Tous contes faits - Odette Philippart - E-Book

Tous contes faits E-Book

Odette Philippart

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Beschreibung

Regards d'une jeune fille sur la Wallonie 

Sa cité
Des immigrés, des langues multicolores
Une société à privilèges
Une guerre avec des prisonniers
Et un raton laveur, pour imiter le poète.
La petite Mélie observe son époque, s'émeut sous le wallon tendre de Bonne-maman, découvre Prévert. Écrira-t-elle le livre dont elle rêve ?

De découvertes sur soi en révélations sur son entourage, Mélie grandit, s'apaise, et ose rêver à Il était une fois...

EXTRAIT 

1940-1944
Les provinces belges ? Mélie les récite à toute vitesse, sans omettre le méprisé Limbourg où elle habite.
Les sept charbonnages de Campine ? À force d’entendre les comparaisons des collègues de papa, elle les connaît à l’endroit comme à l’envers. Si elle a oublié quel professeur y a découvert le charbon, elle sait que la mine paie plus ici qu’à Liège. Même les employés comme papa.
Quant aux cours d’eau de Belgique, impossible de les retenir. Surtout dans l’ordre. Pour l’Yser, pense à grand-père ; c’est là qu’il a été gazé en 14, suggère maman, qui envoie Mélie au jardin, où la cadence du par cœur ne taraudera ni salades ni haricots. Répétitions. Voix monocorde. À force de patience, les affluents de l’Escaut deviennent ritournelle. Ouf ! Restent la Meuse et ses une, deux… six rivières ! La Meuse, Mélie la connaît. Elle coule près d’ici. Vue de la berge, d’un côté elle va vers Maaseik et le docteur de sa mère. De l’autre, vers Liège et les grands-parents. Le souvenir d’eau grise et large, comment le situer sur l’étroit fil bleu serpentant dans l’atlas ? Mélie bute : l’amont, l’aval, Maaseik, Liège, le gris de l’eau, le bleu du fleuve.
Avec les lignes droites des canaux, comment retenir où on habite ?

CE QU’EN PENSE LA CRITIQUE

- « Un roman plein de surprises. Une belle légèreté, une plume magnifique, un roman à découvrir et à savourer. » (Filiber)

A PROPOS DE L'AUTEUR 

Après une longue carrière d'enseignante en français auprès d'étudiants néerlandophones, Odette Philippart a décidé de se consacrer à l'écriture. Son premier roman est le fruit de plusieurs années de travail poétique, notamment dans le cadre d'ateliers d'écriture.

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L’écriture est comparable à celle de Valentine Goby dans Kinderzimmer. L’innocence du personnage rappelle celle de Scout, narratrice de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur d’Harper Lee. une belle légèreté, une plume magnifique, un roman à découvrir et à savourer !

Filiber

À mes parents, pour le passé,

À Célestine, pour l’avenir.

…du parfum de tristesse,Que même sans regret et sans déboire laisseLa cueillaison d’un rêve au cœur qui l’a cueilli

Stéphane Mallarmé,

1940-1944

Les provinces belges ? Mélie les récite à toute vitesse, sans omettre le méprisé Limbourg où elle habite.

Les sept charbonnages de Campine ? À force d’entendre les comparaisons des collègues de papa, elle les connaît à l’endroit comme à l’envers. Si elle a oublié quel professeur y a découvert le charbon, elle sait que la mine paie plus ici qu’à Liège. Même les employés comme papa.

Quant aux cours d’eau de Belgique, impossible de les retenir. Surtout dans l’ordre. Pour l’Yser, pense à grand-père ; c’est là qu’il a été gazé en 14, suggère maman, qui envoie Mélie au jardin, où la cadence du par cœur ne taraudera ni salades ni haricots. Répétitions. Voix monocorde. À force de patience, les affluents de l’Escaut deviennent ritournelle. Ouf ! Restent la Meuse et ses une, deux… six rivières ! La Meuse, Mélie la connaît. Elle coule près d’ici. Vue de la berge, d’un côté elle va vers Maaseik et le docteur de sa mère. De l’autre, vers Liège et les grands-parents. Le souvenir d’eau grise et large, comment le situer sur l’étroit fil bleu serpentant dans l’atlas ? Mélie bute : l’amont, l’aval, Maaseik, Liège, le gris de l’eau, le bleu du fleuve.

Avec les lignes droites des canaux, comment retenir où on habite ?

Au charbonnage, pour se repérer, on a le choix entre deux avenues. L’une, à droite, déroule un gravier roux et crissant sous l’épaisseur des châtaigniers. Les vieux troncs entremêlent leurs panaches en voûte sombre, complices des batailles de catapultes entre galopins. Quand la bande à Witte-le-frondeur entre en action, mieux vaut fuir l’avenue. Pendant les trêves, Mélie ose le détour. Elle guette l’éblouissement de lumière lorsque, du couvert, on débouche face à la Géante : la Tour de l’église. Il suffit à la petite fille d’un air de soleil pour s’élancer : les fées habitent cette haute merveille, y valsent sur une portée de nuages, disparaissent avec l’odeur des pins mouillés.

Quelques gouttes d’orage font retomber Mélie à hauteur de sa leçon. L’atlas en auvent sur les yeux, elle ramène à la cuisine les affluents et sa récitation : Se jettent dans la Meuse : la Semois, la Lesse…

L’autre avenue qui s’ouvre au charbonnage, celle de gauche, c’est la Grand-route en béton. Le bruit y est plus dense : vélos qui se hèlent en flamand ou en dialecte, qui se font la course, qui sautent d’un clac rapide chaque joint entre les dalles ; camion de soldats de l’armée d’occupation allemande en casque et fusil ; auto du directeur du charbonnage, celle du docteur : ils ont des bons d’essence ; tram vicinal qui cahote vers Maaseik ou Tongeren-Tongres ; rituel transport de charbon dont le haut tuyau droit rejette sa puanteur de gazogène. La Grand-route et les rails de tram divisent la Cité en deux : la Vieille et la Nouvelle. Les briques roses font plus chic, les différences sociales restent les mêmes : une rangée de maisons avec salle de bains, le reste sans.

La Grand-route longe le parc, la statue de la Reine, le château à tourelles du directeur. La frontière de la Cité s’arrête net à ce château, comme s’il surveillait les sorties. Un autre monde commence ici, avec ses commerces indépendants, ses cafés, son cinéma : tout pour attirer l’argent gagné côté labeur.

*

Après les tours à molettes, les bains-douches, les bennes de charbon, on arrive sur le Zuid-Willemsvaart et ses ponts-portiques. C’est dimanche, aucune activité. Trois péniches, ventres à demi ouverts, attendent déjà leur chargement. Le batelier somnole : jour de repos, jour de perdu. Pour ceux de la Cité, c’est jour à vélo le long de l’eau. Sur l’autre berge, deux silhouettes haut perchées pédalent en cadence, leurs guidons raides disant la Hollande proche.

On retient son souffle. À gauche se profile le camp des prisonniers russes. Ceux qui ne travaillent pas dans la mine aujourd’hui s’attroupent derrière les barbelés, tandis que chaque mirador pointe son fusil allemand. Est-ce qu’ils préviennent avant de tirer ? Est-ce qu’ils tirent aussi dans le dos ? Papa accélère dans une indifférence feinte : ne regarder que le chaland qui crachote vers le canal Albert, le poisson qui évase un œil d’eau…

Mélie prend appui sur les pédales, oublie un moment la selle, aiguillon d’entrejambe. Elle envie Pierre trônant sur le cadre du vélo de papa. En petit roi, il peut suivre des yeux les canards du canal. Le courant glisse entre des digues plus élevées que les anciennes maisonnettes trapues de l’autre rive : les galeries creusées pour le charbon les enlisent petit à petit. Mélie craindrait d’y vivre : si tout à coup son lit dégringolait au fond d’un bouveau, comment, sans lampe, trouver la cage d’ascenseur ? On a pourtant planté assez de pins aux fûts droits pour doubler les étançons ! Galerie, cage, grisou, boutefeu, triage, Mélie nage avec souplesse dans cette famille de mots. Fille de mineur ou pas – son père employé étant de la surface, pas du fond – elle flotte parmi ces mots usuels dans toute la Cité.

Importés de Wallonie en même temps qu’ingénieurs, porions, piqueurs, ces mots s’adaptent à toutes les bouches : la paye devient den peye, les géomètres se muent en de jemetten. Si le charbonnage, au gré des accents, devient charbonnach, sjarbonnas, jarbonnaye, il reste le tout-puissant dénominateur commun.

Sous l’œil bienveillant de la direction, le tir à l’arc, la balle-pelote, s’ouvrent à d’autres langues que le français ou le wallon : un travailleur membre d’un club sportif s’intègre mieux dans ce pays perdu. Les enfants eux-mêmes participent à ce joyeux mélange de vocabulaire : ils jouent à kasj-kasj, sjandarm-voleur, balsasseur, sur le ton chantant des parlers du bord de Meuse. Les diversités se fondent en un idiome collectif appelé la langue de la Cité.

*

Qu’on les appelle tours à molettes ou « belles-fleurs », Mélie imagine l’obscur chemin des câbles. Ils descendent dans le puits, remontent ouvriers ou bennes, s’enroulent sur les roues qui, à pleines dents, hachurent les nuages avant de renvoyer vers le noir. Une roue s’arrête ? Le ventre de Mélie se contracte en vrille. Aurait-elle trop lu Sans famille de Malot, ses drames de galeries inondées ?

Frileuses dans leur échafaudage à claire-voie, les deux tours semblent fluettes pour leur cargaison d’hommes. Depuis leur faîte, mille et un fils invisibles attirent à heures fixes tous les hommes de la Cité ouvrière. Vers huit heures, les cols durs des employés. Vers treize heures, le travailleur à pauses et son briquet de tartines empaqueté dans son mouchoir de cou. Presque tous à bicyclette, même l’ingénieur. Quand le vélo godillant de Monsieur Valde revient à treize heures trente, il dort déjà sur sa selle. S’il se fracassait le crâne, et sans un fils pour la relève, sa famille devrait quitter la maison endéans le mois. Les tours à molettes sont inflexibles : chaque maisonnée a l’obligation de fournir au moins un travailleur au charbonnage. En cas de décès, ou bien la famille déménage, ou bien prend un mineur comme pensionnaire. Exception faite pour la famille de l’ingénieur tué par un wagonnet.

Les autres veuves auraient-elles droit au même privilège si elles sortaient chapeautées et gantées ?

*

Le dimanche, ce sont d’autres processions où il vaut mieux se faire remarquer. L’église, massive tour carrée plus imposante que belles-fleurs ou terril, expose à des kilomètres la richesse de la mine. Car tout ici appartient au charbonnage : attribution des grades, des maisons – l’une suivant l’autre ; école des filles, école des garçons ; salle des fêtes ; ailes d’ange pour les processions ; surveillance de moralité – soupçons de vol ou d’adultère notés par un des gardes ; choix du nom des rues, etc. Avec les trois magasins du charbonnage, la rue de Mélie s’appelle rue de l’Alimentation. Titre alléchant, chiche achalandage. La boulangerie ne cuit que le réglementaire pain de guerre au son, mêlé de bouts de paille. Le magasin à tout n’étale rien. Le sel, le riz, la farine sortent de dessous le long comptoir en bois verni, sont pesés avec parcimonie. Le grain de sucre qui par mégarde tombe est ramassé avec délices : il ne comptera pas pour les tickets de rationnement. Ces timbres, quelle hantise ! Combien de mois encore avant une paire de souliers ? Pour une chemise, les points textiles seraient épuisés ? Mais l’obsession de tous reste la nourriture. On s’échange sous le manteau des recettes farfelues de crêpes sans farine, ou les adresses de fermiers compatissants. L’ingéniosité se mêle à l’angoisse. Avoir la peur au ventre… Pour Mélie, ce ventre est rappel de la faim lors de l’« évacuation ». Les quelques hommes du wagon s’étaient battus pour du pain distribué. Papa devra-t-il apprendre la boxe ?

Le charbonnage édicte de nouvelles lois : le jardin en façade, consacré aux fleurs, pourra désormais devenir potager. Si Ces Messieurs craignent la disette, les ouvriers ont toutes raisons de trembler… Quant à la boucherie, son voisinage connaît le jour du goret qu’on égorge. Le fumet des soies de porc brûlées met les alentours en appétit. La visite chez le boucher se soldera par une maigre côtelette. Peu de viande, c’est le régime réglementaire. Pour tous pareil.

Le sentiment d’appartenance à une communauté obligatoire ne paraît pas curieux à Mélie ou à Pierre : ils sont nés là-bas. Seule la présence sporadique des soldats allemands – papa, lui, parle de contrôles incessants – trouble l’ordonnance commune du rythme charbonnage-école-église.

Certaines nuits pourtant éveillent sur un autre monde : tirs, explosions, bourdon lancinant du vol des bombardiers. La peur, chacun pour soi. Pierre se retourne sur l’oreiller. Papa questionne les traînées lumineuses. Mélie, poils aiguisés, se creuse le ventre en coup de poing. Maman, demain, aura mal à la tête. Gare aux gifles.

*

Demain est d’humeur aimable.

Pierre se fait reboutonner les bretelles par une mère indulgente.

Mélie court se frotter les taches de rousseur à la rosée matinale, souverain remède.

Le maître a promis qu’on mesurerait la cour avec une chaîne d’arpenteur.

Dans la rue, rencontre habituelle : Bonjour, Monsieur l’Ingénieur. Et le rite : Bonjour, Pierre et Piélie. Mélie sait qu’elle doit sourire. Petite blague de connivence avec le seul haut placé qui les reconnaisse.

*

Pas traînants sur les cailloux près de la barrière, deux coups à la porte de la cuisine : midi nous ramène Witte.

Les enfants mâchent et remâchent la même bouchée, papa n’est pas dupe. Mélie, c’est ton tour. Elle s’étrangle presque en avalant, mais il lui faut entrebâiller la porte. Elle toise le crâne blondasse qui ne regarde que ses bottines dépareillées. Plus de soufre sur les mains, donc plus de gale, donc plus facile de lui tendre le bol de soupe : il l’avale à grands glouglous. Pas un regard, pas un mot. C’est Witte. Sur le seuil, Mélie s’invente la main tolérante, la lèvre serrée de la bonne dame faisant la charité.

Papa croit savoir que le père de Witte boit leurs timbres de rationnement, et même le supplément alloué à chaque mineur.

Boire ses timbres ?

C’est la guerre. À chacun sa famille et ses timbres, n’est-ce pas ? Même si on est de la même Cité. Pour le pain, par exemple, les enfants trouvent injuste que Witte reçoive parfois une tartine avec leur soupe. Et sans dire Dank U comme ils l’ont appris, eux. Dans La Semaine de Suzette, les pauvres sont bien plus charmants !

Hélas, l’exemple préféré de papa est l’évêque qui donne ses chandeliers à Jean Valjean. D’où la porte ouverte à Witte et ses chandelles de nez. La porte ouverte ? Mélie se félicite du haut de sa générosité, et Witte, au ras de la cour, renifle avec provocation.

Plus exaltant serait un prisonnier russe hâve, décharné, qu’elle cacherait dans la remise. Il pleurerait en lui baisant les mains. Elle serait hissée sur le pavois. Plus prosaïque, papa rapporte un serpent de bois peint, échangé contre du tabac et trois tartines : un trafic d’objets fabriqués au camp s’est installé sous le couvert du charbon. Les Russes, on les plaint. On les craint. Ils ont les cheveux rasés, une langue au débit saccadé, des origines glacées. Les enfants, ne les regardez pas.

*

Une arcade imposante en face des Grands-Bureaux semble ouvrir en fanfare les rues de la Cité. Mais la fanfare n’est entretenue que par les hurlements, chamailleries, galopades de familles où les enfants poussent plus vite qu’arbres et buissons. Witte habite cette enclave que papa appelle La Cour des Miracles. Peu de gens se risquent dans les parages.

Pourtant, sans les bons exemples de papa, Pierre aimerait comme Witte ameuter le quartier d’une voix farouche, cracher en tapinois, enfourcher les chevaux-manches-de-brosse de la Cour des Miracles. Et surtout, surtout, rouler sur ce vieux vélo d’homme aux jantes sans pneu : Witte passe une jambe sous le cadre trop haut et pédale de guingois dans le crissement le plus strident, le plus aigu, le plus vieux-ferreux, à faire grincer les dents et hérisser les cheveux au long de son chemin rebelle.

Monsieur Joseph se redresse sur les poireaux à repiquer, Madame Wiletski renverse son seau, les petits Cavalere hurlent, Monsieur Jans le gendarme, minutieux chauleur de sentiers, tressaille devant l’incongru du pot de peinture renversé sur ses tagètes.

Witte ferraille autour de leur pâté de maisons et la migraine de maman s’exacerbe. Mélie disparaît dans son aiguillée de laine à repriser, dans la trame de la chaussette, dans le dernier talon usé. Tassement d’épaules, va-et-vient empesé des doigts. Explosion de maman : comment peut-on avoir une fille aussi lente, ou godiche, ou empotée, ou gourde, ou maladroite, ou… Pierre attend au jardin la fin de l’enguirlande. Lui, son travail, c’est la charbonnière à remplir le matin, la vaisselle du soir avec sa sœur.

— Mais c’est moi qui lave, geint-il.

— D’accord, dit maman

— Pas les casseroles, je suis trop petit.

— Mélie les lavera ; elle est l’aînée.

— Pas le cuit-lait non plus !

— Pauvre petit, on va te plaindre ?

Mélie aussi déteste le cuit-lait où les peaux blanchâtres et visqueuses s’engluent autour du poignet de qui doit gratter le fond brûlé. Elle boude. Elle se plaint qu’après cuisson c’est pour son frère qu’on bat dans un bol la crème figée du lait avec un peu de sucre. Ce serait à lui de gratter, non ? Pierre s’esquive, sort lancer des cailloux dans le sillage de Witte. Quand Witte est loin. Demain le vélo plaintif aura peut-être un autre itinéraire, maman la tête légère.

*

Lorsque la femme de l’ingénieur « petit de… » traverse la place avec des invités, elle présente d’une voix pigeonnante les cottages à l’anglaise de la Cité, leurs colombages. Ses visiteurs remarquent les verts jardins, les haies d’aubépines ponctuées d’arbres en fleurs ou en fruits. À chacun son poirier, son cerisier, ses grappes d’acacia ou de lilas. Sans a priori.

Mêmes fenêtres à croisillons, mêmes toits de tuiles rouges ? L’œil exercé de la Cité remarque une autre largeur de façade, une pente plus mansardée, une porte à ferrures absente. Il colle l’étiquette adéquate : maison d’ouvrier, maison d’employé, partagée d’ailleurs par deux familles. Abritant ouvriers ou non, les logis diffèrent mais se côtoient dans la plupart des rues. Le géomètre n’a pas de colombages, mais une salle de bains et un chauffage central. Quant à l’ingénieur, il déménage au gré de ses promotions, échangeant villa à gravier blanc pour les espaces d’un petit château. Dans les autres cités du Limbourg, dit papa, les habitants ne peuvent se mélanger, sauf au travail : on habite le quartier des ouvriers, ou des employés, ou des cadres, et les vaches seront bien gardées. Mélie n’y a jamais vu de vaches. Papa explique que c’est une expression pour dire que le garde du charbonnage peut plus facilement faire ses rapports à la direction, faire renvoyer celui qui ne suit pas les règles. Dans leur Cité à eux, heureusement, les rues sont plus souples, avec des perspectives plus arrondies. Le caractère du chef garde n’est pas plus conciliant pour la cause. Papa suit les consignes. Mélie et Pierre aussi. L’une ou l’autre bêtise rapportée sur le carnet du cerbère signifierait une diminution sur la fiche de paye.

La maison de Mélie est une maison d’employé, avec œil-de-bœuf à mi-façade : depuis l’escalier on peut s’y soûler de passants. Les jours venteux gonflent en pomme la veste du cycliste, auréolent la voisine d’une légèreté bouclée. Depuis son promontoire, Mélie surveille rue et maison. Bouffées de chou mijoté dans la cuisine ; silence de salle à manger – pour l’animation, attendre la fête de Saint Nicolas ; agitation du frère parmi jouets et vieilleries dans la pièce de devant ; exhalaisons confites descendant des trois chambres aux lits défaits. Mélie, à la tâche : au-delà de la salle à manger, maman fait grincer la pompe à lessive. Bientôt l’appel pour que sa fille vienne étendre le linge à blanchir sur l’herbe : avec ce vent, il faudra le semer de pierres propres. Parmi ces fantômes en bras de chemise, Mélie jouera la marche précautionneuse de la Reine du pré.

Dans sa rue, les habitants en sont tous à la bassine à lessive pour le bain du samedi, les w.-c. extérieurs, avec les mêmes épeires à croix blanche toilant plafond ou recoins sous la planche.

À la longue on remarque que l’ouvrier charroie lui-même le tas de charbon amené devant sa barrière, qu’il repeint sa porte à intervalles imposés, qu’il taille son aubépine au mois de juin, la semaine où l’employé regardera l’homme de la Régie lui faire haie nette, rentrer son charbon, s’astreindre à la vidange des fosses, la peinture des boiseries.

Même charbonnage, autres mains, autre déférence, n’est-ce pas ? Autres coutumes, autres langues aussi, allant du néerlandais, français, tchèque à l’italien, en passant par le hongrois, roumain, polonais, avec certaines qu’on ne peut situer sur la carte.

On se salue entre voisins, on ignore lesNoirs, ou Collabos, on défend à Pierre et Mélie de franchir le seuil des étrangers. Une exception pour Elsa Kazmareck. Sa mère parle par signes, son père cultive de hauts maïs craquants, sa cuisine est festonnée de draps brodés de rouge. La pièce de devant est vide de meubles. Et de jouets. Elsa vient donc jouer avec Mélie et ses poupées, leur dessine des robes de papier, dit toujours oui. Oui à la poupée prêtée. Oui au seuil enfin franchi d’une famille belge. Oui avec tant de docilité que Mélie se conforte de vague mépris : c’est une étrangère.

*

À l’école française