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Nous sommes le 31 décembre 2100, et Céline, aveugle depuis son enfance, va avoir 120 ans. Elle nous raconte son histoire, avec ses joies et ses peines, ses amours et son amour de la vie, avant de nous confier les leçons qu'elle a pu tirer de sa très longue existence. Nous suivons aussi avec elle l'évolution du monde tout au long de ces années bien chargées, dans ce roman qui mêle la fiction à la réalité, le passé à l'anticipation, et la science à la philosophie. Le tout forme un petit livre plein de sagesse et de réconfort, avec un épilogue sur le comportement des humains et celui des robots à la veille du XXIIe siècle. Rejoignez donc Céline pour revivre avec elle les 120 ans de sa vie ! Et pour voir avec elle surgir un cheval blanc dans la nuit noire...
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Seitenzahl: 325
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Voici mon secret. Il est très simple : on ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux.
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince
L'amour ne voit pas avec les yeux, mais avec l'âme.
William Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été
I Sur son cheval blanc
II Dans la nuit noire
III Le visage de l'horreur
IV Pour le meilleur et pour le pire
V Maintenir la flamme
VI On s'aimera jusqu'au bout du monde
VII Dernière romance avant la fin du monde
VIII Des mots pour des maux
Appendice
Pour votre bibliothèque
Demain, ce sera un jour spécial. Nous changerons de siècle, ce sera le 1er janvier 2101, et j'aurai 120 ans.
120 ans ! Eh oui ! Cela commence à faire ! Et puis, ce n'est pas donné à tout le monde de célébrer son anniversaire le premier jour de l'année, et d'avoir 120 ans pile poil quand un nouveau siècle commence ! Ni d'avoir vécu sur trois siècles ! (Bon, c'est vrai, pour le XXIIe siècle, ce n'est pas encore le cas, j'ai quelques heures à attendre, et je gage que je n'en profiterai pas très longtemps...)
120 ans : c'est passé si vite ! C'est simple : je n'ai pas vu le temps passer ! Enfin si, quand même ! Pour être honnête, avec l'âge, j'ai un peu ralenti le rythme, mes pas sont plus lents, peut-être parfois hésitants, mais j'ai gardé toute ma tête ! Et des tas de souvenirs à raconter ! Certes, à mon âge, pour faire ce livre, j'ai dû me faire aider par mon arrière-petite-fille afin de tout remettre en ordre dans ma pauvre tête. Bien sûr, je n'ai rien écrit, ni dicté, c'est la petite qui m'a posé tout un tas de questions ‒ pire qu'un interrogatoire de police ! ‒ et qui a tout mis en forme en essayant de donner à l'ensemble une forme cohérente. Je ne sais pas si elle a réussi ‒ comment juger ? En tout cas, pour ma part, j'ai essayé de répondre du mieux que j'ai pu à ses questions, mais aucune mémoire n'est infaillible, et il est bien connu que chacun se crée des faux souvenirs dès que l'on essaie de se remémorer ce qui nous a marqué. Avec cela, comment s'y retrouver ? On se rappelle mieux de ses souvenirs d'enfance que ceux qui sont venus après. Dans l'enfance, le temps passe moins vite, notre cerveau est encore frais et disponible, et il n'est pas très rempli ! Mais après, c'est beaucoup plus compliqué ! Heureusement je sais que la petite ‒ elle n'aime pas que je l'appelle ainsi, après tout elle a bien entamé la quarantaine, mais c'est pour la taquiner ‒, la petite donc, qui s'appelle comme moi Céline (heureux hasard !) a pris la peine de tout vérifier pour voir si ce que je racontais était vraisemblable, sans vouloir me censurer pour autant. Mais le vrai est-il toujours vraisemblable ? Pas forcément ! Elle a aussi tenu à ce que ce livre reste le mien, écrit à la première personne du singulier. Merci donc, Céline ! (Je parle de Céline la petite, je ne me congratule pas moi-même, non ! Et c'est promis : à partir de maintenant, Céline la petite accepte de s'effacer devant ma modeste personne. Qu'elle en soit une fois de plus remerciée !)
120 ans ! Comment vous raconter tout cela ? Une vie remplie de joies et de drames, comme toute vie, mais sans doute plus encore que pour beaucoup de personnes. Une vie intense, assurément !
Comment commencer, oui ? Par le commencement ? Pourquoi pas ? Si vous m'avez bien lue, et si vous n'êtes pas trop mauvais en calcul, vous savez déjà que je suis née le 1er janvier 1981. Maintenant, vous venez de voir que j'écris au féminin : je suis née fille, et mes parents m'ont donc appelée Céline, un prénom resté longtemps à la mode, bien après une célèbre chanson des années soixante du XXe siècle.
J'ai vu le jour dans une clinique toulousaine, car mes parents habitaient non loin de là, au sud de la ville rose, à Portet-sur-Garonne, près du confluent entre l'Ariège et la Garonne. C'était la campagne près de la ville ‒ encore mieux que la ville à la campagne ! Notre maison était située sur une hauteur, ce qui nous permettait par beau temps de voir les Pyrénées. C'était un spectacle majestueux, ces montagnes qui nous paraissaient si proches, peut-être à quelques heures de marche quand même, mais en tout cas à beaucoup moins d'une heure en voiture, alors qu'en réalité, elles restaient fort éloignées et inaccessibles à pied, contrairement à ce que je pensais dans ma petite tête d'enfant. Par contre, il en allait autrement de la zone de confluence. C'était là une autre merveille, un autre monde, parfois presque irréel, où l'on allait autant qu'il nous était possible. La nature y était reine. On pouvait y voir des oiseaux et des poissons dont je n'ai pas retenu les noms, ainsi que des grenouilles et des crapauds, des loutres aussi, mais le plus remarquable, c'était encore la végétation. La rencontre des deux cours d'eau, quelque peu différents, avait créé un endroit d'autant plus particulier qu'il avait aussi servi à l'exploitation de gravières. De nouvelles zones humides les avaient depuis remplacées, en plus de celles qui existaient déjà naturellement. La faune et la flore avaient su se les approprier sans trop de peine : la nature reprend toujours ses droits. Tout cela était donc d'une grande diversité. On pouvait ainsi voir sur le site des vasières et des roselières, et des arbres ayant le pied dans l'eau, comme noyés par un déluge qui ne laissait échapper aucun bruit. Et puis il y avait encore des îlots boisés, des bras morts et des plages et bancs de galets : c'était tout un monde qui avait des airs de paradis pour la petite fille que j'étais.
Devant ces eaux, je rêvais d'horizons lointains. Comme l'Ariège avait rejoint la Garonne, je me voyais rejoindre celle-ci, sur une barque sereine, pour me laisser glisser vers ses villes riveraines : Castelsarrasin au nom exotique, Agen et ses pruneaux, Marmande et ses tomates, Cadillac-sur-Garonne où je m'imaginais dans une voiture de luxe, et enfin Bordeaux et son port pour couronner le tout, avant que la Garonne ne prenne des airs d'Amazone en devenant Gironde pour se jeter dans l'immensité de l'océan Atlantique. Mais en fait d'océan, mes parents, eux, préféraient suivre un autre itinéraire et rejoindre la mer Méditerranée, plus proche, ou alors aller vers les Pyrénées, et cela me convenait aussi. Vers la mer, à Gruissan, il y avait les marais salants d'un rose étonnant, et les chalets sur pilotis : c'était magnifique. À la montagne, les sommets enneigés me ravissaient. Et puis, avec un peu de chance, voir des marmottes, des écureuils, des bouquetins ou des isards, c'était féerique ! Ou même de simples vaches, brebis ou chèvres, parfois au beau milieu de la route, sereines et sans-gêne !
Tout cela était bien différent de la ville ! Là, tout n'était qu'agitation : à Toulouse, la rue Alsace (qui s'appelait en fait la rue d'Alsace-Lorraine), bruissait de monde. Et puis il y avait les voitures et les bus, il fallait faire attention aux feux avant de traverser la chaussée ! Bien sûr, la ville était connue pour ses monuments, comme le Capitole, la basilique Saint-Sernin ou l'église des Jacobins et son couvent. Mais quand on est petit, tout cela n'est pas très intéressant. Et puis, mes parents se contentaient plutôt d'aller au centre commercial de Portet-sur-Garonne, le plus grand d'Europe.
Une autre ville qui a marqué mon enfance, c'était Muret, car nous habitions non loin de là. Bien plus petite que Toulouse, son intérêt était surtout d'être la ville d'un pionnier de l'aviation, l'ingénieur Clément Ader, inventeur de trois avions en forme de chauvesouris qui avaient frappé les esprits. Grâce à Clément Ader, et comme lui, je m'imaginais m'envoler quelques centimètres au-dessus du sol. En fait, j'ai appris plus tard que ses avions étaient instables et ne tenaient pas la route (si je puis dire), et qu'il n'est même pas sûr qu'Ader ait volé. Mais s'il l'a fait, il a été le premier, dès avant 1900 ! Il s'est sans doute bien élevé au-dessus du sol ! En tout cas, il a inventé le mot « avion » !
Mon père, lui, gardait les pieds sur terre. Enfin, à l'époque... Il se prénommait Patrick. C'était le facteur du coin. Ah ! Je dois préciser ce qu'était le facteur. Rien à voir avec les mathématiques : on parlait d'ailleurs aussi de préposé. C'était une personne qui distribuait le courrier dans chaque logement. Le courrier, c'était l'ensemble des écrits manuscrits d'autres personnes qui vous donnaient de leurs nouvelles, ou d'entreprises avec des devis et des factures. Des petits paquets d'objets divers pouvaient aussi en faire partie. Dans mon enfance, le facteur n'était déjà plus un personnage important, le téléphone et le minitel (un précurseur du micro-ordinateur) lui avaient beaucoup fait perdre de son importance, et surtout de son prestige. Mon père était aussi pêcheur et chasseur, et je n'aimais pas cela. J'aimais trop les animaux pour les voir mourir ainsi, et puis son long fusil me faisait peur.
Maman s'appelait Martine, comme la petite héroïne des albums éponymes. Je ne sais trop pourquoi, mais elle m'avait caché l'existence de cette autre Martine : peut-être parce que celle-ci n'était plus à la mode à l'époque, que ses albums étaient jugés rétrogrades et sexistes, ou alors Maman jugeait que ce n'était pas un bon modèle pour moi... ou au contraire que la petite fille était bien trop sage, ou Maman n'aimait pas la concurrence ! Il n'empêche : c'est grâce à une de mes amies que j'ai découvert cette Martine-là et lu tous les albums disponibles. Et j'ai adoré, aussi bien les histoires que les magnifiques dessins. Bien entendu, Maman l'a su, et elle a fini par m'acheter les albums que je voulais. Non, mais ! De toute façon, Maman était bien placée en matière de livres, car elle travaillait à la bibliothèque municipale.
Mon petit frère Sébastien était né deux ans après moi, en 1983 ‒ mais pas le 1er janvier comme moi, non ! Juste un jour ordinaire ! Il était plutôt calme et gentil, même s'il m'appelait sa petite chipie pour me taquiner. Il faut dire que j'étais sans doute plus dégourdie que lui, un vrai garçon manqué, comme on disait à l'époque. Et pourtant, on disait que c'était lui, le garçon « réussi ». Je ne dis pas cela pour me vanter, surtout quand on sait tout ce qui a suivi...
Aussi loin que je me souvienne, mes parents se disputaient souvent, sur n'importe quoi. Il y avait beaucoup de cris. C'était traumatisant pour Sébastien et moi. J'étais trop petite pour tout comprendre, mais cela nous faisait vivre dans la peur. On en parlait tous les deux, et cela nous rapprochait. Heureusement, entre deux disputes, tout allait plus ou moins pour le mieux, même si l'on savait que cela n'allait pas durer. J'y reviendrai, malheureusement...
Mais il ne faudrait pas que j'oublie Patapouf le chien et Moustache la chatte ‒ tout pareil que dans les albums de Martine ! Il ne manquait que les poneys Café et Pépito de l'oncle André, et les autres noms qui apparaissaient dans ces albums. Mais mes parents n'avaient pas voulu d'autres animaux, et notamment pas de poneys : par manque de place, avaient-ils dit. Notre maison était pourtant au milieu d'un terrain que je trouvais assez grand, et puis on était à la campagne : j'aurais pu très bien y promener des poneys dans les alentours. Cela aurait été super ! Mais bon, je m'étais fait une raison ! À défaut de poneys, et avec un peu de chance, on pouvait partir à la recherche de biches ou de sangliers, à condition de se lever tôt et de ne pas faire trop de bruit, ce qui était beaucoup nous demander, à Sébastien comme à moi. Tout cela pour dire que l'on voyait plus souvent des animaux moins sauvages, comme les chats et chiens des voisins qui habitaient un peu plus loin. Cela suffisait malgré tout à faire notre bonheur.
Aurélie, Émilie et Virginie étaient mes amies : c'était apparemment la mode des prénoms en « ie ». Comme garçons, il y avait Nicolas et Sébastien : nous les filles, on était donc majoritaires ! À nous six, on était au complet ! Mais le plus souvent, on était moins, et chacun avait un ami ou une amie plus proche. Pour Sébastien, c'était Nicolas. Pour moi, c'était Aurélie.
C'était Aurélie qui m'avait fait découvrir Martine. Elle m'avait aussi fait découvrir ce qu'était un foyer heureux, sans disputes constantes entre les parents. Un foyer comme le nôtre, des parents et des enfants, une maison et un jardin avec un chien et un chat, mais un foyer qui respirait tout le temps la joie de vivre, dans le calme et la sérénité, avec juste quelques petites chamailleries de temps en temps, mais sans trop d'importance. Un foyer où l'on avait tout pour être heureux, en somme. À la maison, par contre, c'était bien différent. Quand tout était calme, je savais que cela n'allait pas durer. Le calme avant la tempête... Je ne comprenais pas : après tout, mes parents s'étaient aimés, alors pourquoi en venaient-ils maintenant à se disputer ? Mon père criait et Maman pleurait. Dans ces moments-là, mon père me faisait peur. Je savais qu'il pouvait être violent. Je l'avais vu frapper maman plusieurs fois. Pourquoi ? Je ne sais pas. J'ai beaucoup réfléchi à lui. Peut-être, comme c'est souvent le cas, avait-il été lui-même frappé dans son enfance ? Qui sait ? En tout cas, il ne buvait pas, mais quand je repense à lui, je vois un être colérique, jaloux aussi, et pas mal égoïste, qui ne respectait pas Maman. Peut-être était-il bipolaire ou schizophrène ? Il avait ses moments tranquilles où il pouvait se comporter comme un père et un mari normal, calme et charmant, aimant même. Mais après...
Plusieurs fois, Maman est venue se réfugier près de moi, elle devenait comme mon enfant, je n'osais pas essuyer ses larmes, je ne disais rien, je ne savais quoi faire, mais cela suffisait à l'apaiser un peu, du moins si mon père ne venait pas nous rejoindre pour continuer à lui crier dessus, ou pire, à porter la main sur elle. Que faire, oui ? Si c'était maintenant, je saurais qui appeler, mais je n'étais qu'une petite fille, je n'avais pas dix ans, alors je me taisais, même auprès d'Aurélie. Mais à plusieurs reprises, mon père s'était emporté contre Maman en présence d'Aurélie qui m'avait ensuite demandé pourquoi mon père se comportait ainsi. Je n'avais trop su quoi lui répondre, à part que c'était exceptionnel, que mon père savait aussi être gentil, et c'était vrai, Aurélie le savait. Par la suite cependant, Aurélie a préféré éviter de venir à la maison, je ne la voyais plus que chez elle ou à l'extérieur.
Comment mon père se comportait avec Maman dans leurs moments intimes, cela je ne le sais pas. En tout cas, contrairement à certains pères, il n'a pas eu de gestes déplacés à mon égard, ni à celui de mon frère, pour autant que je sache. Comme je me laissais moins faire que Sébastien, que j'étais quelque peu rebelle, je sais qu'il préférait mon frère, mais cela ne me gênait pas, car moi, je me sentais plus proche de Maman. Dans son désarroi, je la sentais si fragile que j'avais envie de la protéger contre lui. Je savais bien qu'une mère est là pour protéger ses enfants, mais je comprenais que parfois le monde ne tourne pas rond, et pour cela j'en voulais beaucoup à mon père. Je savais que tout cela n'était pas normal, que c'était mal.
Un jour où elle avait été battue, Maman vint me trouver, une fois le calme revenu. J'entends encore ses paroles, comme si c'était hier :
‒ Écoute, Céline, tout cela n'est plus possible ! Je tiens à toi et à Sébastien plus que tout, mais je n'ai vraiment pas le choix, je suis en danger ici, je dois partir. Je sais cependant que votre père vous aime, malgré tout. Il ne supporterait pas que je parte en vous prenant avec moi. Et puis, il y a l'école, vos amis... Je téléphonerai à votre père pour régler tout cela. En attendant, je vais chez Papi et Mamie. Après, avec votre père, il faudra qu'on se mette d'accord sur ce qu'on appelle la garde alternée : vous serez tantôt chez lui, tantôt avec moi. Je vais essayer de trouver un logement à moi où vous serez bien, où vous aurez chacun votre propre chambre. Fais-moi confiance. Sébastien tient beaucoup à son père. J'essaierai de lui expliquer tout cela dès que je pourrai. En attendant, si je ne peux pas lui parler avant mon départ, dis-lui tout ce que je viens de te dire. Pardonne-moi d'agir ainsi, dans la précipitation, mais je n'ai vraiment pas le choix !
Maman, partit donc dès le lendemain, alors que mon père était allé travailler. Elle avait les larmes aux yeux quand elle nous dit au revoir, à Sébastien et à moi. Elle avait auparavant tout expliqué à mon frère, sans pour autant lui dire du mal de son père. Sébastien a eu de la peine à comprendre, et de la peine tout court.
Après cela, je ne sais pas si vous pouvez imaginer la colère de mon père. Il a traité Maman de tous les noms, des mots tellement grossiers, même de sa part ! Il s'en est aussi pris à Sébastien et à moi ‒ surtout à moi, d'ailleurs ! Il savait bien que Maman se confiait à moi, alors il voulait tout savoir, que je lui raconte tout.
Quand Maman lui a téléphoné, sa colère a redoublé. Mais ma mère était avec ses parents, alors elle a pu lui tenir tête. Et puis, au téléphone, c'était aussi plus facile. Malgré les cris de tous côtés, rien n'a été décidé ce jourlà. Comme notre père ne pouvait pas nous laisser seuls quand il allait travailler, pour nous garder il a fait appel à la fille d'une personne qu'il connaissait. Ma mère profitait de ces moments-là pour venir nous voir, mais mon père l'a su. Et un jour, il s'est pointé à l'improviste. Inutile de vous raconter... Maman est repartie sous les coups et les insultes. Je sais que par la suite, on a dit qu'elle aurait dû porter plainte. Mais elle ne voulait pas, et puis cela se faisait sans doute moins à l'époque. Elle s'est donc contentée de prendre un avocat pour entamer une procédure de divorce, et surtout pour obtenir notre garde, à Sébastien et à moi. Grâce à cette procédure, nous avons pu tous deux aller chez elle chaque weekend, alors même qu'elle était encore chez ses parents.
Chez Papi et Mamie, c'était petit, mais c'était bien. Il y avait de la vie et de la bonne humeur, alors que chez mon père, on se retrouvait seuls avec lui qui broyait du noir. C'était le jour et la nuit, même si à la maison j'avais mes copines, surtout Aurélie. Malgré tout, j'étais bien plus tranquille chez Papi et Mamie, et même si je m'y ennuyais parfois, que c'était agréable et reposant ! Mamie essayait aussi de m'expliquer pourquoi l'amour ne rime pas toujours avec... « toujours », justement. Car pour moi, c'était un peu compliqué à comprendre. Comment deux êtres qui s'étaient aimés, qui avaient dû se promettre monts et merveilles, jurer de se chérir pour toute leur vie, pouvaient-ils en arriver à ne plus se comprendre et à se disputer, voire à se haïr ? Comment un homme pouvait-il frapper sa femme, celle qui l'avait fait rêver, qui avait été l'objet de toutes ses pensées, de tous ses désirs ?
Je ne comprenais pas. Moi qui n'avais pas dix ans, j'en étais restée au prince charmant sur son cheval blanc. Un jour, mon prince viendra, me disais-je. Il viendra pour me délivrer de la peur et de l'enfer, et il m'emmènera au loin vers le pays de la paix et de la félicité. Au galop sur son cheval blanc, on ira droit devant, vers le bonheur dans l'union de nos cœurs.
Mon prince charmant sur son cheval blanc, c'était celui du film d'animation des studios Disney « Blanche Neige et les Sept Nains ». Bien sûr, je savais que ce n'était qu'un film, que ce n'était pas la vraie vie, Maman me l'avait dit, mais comme toutes les petites filles, je pouvais quand même rêver que j'étais une jeune princesse qu'un beau prince charmant réveillerait de son sommeil éternel par un premier baiser, avant de l'emmener sur son cheval blanc vers son château où nous pourrions vivre tous les deux à jamais heureux. Après tout, c'était mignon comme tout, non ?
Mais, dans un autre genre, moins romantique mais plus viril, mon prince charmant, c'était aussi l'interprète de Zorro dans la série télévisée du même nom. Un personnage fort différent, très beau lui aussi, plus bagarreur certainement, mais malin comme tout, et qui gagnait tout le temps ! Un autre style, assurément, mais tout aussi charmant ! C'est vrai : Zorro n'avait pas habituellement un cheval blanc, son cheval Tornado était tout noir, on ne pouvait pas faire moins blanc ! Mais Zorro avait aussi à l'occasion un cheval blanc, Phantom, tout aussi blanc que Tornado était noir ! Alors, après la célèbre chanson « Un jour, mon prince viendra » du film de Disney, il y avait en plus celle de la série télévisée, toujours de Disney :
Un cavalier qui surgit hors de la nuit
Court vers l'aventure au galop.
Son nom, il le signe à la pointe de l'épée
D'un Z qui veut dire Zorro.
Zorro, Zorro,
Renard rusé qui fait sa loi,
Zorro, Zorro,
Vainqueur, tu l'es à chaque fois.
Après le prince charmant et Zorro ‒ le fameux Don Diego de la Vega sans son masque ‒ il y avait aussi... Jeanne d'Arc ! Rien à voir avec les deux autres ! Pas de quoi fantasmer, non plus ! Et ne croyez surtout pas que je m'imaginais en Jeanne d'Arc, non, absolument pas ! Mais j'admirais la prestance de la cavalière, plus que de la guerrière, sans me soucier le moins du monde de la couleur de son destrier !
Non loin de chez nous, la maison où nous avions habité tous les quatre avant le départ de Maman, il y avait un grand terrain avec des chevaux. J'avais plaisir à aller les voir, et à les caresser quand ils s'approchaient de moi, de mes amis ou des membres de ma famille. Ils m'impressionnaient, c'était la force, la puissance. Au début, ils m'avaient même fait peur : les chevaux, c'est énorme, quand on est toute petite ! Mais après, j'ai compris qu'ils étaient en fait tout gentils, et qu'ils ne demandaient pas mieux que je leur fasse des câlins ! Ce n'était pas facile, vu ma taille, mais heureusement, ils baissaient la tête vers moi, tout heureux d'avoir un peu de compagnie ! À l'époque, j'aurais bien aimé faire de l'équitation, c'était d'ailleurs prévu, mais après la séparation de mes parents, il n'en avait plus été question. Dommage ! Je l'ai bien regretté par la suite. Heureusement que mes grands-parents avaient récupéré Patapouf le chien et Moustache la chatte. Mais j'anticipe ! Il faut d'abord que je vous raconte le drame de mon enfance, ce jour où tout a basculé. Comme cela s'est produit maintenant il y a vraiment très longtemps, tellement d'années, et qu'il s'est passé tellement d'autres choses depuis, je peux en parler avec un certain recul, presque un certain détachement... Enfin, c'est plutôt ce que j'essaie de me faire croire. Comment pourrais-je prendre du recul ? Certains évènements vous marquent pour la vie. Surtout peut-être quand ils surviennent dans votre enfance, les années de l'innocence et de l'insouciance, diraient certains. Non, je ne peux oublier, ni pardonner. Je peux juste vous raconter ce jour funeste...
C'était un dimanche soir, en 1989, quelques jours avant les vacances de Noël que Sébastien et moi devions passer avec Maman. Il était ensuite prévu que l'on passe les derniers jours chez notre père. Mon frère et moi, nous attendions Maman qui devait nous récupérer pour la semaine. Notre père n'était pas de bonne humeur. En fait, plus le moment de notre départ approchait, plus il se montrait irascible. Maman n'entrait plus jamais dans la maison : elle sonnait et attendait au portail. En général, Papi, son père, l'accompagnait. Ce jour-là ce fut le cas. Quand il entendit la sonnette, mon père maugréa, se dirigea vers la porte, avant de se raviser. Il saisit le fusil qui était posé sur la cheminée, ouvrit brusquement la porte et cria quelque chose comme ça :
‒ Maintenant, ça suffit ! Soit tu rentres à la maison et tout redevient comme avant, soit tu te barres ! Mais alors, adieu les enfants !
Maman était habituée aux sautes d'humeur de mon père, mais là, c'était quand même nouveau. Que pouvait-elle faire ? Elle savait que cela ne servait à rien d'essayer de calmer mon père. Elle n'insista donc presque pas et partit à regret.
Le lendemain, notre père nous empêcha d'aller à l'école. Il n'avait pas dû dormir de la nuit. Il l'avait sans doute passée à ruminer de sombres pensées. Maman se rendit à l'école pour voir ce qu'il en était. Quand elle sut que Sébastien et moi, nous n'y étions pas, elle alla le signaler à la gendarmerie, et vers midi on sonnait à nouveau au portail.
Quand il vit les gendarmes, mon père prit son fusil, sans hésiter, avant de leur crier :
‒ Foutez-moi le camp hors de chez moi !
Posément, un gendarme essaya de le calmer, l'invitant à discuter avec lui, mais mon père ne voulait rien entendre. Au bout d'un moment, il finit par pointer son arme en l'air et à tirer un coup. Cela nous fit mal aux oreilles, à Sébastien comme à moi. Quant aux gendarmes, ils reculèrent d'un pas, dirent encore à mon père de se calmer, de penser à ses enfants, de bien réfléchir à ce qu'il faisait, parce que cela ne menait à rien et n'arrangeait rien, puis ils se retirèrent, en promettant de revenir le jour même.
Effectivement, ils revinrent, plus nombreux, dans l'après-midi. Leur chef essaya de calmer mon père, tout en tentant d'ouvrir le portail, mais il était fermé à clé. C'était nouveau : certes, d'habitude mon père le fermait, mais jamais à clé. Quand Maman était là, il en était toujours ainsi, et mon frère et moi pouvions sortir à peu près librement de chez nous, à condition, bien sûr, de rester quand même aux alentours. Pour aller un peu plus loin, il fallait l'autorisation de nos parents et que les copains soient avec nous ou qu'une grande personne nous accompagne.
Le chef des gendarmes invita mon père à se calmer et le prévint qu'il allait escalader le portail. Mon père tira alors un coup de feu dans sa direction, mais je pense sans le viser. En tout cas, le gendarme ne fut pas blessé. Au bout d'un long moment, lui et ses collègues partirent sans plus insister.
Ils revinrent le lendemain matin. Leur chef essaya de nouveau de parlementer avec mon père, mais celui-ci ne voulait rien entendre, il exigeait la présence de Maman. Comme les gendarmes ne semblaient pas vouloir partir, mon père tira trois coups de feu dans leur direction, mais apparemment sans blesser personne. Mon frère et moi, on se tenait à une fenêtre à l'étage, tandis que mon père était au rez-de-chaussée. Toutes les autres fenêtres restaient fermées par leurs volets en bois. Notre père prétendait, qu'ainsi barricadés, on pourrait tenir un siège. Nous deux, comme Noël approchait, on en venait à espérer une sorte de miracle, s'il le fallait, puisqu'il le fallait. On voyait bien que notre père n'était plus du tout le même. Avant, il avait eu ses sautes d'humeur, mais maintenant, c'était tout le temps. Il en venait aussi à tenir des propos incohérents. Comme j'étais encore petite, je ne comprenais pas tout, mais je comprenais quand même que ce qu'il disait ne tenait pas la route, comme si cela ne tournait décidément plus rond dans sa tête.
Le lendemain, les gendarmes revinrent avec Maman. Le dialogue s'amorça entre notre père et leur chef. Notre père ne voulait recevoir que Maman, tandis que le gendarme exigeait de venir avec elle. Personne ne voulait céder. Le gendarme annonça alors qu'ils allaient tous partir, avec Maman. Notre père se ravisa alors, et leur cria d'attendre. Il réfléchit à voix haute, se demandant comment faire pour ouvrir le portail. En effet, s'il sortait, il risquait de se faire prendre par les gendarmes. Il ne pouvait pas non plus nous envoyer, Sébastien ou moi : c'était courir le risque que l'on ne revienne pas.
‒ Écoutez, cria-t-il aux gendarmes, si vous voulez entrer, débrouillez-vous, mais je ne veux qu'un homme avec Martine, et sans arme. À la moindre embrouille, je tire ! Je n'hésiterai pas, croyez-moi !
À titre d'avertissement, et pour confirmer ses menaces, il se mit d'ailleurs à tirer deux coups de feu en l'air. Cela nous fit trembler, mais malgré tout, on avait enfin l'espoir de revoir Maman, et que le gendarme ramène notre père à la raison.
La serrure du portail ne résista pas longtemps aux gendarmes. Leur chef s'avança alors avec Maman.
‒ Levez bien les bras, et pas d'entourloupe ! reprit notre père. Avancez au pas, Martine la première ! Je vais ouvrir la porte, vous la refermerez en entrant. Au moindre coup foireux, je n'hésiterai pas à tirer ! Alors ne tentez rien que vous pourriez regretter !
Le gendarme et Maman firent comme le demandait notre père. Sébastien et moi, nous étions bien contents de voir Maman venir vers la maison.
‒ Posez votre fusil, demanda le gendarme. Vous allez parler un peu avec votre dame, et nous repartirons avec les enfants. Ils ont besoin de leur maman. Ils ont aussi besoin d'aller à l'école et de voir leurs copains. Vous ne pouvez pas continuer de les prendre en otages comme cela, voyons, ce n'est pas raisonnable ! Tout peut encore s'arranger sans problème. Faites-moi confiance !
‒ Toi, tu la boucles ! ordonna notre père.
Puis, s'adressant à Maman :
‒ Et toi, tu reviens à la maison ! Fin de discussion ! C'était pourtant clair : on s'était promis de s'aimer toute la vie, à la vie, à la mort ! Si tu n'en es plus capable, moi je te l'ai promis : je t'aimerai jusqu'à ma mort ! Rappelle-toi ce qu'on se disait, le plus sérieusement du monde : je t'aimerai jusqu'à ce que mort s'ensuive ! Mais cela devait être dans très longtemps, cela ne devait pas s'arrêter maintenant, non !
En disant cela, notre père était à la fois ému et en colère, cela constituait un mélange étrange. Mon frère et moi, comme depuis le premier étage on ne voyait rien, on a alors décidé de se rapprocher et on est venus s'asseoir en haut de l'escalier. Au même moment, je ne sais pas pourquoi ni comment, tout dégénéra brusquement. Le gendarme fit-il un geste malheureux ? Peut-être. En tout cas, il reçut une balle et tomba à terre. Maman se précipita vers lui. Notre père lui tira dessus. L'air complètement hagard, il détourna le regard, et il nous vit, Sébastien et moi. Il nous tira aussitôt dessus à nous aussi. Sans réfléchir. Pourquoi ? Je me suis tant de fois posé la question : oui, pourquoi ?
Même lui ne le savait sans doute pas. Cela avait été comme un réflexe. On ne réfléchit pas lors d'un réflexe.
Que se passa-t-il après ? Je ne l'ai su que plus tard : alertés par les coups de feu, les autres gendarmes se rapprochèrent prudemment, et ils virent le carnage. Quant à moi, j'avais perdu connaissance. Je ne me suis réveillée que deux jours après, à l'hôpital. Les premiers mots que j'entendis furent ceux d'une femme :
‒ Tu te réveilles ? Je vais prévenir Monique.
Cette Monique arriva peu après. Elle se présenta :
‒ Bonjour, Céline. Je m'appelle Monique et je suis psychologue.
Je ne savais pas trop ce qu'était une psychologue, et je n'avais aucune envie de le demander. J'avais trop mal partout, surtout à la tête. En portant les mains sur elle, j'ai compris que j'avais un bandage sur les yeux. Monique m'expliqua que j'avais été blessée à la tête, et que les médecins s'en occupaient. Elle me posa ensuite beaucoup de questions, au point de me fatiguer. Je trouvai quand même à grand-peine la force de l'interroger pour savoir où étaient Maman et Sébastien. Elle mit ce qui me sembla de longues secondes avant de me répondre. Elle me dit qu'ils avaient été blessés et que les médecins s'en occupaient, pour eux aussi. Puis elle me laissa en me demandant de surtout me reposer, et en m'assurant qu'elle reviendrait très vite et que je n'avais qu'à l'appeler si je voulais lui parler. J'avais trop mal pour dire quoi que ce soit d'autre. Papi et Mamie arrivèrent peu après. Au son de leurs voix, je les trouvais comme très lointains, ils ne me semblaient pas comme d'habitude, mais j'avais trop mal pour leur parler, oui, j'avais surtout envie de me rendormir et de ne penser à rien. De fait, je me rendormis, mais au bout d'une éternité. Je suppose que le personnel médical me donna ce qu'il fallait pour cela.
À mon réveil, je demandai à voir Monique. Mais il n'y avait apparemment personne dans la salle. Je me rappelai alors ce que l'on m'avait dit : il fallait que j'appuie sur un bouton pour demander quelqu'un. Après avoir un peu tâtonné, je trouvai le bouton, et j'appuyai dessus. Une personne vint peu après, et je lui parlai de Monique. Elle me répondit qu'elle s'en occuperait dans la matinée, mais que pour le moment, c'était encore la nuit et qu'il fallait essayer de dormir, ce que je ne réussis pas à faire. Je me posais trop de questions.
Monique vint me voir comme promis. Elle me posa encore des questions, beaucoup de questions, puis elle prit mes mains dans les siennes. Sa voix changea brusquement :
‒ Écoute, Céline, maintenant il faut que je te dise des choses graves. Tu ne reverras plus ni ta maman, ni ton frère, ni ton père. Ils sont morts. Mais d'une façon ou d'une autre, ils sont encore avec toi, ils seront toujours avec toi, et moi je suis là, et tu as encore tout le personnel médical ici, et puis tu as aussi ton papi et ta mamie. Tout le monde t'aime et on va tous prendre bien soin de toi. Tu comprends ?
C'était on ne peut plus direct ! Pourquoi pas, après tout ? Au moins, ce qui devait être dit était dit...
Monique m'avait jugée capable d'entendre la vérité. Mais comment parler de la mort à des enfants ? Qu'ai-je répondu ? Je ne sais plus. Avais-je bien compris ? J'avais surtout compris que Monique me disait que je n'allais revoir ni Sébastien, ni Maman, ni mon père. Pourquoi ? La mort ne m'était pas familière. Tout ce que j'avais vu de mort, c'était ce que ramenait mon père après ses parties de chasse et de pêche, ou encore les proies de notre chatte Moustache : vraiment rien de bien intéressant, les cadavres d'animaux, je n'aimais pas ! Je pense que ce jour-là, je n'ai pas tout compris, et que c'était mieux ainsi. De toute façon, j'avais encore trop mal pour tout comprendre, et je pense qu'avec les médicaments, je devais être dans un état second.
Les jours suivants, Monique revint me parler de Maman et de Sébastien, ainsi que de mon père, avec le plus de tact possible. J'avais toujours un bandage sur les yeux, et cela commençait à m'agacer. Je le lui dis :
‒ Ça me gêne, ce truc ! Je ne pourrai pas voir Maman avec ça ! Quand est-ce qu'on me l'enlève ?
Je compris que Monique esquissait comme un sourire compatissant quand elle me répondit :
‒ Ne t'en fais pas ! On va bientôt te l'enlever !
Elle croyait peut-être que je voulais fuir la réalité. Mais ce n'était pas forcément le cas, je ne sais pas. Plus tard, un médecin indiqua à Papi et Mamie que j'avais probablement un trouble dissociatif de l'identité : j'ai retenu le nom, je l'avais trouvé bien savant à l'époque, et même un peu amusant.
Certains enfants ont un ami ou une amie imaginaire auxquels ils peuvent se confier. Moi, non. Mais un jour, ou peut-être une nuit, je m'étais endormie (comme dans une chanson), et je n'étais plus Céline, mais Morgane. Et Morgane avait une vie bien meilleure que Céline : elle vivait dans une famille heureuse où tout le monde s'aimait, où le ciel était toujours bleu sous un soleil radieux, et où chacun était souriant et heureux de vivre. Était-ce un rêve ? Non, car je pouvais être Morgane le jour aussi bien que la nuit, sans être endormie. Selon les moments, j'étais Céline ou Morgane. Mais j'étais plutôt Morgane quand j'étais seule ou quand je voulais me sentir bien, quand j'avais besoin de me rassurer. Grâce à Morgane, Céline pouvait supporter son passé, vivre le présent et envisager l'avenir. J'aimais bien Morgane. De toute façon, je ne pouvais que l'aimer puisque Morgane, c'était moi, tout en étant un modèle pour Céline. Sa joie de vivre faisait plaisir, c'était encourageant. Gentille et brave Morgane ! Papi et Mamie l'aimaient bien, eux aussi.
Avec Papi et Mamie, j'avais bien compris ‒ enfin moi, Céline ‒ que plus rien ne serait jamais comme avant. Au ton de leurs voix, je devinais qu'ils étaient profondément tristes, même si je voyais bien (façon de parler, puisque je ne voyais rien...) qu'ils faisaient tout pour ne rien laisser paraître et ne pas m'inquiéter. Mais le cœur n'y était pas, et cela se sentait. Dans leurs voix et dans leurs gestes, il y avait trop de douleur, j'avais du chagrin pour eux, et plus ils me parlaient, plus je comprenais, et plus je partageais leurs sentiments. Sentiments variés de désespérance, d'incompréhension, de colère même. C'était la fin de quelque chose, oui, plus rien ne serait jamais comme avant : ni le sourire de Maman, sa gentillesse, son amour constant, sa bonté, sa douceur, le réconfort qu'elle apportait, sa faiblesse même, touchante comme tout ; ni Sébastien, mon petit frère, mon ami, mon confident, Sébastien et nos disputes, pas bien méchantes, Sébastien et tout ce que l'on faisait ensemble, et pas seulement des bêtises ; ni mon père enfin, mon père mystérieux, parfois gentil, parfois cruel, mon père que j'avais cessé au fond de moi d'appeler Papa depuis qu'il s'en prenait à Maman. Tout cela était donc fini, je ne les reverrai plus...