Souvenirs militaires du temps de l'Empire par un officier supérieur du deuxième corps - A. d'Illens - E-Book

Souvenirs militaires du temps de l'Empire par un officier supérieur du deuxième corps E-Book

A. d'Illens

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Extrait : "Une lutte terrible a ensanglanté la Péninsule pendant sept ans. Cette guerre injuste a préparé les grands revers qui sont venus renverser le pouvoir colossal de Napoléon, et briser le sceptre de ce dominateur du monde : ces désastres de nos armes ont aussi révélé à notre belle patrie qu'il existait pour elle un nouveau genre de gloire, celui de la bonne foi dans l'exécution, des traités les plus onéreux, et de la grandeur dans l'infortune."

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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 375

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Avant-propos

Une lutte terrible a ensanglanté la Péninsule pendant sept ans. Cette guerre injuste a préparé les grands revers qui sont venus renverser le pouvoir colossal de Napoléon, et briser le sceptre de ce dominateur du monde : ces désastres de nos armes ont aussi révélé à notre belle patrie qu’il existait pour elle un nouveau genre de gloire, celui de la bonne foi dans l’exécution, des traités les plus onéreux, et de la grandeur dans l’infortune.

Longtemps vainqueurs de toutes les armées de l’Europe coalisée, les Français, lors de l’invasion en Espagne, ont eu à combattre corps à corps, une nation levée en masse, animée et soutenue par les trésors et les meilleurs bataillons de l’Angleterre. Pendant que nos Généraux épuisaient toutes les ressources que leur offrait le génie de l’art militaire, joint à la supériorité des connaissances de la stratégie et de la tactique ; pendant que la soif de renommée et le souvenir de vingt ans de triomphe faisaient enfanter à nos soldats des prodiges de valeur et de dévouement, ces braves guerriers voyaient rassemblés contre eux tous les moyens de destruction que peuvent inventer, chez un peuple ennemi, l’amour ardent de l’indépendance, l’exaltation politique, le fanatisme religieux et l’orgueil national blessé. Ce n’était point sur les champs de bataille qu’ils avaient le plus à souffrir et que les plus grands dangers existaient pour eux ; là, au moins, ils succombaient avec honneur ! Lorsque, la trêve des combats leur faisait espérer qu’ils pourraient goûter quelque repos ; lorsque par suite des hasards malheureux de la guerre, ils restaient désarmés et sans défense, ils avaient à craindre le poignard d’un assassin ou la trahison de quelque ennemi caché qui presque toujours les trouvait trop confiants. Constamment en proie à tous les besoins, harcelés, détruits en détail, ils ne pouvaient opposer que leur courage à tant d’efforts réunis.

La Péninsule est devenue un vaste tombeau, et pour ses défenseurs et pour nos armées. Le sol de cette terre de malheur a été abreuvé de sang français ; à chaque pas qu’on y faisait, il tombait une victime, mais aussi chaque instant du jour était témoin d’un acte du dévouement le plus sublime et d’une belle action militaire.

C’est surtout lors des deux dernières expéditions en Portugal, que la lutte a pris un caractère d’acharnement particulier. C’est alors que chez les peuples envahis, la guerre est devenue tout à fait nationale ; alors le léopard fuyait épouvanté, et cherchait à se défendre dans son dernier refuge sur le continent. L’aigle allait être plantée pour la seconde fois sur les tours de Lisbonne ! Ce n’était point par la seule force des armes que l’armée anglo-portugaise pouvait espérer d’échapper à une défaite probable ; pour repousser les vainqueurs d’Héliopolis, de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna, il fallait, en créant des embarras et des dangers toujours renaissants, leur opposer des obstacles au-dessus des forces humaines ; il fallait les entourer de misère et de privations, et tenter alors de faire périr en détail ceux qu’on n’osait attaquer en masse. Un système de ruine et de dévastation fut organisé en Portugal par ceux-là mêmes qui s’étaient chargés de sa défense. Un ordre du gouvernement et du général en chef anglais menaçait de la peine de mort tout Portugais qui, à l’approche des Français, ne quitterait point ses foyers. En fuyant, chaque habitant devait détruire tous les moyens de subsistance qu’il ne pouvait emporter. Hommes, vieillards, femmes, enfants, tous étaient armés contre nous. Malheur aux soldats que la faim forçait à sortir des rangs ! Malheur à tous ceux qu’une grave maladie ou des blessures empêchaient de suivre leurs régiments ! Ils étaient impitoyablement massacrés, et leur mort n’était le plus souvent qu’une horrible mutilation, qu’une longue et affreuse agonie.

On doit à nos ennemis la justice de dire que toutes les fois qu’ils l’ont pu, les Anglais, en Espagne et en Portugal, se sont fait un devoir d’arracher à la fureur d’un peuple exaspéré, tous les prisonniers français qui se mettaient sous leur protection. Pourquoi faut-il que l’affligeant souvenir du supplice des pontons et des baraques de Norman Cross vienne diminuer la reconnaissance de ceux qui ont reçu de pareils services ?.

Dans les circonstances critiques où elles se trouvaient, nos troupes ont été telles que l’Europe étonnée les a toujours vues, terribles au moment de l’action, calmes et résignées au milieu des privations les plus grandes. Sans solde, sans vivres, sans hôpitaux, sans secours aucuns, elles étaient forcées de pourvoir elles-mêmes à leurs plus pressants besoins. Le Chef suprême de l’État les laissait dans un abandon total. À peine si les bulletins faisaient mention de leurs plus héroïques efforts, et contenaient le récit abrégé des fréquents combats qu’elles livraient. Les plus faibles récompenses leur étaient refusées. Mais quoi qu’entièrement privés de ces faveurs que Napoléon répandait avec tant de profusion sur ceux qui combattaient sous ses yeux, les braves de l’armée de Portugal ne se sont jamais rebutés. Leur zèle et leur courage semblaient au contraire s’accroître avec les difficultés de l’entreprise et l’oubli dont ils étaient les victimes. L’espoir de porter un coup fatal à une puissance rivale, et de conquérir par là une paix avantageuse, doublait leurs forces ; ils regardaient la conquête du Portugal comme le terme de tous leurs travaux. Ceux d’entre eux qui succombaient sous le fer de l’ennemi ou sous la maligne influence d’un climat homicide, tournaient, en expirant, un dernier regard vers la patrie ; dans le délire de la gloire, ils faisaient avec plaisir le sacrifice de leur vie ; ils croyaient mourir pour le bonheur de la France !

Ah ! c’est en vain que l’on tenterait encore d’accuser de tels soldats d’avoir été guidés dans leur périlleuse carrière, par de méprisables calculs d’une ambition personnelle ; c’est en vain que l’on viendrait leur reprocher de n’avoir servi que les intérêts d’un seul homme ! À Jemmapes et à Hohenlinden, comme à Marengo et à Friedland ; dans les sables brûlants de l’Afrique, comme sous le ciel glacé de la Russie ; sur les bords du Tage comme sur les rives de la Seine, nos braves guerriers n’ont cessé de rêver le bonheur de la patrie. Leur vie militaire n’a été qu’un sacrifice continuel. Dans nos dissensions civiles, ce sont eux qui sont devenus les principales victimes des divers partis qui nous ont agités. En tout temps, ils ont su commander l’admiration des peuples mêmes qu’ils avaient vaincus. Lorsqu’un règne de terreur et de sang couvrait la France de deuil et de honte ; lorsque tout sentiment généreux devenait un motif de persécution et était souvent un arrêt de mort, nos armées offraient alors un asile assuré aux nombreux proscrits que menaçait encore la hache révolutionnaire ; et l’honneur français fuyant nos cités épouvantées, s’était réfugié sous leurs drapeaux. Elles ont caché sous leurs lauriers les crimes de notre révolution. Jamais elles n’ont cessé d’être des armées nationales ; jamais elles n’imposèrent par la force une forme de gouvernement à leurs concitoyens. Elles avaient conquis tout le continent de l’Europe, et l’Angleterre tremblait…

La fortune contraire est venue presque d’un seul coup ravir à nos armées le prix de cent victoires et de vingt-cinq ans de peines et de fatigues. Tant de souffrances et de sang répandu n’ont cependant pas été tout à fait perdus pour nous. Déjà dans les annales du monde entier, l’histoire a gravé de son burin immortel la série de nos triomphes. La patrie reconnaissante transmettra avec orgueil aux siècles les plus reculés la gloire de ses enfants. Sur leur terre d’exil, des princes malheureux aimaient à entendre le récit des belles actions de nos armées ; ils applaudissaient même à des exploits qui les tenaient éloignés du trône de leurs pères.

Heureusement échappés aux dangers de tant de combats, il nous a été donné, après avoir été témoins de nos revers, de jouir des bienfaits d’une miraculeuse restauration. Le retour de nos Rois légitimes a ramené parmi nous une sage liberté, et avec elle un accroissement continuel des prospérités publiques. Les vœux des anciens militaires, eux dont le cœur n’a cessé de battre pour leur pays, sont donc comblés ! La France est enfin heureuse et libre ! Bien qu’après tant de maux et de sacrifices, leur position, dans les circonstances actuelles, soit loin d’être avantageuse comparativement aux autres états ; bien qu’ils se voient presque sans avenir et qu’ils aient à craindre la misère sur leurs vieux jours, ils demeurent cependant satisfaits à l’aspect du bien-être général ; de bonne heure ils ont appris à tout sacrifier à l’intérêt public, et à souffrir sans se plaindre ! En attendant que pour le service du Roi, ils soient de nouveau appelés à verser la dernière goutte de leur sang, il leur reste dans les loisirs de la paix d’autres devoirs à remplir.

Quels qu’en soient les motifs, une guerre peut éclater un jour. Il n’est pas impossible alors que nos armées soient encore destinées à combattre sur ces mêmes lieux si souvent témoins de leurs prodiges et de leurs souffrances. Les leçons d’une expérience aussi chèrement achetée ne doivent pas être perdues. En les recueillant avec soin, nous léguerons à nos jaunes successeurs de nobles exemples à suivre ; c’est à nous maintenant à leur transmettre fidèlement l’héritage des vertus guerrières de nos vieux compagnons d’armes. La bravoure est innée chez le français, mais pour les évènements pénibles de la guerre, plusieurs sortes de courage sont nécessaires. La patience et la résignation au milieu des fatigues et des privations les plus grandes, sont les qualités essentielles d’un bon militaire ; elles contribuent le plus puissamment à créer cette force morale sans laquelle une armée ne saurait exister. Par le récit des hauts faits et de tous les travaux de nos troupes en Portugal, il faut que les jeunes soldats appelés à servir leur pays, sachent que, dans quelque position critique où ils puissent se trouver, leur dévouement à leur Roi et leurs sacrifices peur le bien de la France, ne doivent pas avoir de bornes, de même que leur valeur ne saurait trouver d’obstacles invincibles.

En nous décidant à publier les Souvenirs d’un militaire de l’armée française, dite de Portugal, de 1809 à 1813, nous sommes loin d’avoir eu la prétention d’écrire l’histoire complète des campagnes de cette armée. Moins, occupé à la suivre sur le champ de bataille, qu’à signaler les difficultés sans nombre qu’elle a eu à vaincre, avant et après le combat, notre intention n’a été de faire connaître des combinaisons stratégiques et des mouvements de la tactique, que ce qui était indispensable pour l’intelligence des opérations principales de cette guerre. Nous avons voulu offrir, pour ainsi dire, à nos lecteurs, le tableau de la vie intérieure des régiments, dans des circonstances tellement difficiles pour eux, qu’entourés de besoins de toutes espèces, ils ont eu à se créer des ressources de tous genres. Sous ce dernier rapport, les campagnes de l’armée de Portugal offrent un intérêt tout particulier et presque unique ; elles abondent en faits intéressants et en leçons utiles qui, comme nous l’espérons, pourront servir à guider un jour l’inexpérience de nos plus jeunes camarades.

Dans les armées françaises qui combattaient sur les divers autres points de l’Europe, la guerre se faisait par des masses, et le plus souvent une artillerie formidable décidait du sort d’une grande bataille. Les officiers subalternes confondus dans la foule, jouaient un rôle passif ; ils n’avaient qu’à payer de leur personne. Les vivres et les divers effets dûs étant presque régulièrement reçus, ces officiers n’avaient que très rarement à s’occuper eux-mêmes des besoins du soldat. Dans les armées d’Espagne et surtout de Portugal, presque toujours disséminées au milieu de corps nombreux de partisans, et livrées à leurs seuls moyens d’industrie, chaque officier, depuis le colonel jusqu’au plus jeune sous-lieutenant, était un général en chef ; suivant les circonstances, il en avait tous les devoirs à remplir. Commandant un détachement souvent composé de soldats de différentes armes, il avait à étudier le terrain qu’il allait parcourir ; il avait à dresser son plan de campagne et à prendre des informations exactes sur les mouvements d’un ennemi toujours prêt à profiter de ses plus légères fautes. Obligé de pourvoir seul à la subsistance de sa petite troupe, il avait à prévenir l’excès dans l’abondance et tout désordre dans les privations. Il demeurait chargé du transport de ses malades et de ses blessés. Il lui importait de savoir bien choisir ses guides et même ses espions ; il avait à éviter soigneusement les pièges que ne cessait de tendre à son inexpérience ou à sa trop grande confiance une population ennemie. À cet effet, il devait peser avec sagesse les différents rapports qui lui étaient faits, et les renseignements qui lui parvenaient. Livré à lui-même et soumis journellement à des évènements imprévus, ce chef de détachement avait à soutenir de petits combats qui exigeaient de lui ce sang-froid et cette présence d’esprit si précieuse et si nécessaire à la guerre. Il était presque toujours dans la nécessité d’ajouter ou de retrancher aux instructions qu’il avait reçues. Une telle école, que nous avons d’ailleurs payée assez cher, ne pouvait être que profitable ; aussi les armées d’Espagne et de Portugal ont-elles produit une foule d’officiers méritants et d’une expérience consommée.

Composées en grande partie de ces régiments qui venaient de vaincre sur les champs glorieux de l’Allemagne et de la Pologne, commandées par leurs mêmes généraux et guidées par les plus hardis et les plus habiles Lieutenants de Napoléon, les deux armées qui, en 1809 et en 1810, ont successivement envahi le Portugal, avaient traversé l’Espagne en courant ; elles avaient dissipé les bataillons ennemis comme un vent impétueux chasse devant lui le sable des déserts. La conquête du Portugal était assurée, si l’entier succès de l’entreprise eut pu dépendre du sort d’une ou de plusieurs batailles. Tandis que tout cédait à la force de nos armes, des auxiliaires terribles, la faim, le climat, la misère, les maladies qui en sont les compagnes, et le désespoir de toute une population soulevée, venaient à l’aide de nos adversaires ; ils nous préparaient des attaques qui devaient à la longue triompher de tous nos efforts et apprendre à nos vieilles bandes que l’impossible allait commencer d’exister pour elles.

Nous l’avons déjà dit : au milieu de tant d’obstacles et de dangers, nos troupes étaient sans solde, sans vivres, presque sans habillement, sans communication avec la France. L’Espagne, où elles auraient dû trouver des secours, était dans l’impossibilité de leur en fournir. Pendant que Napoléon entassait par centaines les millions dans les caves des Tuileries, et qu’en Espagne, Joseph, son frère, épuisait ses faibles trésors à habiller et à équiper des soldats qui, dès le lendemain, désertaient ses drapeaux par bataillons, et passaient avec armes et bagages à l’ennemi ; Pendant que chaque gouverneur français de province, affichait un luxe de souverain, et que les nombreux membres de l’administration et des services militaires, devenus presque inutiles, achevaient d’engloutir les ressources d’un pays livré à tous les genres de dévastation, les braves de nos armées périssaient de besoins et étaient en proie aux privations les plus cruelles. Et pourtant l’armée anglo-portugaise, qu’ils avaient à combattre, nageait dans l’abondance et offrait, par contraste, le modèle d’une administration toute prévoyante !

Après les désastres de la retraite sur la Corogne, l’armée de sir John-Moore alla se refaire de ses pertes à Lisbonne. Elle y reçut d’utiles renforts ; les trésors de l’Angleterre furent prodigués pour réparer au plus vite les maux d’une campagne d’autant plus malheureuse pour nos ennemis, qu’elle fut tout à fait inutile à la cause qu’ils prétendaient servir. Sir Arthur Wellesley (depuis lord duc de Wellington) prit le commandement en chef des troupes anglaises, et bientôt cette même armée reparut plus belle que jamais. Le gouvernement britannique mettait toute sa sollicitude à pourvoir, avec une sorte de profusion, à tous les besoins de ses soldats ; aussi sont-ils restés constamment à l’abri de ces cruelles privations qui, de tous côtés, venaient assaillir notre armée. Maîtres souverains de la mer, les Anglais, au moyen de leurs nombreux vaisseaux, avaient la facilité d’établir sur les points les plus importants de la côte, d’immenses magasins de subsistances. Rien ne pouvait retarder l’arrivée des secours qui leur venaient de Londres. Non seulement la solde de la troupe était au courant, mais encore toutes les réquisitions faites dans le pays, étaient payées comptant. Dans toutes ses marches, depuis 1809 jusqu’en 1814, l’armée anglo-portugaise s’est toujours fait suivre par de grands convois de provisions de toutes espèces. Plusieurs centaines de brigades de mulets, merveilleusement organisées, étaient affectées au service particulier de ses subsistances. Tandis que la moitié de ces précieux moyens de transport restait à l’armée pour les besoins journaliers, l’autre moitié était constamment sur la route de Lisbonne et d’Oporto, soit pour conduire des malades ou des blessés dans ces deux villes, soit pour en ramener des vivres. Le Général en chef réglait ordinairement la marche de son armée sur le plus ou moins de facilité qu’il y avait à faire arriver les subsistances. Dans quelque position qu’ils se soient trouvés, les soldats ont toujours reçu leurs rations au grand complet. En tout temps, ils ont été abondamment pourvus de tous les effets d’habillement et de linge et de chaussure. Lorsque nos troupes restaient exposées à toutes les intempéries des saisons, les Généraux anglais, presque toujours maîtres de leurs mouvements, faisaient camper les leurs sous de bonnes tentes. Durant tout le temps de la guerre de la Péninsule, les officiers de chaque bataillon, réunis en gamelle, ont toujours vécu dans la même abondance dont ils auraient joui dans leurs garnisons. Les malades et les blessés étaient l’objet des plus tendres soins ; et ceux d’entre nous qui ont visité les hôpitaux anglais, en Portugal et en Espagne, ont dû être frappés de la manière supérieure et recherchée dont on y était traité.

En se présentant sur les champs de bataille de la Péninsule, les troupes françaises trouvaient de puissants motifs d’ardeur et de zèle dans les souvenirs de leurs triomphes récents : l’armée anglaise, au contraire, en était, pour ainsi dire, à ses premiers coups d’essai. Nous avions pour nous une longue expérience de la guerre et les talents bien reconnus des généraux habitués à vaincre. Supérieurs en tout ce qui se rattache plus spécialement à l’art militaire, nous avons eu toujours un désavantage marqué sous les rapports de l’administration de nos armées. C’est à la mauvaise direction donnée à cette administration et aux nombreux et fréquents abus qu’on y a remarqué, qu’il convient d’attribuer en grande partie les échecs que nos armes, jusqu’alors victorieuses, ont parfois éprouvés.

Par les bienfaits d’une longue paix, notre jeune armée apparaît enfin déjà vieille de gloire et forte de son organisation monarchique et nationale. Depuis quelques années, elle a été l’objet d’utiles améliorations ; son instruction a fait des progrès immenses ; elle possède dans son sein tous les éléments de succès ; c’est avec orgueil qu’elle peut montrer ses richesses en dévouement, en talents et en vertus guerrières. À la voix de son Roi, elle est prête à joindre de nouveaux lauriers à ceux de Denain, de Fontenoy, de Zurich, de Marengo, et à ajouter d’autres pages glorieuses à notre histoire militaire déjà si fertile en prodiges. La patrie trouve en elle son espoir, et le trône son appui. Mais les succès, à la guerre, ne dépendent pas toujours de l’habileté des Généraux et du courage des soldats. Sans une administration intègre, prévoyante et éclairée, les fruits d’une grande victoire, dans des circonstances tant soit peu difficiles, sont souvent perdus, et l’armée la plus florissante court bientôt à sa ruine. L’expérience de nos dernières campagnes nous l’a trop souvent prouvé.

C’est donc le moment de demander si, mieux instruit par la triste expérience du passé, le gouvernement a cherché, depuis la paix, à introduire dans le système administratif de l’armée tous les perfectionnements qu’il réclamait, et surtout à donner à l’intendance militaire des fonctions qui fussent plus en harmonie avec l’objet de cette haute et salutaire institution ? Comme la réponse à cette question exige des développements qui nous éloigneraient trop de notre sujet principal, nous nous abstiendrons de les donner ici. Nous renvoyons nos lecteurs à la note b, et nous les prions de la lire avec quelqu’attention ; ils verront que le seul moyen de revêtir l’intendance militaire du caractère imposant de la magistrature, et de l’entourer de cette considération qu’elle ne devait jamais cesser de commander, c’est de lui faire perdre, par de nouvelles dispositions, l’initiative et la direction des opérations de détail, et de l’empêcher de se mettre au lieu et place des chefs de l’administration : c’est surtout de prescrire que ses membres soient tous recrutés parmi les militaires sortis des rangs de l’armée. Ils verront également que de nombreux et fréquents abus ont constamment régné dans l’administration des subsistances de nos armées ; que, dans les mesures à prendre pour l’organisation de nos hôpitaux en campagne, tout est presque encore à faire, afin de rendre ces asiles sacrés plus dignes de leur destination toute bienfaisante.

Ne trouvant sur sa route que des villes la plupart du temps désertes, l’armée de Portugal a rarement eu la possibilité d’établir des hôpitaux et d’organiser le service de santé. Les malades et les nombreux blessés de cette armée si digne d’un meilleur sort, étaient le plus souvent abandonnés sans défense aux attaques et aux insultes des partisans, ou à la rage cruelle des paysans armés. Les malheureux qui faisaient partie des évacuations sur les hôpitaux éloignés de quelque ville d’Espagne, lorsqu’ils n’étaient point enlevés et massacrés par les Guérillas, expiraient, pendant le trajet, de besoins et de souffrances. Un homme, parti pour l’hôpital, était un homme perdu pour l’armée, et souvent pour sa famille. Aussi presque tous les blessés préféraient-ils attendre, à leur régiment, leur guérison ou leur mort ! Là, par le zèle bienfaisant des chefs de corps et des officiers de santé, on formait des ambulances tout autant que les circonstances le permettaient ; là, du moins, les secours, proportionnés aux ressources du moment, étaient distribués de bon cœur, et les victimes d’une guerre acharnée pouvaient recevoir les soins et les consolations de l’amitié.

Nous nous sommes fait un devoir de consulter les divers ouvrages qui ont été écrits sur les campagnes de l’armée française dans la Péninsule. Trop faibles par nous-mêmes, nous avons eu besoin de modèles et de guides. Nous avons longtemps hésité avant de nous décider à essayer de retracer de nouveau les évènements d’une guerre déjà si bien traitée par une réunion d’hommes à talents, et par des officiers supérieurs distingués sous tant de rapports. En faveur de nos bonnes intentions, que l’on daigne pardonner à notre témérité nous réclamons l’indulgence de nos lecteurs. S’ils prennent la peine de parcourir nos souvenirs, ils verront que nous n’avons pas prétendu leur offrir l’histoire complète des campagnes de l’armée française, dite de Portugal, ni égaler le mérite reconnu des relations déjà écrites ; nous avons cherché principalement à leur communiquer les impressions que nous avons reçues en étant dans les rangs, et à donner par là, à cette guerre, la physionomie qui lui est particulière. En entrant plus avant dans les détails intérieurs des régiments, nous avons désiré surtout faire ressortir la part active que les chefs de corps, les officiers subalternes et les soldats n’ont cessé de prendre dans une lutte où ils ont été constamment dans l’arène et où ils ont eu à subir les épreuves les plus fortes. Aussi dans le cours de ces terribles débats, la guerre a-t-elle pris des deux côtés, un caractère d’acharnement et d’exaspération dont l’humanité a eu souvent à gémir et qui semblerait devoir appartenir à un siècle moins civilisé.

Nous aurons l’attention d’écarter de nos écrits, autant que cela dépendra de nous, ces scènes de carnage et de désolation, malheureusement trop fréquentes dans la lutte sanglante dont la Péninsule a été le témoin et la victime. Nous chercherons autant que possible à détourner les yeux de nos lecteurs de ces calamités et de ces cruelles représailles que, dans d’autres temps et au milieu de ses courses dévastatrices, le dernier duc de Bourgogne, Charles le téméraire, appelait ironiquement « les fruits de l’arbre de la guerre. »

Instruments passifs d’une injuste agression, nos troupes ont eu à braver pendant six ans la rage de deux peuples en armes. Aigries par les souffrances et exaspérées par tous les moyens de mort employés contre elles, si parfois, brisant les liens d’une bonne discipline, elles ont commis des actes de violence souvent commandés par les dangers de leur position, nous saurons jeter le manteau de l’amour national sur les excès auxquels, dans une guerre d’extermination, la misère, la faim et le besoin de leur propre conservation ont pu les porter. Les maux passagers qu’elles ont faits peser sur l’Espagne et principalement sur le Portugal n’ont été que l’effet du délire du moment et de la fureur du combat. Les exploits et les belles actions de nos guerriers appartiennent à tous les temps ; ils sont devenus le patrimoine de la France ; ils occuperont seuls la première place dans nos souvenirs. Semblable à l’astre brillant qui nous éclaire, notre gloire militaire, dans la Péninsule, ne présente que quelques taches imperceptibles à la première vue. Laissons aux étrangers ou à d’indignes compatriotes le plaisir de les y découvrir ! Quant à nous, longtemps témoins et admirateurs de tant de dévouement et d’héroïsme, nous éprouvons le besoin de rendre un juste hommage aux prodiges de tous genres que nos soldats n’ont cessé d’enfanter. Nous désirons transmettre à leurs jeunes successeurs une série de leçons profitables, et l’exemple puissant de toutes les qualités guerrières.

Sans nuire à l’éclat de notre propre gloire, nous chercherons à donner à nos ennemis la portion d’éloges qui leur revient. Nous ferons apprécier ce système de temporisation et de prudence constamment suivi, même aux dépens des intérêts des alliés, par le Général en chef de l’armée anglaise, qu’une heureuse fortune, au milieu d’évènements extraordinaires, est venu porter tout d’un coup au premier rang des Généraux les plus marquants de notre époque. Nous rendrons justice à la résistance énergique qu’on a su nous opposer.

Pendant la longue lutte de la Péninsule, la plupart des Généraux anglais ont montré des talents militaires incontestables ; leurs officiers et leurs soldats ont fait preuve d’une bravoure qui les ont classés désormais parmi les meilleures troupes de l’Europe.

Une fois sur le champ de bataille, la guerre entre l’armée anglaise et la nôtre s’est toujours faite avec une franchise et une loyauté dignes des temps de la chevalerie, et qui rappelle cet assaut de fierté nationale et de courtoisie qui eut lieu à Fontenoy entre les gardes anglaises et les gardes françaises. Après avoir soulevé contre nous toute la haine de deux peuples en proie au délire politique et au fanatisme religieux ; après avoir organisé toute espèce de moyens de destruction, les Anglais se sont montrés, comparativement aux Espagnols et aux Portugais, humains et généreux envers ceux que les chances contraires de la guerre faisaient tomber entre leurs mains. Tant que nos prisonniers restaient sous la protection de l’année anglaise, leur sort était supportable. Mais une fois qu’ils touchaient le sol fatal de la Grande-Bretagne, les traitements les plus cruels et des tourments inouïs attendaient nos malheureux compagnons d’armes. Dans son affreuse barbarie, le gouvernement anglais épuisait sur eux des supplices dignes de l’enfer.

Tous ceux qui ont observé avec attention les évènements de la guerre d’Espagne et de Portugal demeurent persuadés que les Espagnols, quels que soient les éloges exagérés que leur ont prodigués les admirateurs de leur longue défense, n’ont point déployé autant d’énergie et de patriotisme qu’ils auraient pu faire. Les Portugais, à la vérité, placés plus directement sous l’influence de l’Angleterre, ont certainement dans leurs sacrifices et par l’opiniâtreté de leur résistance, surpassé de beaucoup la nation espagnole qui, vers la fin de 1812, se trouvait entièrement soumise à la domination française. À cette époque, les troupes anglaises venaient d’être rejetées en Portugal ; tout annonçait alors que l’autorité chancelante de Joseph allait se raffermir, et que les esprits venant enfin à se calmer après une aussi longue agitation, les divers partis finiraient par s’entendre, et se seraient bientôt réunis.

Il est d’ailleurs bien positif que malgré les prétendues victoires de l’armée anglaise et tous les efforts de l’héroïque nation, ce n’est point sur le champ de bataille de la Péninsule que le sort de l’Espagne et même du Portugal a été décidé, mais bien à Moscou et sur les bords glacés de la Bérézina.

Introduction

Aperçu rapide des principaux évènements dont la Péninsule a été le théâtre, antérieurement au mois de février 1809, époque où la seconde invasion de Portugal a eu lieu.

À peine la paix de Tilsit venait d’être signée, que déjà Napoléon travaillait à accomplir, à l’égard de la Péninsule, les vastes projets qu’il avait conçus pour la formation du grand empire qu’il méditait, et dont la France, l’Italie et l’Allemagne n’étaient que les bases. Ses vues ambitieuses durent se porter d’abord sur le Portugal qui, par sa position, était bien plus exposé aux menées sourdes et à toutes les intrigues des agents britanniques.

En conséquence, dans le mois d’août 1807, il fit enjoindre impérativement au gouvernement de ce royaume, « qu’il eut à fermer rigoureusement tous ses ports à l’Angleterre ; qu’il fit arrêter et renvoyer du Portugal tous les sujets de la Grande-Bretagne, qu’il fit mettre sous le séquestre tous les biens des individus anglais. »

Afin de faire appuyer convenablement ces propositions, et pour assurer d’ailleurs l’exécution pleine et entière des clauses stipulées dans le traité du 29 septembre 1801 conclu à Madrid, entre la France et le Portugal, Napoléon prescrivit la réunion d’un corps d’armée composé des troupes tirées des côtes de la Bretagne, de celles du Poitou et de plusieurs dépôts de l’intérieur. Ce corps prit la dénomination de premier corps d’observation de la Gironde ; le commandement en fut confié au général Junot, aide-de-camp de l’Empereur et gouverneur de Paris.

Le prince régent du Portugal, décidé à se rendre aux désirs manifestés par M. de Talleyrand, ministre des relations extérieures, donna les ordres nécessaires ; mais ces ordres, exécutés avec négligence et lenteur, ne produisirent aucun résultat nuisible aux Anglais. Tout en donnant au gouvernement français l’assurance que ses intentions seraient remplies, le Prince régent, à l’instigation de l’Angleterre, fit aussi déclarer que, si des troupes étrangères se présentaient pour envahir son pays, il transporterait sa cour au Brésil, et se soustrairait par la fuite à toute domination injuste.

Cette menace fit peu d’impression sur l’esprit de Napoléon qui, intérieurement, était bien aise qu’on lui fournit un moyen d’arriver plus promptement au but qu’il se proposait de s’emparer du Portugal et par la suite de toute l’Espagne.

Depuis le dernier traité d’alliance du 18 août 1796, la France et l’Espagne vivaient en bonne harmonie. Le cabinet de Madrid, entièrement dans la dépendance de celui des Tuileries, mettait à la disposition de ce dernier toutes ses ressources, ses trésors et ses flottes. Tout récemment encore, l’Espagne venait de fournir à Napoléon environ seize mille hommes de ses meilleures troupes, sous le commandement du marquis de La Romana que nous verrons plus tard jouer un rôle important dans l’insurrection générale de la Péninsule. Ce corps d’armée espagnol traversa la France et fut envoyé dans la Poméranie suédoise.

À la vérité, lors de la guerre avec la Prusse, le Prince de la paix, premier ministre et favori de Charles IV, avait donné quelques inquiétudes sur les intentions de l’Espagne ; il avait éveillé par là l’attention de Napoléon qui, dès lors, avait pris la résolution de rattacher définitivement toute la Péninsule à son système politique.

Cependant le corps d’armée, sous les ordres du général Junot, rassemblé aux environs de Bayonne, venait de franchir la frontière et s’avançait en Espagne, lorsqu’arriva à Madrid, le traité conclu à Fontainebleau, le 27 octobre 1807, par E. Izquierdo, agent espagnol, bien plutôt chargé des intérêts particuliers du Prince de la paix, que de ceux du roi Charles IV son maître. Ce traité portait que vingt-huit mille Français, assistés d’un corps d’armée Espagnol, marcheraient sur-le-champ contre le Portugal pour s’en emparer. Par une des clauses de ce même traité, Napoléon donnait en toute propriété et souveraineté la province de l’Alem-Tejo et des Algarves, à don Manoël Godoï, prince de la paix ; la reine d’Etrurie devait recevoir en indemnité la belle province d’Entre-douro-è-Minho et la ville d’Oporto, sous le titre de royaume de Lusitanie septentrionale. Les autres provinces du Portugal ne reçurent point de destination et devaient, jusqu’à nouvel ordre, rester comme en dépôt entre les mains des Français. Tous ces arrangements, projetés et favorables à l’Espagne, furent pris aux dépens de la maison de Bragance qui, quelque temps après, fut déclarée avoir cessé de régner en Portugal.

Le gouvernement espagnol avait pris d’avance toutes les mesures nécessaires pour que les troupes françaises, qui allaient traverser une partie de son territoire, fussent reçues et traitées en amies, et pour qu’il fut amplement fourni à leurs besoins. Ces troupes étaient divisées en seize colonnes qui marchaient à un jour de distance l’une de l’autre. De tous côtés, une foule curieuse accourait pour contempler des soldats auxquels nos longs triomphes avaient acquis une grande renommée de gloire.

Les instructions adressées au général Junot, portaient qu’il devait d’abord occuper les mêmes positions qu’avait prises en 1801, l’armée du général Leclerc. Déjà, il faisait établir ses troupes à Valladolid, Toro, Zamora et Salamanque, lorsque se rendant dans cette dernière ville, il reçut de nouveaux ordres pour aller se réunir à Alcantara, au corps d’armée espagnol du général Caraffa, placé sous son commandement, et pour pénétrer au plus vite en Portugal. La dépêche annonçait que l’on trouverait à Alcantara des vivres et des munitions en abondance.

Ce nouveau mouvement d’invasion fut trop inopinément ordonné et trop rapidement exécuté pour que l’on pût assurer les moyens de subsistance de l’armée expéditionnaire. Aussi, dans la route de Salamanque, par San-Mugnos, Cintad-Rodrigo, Fuente-Ginaldo et Moraleja, nos troupes eurent-elles beaucoup à souffrir. La saison était rigoureuse, et une pluie continuelle avait rendu les chemins presque impraticables. Des marches forcées et faites de nuit, des privations inattendues dûrent nécessairement influer d’une manière funeste sur des soldats dont les deux tiers étaient de jeunes conscrits. L’attente où l’on était de trouver de grandes provisions et des secours de tous genres, à Alcantara, fut trompée ; à peine si l’on put parvenir à s’y procurer les moyens de faire confectionner des munitions de guerre.

Une campagne qui s’ouvrait sous des auspices aussi peu favorables n’était pas faite pour exciter un grand enthousiasme parmi les troupes. Ainsi, dès son principe, cette guerre d’invasion présenta des embarras et des difficultés qui semblaient prédire l’issue malheureuse des trois expéditions qui ont eu lieu successivement pour conquérir le Portugal ; et, si au sein de la paix et au milieu d’un peuple ami, l’armée française se trouvait déjà livrée à toutes sortes de besoins, quelles horribles privations ne devaient-on pas craindre et combien d’obstacles n’allait-on pas rencontrer, dès le moment où l’on aurait non seulement à combattre une armée nombreuse, mais encore à résister à toutes les attaques d’une population dont chaque individu était un ennemi acharné ?

Les ordres d’aller en avant étaient précis ; il fallait que par la rapidité de sa marche, l’armée envahissante prévint tout préparatif de résistance, et qu’elle cherchât à diminuer les fâcheux résultats de l’embarquement de la cour de Lisbonne pour le Brésil. L’avant-garde, à laquelle on avait attaché quelques bataillons espagnols, pénétra donc en Portugal le 19 novembre 1807, et se porta le lendemain sur Castel-Branco ; les autres divisions suivirent.

Tandis que l’armée française, sous les ordres du général Junot, commandant en chef l’expédition, marchait sur Lisbonne par la rive droite du Tage, et se trouvait être flanquée par le corps du général Caraffa, le général Solano avec huit bataillons devait suivre la rive gauche par l’Alem-Tejo, et venir occuper Sétubal ainsi que les batteries en face de Lisbonne. Le général espagnol Taranco, à la tête de dix-huit bataillons, prit la route d’Oporto, afin d’aller occuper la province d’Entre-douro-è-Minho destinée à indemniser la reine d’Etrurie.

En continuant sa marche de Castel-Branco à Abrantès, à travers des montagnes presque désertes et par des temps affreux, l’armée eut à endurer de nouvelles privations et de nouvelles souffrances. Retardées par le passage difficile du Zézère qui se jette dans le Tage à Punhète, et par le débordement de plusieurs petites rivières, les divisions ne purent suivre d’assez près l’avant-garde avec laquelle marchait le général en chef qui, le 29, alla coucher à Saccaven, à une bonne lieue de Lisbonne. Bien qu’il fut encore séparé de ses autres troupes, le général Junot, d’après les nouvelles qu’il venait de recevoir de la capitale, et par d’autres motifs puissants, résolut de presser son arrivée dans cette grande ville ; il y fit, en effet, son entrée le lendemain 30 novembre 1807, à huit heures du matin, à la tête seulement de quatre bataillons formés des compagnies d’élite, sans escortes de cavalerie, sans canons et presque sans cartouches. Les divers régiments n’arrivèrent que successivement et dans un état de délabrement et de misère. Le repos et les soins actifs du général en chef et de tous les chefs de corps réparèrent bientôt les maux que des fatigues extraordinaires et de grandes privations avaient causés. Les deux corps espagnols n’avaient presque pas souffert. Le général Solano avait opéré sans difficulté son mouvement sur Sétubal d’où il fut rappelé en Espagne, après avoir été relevé par la 3me division française.

Le corps espagnol du général Taranco avait fait paisiblement son entrée à Oporto.

Afin de se soustraire à la domination française, le Prince régent et tout ce qui tenait à la cour s’était embarqué à Lisbonne le 27 novembre, à bord des vaisseaux portugais, et avait mis à la voile le 28.

Le général en chef ne tarda pas à faire prendre possession des diverses provinces ; et ayant envoyé garnison à Elvas et à Almeida, il fit arborer le drapeau français, sur tous les forts et châteaux, à la place du drapeau portugais. Il travailla incontinent à donner une nouvelle impulsion à l’administration du royaume et à pourvoir aux besoins de tous les services.

Ainsi, vers le milieu de décembre, tout le Portugal fut entièrement occupé, et les dispositions du traité du Fontainebleau se trouvèrent par là exécutées. À la fin de ce même mois de décembre, le corps d’armée français prit la dénomination d’armée de Portugal.

Nous avons omis de dire que sous prétexte de mieux assurer l’exécution de ce traité du 27 octobre 1807, on avait arrêté, par un article resté secret, que quarante mille Français entreraient à l’instant en Espagne, afin de soutenir l’occupation du Portugal. Le général Dupont se présenta le premier avec vingt-trois mille hommes et se dirigea sur Valladolid. Le 30 janvier 1808, le maréchal Moncey franchit aussi la frontière avec vingt-quatre mille hommes. Au même moment le général Duhesme, ayant douze mille hommes sous ses ordres, pénétrait en Catalogne sous divers prétextes. Ce furent ces deux derniers corps d’armée qui reçurent la mission pénible de s’emparer par surprise des places fortes de la Navarre, de la Biscaye et de la Catalogne.

Alarmée de ces dispositions hostiles, la cour de Madrid fit des représentations et demanda des explications. Pour toute réponse, on ordonna au maréchal Bessières de passer la Bidassoa avec dix-neuf mille hommes, et le grand-duc de Berg fut envoyé pour prendre le commandement de ces quatre corps d’armée qui, au lieu de quarante mille, nombre stipulé, présentaient un total de soixante-dix-huit mille hommes, la plupart jeunes soldats. Ici on ne saurait trop blâmer la faute que fit Napoléon d’envoyer en Espagne autant de soldats de nouvelle levée. L’arrivée de telles troupes fut considérée par les Espagnols comme une insulte ; leur orgueil en fut blessé et leur audace s’en accrut. Ils furent dès lors plus fortement portés à se révolter contre un joug imposé par des Enfants.

Dans des circonstances aussi critiques et dans un moment où l’union devenait si nécessaire à la famille qui occupait le trône des Espagnes, des dissensions funestes éclatèrent dans son sein. Deux partis marqués divisaient alors la cour et la famille de Charles IV ; l’un était celui du Roi, entièrement gouverné par son favori don Manoël Godoï, premier ministre qui était devenu odieux au peuple, à un tel point, qu’il avait failli plusieurs fois en être massacré, et l’autre celui du prince des Asturies qui se laissait conduire par son précepteur Escoïquiz. Ces deux partis recherchaient avec empressement la protection de Napoléon, et en avaient un égal besoin. En même temps que don Manoël Godoï, prince de la paix, traitait avec le maître de l’Europe, et se réservait la souveraineté des Algarves, comme asile, Ferdinand, héritier présomptif, demandait de son côté, à l’insu de son père, une femme de la main de Napoléon, et réclamait son appui.

Les troupes françaises étaient déjà admises dans la Péninsule, lorsque le prince des Asturies, profitant d’une émeute qui eut pour prétexte un départ de la cour pour Séville, força son père à abdiquer et se mit à sa place. Il fit aussitôt des démarches pour chercher à se faire reconnaître de Napoléon, tandis que le Roi détrôné s’adressait également à lui pour obtenir vengeance contre la violence qui lui avait été faite. Les deux partis prirent donc ce monarque pour leur arbitre, et il ne fut pas difficile de les décider à venir plaider eux-mêmes leur cause à Bayonne. Le prince de la paix, détenu en prison, venait d’être conduit sous escorte dans cette ville ; Napoléon y était arrivé dans la nuit du 14 au 15 avril 1808 : saisissant alors l’occasion unique qui lui était offerte d’arracher l’Espagne à l’Angleterre, en la soumettant à sa domination, et poussé aussi par l’injuste désir d’expulser les Bourbons du continent, il exigea une abdication de la part de Charles IV, à laquelle Ferdinand fut obligé d’adhérer. Joseph Buonaparte, Roi des deux Siciles, fut proclamé Roi des Espagnes.

Placé dans une circonstance aussi difficile, le prince des Asturies refusa courageusement d’échanger ses droits au trône des Espagnes, contre le royaume d’Etrurie, et préféra venir captif en France : il fit constamment à ceux qui l’engageaient à accepter les offres de Napoléon, cette noble réponse : « Tout ou rien. »

Le départ, de Madrid, de ce Prince que le peuple regardait comme une victime intéressante, la protection accordée au vieux Roi, à la Reine et surtout au premier ministre Godoï, le bon accueil qui leur avait été fait, et l’occupation, par surprise, des places fortes, avaient déjà fortement exaspéré les esprits. À la nouvelle des évènements de Bayonne où la reine d’Etrurie avait été forcée de se rendre, et des abdications qui en furent le résultat, l’indignation devint générale. De toutes parts, s’élevèrent des reproches de manque de foi, d’embûches et de perfidies. On ne considéra plus alors le traité de Fontainebleau que comme une fourberie, et le voyage de Ferdinand que comme un piégé. Quelles que fussent les intentions de Napoléon, relativement au bien être futur de l’Espagne qu’il prétendait régénérer, et dont le système de gouvernement réclamait d’ailleurs d’urgentes améliorations, on ne vit dans l’affaire de Bayonne, au lieu d’un grand coup d’État, qu’un simple guet-apens. La loyauté française désapprouva ouvertement de tels moyens, et la fierté castillane en fut révoltée. L’exaltation fut portée à son comble ; les places publiques, les tribunaux, les églises et même les confessionnaux retentirent d’imprécations contre les Français. On n’entendit plus que des cris de vengeance et de mort ; le sang coula. À Madrid, les Espagnols voulurent renouveler les vêpres siciliennes ; le 2 mai, une révolte générale y éclata contre les Français qui, presque tous, furent surpris sans défense : cinq cents périrent, lorsqu’à peine cent cinquante Espagnols furent blessés ou tués. Le grand-duc de Berg, nommé gouverneur-général du royaume d’Espagne par Charles IV, avait à ses ordres vingt-cinq mille hommes aux portes de Madrid ; il pouvait faire beaucoup plus de mal ; dans sa force, il usa de quelque modération.

Ainsi, ce fut le 2 mai 1808 que succombèrent dans la Péninsule, les premières victimes de la conduite de Napoléon et de la fureur populaire. Si les soldats français, en la personne de leur chef, avaient eu les premiers torts politiques en devenant les instruments d’une injuste invasion, toujours est-il vrai que les Espagnols, en employant, pour défendre leur cause, l’assassinat et la révolte, se sont, pour ainsi dire, montrés les agresseurs dans une lutte qui a fait couler tant de larmes et de sang.

Bientôt l’insurrection devint générale, et tous les Espagnols coururent aux armes : dès lors, les troupes françaises trouvèrent un ennemi implacable dans chaque habitant. Dans les Asturies, dans la Galice, l’Andalousie et le royaume de Valence, il se forma des juntes pour créer et organiser des moyens de résistance. Ce fut celle de Séville qui s’érigea en junte suprême. À cette même époque, l’Angleterre vint accroître l’effervescence et offrit des secours en armes, en argent et en hommes.