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Dans un monde cruel, au ciel peuplé de mystérieuses créatures, cet enfant non désiré n’aurait logiquement pas dû naître.
Obstiné, il s’est cependant battu pour survivre, et pour réussir à obtenir la meilleure version de lui-même.
Un conte noir, mais aussi tendre et humoristique de résilience.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Née en 1961 à Bastia, entre France et États-Unis, l’itinéraire singulier d’
Amy Shark l’a menée des rivages de la Méditerranée aux grands espaces américains. Docteur en littérature comparée, mère de famille et accueillante familiale, elle conjugue une vie riche en expériences humaines avec une plume acérée et sans compromis.
Auteure de nouvelles et romans tels que "Jour de chance pour les salauds", "Graine de héros", "La geste de Patagil" ou encore "Affaire classée sans suite", elle cultive un style direct, visuel et dépouillé, qui saisit l’essence du réel tout en explorant les territoires infinis de l’imaginaire.
Entre fantastique, dystopie, polar, trash, gore, feel good ou humour, ses récits percutants vous plongent au cœur d’univers variés où l’émotion et l’étrange se côtoient sans détour.
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Seitenzahl: 99
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Tête d’œuf
D’Amy Shark
Couverture : Don Antoine SAMEC Artiste à Poetonic
Le temps d’un roman
Editeur
Collection : « Nouvelles »
Pour la énième fois, la sirène retentit dans les couloirs du collège, propagée dans chaque classe en un écho strident.
Résigné, l’enseignant jeta un coup d’œil rapide par la fenêtre. Le ciel s’était brusquement obscurci. Il ne s’agissait pas d’un exercice.
— Sous les bureaux, mains sur la tête, allez !
Les élèves plongèrent sous leurs pupitres d’un seul mouvement.
Tous, sauf Tête d’œuf qui se tenait au dernier rang, collé au mur. Sa petite taille lui permettait d’observer ainsi dehors sans être vu.
Le premier mégalodon volant passa, indifférent, dans ce qui semblait n’être pour lui qu’un décor de carton-pâte, bientôt suivi d’un large troupeau passif. Ils étaient tous identiques : des descendants d’individus préhistoriques, énormes, la gueule béante révélant des dents monstrueuses et pourries, les yeux morts. Ils avaient l’air plus idiots que dangereux, pensa-t-il. De simples avaleurs de nuages. Pourquoi donc inspiraient-ils une si grande crainte ? Leur dentition, certainement. Et leur masse. Ils devaient peser des tonnes. S’ils s’abattaient sur la ville, ce serait un désastre. Mais on aurait dit au contraire qu’ils cherchaient à prendre de la hauteur, dans un élan concerté. Sans doute faisaient-ils de même autrefois, du temps où ils hantaient les profondeurs marines, lorsqu’ils plongeaient vers les abysses, au plus près du plancher de l’océan. En longeant le mur du bâtiment, l’un d’eux se retourna brusquement sur le côté et sa nageoire crissa le long de la façade, comme une craie sur un tableau géant. Il retint son souffle. Le monstre l’avait-il repéré ? L’espace d’un instant son regard amorphe croisa le sien, puis il reprit sa route, comme si de rien n’était. Il avait dû le confondre avec un meuble.
La sirène se tut enfin. Les têtes émergèrent de dessous les pupitres et dans un fracas de chaises, les élèves se rassirent.
— Alors voyons, où en étions-nous ? Tête d’œuf ? Tu comptes rester collé au mur encore longtemps ?
Un ricanement général secoua la classe, et il s’en voulut aussitôt : par sa faute, ces minus allaient se déchaîner contre ce pauvre gosse.
Sentant l’attention dont il était l’objet, Tête d’œuf (c’était son nom, hélas, il n’y pouvait rien !) s’efforça d’avaler sa salive, de se redresser et d’adopter une posture correcte. Mais il ne réussit qu’à se tasser davantage et à baver lamentablement, sa langue pendante sur le côté.
Le dégoût et la pitié se disputaient chez l’enseignant, tandis que les rires grandissaient et que les boules de papier et les stylos volaient en direction de la victime. Irrité, il tenta de rétablir l’ordre d’un coup de règle sur le bureau :
— Suffit ! Vous savez que vous n’avez pas le droit de vous moquer d’un élève !
— Mais c’est Tête d’œuf !
— Peu importe ! Il fait partie de la classe, quel que soit son nom ! Et je rappelle que vous vous devez de respecter vos différences !
Tête d’œuf, silencieux, transpirant, aurait voulu disparaître. C’était l’humiliation suprême. Toutes ces têtes rondes, aux traits parfaits, aux yeux bien alignés, à la bouche moqueuse, tournées vers lui, et lui, seul face à eux, mou, avec sa gueule de travers, son crâne chauve curieusement ovale, son nez plat toujours luisant de morve, sa langue dépliée sous une canine saillante qui lui retroussait la lèvre en un rictus hideux, et son œil droit globuleux au dessous du gauche qui clignait malgré lui, enfoncé et trop petit… La honte l’envahissait.
Un élève eut le front de prendre à partie l’enseignant, qui n’en pouvait plus au point d’espérer une nouvelle interruption.
— Et pourquoi on devrait respecter la différence de Tête d’œuf, si nous, on est tous pareils ?
Il baissait la tête. Il avait raison, les autres étaient tous pareils : des êtres pareillement parfaits, désirés, choisis, programmés, choyés. Il n’y avait que lui à être aussi esquinté, aussi moche, aussi…
— Et il n’en a pas qu’une, de différence ! Tout le monde sait qu’il a un zizi !
Cette fois une vague de rire secoua la classe, noyant les protestations indignées du maître :
— Tête d’œuf a un zizi! Tête d’œuf a un zizi !
— Un zizi tout rabougri !
— Il est né dans une poubelle ! C’est pour ça qu’il a une tête d’œuf !
— Dans une poubelle ! C’est pour ça qu’il a un zizi tout riquiqui !
Il ravala ses larmes, serra aussi fort que possible ses petits poings aux doigts difformes, au bord de l’exaspération.
Il était bel et bien né dans une poubelle, il ne le savait que trop ! La poubelle de l’hôpital où on jetait les fœtus avortés. Même pas celle qui recueillait ceux que l’on avait jugés bons pour le recyclage sous telle ou telle autre forme, produit cosmétique, poudre aphrodisiaque ou autre, non ! La poubelle commune, celle des déchets irrécupérables, destinés à stagner des siècles dans des fosses à purin ! Pendant des mois, il avait enduré une interminable ascension parmi ce charnier de placentas puants, de chairs gluantes et nécrosées, jusqu’à atteindre le couvercle, jusqu’à ce jour où il avait pu enfin tromper la vigilance des éboueurs et s’était à demi évanoui sur le pavé, déglingué et meurtri, mais vivant!
Vivant, à l’air libre, pour le pire ! Avec la rage de vivre et de survivre… pour leur en faire baver, l’heure venue ! Les mégalodons n’étaient pas plus méchants, plus affamés que lui, mou et chétif, mais animé par une force cent fois plus puissante que la leur !
L’enseignant s’égosillait à présent dans le vide :
— Vous allez vous taire ! Vous allez accepter votre camarade ! Vous allez respecter les différences !
— Mais ça n’existe plus, les différences !
— Silence ! Bien sûr que ça existe ! Vous par exemple, vous êtes tous unisex, n’est-ce pas ? Mais tous vos parents ne le sont pas, je me trompe ? La génération Iel, ce n’est que vous !
Un frémissement nouveau parcourut la classe, présageant un soudain regain d’intérêt. On allait aborder un sujet qui risquait de faire mouche ! L’attention se détourna momentanément de Tête d’œuf, qui en profita pour s’asseoir le plus discrètement possible, espérant se faire oublier.
Dans les premiers rangs, un élève acquiesça du chef, comme pour relancer le débat :
— C’est vrai! Mon papa à moi, il a un zizi. Et ma mère dit toujours qu’elle doit se maquiller parce qu’elle est une femme.
— Donc elle a un vagin. Et d’autres parents ont tous les deux des vagins ou tous les deux des zizis, ou ils peuvent alterner, non ?
— Oui !
— Et toi David, ton parent, il est mono, non ? Un seul parent, ni mâle ni femelle ?
— Oui !
— Et tu le respectes, ton parent ?
— Heu… Oui…Enfin, je pense…
— Eh bien, ça fait beaucoup de différences finalement, vous ne croyez pas ? Et ceux qui se réveillent à peine après des années et des années d’hibernation dans leurs caissons cryo, oui, ceux que vous appelez les vieux en rigolant, des hommes et des femmes comme ceux dont vous avez la photo là, dans vos livres d’Histoire, vous les respectez aussi, non ?
— On doit les respecter, parce que c’est écrit dans la Constitution. Mais franchement, c’est que des vieux nazes.
— Et puis Tête d’œuf, il a un zizi riquiqui !
L’enseignant soupira. L’Histoire et l’éducation sexuelle, cela passait encore, mais ces morveux seraient toujours imperméables aux concepts de citoyenneté et de vivre ensemble, arrogants, pétris de leur supériorité qu’ils étaient ! L’alarme retentit, salvatrice :
— Nouvelle alerte ! Filez sous les tables ! On attend que ça se passe !
Encore cinq minutes, se disait-il, et la sonnerie de midi le délivrerait, de toutes façons !
Un mégalodon gigantesque approchait, horrible et majestueux, frôlait la bâtisse avec insouciance. Il prenait son temps. Ses branchies brassaient l’air en cadence. Il était sans escorte, si grand qu’il semblait occuper le ciel à lui tout seul. Peu après son passage, une déflagration fit voler en éclats la vitre de la classe voisine, et le toit se mit à vibrer sous des chocs répétés. Un voile épais de chair ensanglantée, peau et cartilage dégoulinants, obstrua complètement la vue de la fenêtre.
Un missile venait d’abattre le mastodonte solitaire.
Les élèves se relevèrent avant l’ordre, médusés. Leurs visages affichaient un sérieux inédit. Cet essai militaire était l’un des premiers du genre, et il se révélait être un succès.
L’un d’eux fixa longuement l’enseignant qui, sous le choc, restait cramponné à son pupitre :
— Si on devait tolérer pour de bon les différences, et respecter même les vieux qui sortent de cryo, est-ce qu’on ne devrait pas aussi accepter les mégas, au lieu de leur balancer des scuds ? Après tout, eux, notre livre d’Histoire affirme que ce sont nos ancêtres !
Il se sentit piégé. L’argument était imparable. Fallait-il répliquer la vérité, à savoir que l’armée se fichait de toute évidence de la Constitution ?
Dieu merci, la sonnerie espérée vint à son secours. Les élèves rentraient manger chez eux.
Tête d’œuf n’avait nulle part où aller, mais il se fondit dans la foule qui piétinait dans le couloir, impatiente de rejoindre la sortie pour examiner les bribes du cadavre éventré, et évaluer les dégâts.
Lyn reposa un peu trop brusquement sa tasse. Sa main tremblait et quelques gouttes de thé chaud éclaboussèrent la table, qu’elle s’empressa d’essuyer. Un geste parfaitement inutile, puisque l’appartement serait débarrassé dès le lendemain, et tout son contenu envoyé dans un garde-meubles. Mais elle était de nature maniaque. En face d’elle, Ted remuait consciencieusement un morceau de sucre dans son café, qu’il négligeait de boire. Ce chamboulement dans leur existence le perturbait lui aussi. Qui des deux avait proposé cette évasion temporelle ? Il l’avait oublié. Ce devait être Lyn, comme toujours. Ted détestait prendre des décisions. Il préférait s’en remettre à sa femme, c’était plus commode. Avec le temps, il avait appris à mettre ses émotions en sourdine, à éviter les sources éventuelles de conflit. Il émit une réserve timide, pour le principe :
— Tu ne crois pas que ce sera trop dur pour Teddy ? Il est jeune…
— Jeune ? Il a déjà douze ans ! Douze ans, tu te rends compte ? On ne compte plus pour lui. Regarde-le ! Il ne pense plus qu’à sa console, ses jeux, ses musiques, ses potes. Il sera parfaitement heureux de les rejoindre au camp. Tout est organisé, ses classes, ses vacances, tout son parcours scolaire et extrascolaire. Une voie royale, toute tracée. Que pourrait-il espérer de mieux ?
Elle avait raison, bien sûr. Douze ans ! C’était parfaitement normal. Pourquoi ce ton désabusé alors ? Elle dissimulait mal sa nervosité.
Une ancienne photo de famille trônait encore sur la cheminée, prête à être emballée avec le reste de la déco. On y voyait Teddy, un bébé blondinet de deux ans, aux joues rondes, aux bras potelés et au sourire charmeur, entre ses parents rayonnants de bonheur. Il agitait la main, comme en signe de bienvenue. En réalité, Ted se souvenait qu’il avait aperçu un mégalodon traverser son champ de vision et qu’il lui avait fait signe, pile au moment de la photo. C’était mignon. Il était si tendre alors, si innocent ! Oui, Lyn était dans le vrai. Entre autres avantages, un espace temporel leur éviterait les affres probables de l’adolescence. À droite de la photo, dans une tenue de jardin décontractée, elle affichait un sourire radieux.