Suisse - André Crettenand - E-Book

Suisse E-Book

André Crettenand

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Beschreibung

L’Helvétie est un mythe. La Suisse est une marque. Mais comment parvient-elle à rester si prospère tout en demeurant à l’écart de cette Union européenne qui l’entoure ? Des rives du lac Léman aux montagnes de Suisse centrale, ce livre nous guide dans ce dédale helvète où l’identité est partout érigée en vertu. Mais gare : ce bonheur d’être Suisse mérite aussi un exigeant diagnostic. Car plus rien n’est comme avant. La guerre en Ukraine bouscule la neutralité confédérée. L’impunité des banques a volé en éclats avec la disparition du secret bancaire. Les campagnes xénophobes de la droite dure suscitent des réactions bien plus vives que dans le passé. Les relents ombrageux de la réussite Suisse n’ont d’autre choix que de s’estomper. Ce petit livre n’est pas un guide. C’est un décodeur. Il trace le portrait de la Confédération comme le peintre Ferdinand Hodler brossait celui des Alpes, tout en dégradé de couleurs et en clairs-obscurs. Un grand récit suivi d’entretiens avec Thomas Maissen (historien) et Giuliano da Empoli (écrivain). 


À PROPOS DE L'AUTEUR


Ancien directeur de l’information de TV5 Monde, après une longue carrière à la Télévision Suisse, André Crettenand est chargé de l’actualité de la Genève internationale à la Radio-Télévision Suisse (RTS).

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Couverture

Page de titre

Carte

AVANT-PROPOSPourquoi la Suisse ?

Guillaume Tell hantait la première édition de ce livre. Le héros à l’arbalète disait beaucoup, me semblait-il, de la Suisse telle qu’elle veut apparaître : son souci jaloux de l’indépendance, sa volonté farouche de n’avoir rien à redevoir au monde, un orgueil certain. Le défi de la pomme se voulait un test de précision, un tir à l’arc audacieux certes, mais à distance raisonnable. Une épreuve, pas si risquée au fond. Il y avait là déjà une réserve, un avant-goût de l’âme ramassée.

Tout cela reste. Mais la guerre en Europe bouscule la Suisse comme le monde. Quand la Russie entreprend l’invasion de l’Ukraine, la Confédération vit quelques jours en suspens. Puis, elle adopte soudain toutes les sanctions que l’Union européenne décrète. Surprises, l’Amérique et l’Europe saluent le geste : la Suisse neutre a pris position. Elle qui avait réussi à échapper à l’embrasement de deux guerres mondiales, non sans ambiguïtés, ni compromissions, choisit cette fois clairement son camp. Rester à l’écart, ne pas se mêler des affaires des autres, mais panser leurs plaies, et vivre heureux, le programme qui nous convenait si bien ne sonne plus honorablement.

Plus possible de biaiser. Les conséquences sont immédiates. La Russie annonce que la Suisse rejoint ses ennemis, et elle lui dénie toute crédibilité à jouer les bons offices. La neutralité qui nous qualifie depuis des siècles, avec tout ce que cela suggère de raisonnable, de sentiments nobles, d’intentions délicates, de volonté de ne froisser personne, cette neutralité-là ne serait donc pas un concept absolu, fixé dans le granit, un impératif catégorique ? En fait, il ne l’a jamais été vraiment, mais nous n’osions pas nous l’avouer. Ce n’est pas en se tenant loin du monde que la Suisse est plus vertueuse que les autres. Le renversement surprend malgré tout. Inimaginable il y a peu encore, il révèle une évolution profonde de la société, un changement de génération. Ses voisins immédiats l’incitent à sortir de sa zone de confort, à prendre des risques. « L’Europe s’est mise à bouger beaucoup plus vite que nos glaciers », disait autrefois l’écrivain Nicolas Bouvier1.

Si nous nous étions abstenus, les Européens ne l’auraient pas compris, ils nous l’auraient fait payer. Le reproche d’égoïsme aurait immanquablement ressurgi, gâtant notre réputation, mettant à mal notre bonne foi. Le pays est lent, il s’est montré véloce. Les trois jours de réflexion que le gouvernement s’est accordés sont au fond peu de choses quand on considère le chemin parcouru. Mais ils ont paru terriblement longs. La guerre en Europe modifie la perception du temps.

À bien réfléchir, la neutralité n’est plus vraiment aujourd’hui un bouclier sécuritaire. Ce n’est plus une affaire de défense nationale comme on le concevait autrefois. Le mythe est né à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La neutralité nous aurait protégés de tout, et notamment de l’invasion hitlérienne. Elle est, en revanche, un élément essentiel, et sans doute constitutif, de notre identité. La conviction, largement partagée, que la neutralité est au cœur de notre ADN, imprimée donc dans notre âme, mais qu’elle n’interdit pas de penser le monde et d’y agir.

En construisant des milliers d’abris antiatomiques dans tout le pays, la Suisse a suscité l’ironie du monde entier. Depuis la guerre en Ukraine, nous procédons au recensement méthodique des abris, nous notons soigneusement l’adresse, nous chronométrons le temps qu’il faut pour nous y rendre. Lorsque nous possédons un abri privé en sous-sol, nous vérifions la porte blindée ; elle est lourde, souvent grinçante. Nous débarrassons l’abri des bouteilles et des pots de confiture, nous envisageons de démonter le « carnotzet ». Vous avez tous ri de nos obsessions, voilà que la réalité nous rattrape.

Retour en arrière. Nous sommes au début des années 2000. J’accomplis mon service militaire dans un bunker aménagé pour la communication en temps de guerre du Conseil fédéral. Il a été creusé à flanc de montagne, près d’un lac, dans le canton de Berne. Je ne peux préciser davantage, secret militaire oblige. Il est vrai que l’immense parking à l’entrée du bunker, en pleine campagne, a dû être repéré depuis longtemps. C’est là que le Conseil fédéral pouvait utiliser des studios de radio et de télévision pour communiquer avec le pays. Tout était prêt à fonctionner. À voir le président ukrainien Volodymyr Zelensky enregistrer des vidéos dans la rue grâce à un smartphone, on se dit qu’il n’est plus nécessaire de s’enterrer pour cela. À propos, dans nos scénarios stratégiques, l’ennemi était rouge, toujours, et déjà.

En revanche, la guerre n’a pas influé sur nos relations avec l’Union européenne. La Suisse rechigne toujours autant à rejoindre cette grande Europe. Elle veut bien se rapprocher de l’OTAN, miser sur l’organisation de défense pour assurer sa sécurité, mais l’adhésion à l’Union européenne lui fait toujours autant peur.

Pour capter l’âme d’un pays, vaut-il mieux être bon public ou lecteur sévère ? Je ne crois pas qu’on puisse attraper l’âme avec de mauvais sentiments. Cela ne sert à rien de la brusquer, on risque de la faire fuir dans les tréfonds obscurs. Il faut s’en faire l’interprète attentif et bienveillant. L’âme s’apprivoise. Même le diable a échoué, rapporte la légende, lorsqu’il a proposé son pacte aux gens de la vallée de la Reuss, sur la route du Saint-Gothard : la construction d’un pont indestructible sur la rivière, en échange d’une âme. De toute façon, il n’existe pas « d’exactitude de l’âme », dit l’écrivain autrichien Robert Musil, qui s’est installé à Genève, en 1939, et dont les cendres sont dispersées sur le mont Salève. Voilà qui nous sert opportunément d’excuse.

Chez Guillaume Tell, il y a de la bravoure, mais pas de panache. Le suspens de la flèche n’en est pas un. Le coup de la pomme ne nous fait pas frémir. Le héros est un fonctionnaire consciencieux, qui fait le job. Viser la pomme sur la tête de son fils est un travail comme un autre, il suffit d’être à l’heure, et précis. La précision chirurgicale est ennuyeuse. Je ne crois pas que nous soyons doués pour la poésie. « On ne parviendra pas au cœur de la névrose et de la psychose sans l’aide de la mythologie et de l’histoire de la civilisation », assure le psychiatre suisse Carl Gustav Jung. Nous nous choisissons donc des héros à notre mesure. Tell était malin, précis, froid. Ni Ulysse fuyant et retors, ni Achille ombrageux.

Les temps changent, nous envisageons sérieusement d’élire un nouveau héros. Roger Federer, le champion de tennis est la personnalité la plus admirée et la plus aimée du moment. Il prend sa retraite. Nous établissons la liste définitive de ses exploits. La sanctification exige cet inventaire. Il rejoint le Panthéon de nos dieux. Ferdinand Hodler peint Guillaume Tell bras droit levé disant stop, le corps lourd, l’assise solide, prêt à faire barrage. Federer, lui, monte au filet, smashe, prend des initiatives heureuses de légèreté. Il danse. Tell est le héros de la résistance, Federer, le héros de la conquête. La Suisse se voit comme ça désormais : tout en initiative, en coups slicés, fière qu’on la distingue et l’applaudisse, vive, moins soucieuse de discrétion. Elle brode un nouveau récit. J’en suis conscient. Je m’en amuse. Elle est entrée dans le vingt et unième siècle.

1 Du coin de l’œil, Nicolas Bouvier, Éd. Héros-limite.

L’invention d’une nation

J’ai découvert il y a peu que Frankenstein était né sur les rives paisibles du lac Léman, en 1816. Mary Shelley séjourne à Genève avec Percy Shelley, le poète, son amant et bientôt mari. Ils y retrouvent le célèbre Lord Byron. Un jour de pluie, désœuvrés, ils se lancent un défi : écrire la meilleure, c’est-à-dire la plus terrifiante, histoire de fantôme. Tout le monde s’y met. Seule Mary ira au bout de l’exercice. Ce sera Frankenstein, formidable roman qui va frapper les imaginations pour des siècles et donner naissance à l’un des rares mythes de l’ère moderne. Marie Shelley avait imaginé le pire et l’avenir devait lui donner raison. Cette inspiration maléfique dans le décor le plus enchanteur qui soit intrigue. Il y a un mystère Frankenstein au bord du Léman. Mary était une âme torturée sans doute. L’ennui a fait le reste. Et le hasard hygrométrique aussi. L’exploration de cette naissance monstrueuse reste à faire. Elle révélerait sans doute les ressorts les plus cachés de l’âme humaine et serait d’un grand secours pour percer à jour ce coin de pays. Mais on ne le fait pas. Le paradoxe est d’autant plus étrange que dans un autre roman, Le dernier homme, Mary Shelley fait fuir ses héros en Suisse, seul endroit au monde qui échappe à une épidémie mondiale dévastatrice. Le mystère reste donc entier et l’on en est réduit aux hypothèses. Trop de beauté engendrerait-elle le mal ? Le paradis prédisposerait-il aux vocations de diables ?

La Suisse est ce pays paisible et d’exil toujours possible, d’abri à l’infortune, et pourtant tourmenté, inquiet. Courageux mais égoïste par excès de prudence, capable du meilleur comme du pire, d’exploits comme de vilenies. Les Suisses n’ont pas été entraînés dans les malheurs du monde. Et en même temps, ils se sont inventé de grandes peurs contemporaines : une attaque atomique soudaine, l’invasion annoncée de l’Est, la guerre chimique. Non que ces dangers n’eussent existé, mais les Suisses s’y sont préparés méticuleusement. On apprécie d’autant mieux le calme quand on échappe à la catastrophe. Les Anciens définissaient ainsi l’épicurisme : jouir du bonheur d’être en sécurité sur la rive quand la tempête se déchaîne au large. La Suisse est donc d’abord ce lieu de sérénité. Elle a inspiré plus de poèmes que de tragédies. Sur les rives du Léman sont venus s’installer le compositeur Paderewski à Morges, l’écrivain Vladimir Nabokov à Montreux. Stravinsky y a composé Le Sacre du printemps. Charlie Chaplin s’est installé à Vevey. « Au bord du Léman, Stendhal, Michelet, Ruskin et Tolstoï sentirent plus douce qu’ailleurs l’approche du Bonheur, de la Poésie et de la Beauté… »1. Et à d’autres époques, ce furent les Huguenots chassés de France, Germaine de Staël fuyant Napoléon, Lénine préparant son retour en Russie2. Plus récemment le chanteur David Bowie.

Graves, froids et sereins

Entre Lausanne et Montreux, le train court à fleur d’eau. Un jour de soleil, vous êtes éblouis par l’éclat du lac et vous plissez les yeux ; un jour de brume, vous les écarquillez. Mais toujours, le plus beau panorama du monde. Ce lac est donc la première image qui s’impose et ce n’est pas un hasard. Elle dit la douceur de vivre et répond à ce que l’on attend de la Suisse : la sérénité absolue.

De quoi fasciner les romantiques. Victor Hugo parcourt la Suisse en 1839. Il rédigera un compte rendu exhaustif de ses pérégrinations helvétiques qui l’emmènent de Bâle à Vevey. Il parsème son texte de dessins, de croquis. Il note, il commente. C’est d’abord le Rhin majestueux qui l’inspire, puis les Alpes, enfin le lac. « Le lac jasait à mes pieds. Il y avait une paix immense dans cette immense nature. C’était grand et c’était doux. Un quart d’heure après, la barque avait disparu, la fièvre du lac s’était calmée, la ville s’était endormie. J’étais seul, mais je sentais vivre et rêver toute la création autour de moi »3. Hugo ne se contente pas d’une description un peu attendue d’une Suisse déjà à la mode. Il voit au-delà, il extrapole. Il croit pouvoir dessiner une géographie politique. Un tel paysage a dû façonner l’âme de ses habitants : « Depuis 600 ans, au centre de l’Europe, au milieu d’une nature sévère, sous l’œil d’une providence bienveillante, ces grands montagnards, dignes fils des grandes montagnes, graves, froids, et sereins comme elles, soumis à la nécessité, jaloux de leur indépendance, en présence des monarchies absolues, des aristocraties oisives et des démocraties envieuses, vivent de la forte vie populaire, pratiquant à la fois le premier des droits, la liberté, et le premier des devoirs, le travail »4