Sur les chemins de Hattisheim - Clément Schneider - E-Book

Sur les chemins de Hattisheim E-Book

Clément Schneider

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Beschreibung

« Charles Trenet chantait : “Mes jeunes années courent dans la montagne…”. Les miennes se déroulent au cœur de la plaine d’Alsace, entre les méandres de l’Ehn et de l’Ill, baignant dans une lumière douce et un optimisme naïf. Nous vivions une époque charnière où le poids d’un passé tragique, encore palpable, mais déjà en retrait, s’effaçait lentement pour laisser place à une insouciance vibrante, empreinte d’espoir et de découvertes. "Les chemins de Hattisheim" nous transportent dans cet univers fascinant des années 60, un monde en ébullition, marqué par un souffle de renouveau et une soif d’avenir. »

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Après une jeunesse enrichissante dans les plaines d’Alsace, Clément Schneider a choisi l’écriture pour transmettre le fruit de son expérience de vie. À travers cet ouvrage, empreint d’espoir et d’enthousiasme, il offre un véritable héritage à la jeune génération, un témoignage vibrant d’inspiration et de transmission.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Clément Schneider

Sur les chemins de Hattisheim

© Lys Bleu Éditions – Clément Schneider

ISBN : 979-10-422-5599-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Hattisheim a existé. Des gens y ont vécu. Ils y ont habité, travaillé, rêvé, mangé, dormi… Certains y sont nés, s’y sont mariés, s’y sont aimés, y sont tombés malades, l’ont quittée pour partir à la guerre ou tenter leur avenir et leur chance ailleurs. Certains sont revenus, d’autres non. Elle a résonné de fêtes, de messes, de chants, de salutations, de querelles et de disputes, de réconciliations… Des amitiés, des inimitiés, des haines, des camaraderies, des jalousies, des bonheurs, petits et grands et autant de malheurs très certainement s’y sont noués. Certains sont venus d’ailleurs et y sont restés. Certains y furent heureux, d’autres y vécurent de grandes misères, des famines, des fléaux et des coups du sort, subirent des famines et des incendies. Beaucoup y sont morts.

Jusqu’au début du 15e siècle, une communauté villageoise comme beaucoup d’autres dans cette région qu’on appelait alors la Basse-Alsace s’y épanouissait dans un Pays qui était encore le Saint Empire Romain-Germanique. Il y avait très certainement des paysans, un boulanger, un forgeron, peut-être une taverne, un boucher, un menuisier, un charpentier. Cela personne ne le saura jamais plus. Hattisheim n’a pas laissé d’archives, pas de survivants, pas d’histoire, pas de mémoire. Elle a été ravagée, saccagée, détruite, rayée de la communauté des vivants par les Armagnacs. Après leur passage ne restèrent plus que des ruines fumantes et des cadavres. Certains villageois ont-ils pu s’enfuir et survivre ? Pour échapper à la mort et se réfugier, se sont-ils dirigés vers Blaesheim ? C’est peu probable. Vers Chevreville la fortifiée, qui avait son Seigneur et dépendait de l’Évêque de Strasbourg ? Plus probablement. Leur unique chance de trouver protection passait par cette voie.

Les Armagnacs chassés de Lorraine avaient franchi les Vosges au col des Pandours qui relie Wangenbourg à Oberhaslach puis ils se répandus dans la plaine d’Alsace. Ils étaient des milliers à semer la terreur. On les nommait les « écorcheurs ». Ils brûlaient en effet les pieds des malheureux avec des tisons ou des fers chauffés au rouge pour leur faire dire où ils cachaient leurs maigres économies. Ils repartaient après avoir pillé, torturé, violé et brûlé. C’est ce qu’il advint à Hattisheim.

Hattisheim était séparée de Chevreville par une forêt de feuillus. Pour qui connaissait les chemins et les sentiers, il est possible qu’il y eût une infime chance de salut. Alors je me plais quelquefois à croire lorsque je reviens sur les lieux du village disparu, que peut-être, un peu du sang de Hattisheim circule encore dans les veines des habitants de cette terre.

Chevreville également fut assiégée par les Armagnacs. Pour éviter de se trouver affamés derrière leurs murs, les villageois tentèrent une sortie nocturne. Ils s’approchèrent silencieusement du campement des Armagnacs. Avec des arcs ils déversèrent sur leurs tentes et leurs abris une nuée de flèches embouchées d’une étoupe enflammée à leur pointe. Le campement des Armagnac brûla, leurs chevaux effrayés par les flammes se sauvèrent, laissant les brigands en fâcheuse posture. Dès le lendemain les Armagnacs s’enfuirent exercer leurs exactions ailleurs.

Je devais avoir aux alentours de treize ou quatorze ans. En cette journée du mois d’août. L’air était lourd et étouffant. Je me mis en route vers Hattisheim en me disant que les frondaisons m’apporteraient de l’ombre et un peu de fraîcheur. Au débouché de la forêt, l’azur s’était soudainement chargé de nuages noirs et menaçants. Un vent mauvais commençait à tourbillonner. Les premiers éclairs zébraient le ciel. L’orage grondait. Plutôt que de rebrousser chemin au plus vite, je décidais de hâter le pas pour me réfugier dans la chapelle de Hattisheim.

L’été avait desséché les plantes et craquelé la terre. Les paysans attendaient cette pluie salvatrice avec impatience. Tant pis pour ceux qui avaient fauché le regain et ne l’avaient pas encore rentré. La seule bâtisse à tenir compagnie à la chapelle en ces lieux était le relais de chasse, qui, occasionnellement, assurait un service de buvette pour les paysans possédant des prés ou des champs dans le secteur, ainsi qu’aux promeneurs de passage. Le garde-chasse (le Bruecher), propriétaire des lieux, était un petit homme affable, aux cheveux gris et courts, au visage buriné. Il élevait des faisans derrière d’immenses cages grillagées et quelques sangliers dans des enclos. Sa femme, cheveux noirs, dynamique, serviable, vêtue d’un éternel tablier de travail était constamment affairée à faire vivre cette grande maison dépourvue d’électricité, hors celle produite par un générateur au fuel. Le relais de chasse venait seulement d’être raccordé au réseau téléphonique il y a peu. Il y avait aussi leur fils, qui travaillait à la SACM avec mon oncle Xavier. Il était une copie conforme de son père en plus grand, mais avec les cheveux noirs de sa mère.

Je connaissais bien la chapelle. Avec mon copain Maurice, nous nous amusions à nous hisser et à nous balancer à la corde reliant la cloche jusqu’à la faire carillonner. Bon prince, le garde-chasse qui nous avait à la bonne nous gratifiait d’une tolérance qui contrevenait aux consignes mentionnées par un écriteau faisant interdiction d’actionner la cloche. Mansuétude que n’avaient pas les « grenouilles de bénitier » qui venaient fleurir l’autel et faire le ménage. Il se trouvait que mon cousin Gaston était copain avec Germain, un orphelin placé auprès de la famille du garde-chasse. Germain était un petit rouquin vif et turbulent. Il avait réussi à dénicher la clé qui donnait accès au clocher de la chapelle où était logée la cloche. C’est ainsi que j’eus le privilège rare de visiter par son intérieur le clocher de la chapelle de Hattisheim. Au vu de l’exiguïté du clocheton, il est peu probable que je me retrouve un jour à revivre pareille expérience.

De lourdes gouttes commençaient maintenant à tomber en soulevant de la poussière à leurs points d’impact. L’air embaumait fort de cette odeur de terre suave et musquée caractéristique des pluies qui la réveillent au terme d’une longue période de sécheresse. Je me dépêchais de me mettre à l’abri. Il ne fallait guère plus de deux ou de trois minutes pour que je me retrouve trempé. La cadence des gouttes allait en s’accélérant.

En refermant la lourde porte derrière moi, quelques gouttes déjà dégoulinaient dans ma nuque. Les murs épais de la chapelle permettaient de conserver une bienfaisante fraîcheur. Il y a encore une heure, j’aurais volontiers apprécié ce havre, cette oasis au milieu de la canicule, mais maintenant, c’est tout juste si je ne grelottais pas. Bien content d’avoir eu le temps de m’abriter, je me retrouvais en face du parchemin encadré, accroché au mur qui exposait l’histoire insolite de la chapelle. Un voyageur embarqué dans une traversée de l’océan atlantique se trouva pris dans les affres et les tourments d’une tempête tellement violente qu’il craignit pour sa vie. Il fit alors le vœu, dans le cas où la providence lui permettrait de survivre aux éléments déchaînés de faire reconstruire une chapelle à l’emplacement initial de celle du village disparu de Hattisheim. Les forces divines entendirent sa profession de foi et le téméraire voyageur survécu. En conscience, il s’acquitta de sa promesse… ce qui me permit fort opportunément, en cette circonstance, de me retrouver moi aussi à l’abri. Cet orage fut si violent qu’il me semblait, le contexte et l’imagination aidant, entendre la cavalcade effrénée des sabots armagnacs martelant le sol, les ordres gutturaux donnés dans une langue d’oc sauvage, les cris d’effroi d’une population paniquée et en désarroi, les beuglements du bétail que les brigands sans pitié étaient venus piller. Cet endroit dégageait une puissance tellurique surnaturelle. Elle faisait resurgir les morts de terre. On pouvait, en laissant aller son inconscient, mélanger sans peine le présent avec le passé.

Durant la belle saison, l’endroit est devenu un charmant lieu de promenade champêtre pour les habitants de Chevreville et bien au-delà. Le relais de chasse s’est transformé en auberge, qui, malgré l’environnement bucolique, peine à trouver un propriétaire pérenne. Sans voisins, enfoncés dans la solitude de nuits trop longues, à l’écart de la vie des hommes, proches d’une faune enhardie par cette nature nue et immobile, et, qui sait, peut-être du fait de la persistance diffuse et lointaine de quelques âmes errantes cherchant leur chemin dans les brouillards de l’automne et les frimas de l’hiver ; l’isolement des lieux tend à pousser les locataires de l’auberge à tenter leur chance ailleurs au terme de deux ans de présence en moyenne. Hattisheim ne se donne que difficilement. L’ancienne porte du RIED ne s’offre qu’à celles et à ceux qui savent voir et contempler au-delà de la réalité des choses visibles. Le « Bruecher » était de ceux-là.

J’ai souvent remarqué que les enfants débordaient d’énergie en découvrant ces lieux. Comme si l’endroit appelait ces enthousiasmes juvéniles à venir y puiser et à y concentrer l’élan de leurs vies à construire. Enfants, combien de fois avons-nous été, nous aussi, poussés vers ces lieux désolés qui nous semblaient si étrangement familiers et bienveillants ? Hattisheim a sombré dans l’oubli de l’Histoire. Elle a manqué ses rendez-vous avec l’égrènement des siècles, mais elle a survécu dans le subconscient de générations de filles et de garçons de Chevreville aimantées vers son indéfinissable, exigeant et irrépressible appel à vivre. Hattisheim, à l’évidence, accueille plus volontiers les âmes que les corps.

Les générations de nos aînés, celles qui eurent à traverser deux conflits mondiaux n’eurent guère le loisir de se confondre en méditations métaphysiques. Entre 1870 et 1944, certains changèrent cinq fois de nationalité. On les considéra aussi bien comme de mauvais Allemands que comme des Français suspects. Dreyfus n’était-il pas Alsacien ? Ballottées entre la France et l’Allemagne, ces générations eurent fort légitimement la tentation de l’autonomie. Perdues dans les vicissitudes de l’Histoire, elles virent ensuite émerger avec de grands espoirs la construction européenne. Leur enthousiasme s’effilocha au gré des frilosités et du manque de détermination affiché par les Nations. Leur déception, une nouvelle fois, fut à la hauteur des espérances immenses qu’elles avaient gagées dans cette utopie.

Elles furent sommées de changer de langue à de multiples reprises, de varier leurs coutumes en résonance avec celles des « pouvoirs occupants », de faire allégeance aux principes souverains aussi bien du coq gaulois dressé sur ses ergots qu’à l’aigle impérial étendant l’ombre de sa vaste envergure sur leurs monts et sur leurs plaines. Ces générations se trouvaient en permanence orphelines d’une langue ou d’une écriture et n’eurent que trop peu l’opportunité de graver la complexité de leur Histoire, de leurs joies et de leurs souffrances, les témoignages de leurs vies difficiles et déchirées sur le papier de la mémoire.

La transmission des Histoires familiales se faisait donc pour l’essentiel oralement. Je connais des personnages qui n’auraient rien eu à envier aux griots africains, tant l’exactitude de leurs exposés et leurs évocations concernant le fil des lignages, des alliances, des dates et des événements fut précise. Les derniers d’entre eux disparaissent cependant peu à peu… et avec eux la mémoire de temps révolus, mais loin d’être « passés ».

Leur mémoire, archaïque, ne valait certes pas celle de nos ordinateurs surpuissants ! Mais que vaut l’émotion d’un disque dur face à la nuance, face à la sensibilité, à la connaissance des contextes d’un être humain habité par le « Geist », « l’esprit » des gens, des paysages et des événements ? Ce « Geist » qui ajoute les circonstances et les contextes à la raideur des seuls faits bruts.

Voilà arrivé le moment de changer de paradigme comme on dit très pompeusement à notre époque. Le moment de restituer par le menu ce que je sais, ce que j’ai appris, ce que j’ai accumulé comme anecdotes, drôles ou tragiques, émouvantes ou banales peut-être sur mes ascendants.

Oh, ils n’avaient pas la truculence et la faconde des Provençaux, la distinction des Parisiens, l’âpre rudesse des Bretons, le sens de la nuance des Normands, l’insouciance ensoleillée et la « grinta » du grand sud-ouest, les traditions de lutte et d’entraide du Nord ou de la Lorraine, la débrouillardise des Francs-comtois et des Jurassiens, le talent industriel des Lyonnais, la fierté sourcilleuse des Corses, le sens du commerce des Auvergnats, non ils avaient juste la volonté de bien faire. Une volonté franche et honnête, paysanne et industrieuse d’œuvrer obstinément pour que leurs enfants accèdent à un avenir meilleur. Ils espérèrent ardemment la paix. Ils subirent en retour plus douloureusement que n’importe quel peuple français, je dis bien, et j’insiste, français, les affres et les ravages de guerres dont ils étaient à chaque fois les otages impuissants.

Leurs héros s’appelaient Joseph Rosse, Jean Keppi, Oscar Heisserer, Ernest Romens, Albert Schweitzer entre les deux guerres, puis Ignace Heinrich, Germain Muller, Roger Hassenforder, Tomi Ungerer, Gilbert Gress ou Roger Siffert après la Libération. Complètement dilué dans la globalisation mondiale, le peuple alsacien compte de nos jours parmi ses représentants les plus illustres… M’Pokora ou Thomas Voeckler… c’est dire ! (sans leur faire offense) aucun ministre, aucun Secrétaire d’État au Gouvernement. Notre droit local part en friche, notre identité qui, à son apogée, avait produit le plus haut monument au monde, une cathédrale qui frappa tant les esprits qu’on la nomma « le doigt de Dieu », notre capitale, Strasbourg qui fut une République libre bien avant la République française, notre dialecte si riche en nuances linguistiques subtiles, l’héritage de nos écrivains humanistes, Sébastien Brand, Bearus Rhenanus, Nathan Katz et tant d’autres, nos chants, nos costumes sont tombés aux oubliettes ou au mieux ne font plus figure que de reliques poussiéreuses.

Il ne faudrait cependant pas se méprendre. Je n’oppose pas les particularités alsaciennes au centralisme unificateur, niveleur et égalitaire d’un État français jacobin qui a certainement ses vertus. Je reproche à cet État centralisateur pourtant « républicain » de ne pas avoir eu le courage de prendre le pari de la préservation du bénéfice d’âpres luttes de tout un peuple qui avaient abouti à la constitution d’un Parlement autonome le 26 avril 1911. Un résultat que, hors peut-être le Parlement de Bretagne en des temps très reculés, aucune province n’avait jamais su obtenir. L’héritage et la revanche en quelque sorte de nos paysans de 1525, qui, les premiers en Europe, s’unifièrent et se levèrent contre les Seigneurs et les Nobles pour prendre les armes et faire tomber les chaînes infâmes du servage. Traîtreusement massacrés par milliers par le Duc de Lorraine à Saverne, à Scherwiller puis à Lupsheim avec la bénédiction du roi de France afin de ne pas concrétiser quelque précédent inédit et émancipateur ; ce peuple vaillant et fier paya son audace un siècle plus tard. Les puissants du monde n’avaient rien oublié. Ils s’entendirent durant les trente ans d’une guerre qui allait dévaster une grande partie de l’Europe pour exterminer plus de quatre-vingt-dix pour cent de cette population alsacienne irréductiblement rebelle. Les puissants ont toujours eu la mémoire et la rancune tenaces. Ils n’oublient jamais rien de ce qui risque de porter atteinte à leurs intérêts. C’est encore plus vrai aujourd’hui sous la forme de ces sociétés supranationales que les États ont laissé prospérer et s’enrichir jusqu’à devenir plus riches et puissantes que certains d’entre eux. Qui sonnera la révolte ? Certainement pas les Alsaciens d’aujourd’hui… à moins d’une divine surprise !

Mais n’allons pas chercher ailleurs qu’en nous-mêmes nos responsabilités. Aucune élite ne s’est montrée plus distante de son peuple que les élites alsaciennes. Celles qui naguère déjà appelèrent à leur secours leur suzerain le Duc de LORRAINE. Conscientes de leurs intérêts, elles ont toujours su introduire et influencer lorsque leurs positions le commandaient aussi bien les milieux décisionnels parisiens que berlinois. Fortes de leur culture spécifique, de leur bilinguisme, de leur capacité à drainer exclusivement vers elles seules, au travers du prisme déformant d’un mandat délégataire globalisant toute l’émotion éprouvée à chaque revers de l’Histoire par les populations des « Provinces perdues » ; ces élites ont tour à tour su charmer, trahir, apitoyer alternativement l’une et l’autre des deux capitales. Leur fortune leur autorisait des exils inaccessibles au commun et leur permettait d’afficher à bon compte de confortables patriotismes. Le paysan qui ne possédait comme seul viatique que ses champs et quelques bêtes se trouvait bien éloigné du luxe du choix de sa nationalité. Il faut reconnaître toutefois que l’aversion profonde de ces élites pour le régime nazi a fort heureusement fait exception à leur sens inné de l’opportunisme…

Hors l’intermède de l’autonomisme qu’elles ont sévèrement combattu parce qu’il leur semblait trop connoté d’une ferveur populaire qui leur était étrangère et perçue par elles comme leur étant hostile, nos élites ont soutenu, promu, financé, influencé l’opinion régionale de manière à dégager un corps politique sans odeur et sans saveur, contrôlable et manipulable à souhait. La mouvance autonomiste qui réclamait le pouvoir administratif dans le cadre d’un État français était composée de femmes et d’hommes intègres et profondément liés à leur chère province. Elle se situait à l’opposé des intrigues de ces élites industrielles, commerciales et financières qui se délectaient des approximations et des opportunités que leur apportait un État français colonisateur à l’administration facilement corruptible. Un exécutif régional resserré avec un pouvoir de contrôle et d’orientation orienté vers l’intérêt des populations n’avait bien sûr pas les faveurs de l’égoïsme de leurs seuls intérêts. Finançant à outrance les organes de propagande « nationalistes » et surjouant la République « une et indivisible » contre un peuple alsacien qui se voulait « divers dans l’unité », nos élites n’eurent de cesse de promouvoir une classe politique fade, veule et placée sous contrôle. Ce qui caractérisa donc le plus la femme ou l’homme politique alsacien de l’immédiat après-guerre était à l’évidence son sens du suivisme, son obéissance à la hiérarchie des partis, sa capacité à passer inaperçu et à ne pas faire la « une » de l’actualité. Les exceptions à ce profil lisse, indolore et inodore étaient rares. La femme ou l’homme politique alsacien était donc dévoué(e) et serviable (il fallait bien se faire réélire). Elle ou il s’employait à convenir au plus grand nombre. Les expériences du passé démontrant qu’il vaut mieux passer inaperçu pour le cas échéant se laisser la faculté de changer de posture ou se faire oublier imprégnèrent fortement les mentalités de celles et de ceux qui majoritairement nous représentèrent. Ces caractéristiques n’ont pas complètement disparu aujourd’hui, tant s’en faut. Certains appelleront cela de l’intelligence pragmatique, d’autres de la mièvrerie exacerbée. À chacun(e) d’en juger. Après l’avoir livrée, je garde pour moi mon opinion. En tant qu’Alsacien je suis bien évidemment aussi un peu « Hans im Schnockeloch ».

Voici donc planté maintenant le décor d’une époque. Une époque révolue mais pas « passée », disais-je. Une époque proche et paradoxalement très mal connue de la nouvelle génération. J’ai remarqué, dans mon cercle familial, plus d’intérêt de la part des membres de la nouvelle génération pour New York, Londres, Seattle, Barcelone, Milan, Sydney… que pour le Haut-Koenigsbourg, Truchtersheim ou Mittelbergheim.

Rien de plus normal me direz-vous à l’heure de la mondialisation. Oui, bien sûr, à condition de commencer le grand jeu de la vie avec toutes les cartes en main. Des cartes non biaisées et non truquées par les médias et les préjugés. « Pour savoir où on va, il faut savoir d’où on vient », dit fort justement le proverbe. On est le produit de ce qu’on a vécu, dit un autre proverbe tout aussi juste. Le moment est donc venu de faire connaître à toute cette nouvelle génération qui ne parle plus notre dialecte (qui est pourtant aussi le sien), qui étaient leurs ascendants. De qui, bigre, ils ont à tenir ! De lui faire percevoir « l’air et l’atmosphère de ce temps révolu, mais non passé ». Non passé parce qu’il nous imprègne encore et qu’il nous imprégnera jusqu’à notre dernier jour. Tant que nous les évoquerons, les Gaston, Fons, Lucien, Chèn, Gretel, Albert, Xavier, Jeanne, Lucie, Marie-Louise, Marcel, Albert, Odile et tous les autres vivront. À travers eux vivra aussi ce qu’ils ont été, les valeurs qu’ils ont portées et que nous gardons pour partie, même sans toujours le savoir et nous en rendre compte, toujours profondément ancrées en nous.

Ces valeurs étaient à des années-lumière des grands principes de notre époque moderne, marchande, globalisante et peu soucieuse du respect de son environnement. Celle qui se décline en « parts de marché », « compétitivité », « produit intérieur brut », « rationalité des soins », « éléments de langage », « lignes de produits », « éléments variables de gestion », « CAC 40 », « délocalisations »… Nos ascendants ignoraient totalement ce langage technocratique. Étaient-ils plus malheureux pour autant ? Moins dignes dans leurs parcours d’êtres humains ? Avaient-ils moins d’ambitions, de rêves, d’utopies que nous ? Étaient-ils moins intelligents, spirituels, passionnés, investis ?

Je ne le pense pas, bien au contraire. Leur génération a mis en place la Sécurité sociale, les congés payés, les retraites, a nationalisé l’Énergie et le rail, a développé des solidarités que nous avons peu à peu laissées s’écrouler dans les domaines de la Santé, des Transports, de la Justice, de l’Éducation. Elle a aboli la peine de mort ou obtenu le droit à l’avortement. Elle nous a légué un État qui n’était plus engagé dans aucune guerre et qui avait renoncé à son empire colonial. Elle n’avait nul besoin de spéculer sur ce que serait SON « monde d’après ». Ce monde, elle l’avait avec courage et enthousiasme façonné, réalisé, et il n’avait rien à envier au nôtre. C’était le monde issu du programme du Conseil National de la Résistance. Le monde des Femmes et des Hommes debout et libres. Celui que les technocrates et les énarques ont mis à terre à grands coups de réformes, de gestion centralisée et de déconstruction systématique des services publics ces trente dernières années sous le lâche paravent de la mondialisation globalisée et des directives de l’Union européenne ultralibérale.

Je ne suis bien entendu pas objectif ni impartial. Je ne saurais l’être, mais je suis immensément reconnaissant à tou(te)s mes référent(e)s, mes « professeurs de vie », de m’avoir proposé librement et sans contrainte tant d’éléments de construction de personnalité. Pour moi qui les ai énormément observés, ils ont constitué un fabuleux théâtre de la vie dans lequel acteurs principaux, rôles secondaires, figurants et accessoires changeaient souvent de registre au sein de mon imagination foisonnante. Leurs personnalités étaient riches, variées, souvent très marquées et déterminées dans leurs choix et leur manière de les affirmer. Ce qui les caractérisait était une grande liberté d’expression, des opinions très tranchées, une solide expérience de la vie liée au fait d’avoir eu à traverser, à affronter pour certains des guerres et de lourdes épreuves… Le sentiment le plus fort qui émanait d’eux était celui de leur conviction à aller vers ce à quoi il leur semblait juste d’aller… et ils étaient persuadés d’aller vers le progrès. Ce qui me frappe le plus aujourd’hui est le manque d’engagement, d’esprit de décision et de conviction dans les choix à faire pour leur avenir de mes contemporains. C’est un peu comme si tout le monde était bien conscient que les choses ne peuvent plus continuer à ce rythme, que les ressources de la planète s’épuisent, que notre air devient de plus en plus irrespirable, que les injustices sont de plus en plus nombreuses, que les inégalités sont de plus en plus grandes, mais que, faute de savoir ou de prendre la peine d’adhérer à un idéal, tout le monde déléguait à d’autres le soin de régenter ce que seront nos vies. Il est clair que ceux qui nous dirigent et qui ne veulent en aucun cas que les lignes bougent sont aux anges. Certains jours ils doivent se dire que tant d’inaction est pour eux une bénédiction. Pourquoi alors se priveraient-ils de continuer à creuser le fossé des inégalités ? Chaque élection ressemble pour eux à un étrange plébiscite. Tous les râleurs redeviennent le jour des élections comme par enchantement de parfaits « accréditeurs » de l’ordre en place. Étonnant, non ? Nos « Heimatsbündler » de l’entre-deux-guerres étaient à l’opposé de cet état d’esprit. Leur génération, fière de ses origines, de sa culture et de son histoire se battait, en défendant ses convictions au risque d’y laisser ses rares libertés. Il suffit de relire aujourd’hui leurs écrits pour comprendre à quel point ils étaient visionnaires et à quel point… ils avaient raison très tôt. Leurs idées et leurs propositions restent d’une modernité stupéfiante.

On ne peut plus s’imaginer aujourd’hui, alors que j’écris ces lignes en pleine pandémie du COVID-19, l’insouciance et la joie de vivre qui prévalaient dans les années soixante, soixante-dix et même quatre-vingt, ni la richesse et le foisonnement culturel et artistique que ces décennies ont produits. L’écart entre classes sociales s’était réduit. Le partage des richesses était enfin devenu plus équitable, même s’il restait beaucoup à faire. Chacune et chacun pouvait aspirer s’il en avait les moyens intellectuels et la volonté à une ascension sociale. Rien à voir avec la reproduction programmée des élites de génération en génération dans laquelle la prévalence de l’argent nous a fait retomber et les injustices sociales chaque jour plus importantes dans lesquelles nous nous enlisons. Ces premiers acquis étaient un peu le fruit des luttes de celles et de ceux dont je vais vous parler.

Ceux qui ont le plus contribué à réinstaller les déséquilibres de droits, de fortune et d’espérance nous promettent maintenant de tout changer. Je n’ai personnellement pas la naïveté de croire en leurs chimères ne serait-ce qu’une fraction de seconde. Tout ce qui a été obtenu en faveur du peuple l’a été par le peuple lui-même. Jamais rien ne nous a été offert. J’aurais tendance à dire à la nouvelle génération : n’attendez rien de ceux qui vous dirigent actuellement et allez conquérir par vous-même ce dont vous avez besoin. Croyez en vos propres utopies et ne perdez pas votre temps avec les leurs. Défendez votre propre vision de la société, du droit, de la justice et non celle que l’on tente de vous imposer par défaut. Pour cela il vous faut déjà clairement savoir au départ ce que vous voulez… Les générations dont je vais vous parler le savaient. Il n’est donc pas sot d’écouter ce qu’elles ont à nous dire.

J’ai longtemps hésité pour savoir si la meilleure manière de leur rester fidèle était de garder tous les actrices et acteurs de ces époques tout au fond de ma mémoire ou de les faire connaître en les faisant revivre, quitte à les exposer à certains jugements de valeur en les restituant, non pas le plus fidèlement possible (une telle objectivité est inatteignable), mais tels que je les voyais et les percevais avec mes yeux et ma sensibilité d’enfant. J’ai fait le choix de vous les présenter. J’espère qu’ils vous apprendront autant qu’ils m’ont appris. Prenez bien soin d’eux… ils me sont très chers. Avec eux vous aurez le privilège de faire une belle ballade, je l’espère, sur les chemins de Hattisheim. Ces chemins qu’ils ont eux aussi empruntés. Ils vous accompagneront tout le temps de la lecture de ce livre. Vous serez, je puis vous l’assurer, en excellente compagnie.

1

Gaston

« Un écureuil, vite les enfants, dépêchez-vous, juste après le virage ! » Le petit tracteur gris bondissait sur les nids de poule de la route de la Chapelle. Il faisait sautiller gaiement la carriole chargée du bois mort que venait de ramasser la fière équipe des cantonniers de Chevreville.

C’est le grand Ernest, maîtrisant mieux que le reste de l’équipage les soubresauts de l’improbable attelage, qui s’était détendu, tel un élastique en nous apercevant au bord du chemin.

Nous connaissions tous ce grand échalas qui habitait la ruelle du Coq, perpendiculaire à la rue de la République. Heureusement que la voix d’Ernest claironnait fort pour couvrir le vacarme assourdissant du vieux moteur éreinté par d’incessants va-et-vient sur le ban communal.

Comme toujours, c’est Gaston qui prit les choses en main. « Tout le monde derrière moi ! ». Il se mit à courir comme un dératé vers l’endroit que venait de nous indiquer l’auxiliaire municipal. Gaston avait deux ans de plus que moi et cela compte quand on n’a encore que six ans.

Gaston, c’était aussi mon cousin. Il habitait la grande ferme à colombages juste en face de chez nous, de l’autre côté de la rue. Gaston était peu à peu devenu mon référent en affaires d’enfance tant il savait s’adresser à mon imaginaire, m’ouvrir les yeux sur le monde et aiguiser en permanence ma curiosité et mon immense soif de comprendre.

« Tout le monde derrière moi ! » tu parles, évidemment que je me suis mis à courir derrière lui, comme tout le reste de notre petite bande d’ailleurs. Comme Annette, ma sœur cadette, comme Cécile, la sœur cadette de Gaston, ma cousine, comme Maurice, mon voisin et meilleur ami.

Gaston, je l’aurais très certainement suivi sans sourciller jusqu’en Papouasie, en Patagonie, dans les mers australes ou le Kilimandjaro s’il me l’avait demandé. N’était-ce pas lui qui m’avait raconté les anacondas du pays de l’arc-en-ciel, les mygales du pays de la lune ou encore ces terres que personne n’avait encore découvertes où poussaient des fleurs de couleurs inconnues ? Des couleurs qui appartenaient à des spectres défiant nos connaissances physiques et que nous ne savions même pas imaginer tant elles dépassaient nos capacités cognitives.

Gaston avait ce naturel et cette aisance, cette prestance et cette assurance que confèrent des qualités d’improvisation et de mémoire à toute épreuve. Il était le maître du jeu de nos jeux et il le savait.

Gaston avait à chaque question au moins une réponse et quelquefois même plusieurs. Lorsque celles-ci se contredisaient, cela ne mettait jamais en cause sa crédibilité, mais nous donnait à entrevoir avec une étrange anticipation toutes les complexités d’un monde et d’un univers dont nous avions hâte de percer les secrets. Peu importe les canons de la vérité stricte et convenue. Cette notion pour l’heure nous échappait et nous la laissions volontiers filer. Elle était l’apanage des adultes et elle nous intéressait peu. Nous préférions les récits et les démonstrations romanesques, bariolées, exotiques et terriblement excitantes de ce magicien en rêveries.

Gaston, le premier, aperçut la petite boule rousse avec son panache flamboyant se balancer de branche en branche. « Là, là, tu vois bien qu’il est là ! » criait-il en pointant son index vers les cimes.

Enfin j’aperçus le petit lutin roux, au moment même où il s’élançait d’un bond vertigineux rejoindre les plus hautes branches de l’arbre situé de l’autre côté de la route. La frondaison à cet endroit formait une voûte proche de se refermer en son centre. Quel bonheur et quel enchantement de voir cet acrobate planer ainsi pour se rétablir à la réception de son saut tel un trapéziste de la « piste aux étoiles » dont jamais nous ne manquions une télédiffusion.

Estimant certainement qu’il nous avait suffisamment émerveillés, le petit prince des forêts termina son spectacle par une ultime pirouette endiablée avant de prendre congé de nous en se cachant malicieusement derrière le tronc.

« Vous avez vu comme il était beau ? J’en ai vu quelques autres dans la forêt de Hattisheim, mais celui-ci fait partie des plus beaux ! ». Gaston, c’est sûr, connaissait tous les écureuils du canton. Tout du moins s’il nous l’avait affirmé l’aurions-nous cru. Tout en ne le croyant pas vraiment, nous l’aurions cru tout de même ne serait-ce que parce qu’à propos de chacun d’entre eux il aurait-eu une tonne d’anecdotes à nous conter. Nous ne demandions que cela.

Gaston savait comme personne s’affranchir des lois de la physique et de la science, de la chronologie des grands récits historiques, des réalités topographiques, de la géographie, de la narration exacte des grands auteurs. Soucieux de ne pas introduire une concurrence par trop déloyale, il s’astreignait cependant à respecter le contenu des programmes scolaires. En effet l’autorité de notre corps enseignant à l’École primaire était en toute circonstance imprescriptible. Hors cette orthodoxie affichée et assumée qui ne faisait finalement que complémenter ses propres démonstrations, Gaston s’accommodait fort bien de ce syncrétisme bienvenu qui lui laissait tout de même de bien belles marges de manœuvre. Son esprit inventif et fécond savait opportunément et en toutes circonstances les exploiter à merveille.

Toute ma vie durant, je serai reconnaissant à tous les Gaston dont j’ai croisé le chemin pour leur faculté à dissiper la morosité et l’ennui, à embellir le quotidien, à éteindre les pisse-froid, à donner du lustre et de l’éclat aux choses les plus ternes.

Hâbleurs, goguenards et décomplexés, ils ont alimenté le creuset de mes réflexions autant que les grands Maîtres de toutes les matières que j’ai étudiées. Maîtres en leur matière, ils ont eux aussi, eux surtout, contribué à développer, à structurer en moi l’incommensurable espace de la rêverie, de la soif de toutes les connaissances, de l’infinie complexité sociale, de toutes les étendues des possibles, de toutes les beautés réelles et irréelles du monde.

Les miroirs qu’ils vous tendent vous donnent à voir la magie de toute chose… si vous savez en déchiffrer les reflets. Entrer dans ce monde parallèle n’est pas donné à tout le monde. Il faut avoir gardé pour cela une âme d’enfant.

Gaston, sans le savoir, sans le vouloir, a ouvert à mon enfance des espaces rares et inédits. Cette époque privilégiée, que jamais on n’oublie, qui vous détermine une vie durant, il l’a enrichie, dopée de son éternelle bonne humeur, de sa créativité et de sa disponibilité. Nos parents nous parlaient de la guerre qu’ils avaient connue alors qu’ils étaient enfants. Leur époque nous apparaissait, sombre, froide, obscure, glaciale. Nous avions quant à nous l’opportunité de nous gaver de l’insouciance et de la liberté de ces années soixante durant lesquelles tout évoluait extraordinairement vite. Tout souriait à cette époque heureuse qui semblait bénie des Dieux.

La créativité de Gaston était contagieuse. Ses incohérences formaient en elles-mêmes leur propre corps de cohérence. Cette cohérence « parallèle » était une partie intégrante des outils dont nous avions besoin pour relever les défis que la vie plus tard ne manquerait pas de nous lancer. Ses repères, quelquefois faux, quelquefois incomplets, nous donnaient cependant confiance. Même si on ne savait rien, on pensait qu’on savait, et cela nous rassurait. Plus que de savoir vraiment, il nous suffisait de croire qu’on savait.

L’instruction et l’enseignement peu à peu rectifièrent, modifièrent et assimilèrent tous les préceptes que Gaston nous avait fait entr’apercevoir en les confondant, en les colonisant dans la sphère très académique des savoirs « officiels ». Il fallait bien que cette mise au point se réalise tôt ou tard.

Pourtant, je me demande parfois comment il se fait, plus de cinquante ans après cette période foisonnante de découvertes, que, sur bien des sujets, je me rappelle autant et plus ces lointaines et chères « Gastonneries » plutôt que les règles officielles, brevetées et homologuées du « vrai » savoir ?

Il est heureux qu’il nous soit donné de conserver toute notre vie durant la nostalgie de ces instants magiques, lorsque, enfant, tout nous restait à découvrir.

C’est une infime partie de ces instants magiques et privilégiés que je vous propose bien modestement de relater dans les chapitres suivants.

2

Les serpents de mer

Gaston était de constitution trapue, grand, mais court sur pattes, un peu lourd, mais étonnamment vif et mobile. Tout comme ses parents, l’oncle Lucien et la tante Odile, il avait le teint mat. Ses cheveux étaient noirs et bouclés. Ses yeux noisette, malicieux et vifs.

Ce physique de Méridional le désignait fréquemment à son corps défendant à tenir le rôle du Mexicain de service lorsque nous jouions au Western. Lui se voyait plutôt dans le rôle du Shérif. Au final, ce conflit de personnalités faisait que nous nous retrouvions quelquefois avec un Shérif mexicain. Cela ne manquait ni d’originalité ni de bon sens, mais l’obligeait à jongler entre différentes postures, ce dont il s’acquittait avec une dextérité virtuose. Bandit mexicain, Manolito volait du bétail avant de se faire arrêter et menotter par Wyatt Earp, le plus grand Shérif que le Far West ait connu à l’ouest du Rio Grande. Seule l’étoile accrochée prestement au moment idoine permettait de distinguer l’un de l’autre.

C’est Denis, notre chef de bande qui avait réalisé l’arbitrage. Il fallait bien une autorité reconnue telle que la sienne pour soutirer ce compromis puisque Gaston faisait office de chef de bande adjoint.

Denis, grand garçon émacié, élancé, sportif, endurant, m’en imposait. Il avait trois ans de plus que moi, jouait au football dans l’équipe des

minimes du village et connaissait par cœur toutes les disciplines des Jeux olympiques de Mexico qui allaient se dérouler à la rentrée de septembre. Il pensait même que Roger Bambuck, notre coureur de 100 m possédait une réelle chance de médaille. Aux yeux de tous les gosses du quartier, Denis était notre chef naturel et incontesté.

N’est-ce pas lui qui avait trouvé l’idée géniale de donner un nom à la petite troupe formée par les gamins du quartier de la rue de la République ? À notre image, plusieurs générations de gamins avant nous s’étaient successivement regroupées de la même manière que nous, à jouer aux mêmes jeux, aux mêmes endroits, mais jamais personne n’avait songé à se doter d’une identité nominative et immédiatement identifiable. Pas même Jean-Paul Reibel dit « le Rebelle » qui faisait office de chef de quartier avant Denis.

Une chose était de trouver le concept, encore fallait-il trouver également un intitulé original. Le cahier des charges imposait l’honneur et la fierté, mais ce titre glorieux était assigné bien au-delà de ces valeurs, à inoculer une certaine crainte à nos adversaires potentiels. Tout en évitant bien entendu de tomber dans l’outrance ou dans le ridicule.

Des propositions comme « les fléaux de Dieu » (tout le monde ne connaissait pas Attila, et puis il avait fini par être défait), « les guerriers de l’apocalypse » (la majorité d’entre nous n’arrivait pas à prononcer apocalypse et ne savait pas non plus ce que c’était), « les terreurs de l’Ouest » (l’Alsace se trouve à l’Est), « les trappeurs » (on manquait de fourrure), « les éclaireurs » (cela faisait trop scout et certains d’entre nous n’étaient vraiment pas des lumières) avaient été écartés.

Il était impératif dans une démarche aussi noble, que quelque chose de simple, d’original se dégagea comme une évidence. On partit sur les animaux. Tout ce qui était félin, lions, tigres, pumas, jaguars, nous paraissait trop cruel. Tout ce qui était massif comme le rhinocéros, l’éléphant, l’hippopotame nous paraissait trop pataud, pas assez mobile. Tout ce qui était gracieux, vif et mobile, les zèbres, les gazelles, les antilopes étaient mangés par les félins. Les papillons et les insectes nous paraissaient minuscules. Les oiseaux trop graciles et inaccessibles. Les reptiles trop répugnants.

Stop ! s’exclama Denis : nous aurons à repousser les assauts de nos adversaires. Il faut donc tenir compte de cet aspect-là. Il proposa « les cobras » qui se dressent d’un coup en prenant un air menaçant avant de frapper prestement. Au moment où Denis allait emporter le morceau, Gaston objecta que les serpents rampent et que cette image n’était pas particulièrement flatteuse. Denis, contrarié, lui rétorqua que tous les serpents ne rampent pas. Certains comme les couleuvres nagent aussi. C’est le moment que Gaston choisit pour porter l’estocade en arguant que certains serpents ne faisaient que nager sans jamais ramper : les serpents de mer. Denis ne put qu’approuver la remarque pertinente de Gaston. Enfin, au terme d’une délibération dantesque, nous avions trouvé notre emblème : ce sera le serpent de mer.

Le protocole exige qu’un chef garde toujours le dernier mot, de manière à conforter son prestige. Denis chargea donc Gaston de dessiner un drapeau pour servir de point de ralliement et d’étendard derrière lequel nous serions en mesure de nous regrouper. Bien entendu, un serpent de mer devait y figurer pour inaugurer notre héraldique toute récente. « Cela ne va pas être facile », commentai-je. Eh bien tu lui donneras un coup de main asséna Denis qui n’appréciait guère qu’on mette des bémols à ses injonctions. Un vrai chef ne manque jamais de répartie et un novice dès lors qu’il ouvre le bec imprudemment ou mal à propos s’expose toujours à être châtié prestement.

L’idée de Denis consistant à se trouver un nom était habile. En fait il avait besoin de conforter une autorité, qui, si elle n’était pas remise en cause, était toutefois ébranlée. Non pas en direction de notre propre groupe, mais vis-à-vis des bandes rivales du « quartier de la rue du Tramway » et surtout de celle du « quartier Haut les mains » qui contrôlait un vaste espace compris entre l’église, la rue du Presbytère, le terrain de foot de la Turnmatt, l’étang et le vieux moulin Beyhurst.

Si lors de nos petites escarmouches nous avions régulièrement pris le dessus sur la bande de la rue du Tramway, il en allait tout autrement avec celle du quartier Haut les mains. Non seulement ces insolents ne nous craignaient pas, mais ils nous avaient mis en débandade lors d’une petite échauffourée à la Turnmatt qui avait fini assez rapidement à tourner très nettement en leur faveur.

La manœuvre diplomatique de Denis consistait donc à reprendre un ascendant psychologique au travers de son sens, de l’innovation, de son intelligence et d’un prestige tout neuf afin de rétablir la situation à notre avantage dans un domaine où notre seule force avait échoué. Elle eut un succès immédiat avec ceux de la rue du Tramway, qui, à l’instar de notre démarche, prirent le nom « d’Hommes de la jungle ». En nous copiant si vite, ils avaient, sans le vouloir fait de nous des références en la matière.

Les « soudards » incultes du quartier Haut, les mains restaient par contre hermétiques au progrès et au génie de Denis. Ils refusaient, sûrs d’eux-mêmes et de leur force, de changer quoi que ce soit à leurs habitudes. Fidèles à leur réputation, ils ne se laissaient pas dicter leur conduite par des éléments ou des événements extérieurs à leur zone d’influence. Haut les mains ils étaient, Haut les mains ils revendiquaient, Haut les mains ils resteraient. Pourquoi changer un concept gagnant ? Au final, ce sont eux, qui, en se murant dans une farouche indépendance, avaient conforté leur ascendant psychologique sur nous.

Ils consolidaient d’autant plus cet ascendant qu’ils nous avaient refusé toute revanche en nous informant que dorénavant comme le Che en Bolivie, ils pratiqueraient la guérilla.

Denis nous expliqua en quoi consistait la guérilla. Au terme de son exposé, j’exprimais de manière certainement trop téméraire et spontanée que je trouvais cela très intelligent de la part des Hauts les mains d’avoir adopté une stratégie aussi bien adaptée à leur position. Pour démontrer mon assertion, je pris comme exemple Vercingétorix. En effet, si le grand chef gaulois avait bien voulu pratiquer de la sorte, il n’aurait peut-être pas été défait à Alésia. Le regard noir et désapprobateur de Denis me transperça. « Si tout le monde se met à combattre comme cela, il n’y aura plus de guerre ni de batailles. Il ne restera plus que des coups tordus ! », argua-t-il sèchement.

Sans oser l’exprimer, je me disais en mon for intérieur qu’un coup tordu valait peut-être mieux que la déculottée que nous avions prise à la Turnmatt, mais a-t-on déjà vu un sans-grade contredire un stratège ?

Nos réunions avaient habituellement lieu les jeudis en début d’après-midi juste après l’incontournable émission de la « Séquence du jeune téléspectateur » qui diffusait et commentait des extraits de films sous la férule éclairée de Pierre Tchernia plus connu sous le nom de « Monsieur cinéma ».

Ce jour-là était diffusé un extrait de « Robin des Bois » avec Errol Flynn. Cela relança fort mal à propos la discussion sur la guérilla. Denis eut beaucoup de mal à faire valoir sa conception conventionnelle du combat qui était aussi celle du traître Jean sans Terre qui avait trahi son frère Richard Cœur de Lion parti en croisade en Palestine libérer le tombeau du Christ. Je me trouvais dans la mouvance de Robin des bois et je jubilais intérieurement.

Denis, agacé, essaya de contourner la difficulté en illustrant sa stratégie par l’exemple du Général Leclerc qui délivra Chevreville, puis Strasbourg à la suite d’une offensive parfaitement préparée, maîtrisée et exécutée. J’en convins volontiers tout en lui faisant remarquer qu’avant l’arrivée du libérateur, la Résistance se battait depuis un bon moment en se basant essentiellement sur une stratégie de guérilla. À la base, comme elle n’était pas en mesure d’évaluer la durée de l’oppression allemande et qu’elle avait conscience d’être trop faible en troupes et en armement, elle opta pour une durée indéterminée jusqu’à ce que la conjoncture lui soit plus favorable pour la stratégie du harcèlement.

Cette argumentation attentatoire à son autorité glaça Denis. Après l’épisode VERCINGÉTORIX, c’en était trop. Il ne pouvait laisser passer pareil affront. Comme conséquence de ce crime de lèse-majesté, je fus exclu sur le champ des Serpents de mer. En reprenant fallacieusement mon expression pour bien la stigmatiser, il fixa cette exclusion… pour une durée indéterminée. La sentence n’était pas susceptible d’appel et exécutoire avec effet immédiat. Personne n’avait le courage de contredire Denis. Pas même Gaston. Dépité, j’étais renvoyé et obligé de quitter la réunion sur le champ.

Cet épisode me revient parfois en mémoire lorsque je passe, place de l’Église sous la plaque commémorative de la libération de Chevreville par le valeureux Général. Longtemps après sa mort dans un accident d’avion en Indochine, sa veuve venait encore régulièrement assister à la prise d’armes commémorant la date anniversaire de cet événement.

Assis sur l’avant du premier char libérateur qui entra dans Chevreville, Eugène SPEYSER, enfant du village et engagé volontaire dans la 2e DB fut honoré de l’immense honneur que faisait le Général aux natifs des villages libérés de pénétrer en premier et en héros libérateurs sous les vivats de leurs concitoyens en liesse. Quel moment d’émotion intense cela a dû représenter pour ce petit homme sec et nerveux, qui, encore longtemps après cet événement a tenu commerce d’une Boucherie-Charcuterie… rue du Maréchal Leclerc.

Je le vois encore, un éternel béret vissé sur la tête, un sourire affable au coin des lèvres, et toujours un mot pour nous mettre, nous les gosses, à l’aise lorsque nous venions acheter ses fameux « rebele » (côtes de porc), ou encore les « werchtle », les saucisses de Strasbourg.

Tout à l’opposé du destin glorieux d’Eugène, je me retrouvais maintenant banni des Serpents de mer. J’en pris mon parti, non sans mal en me plongeant autant par dépit que par passion dans la lecture de « Pilote d’essai » de Kostia Rozanoff édité dans la bibliothèque verte que m’avait offert tante Céline pour Noël.

Je n’eus pas longtemps à méditer sur ma triste condition puisque dès le lendemain, Denis m’envoya Maurice, son petit frère, qui était aussi mon meilleur ami, pour m’informer que mon exclusion était abrogée avec effet immédiat. Cette réintégration précipitée, mais conforme au principe de la durée indéterminée, ne me disait pourtant rien qui vaille. J’étais loin d’avoir terminé la lecture de mon livre et les Serpents de mer semblaient nager en eau trouble. En fait je n’aurais pas refusé d’adhérer à une mise en quarantaine prolongée.

Mon intuition ne me trompait pas. Denis avait décrété une mobilisation générale et avait besoin de « toutes les troupes disponibles ». Les Hauts les mains lui auraient-ils enfin signifié leur volonté d’en découdre « conventionnellement » comme il le souhaitait ? Auraient-ils abandonné leur stratégie de guérilla ? Chat échaudé craignant l’eau froide, je décidai de bien me garder de l’interroger sur le sujet et d’attendre comme les autres, ses éclaircissements à propos de la stratégie qu’il avait choisi de suivre.

Denis était bien conscient qu’en restant dans un premier temps seul détenteur des précieuses informations dont il disposait, il se mettait dans une position privilégiée. En cultivant le mystère et en maintenant un état d’alerte et de curiosité persistant, il s’imposait au centre de toutes nos discussions et spéculations. Tout juste savions-nous que la prochaine réunion du jeudi après-midi serait d’importance. Nous attendions donc cette échéance avec une grande excitation et une impatience non feinte.

Nous étions au milieu du mois de juin et les grandes vacances approchaient. Avec les départs de certains d’entre nous en colonies de vacances, il devenait fatal que les événements allaient se précipiter. Mais quels événements ? De jour en jour la tension devenait de plus en plus palpable.

Elle atteignit un point paroxystique le fameux jeudi fixé pour notre réunion. En arrivant au petit pont du fossé municipal qui nous servait de lieu de rendez-vous, nous constatâmes en effet à notre grande surprise la présence de Jean-Paul Reibel, le « rebelle ».

C’était un adolescent de 16 ans, élancé, bronzé, musclé, qui portait de longs cheveux noirs, des jeans et une veste à franges. Son look balançait entre l’Indien occidentalisé et le beatnik indianisé. Il nous en imposait, d’autant plus qu’il était le dernier, d’après la légende à avoir réussi à se sortir d’un traquenard que lui avaient tendu les Hauts les mains. C’est bien à ce titre-là que Denis l’avait sollicité pour qu’il assiste exceptionnellement à notre réunion. Il espérait que la présence du rebelle allait créer un choc psychologique destiné à nous galvaniser.

Jean-Paul ne se fit pas prier pour lever un coin de voile de son « exploit ». Notre « guets-star » nous relata que, pris à partie par plusieurs haut les mains près de l’étang, il réussit à se dégager et à regagner la Rue de la République grâce à une vitesse de course supérieure à ses poursuivants. Clausewitz, la référence ès stratégies militaires n’aurait pas analysé mieux que Jean-Paul, la situation et la parade astucieuse qu’elle supposait.

Pas de quoi en faire un fromage, pensais-je, le rebelle s’était simplement enfui. Sa rapidité de course lui avait permis de se sortir d’un mauvais pas.

Pas de quoi en faire un fromage ? Peut-être. Cependant, je me gardais bien d’exprimer mon opinion en songeant à ma situation d’élément exclu fraîchement réintégré. Les mythes les plus durables sont souvent ceux qui gardent tous leurs mystères. Dès qu’on perce leurs secrets, on est bien souvent déçu. Jean-Paul n’avait rien fait pour déroger à la règle.

Il précisa d’emblée qu’au vu de son âge, son soutien ne pourrait dorénavant plus être que moral. Il lui paraissait à juste titre déloyal de se battre avec des mômes ayant à peine un peu plus de la moitié de son âge à lui. Jean-Paul ne jouait plus dans la même catégorie. Il allait d’ailleurs se marier l’année suivante à l’âge de 17 ans.

Constatant que le seul recours à l’aura du rebelle pour galvaniser les troupes risquait de se montrer insuffisant, Denis se tourna alors vers Gaston pour lui demander où en était l’état d’avancement de la bannière qu’il lui avait commandée.

Gaston parut bien embarrassé. Il assura que ses recherches, pour actives qu’elles fussent, se trouvaient cependant pénalisées et contrariées par la rareté extrême des représentations picturales de spécimens de serpents de mer. Il y avait bien la bande dessinée des 4AS, mais le serpent de mer qui servait de fil directeur à l’album éponyme avait une apparence par trop loufoque pour servir de modèle. Je confirmais. Daniel possédait cet album et me l’avait prêté.

Gaston avait également suivi la piste du monstre du Loch Ness. Une photo avait paru dans les Dernières Nouvelles d’Alsace montrant une silhouette sombre aux contours trop flous pour pouvoir servir d’inspiration à notre noble cause. À croire que le monstre du Loch Ness se dérobait à la vue des humains depuis des siècles dans le seul but d’empêcher Gaston de concrétiser le projet que Denis lui avait commandé. S’étonnera-t-on alors si un jour l’Humanité devait finir par véritablement douter de l’existence de Nessie ?

Jean-Paul recentra un débat qui avait tendance à s’enliser dans les épaisses brumes écossaises en indiquant qu’il avait peut-être la solution à notre problème dans un vieux magazine SPIROU qu’il avait conservé.

Denis insista lourdement sur l’importance qu’il y avait à se doter de cet emblème fédérateur, confirmant de fait qu’il y avait donc bien urgence. Immédiatement notre attention redoubla d’intensité.

Notre chef suggéra que l’honneur de porter l’étendard revînt à celui qui lors des escarmouches précédentes s’était montré le plus vaillant. À l’unanimité, c’est Rémy qui fut désigné comme porte-drapeau.

Cet honneur ne transporta pas de joie l’heureux futur récipiendaire qui n’appréciait que peu le comique de situation et comprenait bien qu’affublé de la sorte, il y perdrait surtout en mobilité. Ajouté à cela l’interdiction de porter toute autre arme que ce fanion et l’obligation de défendre le drapeau « jusqu’à la mort » et vous aurez une définition assez ressemblante et précise de ce que pourrait-être un cadeau empoisonné. Hélas, quelle objection est-il possible d’émettre lorsqu’un tel honneur vous est accordé, sans irriter l’autorité à l’origine d’une telle consécration ?

On était tout de même en droit de se demander si Rémy sans son lance-pierre et son fusil à patates serait toujours autant qu’avant le vrai Rémy que nous connaissions et qui était une pièce maîtresse de notre dispositif, la seule peut-être à être vraiment efficace.

Je pensais que non, mais une nouvelle fois, je gardais prudemment mon avis pour moi. Que pouvait valoir d’ailleurs l’avis d’une Marie-Louise égarée dans cette troupe d’élite ?

Enfin, au terme d’une attente insoutenable, Denis dénia enfin soulever un coin du voile. Il nous informa qu’il avait reçu la première déclaration de guerre des Hommes de la jungle délivrée sous leur nouvelle dénomination toute fraîche. À croire que les changements de nom ou de régime, toutes choses égales par ailleurs, sont un puissant ferment de conflits.

Il sortit de sa poche la page de cahier « calligraphe » à grands carreaux que lui avait remis en main propre le chef des Hommes de la Jungle.

En haut, à gauche, soigneusement découpé dans un magazine et collé comme en-tête sur la déclaration de guerre une effigie « d’AKIM », personnage de BD, mais surtout Homme de la jungle par excellence à l’image de « Tarzan » ou de « Zembla ».

« Le présent document informe les Serpents de mer que la guerre est déclarée à partir de jeudi prochain. L’accès à la rue du Tramway et à la route d’Entzheim leur sera interdit. Une bataille aura lieu sur le pré du Baobab. Les armes autorisées seront les fusils à patate, les lance-pierres avec boules de papier mâché, les arcs et les flèches munies de protections avec embouts en tige de sureau. Les masses en bois, les épées même en plastique et les fouets seront interdits ».

On reconnaît là l’empreinte de l’époque. Le fouet se référait à Zorro, l’épée à Zorro également, mais aussi à Thierry la fronde, à Richard Cœur de lion, Thibaud le croisé, ou encore Lagardère, Scaramouche et autres Mousquetaires. La masse en bois était une simple évocation dissuasive… suite à un précédent un peu débile qui s’était déjà produit.

Contrairement à toute attente, ce n’étaient donc pas les Hauts les mains qui prenaient l’initiative, mais les Hommes de la jungle. Peu importe, l’état d’urgence s’imposait.

Ce soir-là, j’eus bien du mal à m’endormir. Pas uniquement parce qu’il faisait jour très tard, mais surtout parce que je me demandais bien comment nous ferions pour trouver enfin une représentation digne de ce nom de l’énigmatique serpent de mer. Gaston avait accroché un fanion triangulaire blanc à un manche à balai faisant office de hampe. À son sommet, il avait fixé une pointe de sapin de Noël débarrassée à sa base des deux angelots jouant de la flûte qui l’encadraient pieusement. Le prochain Noël était encore loin. L’engueulade qui inévitablement accompagnerait cette mutilation impie aussi. Ne restait plus qu’un serpent de mer à inscrire au centre du fanion. Là résidait toute la difficulté, aggravée soudainement par l’urgence.

Il est important de préciser qu’en dehors des jeudis, le fil de nos journées s’écoulait tout à fait normalement. J’étais au moment des faits en CE2 dans la classe de M. Roth. Hommes de la jungle, hauts, les mains, serpents de mer et « non-alignés » se côtoyaient tout à fait normalement dans notre classe et jouaient tous ensemble lors des récréations dans une parfaite et joyeuse concorde. Nous cheminions de concert sur le chemin de l’école au hasard de nos rencontres sans jamais évoquer nos velléités belliqueuses uniquement réservées à certains jeudis.

J’avais des copains dans tous les camps, mais l’idée de parler du contenu de nos réunions respectives ne nous serait jamais venue à l’esprit. Tous, nous étions d’une entière loyauté à nos bandes respectives, rivales entre elles. Cela allait de soi.

Nous passions notre temps à jouer aux billes, au foot, au basket, au ballon prisonnier, au chat perché… comme tous les gamins à cette époque, mais il existait un code d’honneur que tout le monde respectait sans même qu’il soit besoin de le préciser. Nous vivions dans deux mondes parallèles, bien séparés par nos huis clos hebdomadaires.

Un soir, en rentrant de l’école, je voyais que Gaston m’attendait devant le portail. Il tenait quelque chose caché derrière son dos. « Devine ce que j’ai ! ». Mon visage s’éclaira : « le serpent de mer, montre ! » Gaston, la mine dépitée, paraissait déçu. J’avais trouvé trop rapidement, trop facilement, la cause de son enthousiasme. Ce n’était pourtant qu’un secret de polichinelle. Ménageant encore un peu le suspens, il tarda volontairement à me dévoiler ce Graal que nous poursuivions depuis de longues journées. Il se sentait légitime à compenser une réponse qui avait fusé trop rapidement à son gré au travers d’une attente artificiellement amplifiée.

Il me montra enfin, avec force précautions, le regard grave, les yeux plissés, avec cet air de conspirateur qui lui allait si bien, une page de magazine qui contenait en son centre une magnifique tête de serpent.

L’illustration représentait le reptile à partir de la base de son cou (si tant est qu’un serpent ait un cou). Certains me diront que le cou du serpent se prolonge jusqu’à sa queue. D’autres pourraient aussi bien objecter que la queue du serpent remonte jusqu’à son cou et ils n’en auraient pas moins ou plus tort ou raison que les premiers.

Sujet difficile que le serpent. Il préoccupe l’humanité depuis Adam et Eve et symbolise la première trahison, le mensonge originel. Au-dessus de ce que nous considérerons donc, hors toutes querelles d’esthètes, comme la base du cou, Gaston détenait une magnifique tête de serpent vue de profil. Féroce à souhait. Un œil vif, exorbité, le regard perçant. La gueule ouverte sur une langue fourchue sifflante pointée horizontalement. Sur le sommet de son crâne légèrement, incurvé, presque plate, un genre de crête ajoutait à son aspect inquiétant.

« C’est Jean-Paul qui me l’a donné. Il a tenu parole ! » L’héraldique des Serpents de mer était ainsi transmise en droite ligne par un de ses plus illustres ascendants. Gaston qui avait le sens du symbole était d’avis qu’il était remarquable qu’il en fût ainsi. Je l’approuvai.

Je suis tombé incidemment, il y a quelques années sur un article des Dernières Nouvelles d’Alsace relatant le départ à la retraite de notre ancien « rebelle ». L’adolescent ténébreux au physique d’acteur de films d’action de Hollywood était devenu un sympathique grand-père joufflu à la barbe grise, passablement bedonnant. Employé à la commune de Lipsheim, il était l’auteur entre autres choses des décorations éphémères et perpétuelles ornant ce village. Bravo l’artiste. Dessinait-il aussi des serpents de mer ? Je me plais à le croire… mais je n’ai jamais pu le vérifier dans la réalité.

« On va le découper et le coller sur le fanion ! ». Arrivé dans sa chambre, Gaston se mit à l’ouvrage. Il s’appliqua comme jamais. Il n’y avait pas de photocopies à cette époque et il ne lui était pas permis de donner un coup de ciseaux maladroit. Il s’agissait d’un exemplaire unique, d’un incunable à manipuler avec d’infinies précautions.