que me faut-il pour payer toutes mes dettes ? disait-il, une rame de papier, une bouteille d’encre, un paquet de plumes et un canif.

Avec ces instruments il y parvint enfin, à cette richesse si désirée et si laborieusement acquise !

Mais que de travaux opiniâtres, que de privations de tout genre, que d’obstacles à surmonter et à vaincre pour cet intrépide écrivain !

Son énergique caractère, sa vigueur et son inébranlable volonté, lui firent tout briser ! Il sortit enfin vainqueur de cette lutte acharnée.

Depuis la publication dans le Voleur de cet inqualifiable factum contre cet excellent M. Paul Lacroix (Bibliophile Jacob), près de sept années se sont écoulées.

De 1835 à 1838, l’astre radieux de Balzac resplendit et brille du plus vif éclat : sa gloire a atteint son zénith ; il a enfin conquis cette royauté promise à son père. Si, dans sa puérile vanité, il se nomme seulement maréchal littéraire, c’est que sans doute, par respect pour de certaines convenances, il n’ose avouer ses prétentions à la qualité de roi.

Il a déjà enrichi la littérature romantique d’une foule d’œuvres admirables, parmi lesquelles je ne citerai que les principales, telles que :

1829, la Physiologie du mariage, – Gloire et Malheur, – le Bal de Sceaux ;

1830, la Femme de trente ans, – le Père Gobseck, – la Grande Bretèche, – la Peau de chagrin ;

1831, Maître Cornelius, – les Proscrits, – le Médecin de campagne, – les Chouans ;

1832, la Femme abandonnée, – la Grenadière, – Louis Lambert, – le Curé de Tours ;

1833, Eugénie Grandet, – Ferragus, – le Père Goriot, – le tome Ier des Contes drolatiques ;

1834, Balthasar Claës, – Deuxième volume des Contes drolatiques ;

1835, Seraphita ;

1836, le Lys dans la vallée ;

1837, les Illusions perdues, – le Cabinet des antiques ; 1838, la Femme supérieure, – dernier ouvrage que j’ai publié de ce fécond écrivain. En tout soixante romans ou nouvelles, dont j’ai édité cinquante-cinq, soit en première édition, soit en réimpression.

Tous ces ouvrages sont très certainement les meilleurs ; plusieurs même sont de vrais chefs-d’œuvre.

À l’époque dont je vais parler maintenant, de Balzac nageait en pleine splendeur : il possédait un riche équipage, un coupé, conduit par un corpulent cocher, à la riche livrée couleur marron à boutons dorés, rehaussés des initiales H.B. surmontées de l’écu des d’Entragues ; – un groom qu’il avait fait venir exprès de Lilliput pour porter ses messages ; – il possédait sa loge aux Italiens et une autre au grand Opéra ; – il ne fréquentait plus que les salons de la plus haute aristocratie : celui de M. le baron James de Rothschild, pour la finance, celui de Mme la comtesse d’Appony pour les races antiques ; – il était l’idole des femmes de trente ans ou plus ; – le Bachelier un peu suranné de la fleur des pois de la brillante jeunesse parisienne ; en un mot, M. Honoré de Balzac était l’homme le plus à la mode ; c’était le héros du jour ; il faisait les délices des petits journaux, qui s’occupaient de lui, rapportaient ses excentricités, ses moindres bons mots, ses saillies spirituelles ; M. de Balzac était donc le véritable roi de la littérature de cette époque, par ses travaux, son faste, son opulence et les agréments de son physique séduisant.

Pour soutenir un tel luxe, il lui fallait de l’or et beaucoup d’or même ; je dus lui fermer ma caisse.

Dès lors aussi ma perte fut jurée par lui.

Un jour il m’annonça froidement que mon Waterloo était sonné.

En effet, ma barque commerciale fut brisée.

Ce prodigue me devait une somme énorme avancée sur des traités qu’il n’exécutait pas ; – il avait, ma foi ! bien autre chose à faire que de me donner de sa précieuse copie ! Je lui avais refusé de l’argent !

J’étais passé à l’état de ses bêtes les plus noires !

Ce fut alors que, machiavéliquement, en dépit de ses traités, il vendit à une puissante association de libraires et d’industriels tous ses droits d’auteur pour une somme considérable, au comptant.

Je fus pris pour dupe, – je fus ainsi sacrifié !

Cela devait être, – j’avais refusé de l’argent à celui qui le dissipait si follement !

Je fus donc brisé par de Balzac, dans le but de pouvoir payer ses dettes résultant toutes des dépenses insensées qu’il faisait pour soutenir son luxe princier.

Si maintenant l’on veut bien remonter des causes premières aux effets, n’ai-je pas le droit, non pas d’accuser de Balzac de ma ruine, mais de déplorer amèrement ma folle amitié, mon attachement sans bornes à la personne de ce necpluribus impar des écrivains selon moi, du créateur de tant de remarquables ouvrages ?

Avec l’intrépidité et le courage du désespoir dignes de meilleurs résultats, je luttai contre cette fortune ingrate. – Longue, épineuse, laborieuse fut ma liquidation ! Je restai enfin sur le carreau, sans aucune ressource pour vivre, ma pauvre femme et moi.

Un poète a dit (j’y fais une légère variante) :

« Crédit est une île escarpée et sans bords ;

L’on n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors. »

Je repris donc ma malle de voyageur pour la respectable administration de la Jurisprudence générale, des savants et érudits MM. Dalloz (Désiré et Armand).