Trois ans de voyage d'un prince indien - Charles Malo - E-Book

Trois ans de voyage d'un prince indien E-Book

Charles Malo

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Extrait : "Un profond mystère devra toujours envelopper les raisons secrètes du grand voyage que, des bords du Gange, je viens d'entreprendre, l'an 1273 A. H. (de l'ère chrétienne, 1860), en diverses contrées de l'Europe, pendant les années 1860, 1861, 1862 ; du moins ne l'est-il pas défendu d'en indiquer les motifs apparents."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 426

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Petit avant-propos de l’éditeur

Pour imprimer à ce livre un cachet irrécusable de vérité, serait-il donc indispensable de lui délivrer au besoin un certificat, en bonne forme, d’origine persane ? pareil souci serait, selon nous, au moins superflu. Personne assurément ne nous demandera par quel hasard merveilleux un prince se plaît à voyager comme un simple mortel ; par quelle licence singulière il se permet de noter, jour par jour, ses Impressions de Voyages, à la manière d’un artiste, ou d’un touriste pur sang ; par quelle étrange velléité d’amour-propre enfin, une fois de retour dans sa patrie, il a pu se décider à publier la relation de ses voyages.

Il n’y a, en effet, dans tout ceci, rien que de fort naturel. S’il est permis à chacun, selon son bon plaisir, de rester paisiblement au coin de son feu ou de parcourir le monde, pourquoi donc un prince, fût-il indien, persan, chinois, n’aurait-il, à son tour, l’un ou l’autre privilège et ne pourrait-il, comme le premier venu, faire confidence à ses compatriotes de ses idées toutes personnelles, à l’instar de tant de gens qui, n’étant pas nés princes, ont pourtant si fort abusé, chez nous, de cette liberté grande.

Ce premier point résolu, à savoir qu’il était on ne peut plus loisible à Nadir-Shah de parcourir l’Europe et l’Asie, qui plus est, de publier ses voyages, il ne nous reste plus qu’une seule question à examiner, la voici : Avons-nous bien ou mal fait d’importer de l’Inde en France, de Calcutta à Paris, notre illustre prince et son œuvre, le tout pour l’instruction et l’amusement de la jeunesse ?

À cela nous répondrons : la diversité singulière de récits et d’aventures qui se succèdent, dans ce livre, sans obscurité, sans sécheresse ; cet immense Panorama qu’en un si petit espace le voyageur déroule incessamment sous nos yeux, dont les extrémités sont Calcutta, Constantinople ; les points intermédiaires : l’île Sainte-Hélène et la France, nous ont semblé quelque chose d’attrayant et d’original, fait pour éveiller la curiosité, pour exciter parfois même au plus haut degré l’intérêt du lecteur. Nous ne croyons pas d’ailleurs qu’il coure le risque de trop s’ennuyer avec Nadir-Shah, voyageur si peu prétentieux, doué d’une modestie si rare. Nadir est si bon prince ! N’en convient-il pas lui-même avec une naïveté charmante, lorsqu’il nous dit, au début de son récit : « Je ne suis ni marin, ni lettré, ni savant, ni artiste ; j’ai d’ailleurs, comme Persan, des préventions naturelles et des idées fausses sur toutes les contrées que je vais parcourir ; je tâcherai bien, il est vrai, de me méfier prudemment de mes impressions premières ; mais il est certain que je n’y parviendrai pas toujours. Ensuite il est fort probable que je n’apprécierai pas non plus à leur juste valeur, des monuments nouveaux pour moi, des mœurs auxquelles je suis tout à fait étranger ; il m’arrivera enfin, le plus souvent, de mal juger les scènes qui se passeront sous mes yeux, de mal comprendre certains récits qu’on pourra me faire. Or, s’il me prend jamais fantaisie de publier la relation de mes voyages, doublement placé, comme je l’aurai été, à la discrétion d’un interprète pour recevoir des impressions, d’un secrétaire pour les exprimer, je commettrai, à coup sûr, de nombreuses erreurs. En cela, m’a-t-on dit, je ressemblerai à bien d’autres voyageurs ; et, tout prince que je suis, cette pensée me console. »

Voilà, pour un membre honoraire de la Société Asiatique de Calcutta, un examen de conscience d’une bien grande humilité ! aussi le reproduisons-nous sans crainte : l’exemple n’en sera pas contagieux.

Et maintenant, si quelque indiscret venait nous demander comment il se fait qu’un livre publié en langue persane quelque peu poétique, dans une des belles typographies de Calcutta, se réimprime, comme par enchantement, en vile prose française, au sein de notre capitale, nous demanderons à notre tour, avec une stupéfaction au moins égale, comment il se fait que nos dames de France portent de vrais cachemires de l’Inde, par quelle étonnante merveille nous lisons dans nos journaux, en bon français, des relations certifiées véritables, provenant de grands mandarins de la Chine, que sais-je encore ! du Japon, de la Cochinchine ?

Chapitre I

Nadir-Shah. – Départ de Calcutta. – Les Îles Nicobar.

Un profond mystère devra toujours envelopper les raisons secrètes du grand voyage que, des bords du Gange, je viens d’entreprendre, l’an 1273 A.H.(de l’ère chrétienne, 1860), en diverses contrées de l’Europe, pendant les années 1860, 1861, 1862 ; du moins ne m’est-il pas défendu d’en indiquer les motifs apparents.

Lorsqu’on porte un nom aussi tristement célèbre que le mien : Nadir-Shah ; qu’on se trouve être le dernier rejeton d’une dynastie passagère qui asservit la Perse, révolutionna l’Inde, dont le souvenir égale en renommée celui des Heïder-Ali et des Tippoo-Saheb ; qu’à l’instar de tous ces rajahs, et mille autres petits souverains en herbe de l’empire indien, on en est réduit à vivre pensionné par l’Angleterre ; lorsqu’on voit enfin, comme moi, l’Iran, sa patrie, jadis si belle sous les Darius, sous les Sapor, devenue la proie de l’oppression, des guerres civiles, sous la domination d’un descendant des Katchars, en vérité, dans l’Inde comme sous d’autres cieux, ce qu’on a de mieux à faire, c’est de porter patiemment son joug, de s’efforcer d’oublier que le sang d’un redoutable conquérant coule encore dans vos veines. Ici, le sort de l’homme qui naît esclave, c’est de vivre et de mourir esclave ; toute ambition s’éteint ; tout sentiment de dignité s’efface ; les chaînes dorées qu’on ne saurait briser, on en vient peu à peu à ce degré d’avilissement de les contempler un jour avec joie.

Et c’est ce que j’ai fait dans l’Inde, comme tant d’autres ailleurs, moi, pauvre prince déchu ! Partout, sur la terre d’exil, l’amour des arts et des voyages devient l’invariable consolation des tristes débris de toute dynastie éteinte. Quand Tchihl-Soutoun, ce palais des quarante colonnes d’Ispahan, aurait dû me servir de berceau, déjà les désastres de ma famille avaient donné, à mes yeux, Lucknow pour refuge et pour tombe ; je me suis donc consolé par les arts, par l’étude ; et, dix ans entiers, j’ai parcouru l’Inde.

D’abord, je me sentis ému d’une pitié bien profonde à l’aspect de toutes ses merveilleuses splendeurs éclipsées ; puis bientôt, ces ruines immenses, ces vestiges incomparables des temps antiques me rappelèrent au sentiment des vaniteuses misères de la civilisation moderne. Cette jeune Europe, me disais-je, si fière et si glorieuse d’elle-même, surtout depuis deux siècles, croit avoir tué la vieille Asie, parce qu’elle l’étreint et l’enchaîne dans ses innombrables réseaux d’or et de fer ; mille échos lointains viennent nous vanter sa suprême puissance, nous éblouir de ses prestigieuses merveilles ; mais, en réalité, quelle est-elle ? peut se demander l’un des cent millions d’esclaves qu’elle opprime ? Connaissons-nous ses mers, ses fleuves, ses capitales, ses monuments, ses antiquités, ses richesses ? Nous la voyons bien, chez nous, par ses représentants, arrogante, superbe et dominatrice ; pourquoi n’aurions-nous pas enfin la curiosité de l’aller contempler un peu de près, chez elle, incognito, et sans bruit ? L’idée serait piquante ; cette fois, au moins, nous entendrions de nos oreilles, nous verrions de nos propres yeux, sans inspirer la moindre défiance. Se méfie-t-on, en Europe, d’un Persan ou d’un Indien ? c’est si peu de chose !

Ma résolution une fois prise, ce mirifique projet de voyage roula incessamment dans ma tête ; ce fut mon rêve de chaque jour ; il me semblait déjà parcourir la mer des Indes, celle du Sud, l’Océan Atlantique, la Méditerranée, les îles Ioniennes, la mer de Marmara, le golfe Persique, celui d’Oman ; ce qui veut dire que je visitais l’Irlande, l’Angleterre, la France, l’Italie, l’Asie-Mineure, les Turquie d’Europe et d’Asie, le Kurdistan surtout, enfin la Mésopotamie, où m’appelaient de pieux pèlerinages.

Et cependant, pour accomplir ce grand voyage avec convenance et dignité, comme je l’entendais, j’avais bien des obstacles à vaincre. Voici quelques-uns d’entre eux : d’abord il fallait que j’obtinsse du gouverneur général de l’Inde, lord E ***, une apparence de mission, une sorte de caractère diplomatique pour m’accréditer auprès des divers ministres de sa Majesté britannique, et de la haute aristocratie anglaise, que je tenais à connaître : condition sans laquelle je risquais fort, tout prince que je sois, de n’être, en Angleterre, accueilli de personne. Un nabab, transplanté à Londres, devient un si mince personnage ! on lui fermerait volontiers la porte au nez.

Des recommandations particulières de deux ou trois membres de la Compagnie des Indes me devenaient, en outre, indispensables. Si je devais à peu près m’attendre à traverser, inaperçu, la France et l’Italie, faute de lettres d’introduction chez de grands personnages de ces deux contrées, qui n’ont aucune relation établie avec les Indes, j’avais besoin de trouver à Malte, à Smyrne, à Constantinople, à Bagdad, accueil et protection auprès des consuls anglais, tout puissants dans ces résidences.

Ces premières difficultés levées, il me restait à prendre en considération l’époque, la durée d’un pareil voyage, et surtout le chiffre approximatif des dépenses qu’il m’occasionnerait, car je voulais voyager un peu en grand seigneur, du moins en Angleterre, en Turquie. Il est des pays où l’éclat de la naissance doit, pour n’être pas méprisé, marcher inévitablement accompagné de tous les dehors du luxe et de l’opulence ; dans ces pays-là, il faut savoir à propos éblouir les yeux. Un lak-roupie, (250 000 fr.) me devenait, tout compte fait, strictement nécessaire ; or, je jouis d’une modeste pension de cinquante mille roupies ; c’était donc juste deux années de revenu qu’il me fallait sacrifier.

Ce dernier point supposé réglé ; je n’étais pas encore au bout de mes peines. J’avais sans doute étudié avec soin le long itinéraire de mon voyage ; ainsi je savais, presque par cœur, toutes les côtes à suivre, les caps à doubler, les îles à visiter, les royaumes à parcourir, les déserts à traverser, et je m’en réjouissais d’avance ; mais, pour me risquer dans tant de pays inconnus, mes deux langues maternelles, le persan et l’hindou, ne me servaient plus à grand-chose ; je connaissais, il est vrai, quelque peu d’arabe ; au besoin, je croyais ne pas me tirer trop mal d’un petit colloque en anglais ; en revanche, je n’entendais pas un mot d’italien ; quant au turc, je l’avais toujours eu en horreur, probablement par représailles ; puis enfin l’étude du français, langue qu’on dit riche et très belle, m’offrait des difficultés inouïes. Or, je ne connais pas de position plus souverainement ridicule, pour tout homme qui voyage, que celle de se voir réduit, devant des étrangers, au rôle passif d’automate à ressorts qui agit ou parle, par voie d’interprète. Je voulais voir par mes yeux, tout entendre de mes oreilles, en un mot, devenir aussi libre de mes actions, de mes paroles, que de mes impressions diverses. Il fallait donc, de toute nécessité, me mettre sérieusement à l’étude des trois langues que je connaissais à peine.

Tant d’obstacles réunis semblaient devoir s’opposer à la réalisation de mon projet chéri, quand le plus insurmontable de tous se trouva soudain aplani, comme par enchantement. J’avais sollicité, auprès de lord E **** une apparence de mission quelconque, en Angleterre, pour me donner, aux yeux de ses compatriotes, une importance personnelle autre que celle de ma naissance. Eh bien ! ce fut une mission réelle qu’il daigna tout à coup me proposer près de lord Palmerston, mission secrète fort délicate, à laquelle certains antécédents de ma vie et ma position tout exceptionnelle me rendaient singulièrement propre. Mon grand projet d’excursion en Europe, en Asie, connu déjà depuis un an à Calcutta, favorisait admirablement les desseins du gouverneur général ; il servait à tout dissimuler. Je n’étais, pour tous, qu’un simple voyageur indien, désireux de parcourir le monde par curiosité, pour son plaisir ; et, comme au fond rien n’était plus vrai, je fus ravi de voir mes intérêts se concilier si bien avec mes goûts.

De nombreux étrangers me faisaient souvent l’honneur de me visiter, lors de leur passage à Calcutta. J’avais, de par toute l’Inde, la réputation d’un homme affable, instruit, très versé dans l’histoire de la littérature et des monuments de l’Asie, je ne sais trop à quel titre ; j’avais beaucoup vu, j’étais doué d’une excellente mémoire : à cela se bornait tout mon mérite. Il est vrai que, pour justifier, au moins en partie, la très flatteuse renommée dont je jouissais, je prenais à tâche d’accueillir de mon mieux cette foule de voyageurs, plus ou moins curieux, que l’on m’adressait des diverses Présidences. Plusieurs d’entre eux me faisaient donc une cour assidue. Parmi ces derniers, se trouvaient, et même fort avant dans mes bonnes grâces, un Anglais, un Français et un Arménien ; je les avais distingués, tous trois, d’une manière particulière ; ils semblaient, de leur côté, me témoigner aussi beaucoup d’affection.

Mais je dois dire un premier mot de ces divers personnages, puisqu’ils seront appelés à jouer, chacun, un grand rôle dans tout le cours de mon récit. L’Anglais, sir Norton, gentilhomme au maintien grave, sévère et digne, quoique empreint de cette morgue britannique, si peu aimable, que tous ses compatriotes affectent dans l’Inde, du reste homme de bonne compagnie, d’un esprit cultivé, avait résidé à Bombay, pendant près d’un an. Dire ce qu’il y faisait, je l’ignore ; seulement j’ai toujours supposé qu’il avait été envoyé dans l’Inde pour soigner quelques hauts intérêts de famille, au nom de lord Eldom, son oncle. Il était revenu, depuis trois mois environ, à Calcutta ; il y menait un assez grand train de vie. Nous nous étions rencontrés, pour la première fois, chez un rajah de mes amis ; et, dès ce moment, sir Norton n’avait cessé d’entretenir avec moi des relations amicales. Il se trouvait, à cette époque, à la veille de son départ pour l’Europe.

Quant au Français, nommé Novalis, c’était bien le type le plus aimable qui se pût voir, de l’esprit, de l’enjouement et de la grâce. Il y avait de tout dans ce jeune homme : des sentiments élevés et généreux, de la fougue, de la pétulance, une énergie brûlante, une verve intarissable de gaîté et de joie enfantines. « Voilà comme sont les Français, me disait quelquefois tout bas, avec une humeur chagrine, sir Norton ; vous les retrouvez constamment à l’étranger tels qu’ils sont chez eux. » Il y a toute apparence que notre Anglais morose croyait m’insinuer, comme une satire, ce que je prenais, moi, pour un fort bel éloge. J’ajouterai que M. Novalis était artiste et poète, un peu savant, même antiquaire ; c’était toujours avec un grand enthousiasme ou avec une ironie amère qu’il parlait des divers lieux qu’il avait parcourus, soit en Perse, soit dans l’Inde, comme aussi des monuments qu’il avait visités ; et il en avait dessiné plusieurs avec un talent merveilleux. Pour accomplir un voyage si long, ce charmant jeune homme avait laissé, disait-il, à Paris, sa famille, une jeune femme de vingt ans, et deux petits enfants. Il fallait pour qu’il se fût imposé un si douloureux sacrifice, que l’amour des arts et la soif des voyages l’eussent cruellement dominé ! M. Norton avait bien quitté, pour Bombay, un bel hôtel qu’il possédait à Londres ; moi-même je projetais un voyage de trois années au moins en Europe, mais je n’étais pas marié non plus. Ce singulier héroïsme de M. Novalis, comme époux et père, me sembla donc inexplicable, jusqu’à ce que je parvinsse à soupçonner plus tard, par certains mots échappés à mon jeune ami, que son voyage dans l’Inde se rattachait à quelque mission scientifique importante, dont le résultat était d’assurer son avenir. Ce pressentiment ne fit qu’accroître toute mon estime pour notre artiste. Sir Norton et lui s’étaient liés franchement d’amitié ; quoique leur caractère fût si différent, ils s’entendaient fort bien ensemble, à la seule condition toutefois de n’amener jamais la conversation entre eux sur le chapitre de la France ou de l’Angleterre : c’est un terrain brûlant sur lequel l’esprit national se montrait, de part et d’autre, singulièrement chatouilleux. J’en fis la triste expérience, un jour. Vivant dans l’intimité d’un Français et d’un Anglais, tous deux si distingués, il était naturel que je cherchasse à recueillir parfois, de leur bouche, des notions intéressantes sur leurs pays respectifs ; nous ne pouvions pas d’ailleurs toujours parler de l’Inde. Une fois entre autres, j’eus innocemment l’imprudence de provoquer, devant eux, quelques parallèles, assez délicats, je l’avoue, entre les deux nations. Au ton de morgue, d’aigreur et de fierté de sir Norton, de sarcasme et d’ironie amère de M. Novalis, je compris immédiatement tout le danger d’une pareille polémique ; pour peu qu’elle durât, une rupture, même violente, devenait inévitable. Or, j’avais personnellement un grand intérêt à l’éviter, car (ce que ces messieurs ignoraient encore) je comptais bien les engager, bientôt, à partir avec moi pour l’Europe ; j’avais, en eux d’excellents compagnons de voyage tout trouvés. Aussi m’empressai-je de couper court, bien vite, à ce funeste entretien, en les calmant d’abord, puis les forçant ensuite à se donner la main : ce qui ne fut pas chose facile. À dater de ce jour, je me promis bien d’être fort circonspect à l’avenir, de ne plus jamais souffler mot de la France devant sir Norton, de l’Angleterre devant M. Novalis ; et j’ai tenu parole.

Le troisième personnage sur lequel j’avais jeté les yeux comme pouvant devenir encore pour moi, un compagnon de voyage inséparable et fort utile, surtout en Turquie et dans l’Asie-Mineure, était un Arménien, d’un âge avancé, nommé Khojed Raphaël. Cet homme m’avait été recommandé comme un ancien négociant ruiné ; il connaissait une foule de langues : le persan, le turc, l’arabe, l’anglais, l’italien, et même quelque peu de français ; il avait passé vingt ans de sa vie à voyager pour ses négoces dans toutes les contrées de l’Orient ; Khojed se trouvait donc être, à tous égards, un guide, un cicerone précieux. Comme la plupart des Arméniens, il cachait bien, sous une apparence de bonhomie, un peu de ruse et de finesse ; mais il croyait avoir besoin de moi, parce qu’il sollicitait une position lucrative dans l’un des bureaux de la Compagnie des Indes ; je le savais d’ailleurs fort intéressé ; je n’hésitai pas à lui proposer de m’accompagner, en qualité de secrétaire-interprète, dans le voyage que je méditais. Je stipulai, en sa faveur, des conditions assez avantageuses pour l’éblouir ; je promis en outre de lui obtenir, à notre retour à Calcutta, le poste qu’il ambitionnait : espèce de retraite pour un homme qui avait, comme lui, essuyé tous les orages de la vie. Le pauvre Khojed fut saisi d’un chagrin profond, lorsqu’il apprit que j’allais décidément partir pour l’Europe ; il s’était, à l’exemple de tous mes amis, habitué insensiblement à considérer comme chimérique un projet depuis si longtemps différé. Pensant le consoler, je lui fis donc part alors de mes intentions à son égard ; mais notre homme n’en demeura pas moins triste ; je le plaçais, sans m’en douter (ce qu’il m’a depuis avoué), dans une alternative assez pénible ; s’il refusait mon offre, il s’exposait à perdre ma protection et mes bonnes grâces ; s’il les acceptait, il se retrouvait, à cinquante-cinq ans, lancé de nouveau dans cette existence, pleine d’agitation, inséparable de tout grand voyage de long cours. Il est vrai que, sur mes trois années d’absence, j’en devais passer la moitié tant en France qu’en Angleterre ; et c’était, en quelque sorte, un temps de repos pour Khojed. Après d’assez mûres réflexions, notre Arménien se décida non seulement à me suivre ; mais il se déclara, qui plus est, attaché désormais à ma personne, comme mon ombre. Une fois sûr de ce premier guide, il ne me restait plus qu’à confier à MM. Norton et Novalis le désir ardent que j’avais de nous voir quitter l’Inde tous ensemble, et de faire voile sur le même bâtiment pour l’Angleterre. Cette proposition fut accueillie par mes hôtes avec plus de cordialité même que je n’aurais osé l’espérer ; chacun d’eux, enchanté de ma proposition, poussa la galanterie jusqu’à se mettre à mon entière disposition : l’un pour Londres, l’autre pour Paris. Alors nous réglâmes, de concert, tous nos préparatifs de départ. Huit jours après, j’avais déjà reçu mon audience secrète de congé de lord E **** ; rien ne m’arrêtait plus à Calcutta.

Ayant ainsi préparé tous mes éléments d’explorations, de succès et de jouissances comme voyageur, je me fis cette dernière réflexion : Je ne suis ni marin, ni lettré, ni savant, ni artiste ; j’ai d’ailleurs, comme Persan, des préventions naturelles et des idées fausses sur toutes les contrées que je vais parcourir ; je tâcherai bien de me méfier prudemment de mes impressions premières ; mais il est certain que je n’y parviendrai pas toujours. Ensuite il est fort probable que je n’apprécierai pas non plus à leur juste valeur, des monuments nouveaux pour moi, des mœurs auxquelles je suis tout à fait étranger. Il m’arrivera, le plus souvent enfin, de mal juger les scènes qui se passeront sous mes yeux, de mal comprendre certains récits qu’on pourra me faire. Or, s’il me prend jamais fantaisie de publier la relation de mes voyages, doublement placé, comme je l’aurai été, à la discrétion d’un interprète pour recevoir des impressions, d’un secrétaire pour les exprimer, je commettrai, à coup sûr, de nombreuses erreurs. En cela m’a-t-on dit, je ressemblerai à bien d’autres voyageurs ; or, tout prince que je suis, cette pensée me console. Il est, au moins, un point important sur lequel je tiens à différer d’eux ; ainsi je me garderai, tant qu’il me sera possible, de ces velléités involontaires d’entretenir constamment mon lecteur de ma personne, des hommages qu’on me rendra, des relations que j’établirai, en un mot, des mille actes intimes et oiseux de ma vie matérielle. Tout cela me semble souverainement ennuyeux pour un public ; me bornant donc aux indications strictement nécessaires, je m’effacerai sur tout le reste. Bien des princes d’Occident auraient-ils cette humilité ?

L’East-India, superbe navire de la Compagnie des Indes, était depuis quelques jours à l’ancre, à Kedjerée, attendant du gouverneur les derniers ordres de départ pour l’Angleterre ; nous avions préféré cette voie à celle des paquebots péninsulaires. Comme je devais être censé ignorer le jour précis où il mettrait à la voile, j’engageai mes trois compagnons de voyage à descendre toujours le Gange par mesure de précaution, afin de nous trouver prêts à nous embarquer à tout évènement ; ces messieurs furent de mon avis ; ainsi donc, le 11 de Ramazan, A.H 1273 (17 février 1860), nous fîmes nos adieux à Calcutta, et montâmes à bord d’un budgerow (grand bateau) qui devait nous conduire à Kedjerée.

Calcutta, que l’on s’accorde à considérer comme la capitale de l’Inde, parce qu’en effet elle en est l’une des métropoles les plus riches, les plus commerçantes et les plus peuplées, s’élève dans un terrain marécageux, malsain, sur la rive gauche de l’Hougly, bras du Gange, qui forme, en cet endroit, un port assez considérable. C’est une grande ville de six cent mille âmes qui se partage en deux quartiers : la Ville-Noire et le Gouvernement, offrant entre eux le plus étrange contraste ; le premier mal bâti, avec des rues sales et petites, renferme des habitations en briques, à toits plats, à croisées étroites, souvent même de misérables huttes et des bazars à demi ruinés. L’autre au contraire, large, bien percé, rappelle, dit-on, à s’y méprendre l’aspect de Saint-Pétersbourg ; les maisons y ressemblent à des palais ; c’est dans ce quartier aussi que se trouvent réunis tous les principaux édifices de Calcutta : le palais du gouverneur, l’hôtel de ville et la plupart des temples consacrés aux différents cultes. Quant aux mosquées des pauvres Hindous, elles sont en général petites, basses et mal situées. Là, partout le présent s’efforce d’anéantir le passé.

En descendant le Gange, on aperçoit tout d’abord le Fort William, très important et bien construit, qui possède de vastes casernes, un bel arsenal, une fonderie de canons ; c’est incontestablement la forteresse la plus imposante de toute l’Inde. À quelques milles de Calcutta, les maisons qui bordent la route, sont couvertes de chaume et de feuilles : la plupart précédées de petites galeries, et presque entièrement composées de nattes et de bambous. Pour un Européen, ce coup d’œil doit avoir quelque chose d’assez original : c’est ce que fit observer M. Novalis.

Une fois arrivés à Kedjerée, nous eûmes tout le loisir de nous y ennuyer pendant dix grands jours. Le capitaine de l’East-India nous avait bien proposé de nous prendre immédiatement à bord, mais nous préférions encore rester à terre jusqu’au moment du départ ; nous étions libres au moins de nous livrer à quelques excursions, aux alentours et sur les bords du Gange. Rien de plus insipide que l’existence, sur un navire en panne ! Enfin le 27, nous quittâmes Kedjerée et continuâmes à descendre le Gange, en passant sur plusieurs bancs de sable que nous effleurions à marée basse. Une fois parvenus dans un grand fond que les Anglais appellent Baie du Bengale, nous nous trouvâmes en pleine mer.

Déjà nous naviguions, depuis deux jours, dans le golfe du Bengale ; nous avions rangé à l’ouest, Mazulipatam, ville renommée par la belle couleur, la finesse et le brillant de ses toiles peintes, puis les deux bouches du Krichna, fleuve riche en diamants et en pierres précieuses, lorsqu’un vent contraire nous poussa tout à coup vers les îles Nicobar. Ces îles, au nombre de dix-sept, grandes ou petites, sont plus ou moins habitées ; les vaisseaux y relâchent, lorsqu’ils manquent d’eau et de provisions. Notre capitaine, pour se soustraire à la tempête qui nous menaçait, essaya de gagner l’une d’elles, Karnikobar ; mais ce ne fut encore qu’avec beaucoup de peine que l’East-India parvint à jeter l’ancre devant Tribiser, île qui n’a pas moins de quarante-cinq milles de circonférence ; nous en avions en vue deux autres : Rajoury et Bigou. Les naturels se rendirent auprès de nous avec des noix de coco, des limons et autres fruits. Les noix de coco sont en si grande abondance dans ces îles qu’ils en donnaient dix pour un charoot ou sagar de tabac, qui coûte environ un ligondas (quatre centimes) au Bengale.

L’archipel de Nicobar, étant situé près de la Ligne, a deux printemps, deux automnes. Ses habitants sont doux, nerveux, bien faits ; du côté de la physionomie, ils ressemblent aux Malais, mais leur teint est jaunâtre ; ils n’ont presque point de barbe. Tout leur vêtement consiste en un bandage de drap, assez étroit, qui enveloppe leur ceinture et pend derrière eux : ce qui a fait croire longtemps en Europe, nous dit, à ce sujet, en riant, M. Novalis, que ces insulaires avaient une queue. Leurs maisons, de forme circulaire, semblables à des meules de blé, sont bâties en bois et bambous, avec des toits en chaume. Plusieurs d’entre elles ont néanmoins jusqu’à trois étages ; le rez-de-chaussée est consacré aux animaux domestiques, le premier étage aux hommes, l’étage supérieur aux femmes. Ces insulaires professent la religion musulmane ; ils tiennent leurs femmes très soigneusement cachées et ne leur permettent d’avoir aucune communication avec les étrangers ; leurs enfants sont très beaux.

Le 4 mars, les vents s’étant calmés, nous pûmes enfin continuer notre route. Trois jours après, nous nous trouvâmes au 7me degré de latitude nord ; le soleil dardait à plomb sur nos têtes ; mais, de jour en jour, nous n’avançâmes plus que fort lentement ; le calme renaît presque toujours aux environs de la Ligne ; ce phénomène est dû, dit-on à l’influence du soleil. Dans la nuit du 16, nous arrivâmes près de l’Équateur ; le ciel n’étant obscurci par aucun nuage, il nous fut permis d’observer parfaitement l’étoile polaire ; les constellations de la grande et de la petite Ourse paraissaient aussi éloignées d’elle, que l’étoile polaire semble l’être, elle-même, à Calcutta.

Chapitre II

Les Tropiques, – Madagascar, – Le cap de Bonne-Espérance.

Le 19 mars, nous passâmes l’Équateur. Depuis plusieurs jours, nous voyions un grand nombre d’oiseaux : quelques-uns aussi gros que des oies, d’autres à peu près de la force d’un pigeon ; ils se nourrissent de poissons et passent la nuit sur l’eau. Quand ils veulent propager leur espèce, ils se rapprochent des côtes.

Probablement pour me distraire, ainsi que Khojeh-Raphaël, les matelots de l’East-lndia se mirent à jouer une scène des plus ridicules et tout à fait nouvelle pour moi. Trois d’entre eux, vêtus d’une manière bizarre, barbouillés de rouge et de jaune, vinrent sur le pont avec leurs habits et leurs cheveux tout dégouttants d’eau. Le premier portait un livre, le second une trompette, et le troisième, affublé du costume le plus grotesque, paraissait leur commander. On leur présenta des sièges ; ils s’assirent, et la trompette annonça que Neptune, dieu de la mer, venait honorer de sa visite le vaisseau qui approchait de son séjour. Alors le dieu burlesque somma tous ceux qui n’avaient point encore passé l’Équateur de se présenter pour effacer leurs péchés par l’ablution. Ceux d’entre les passagers qu’atteignait cette étrange sommation, coururent se cacher dans les divers coins du vaisseau ; plusieurs même grimpèrent au haut des mâts. En voyant la panique de ces pauvres diables, je conclus que la cérémonie qui devait avoir lieu, était de sa nature fort peu plaisante, et je m’étonnais que le capitaine du bâtiment pût tolérer une mystification semblable.

Sir Norton m’apprit alors que ce prétendu baptême n’était autre chose qu’un tribut prélevé, de temps immémorial, par les marins, sur tous les voyageurs qui franchissent la Ligne ; les passagers peu fortunés ou récalcitrants sont bien contraints, bon gré, malgré, de subir la fatale épreuve ; quant aux autres, moyennant rançon, il leur est très facile de s’y soustraire.

Cette petite confidence m’ayant un peu rassuré pour mon propre compte, je tournai les yeux vers la partie du pont d’où partaient, en ce moment, de grands cris. Un jeune homme venait d’être enfin saisi par les matelots ; on lui banda les yeux ; on le fit asseoir de force sur une planche placée en travers d’une cuve ; après quoi, on lui versa sur la tête plusieurs seaux d’eau de mer ; l’infortuné patient se débattait d’une manière pitoyable, au milieu de ses bourreaux. Finalement on tira, par derrière, la planche sur laquelle il se trouvait assis, de sorte qu’il tomba dans la cuve, aux éclats de rire prolongés de tous les assistants, de M. Novalis lui-même : les Français rient de tout. Cette cérémonie burlesque m’avait paru médiocrement divertissante ; aussi ce fut d’assez mauvaise grâce que, pour ma part de rançon, je fis distribuer quelques bouteilles d’eau-de-vie à mon Neptune et à ses acolytes.

Le 25, nous rencontrâmes beaucoup de poissons volants. Plusieurs d’entre eux s’élevaient à la hauteur de trois ou quatre verges et volaient à une distance de près de cinq cents pas ; ils faisaient mouvoir leurs ailes, comme des oiseaux. Jusque-là j’avais cru, contre le témoignage des voyageurs, que ces poissons ne faisaient que sauter ; je suis maintenant très convaincu qu’on les peut mettre au rang des animaux volants. Il en tomba plusieurs sur notre vaisseau ; on nous les servit à table ; leur chair me parut savoureuse : je lui trouvai un excellent goût de gibier.

Le 27, nous entrâmes dans la région des vents alises, phénomène dont M. Novalis me donna l’explication. Les navigateurs ont reconnu, par expérience, qu’entre les 10me et 28me degrés de latitude sud, le vent souffle constamment du sud-est, et pousse avec rapidité, pendant l’espace de 80 degrés de longitude, tous les bâtiments qui vont aux Indes ou qui en reviennent. Bien des gens, me disait-il, pensent que, si l’on n’était arrêté par le cap de Bonne-Espérance et l’Amérique du Sud, on pourrait faire, en très peu de temps, le tour du globe dans ces latitudes. Comme ces vents furent découverts par des négociants et qu’ils sont très favorables au commerce, ajouta sir Norton, les Anglais les ont nommés trade-winds ; dans toutes les autres latitudes, les vents sont variables et incertains.

Pendant les quatre premiers jours d’avril, nous nous trouvâmes assaillis par une tempête continue ; les vagues, s’élevant comme des montagnes, agitaient le navire avec une telle violence qu’il nous devenait impossible de nous tenir debout ; et, lors même que nous étions assis, nos têtes se heurtaient contre les parois du bâtiment. Bien que nous ne fussions qu’à 31 degrés du soleil, le froid était on ne peut plus rigoureux.

Tant que dura ce terrible ouragan, nous eûmes bien de la peine à pourvoir à notre nourriture ; encore étions-nous obligés de manger couchés, quand nous mangions. Enfin nous parvînmes à doubler l’île Maurice, une des colonies cédées, par la France à l’Angleterre, en 1814 ; aussi avait-elle jusqu’alors porté le nom d’Île de France. Sa capitale, Port-Louis, est devenue la résidence du gouverneur général de tous les établissements anglais dans l’Océan indien.

Le surlendemain, 7, nous doublions la pointe méridionale de Madagascar, c’est-à-dire, le cap Sainte-Marie, à une distance de soixante ou soixante-dix lieues. Je ne me faisais aucune idée précise de Madagascar, qui passe pour une des plus grandes îles du monde. Notre capitaine, M. Brown, avait eu, par deux fois, l’occasion d’y relâcher ; il s’offrit à m’en faire une description assez curieuse, suivant lui : ce que j’acceptai volontiers. J’appris donc ce qui suit :

« Jusqu’au commencement du XIXe siècle, cette île immense était divisée entre un grand nombre de peuplades indépendantes. Depuis trente ans à peine, elle se trouve inégalement partagée entre le royaume de Madagascar qui en possède la plus grande partie et plusieurs chefs qui dominent sur le reste. L’archipel de Madagascar était appelé peut-être, par le génie d’un seul homme, à jouer un jour le rôle le plus éclatant dans les fastes de la civilisation moderne, lorsqu’un crime infâme est venu tout détruire.

Le pays des Ovas possédait à sa tête un jeune chef du nom de Radama, d’une vaillance et d’une pénétration extraordinaires. Dans le cours de quelques années, Radama était parvenu à soumettre les pays guerriers des Seclaves et des Antivares ; tous les autres chefs des tribus de l’intérieur et des côtes étaient également devenus ses vassaux. Il se trouvait ainsi maître absolu du royaume de Madagascar ; c’est alors que ce jeune conquérant commença l’entreprise aussi glorieuse que difficile de la civilisation de ses nombreux sujets ; il embellit sa capitale d’édifices, envoya à Londres et à Paris quelques Malgaches pour y apprendre les arts et les sciences de l’Europe.

Peu d’années avaient suffi à Radama pour créer une armée avec laquelle il projetait la soumission de l’île entière ; il s’était organisé une artillerie ; ses troupes, en grande partie armées de fusils, exercées à l’européenne, étaient soumises à la plus sévère discipline ; on en portait le nombre à cinquante mille hommes environ, y compris ses soldats armés de lances et de sagaies. Pour tout dire enfin, Radama touchait déjà au moment si désiré de voir couronner ses vastes projets du succès le plus brillant, lorsque son indigne femme, la reine Ranavalo, le fit empoisonner le 27 juillet 1828. Depuis ce jour néfaste, ce grand royaume, fondé par le génie de Radama, livré aux luttes intestines et incessantes de tribus diverses contre un joug toujours oppresseur et criminel, est-il tôt ou tard menacé d’une dissolution complète.

Et cependant Madagascar est l’un des points les plus intéressants du globe. Placée sous le vent de Maurice et de Bourbon, dont elle n’est éloignée que de cent quarante lieues, cette île assure aux navigateurs de ces deux colonies des traversées heureuses et faciles ; de vastes forêts couvrent son territoire, qui n’a pas moins de trois cent cinquante lieues de longueur sur cent dix de largeur ; des fleuves, de grandes rivières, un grand nombre de ruisseaux, prenant leur source dans la chaîne de montagnes qui sépare la côte de l’est de celle de l’ouest, l’arrosent et la fertilisent de toutes parts ; ces montagnes elles-mêmes renferment du fer excellent, de l’étain et d’autres minéraux précieux.

Partout enfin de riches produits en abondance, une nature féconde et prodigue. Dans l’est, près des côtes et sur les premières montagnes que vous rencontrez en avançant dans l’intérieur, qu’apercevez-vous ? des champs de riz, de cannes à sucre, de patates, de tabac et de maïs, de beaux bois de construction que chacun a la faculté d’abattre et d’employer à son usage ; d’autres bois précieux, tels que l’ébène et l’aloès ; çà et là des limons, des oranges, des citrons et des bananes. Dans l’ouest, ce sont des savanes immenses qui nourrissent de nombreux troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres. Au nord-ouest, vous trouvez une baie infiniment commode, dans un climat salubre : celle de Diégo Souarès ; à l’est, des ports spacieux et sûrs où les navires sont à l’abri de tous les vents ; Tintingue, le plus beau d’entre eux, pourrait contenir au-delà de quarante vaisseaux de guerre.

La population de l’île entière peut être évaluée ainsi qu’il suit : le pays des Ovas, en y comprenant tous les peuples qui lui sont soumis, compterait quinze cent mille habitants ; celui des Seclaves et des autres tribus indépendantes formerait au moins deux millions d’hommes ; de sorte que, depuis l’abolition de la traite des esclaves, le chiffre total de toute cette population s’élèverait à trois millions cinq cent mille indigènes.

Le pays des Ovas comprend tout l’intérieur de l’île, et représente le noyau du royaume. Ses habitants sont les plus industrieux des Madécasses ; ils doivent à Radama d’être actuellement la nation la plus puissante du royaume de Madagascar. C’est au milieu de cette haute plaine que s’élève Tananarive ou Emirne, capitale du pays et résidence ordinaire de Radama, à l’époque de sa mort. C’est un assemblage de petites bourgades ; les cases qui les composent, sont disséminées sous les arbres, et forment mille paysages variés et délicieux. Les proportions gigantesques de la végétation offrent un singulier contraste avec l’exiguïté chétive des habitations humaines, qui ne se recommandent à l’attention des voyageurs que par l’attrait de la nouveauté.

Radama, qui avait le goût des constructions durables, fit élever à Tananarive un temple à Jankar ; les murailles et les voûtes sont l’ouvrage d’un maçon que ce jeune et infortuné prince avait fait précédemment venir de l’Île de France. L’intérieur de cet édifice est presque vide ; une espèce d’autel apparaît dans le fond ; on y brûle des parfums en l’honneur du bon génie. Sur une des murailles on a représenté, dans une peinture à fresque informe et grossière, mais originale, Jankar, le bon génie, luttant contre le mauvais génie Agathie. Plusieurs autres palais, construits à l’européenne par le même artiste, sont spacieux, très remarquables, décorés avec luxe et élégance, Foulepointe et Tamatave sont, l’une et l’autre par leur commerce, les deux autres villes les plus importantes de l’île. Ancienne résidence du roi Jean, mulâtre français, originaire de l’île de France, Tamatave, fut pris par les Français en 1829 ; sa rade est belle et sûre ; on prétend qu’il serait possible de mettre, à peu de frais, ce point de la côte sur un pied respectable de défense, et d’y asseoir des fortifications formidables, auxquelles le terrain se prête admirablement. Quant à la partie sud-ouest de l’île, qui s’étend entre les caps Sainte-Marie et Saint-André, elle est habitée par des insulaires inhospitaliers et cruels.

En général, les Malgaches sont intelligents, adroits, industrieux. Ceux des côtes construisent de grandes pirogues, pouvant contenir de deux à trois cents personnes ; et, ce qui semblera fabuleux sous le rapport de la prodigieuse puissance de la végétation à Madagascar, ces pirogues sont creusées souvent dans un seul et même arbre ; elles leur servent pour la pêche du baleineau, qu’ils harponnent avec beaucoup d’adresse. Ils savent aussi fabriquer des toiles, mais leurs métiers sont si mauvais, qu’il leur faut plusieurs mois pour en fabriquer une pièce. Les plus curieuses de ces toiles sont connues sous le nom de pagnes : c’est un tissu d’écorce de tafia. Chez les Ovas, l’industrie est bien plus avancée que dans les autres parties de l’île : on y connaît l’usage de l’argent monnayé ; vous trouvez à Emirne des charpentiers, des forgerons, des armuriers, et jusqu’à des orfèvres.

Au reste, il est une foule de produits importants dont les Malgaches ne font aucun usage ; ainsi les arbres monstrueux, dont nous avons déjà parlé, servent d’asile à de nombreux essaims d’abeilles qui font du miel rouge, blanc et vert, et de la cire en abondance. La vigne qu’on trouve sur le territoire d’Emirne, bien cultivée, serait susceptible de produire du vin qui vaudrait celui du Cap. La canne à sucre, si commune à Madagascar, pourrait être employée à faire de l’arrack, boisson indispensable aux indigènes ; enfin le blé n’est pas cultivé, quoiqu’il réussisse à merveille dans cette île. J’ai mangé, à Emirne, d’excellent pain fait avec du froment récolté à Madagascar : c’était le résultat, d’un nouvel essai originairement tenté sous Radama. La principale nourriture des naturels est du riz bouilli, dans du bouillon gras.

En fait de curiosités, on m’a montré un cristal recueilli sur les montagnes de Bey-Four, dont l’éclat produit au soleil un effet prodigieux. On assure aussi que les Seclaves ont toujours, après la saison des grandes pluies, de la poudre d’or qu’ils vendent aux Arabes qui les visitent. Je pourrais vous parler également de certain poison terrible, appelé tanguin, qui joue un très grand rôle dans les vengeances et les superstitions de ces peuples ; mais cette digression me mènerait beaucoup trop loin ; aussi bien, voici un gros point noir à l’horizon qui ne me présage rien de bon. »

En disant ces mots, le capitaine prit brusquement congé de moi et se porta rapidement vers la barre pour donner des ordres. Une bourrasque semblait imminente ; je m’empressai donc de quitter le pont à l’exemple de plusieurs passagers, et j’allai rejoindre mes trois amis, qui causaient bien tranquillement dans la chambre du capitaine, pour leur annoncer le gros temps qui nous menaçait. L’expérience ne nous prouva que trop que M. Brown ne s’était pas trompé.

Après huit jours d’une navigation toujours contrariée par les vents, nous découvrîmes une partie du continent d’Afrique, à environ deux cent milles au nord du cap de Bonne-Espérance ; mais notre joie fut de courte durée : le temps devint de nouveau si constamment affreux, que, durant plusieurs jours et plusieurs nuits, nous ne vîmes ni soleil ni étoiles. Les vagues se brisaient sans cesse sur l’East-India ; nous étions forcés de tenir les écoutilles fermées ; ainsi nous nous trouvions réduits soit à demeurer plongés dans l’obscurité, soit à brûler nuit et jour de la lumière. C’était une existence mortellement ennuyeuse.

Enfin, le 4 mai, (Mohurrem) nous aperçûmes le promontoire du cap ou Montagne de la Table, et bientôt après la baie de la Table, au fond de laquelle se trouve située la ville du Cap. Nous avions à bord quelques passagers malades depuis plus d’une semaine, notamment Khojed-Raphaël et M. Novalis ; l’un était dévoré par une fièvre ardente, et le second, pris de vomissements étranges, que ne faisait qu’irriter encore l’horrible agitation de la mer. Ce pauvre Français faisait peine à voir, souffrant et privé d’air qu’il était dans sa cabine. Comme ces deux messieurs, sir Norton et moi nous devions tous quatre rester, d’après notre plan bien arrêté, compagnons de voyage inséparables, je suppliai le capitaine Brown, vu l’état alarmant de nos deux amis, de relâcher à la baie de la Table, pour nous y déposer à terre. Ce digne homme y consentit d’autant plus volontiers, qu’il avait l’intention d’y chercher un ancrage pour son propre compte, afin de s’y ravitailler et de réparer quelques avaries survenues à son bâtiment, par suite de toutes les bourrasques que nous avions essuyées.

Mais il faisait nuit alors ; Brown craignait de se jeter sur des récifs ; d’ailleurs, après certaine époque, il n’est permis à aucun navire d’entrer dans la baie de la Table, parce que le vent qui souffle du sud-ouest la rend très dangereuse. Pendant quatre mois de l’année, le gouverneur a donc l’ordre exprès de ne laisser pénétrer aucun vaisseau dans le port, et même de faire feu sur ceux qui refuseraient d’obéir au signal ; en conséquence le capitaine se dirigea vers la baie False, où nous mouillâmes le lendemain 13.

Cette ville est située dans une vallée fertile, émaillée d’une multitude de fleurs et d’herbes odoriférantes ; les maisons y sont régulières, bien bâties ; chacune d’elles renferme une source d’eau vive. Il y avait si longtemps que je n’avais vu d’habitations humaines que je fus frappé de la beauté de cette petite ville et de son port.

Sir Norton possédait à la baie False, un vieil ami, Irlandais d’origine. Son premier soin fut de faire transporter nos deux malades chez M. Barnett qui l’accueillit avec la plus touchante hospitalité, et mit sur le champ à notre disposition son médecin, une partie de sa maison et quatre esclaves. Les secours les plus empressés furent prodigués à mon pauvre Khojed et à M. Novalis ; peu à peu leur état s’améliora, grâce à l’active sollicitude de notre hôte ; nous pûmes donc, sir Norton et moi, réaliser le projet que nous avions formé de faire ensemble une excursion au Cap, que les Anglais appellent Cap Town et les Hollandais, Kaapstad.

Le 20, nous partîmes donc dans une voiture attelée de huit chevaux qu’un seul homme conduisait avec une adresse vraiment surprenante. Tantôt nos coursiers avaient de l’eau jusqu’au poitrail, tantôt la voiture s’engravait dans le sable ; quelquefois aussi nous avions à gravir des hauteurs escarpées ; cependant nous allions presque toujours au galop. À quatre ou cinq milles de la ville, la route devint unie et large ; elle se trouve, de chaque côté, bordée de haies ; la campagne est bien cultivée ; on rencontre çà et là, des jardins, des bosquets, des fermes, des moulins qui contribuent infiniment à embellir le paysage. Les Anglais du Cap se promènent tous les jours sur cette route, à cheval et en voiture, depuis midi jusqu’à quatre heures. À une distance de trois milles, la ville offre un aspect enchanteur. On compte une journée de chemin de la baie False au Cap : il était presque nuit, quand nous arrivâmes à l’ancien hôtel de Clarke.

La ville est entourée de montagnes, et quelques maisons se trouvent placées si près du Promontoire que l’étranger craint, à chaque instant, de les voir écrasées par sa chute. Au reste les bestiaux jouissent d’excellents pâturages sur ces montagnes ; on y rencontre aussi des sources abondantes d’une eau délicieuse qui non seulement sert à l’usage des habitants, mais qui fait tourner encore plusieurs moulins.

Le Cap a environ six milles de circuit ; ses rues larges, bien alignées, coupées à angles droits, ont des trottoirs pavés de dalles ou de larges briques ; elles sont pourvues d’égouts par lesquels les eaux s’écoulent, de manière qu’on n’y voit presque jamais de boue, même en hiver ; toutes sont bordées de rangées d’arbres offrant un agréable ombrage. On trouve, devant chaque maison, des bancs de pierre où les habitants vont se poser, dans les soirées d’été, pour fumer leur pipe.

Les maisons sont bâties en pierres ou en briques ; presque toutes ont leur toit en terrasse. Leur intérieur est meublé avec élégance ; on y voit des glaces, des tableaux, des girandoles et des lustres ; les murs des appartements sont ornés de papiers peints de diverses couleurs ; les fenêtres, décorées de rideaux d’étoffes des Indes ou de velours. En un mot, la splendeur de cette ville me fit perdre entièrement le souvenir de la magnificence de Calcutta que j’avais cru, jusque-là, supérieure à celle de toutes les villes qui se trouvent entre l’Inde et l’Europe. Dans la suite, je changeai d’opinion quant au Cap ; chaque ville où j’arrivais, me semblait toujours plus belle que celle que je venais de quitter. Ce fut tout le contraire, quand je retournai dans l’Inde. Ainsi, après un long séjour à Londres, lorsque je visitai Paris, cette ville me parut d’abord inférieure à la première. Ce ne fut qu’en Italie que je commençai à apprécier vraiment les beautés de la capitale de la France. Les villes d’Italie, à leur tour, me parurent charmantes en comparaison de Constantinople ; enfin même cette dernière cité me semblait un paradis terrestre, quand je la comparai plus tard à Bagdad.

Les édifices les plus remarquables du Cap sont le palais du gouverneur, les casernes et les magasins. Hors de son enceinte, se trouve un magnifique hôpital qui peut contenir six cents malades. À peu près au centre de la ville, se voit une superbe place où les troupes font l’exercice ; elle est bornée, de deux côtés, par des rues dont les maisons sont très hautes ; d’un autre, par un fort assez semblable à celui de Calcutta ; enfin, sur sa quatrième face, par la mer.

Les habitants vont souvent faire des parties de plaisir au sommet de la Montagne de la Table ; mais la route en est si rapide, en plusieurs endroits, qu’on ne peut la gravir sans le secours d’une corde. Cependant les dames hollandaises sont si accoutumées à franchir les précipices, qu’elles accompagnent presque toujours leurs maris dans ces périlleuses excursions.

On évalue la population du Cap à dix-neuf mille habitants, dont plus d’un tiers esclaves. Indépendamment des Hollandais, on y trouve des gens de plusieurs autres nations ; on y parle sept à huit langues. Le peuple se compose, en grande partie, de Malais et de nègres, anciens esclaves pour la plupart, qui ont acheté leur liberté ou que leurs maîtres ont affranchis. J’ai rencontré, parmi eux, quelques Musulmans ; plusieurs d’entre eux possédaient, m’a-t-on dit, des biens considérables.

On vend dans les marchés beaucoup de bœufs, de moutons et de chèvres. Les chevaux du Cap sont beaux, vigoureux, fort dociles ; je les crois d’origine arabe. On se sert de mulets, surtout pour les voitures ; les charrettes sont traînées par des bœufs. Cette partie de l’Afrique produit un grand nombre d’autruches ; l’on me fit voir aussi une espèce curieuse de chiens et de chats sauvages qui vivent dans les bois.

Pour me résumer sur le Cap : malgré sa position avantageuse, il n’a point de port véritable ; ses deux baies étant exposées au vent n’offrent toutes deux qu’un mouillage peu sûr ; néanmoins cette ville passe pour un des points les plus importants du globe, comme place la plus forte de l’Afrique et relâche ordinaire des vaisseaux qui vont en Asie ou qui en reviennent. Le Cap est si bien fortifié que, lorsque les Anglais à qui cette importante colonie fut définitivement cédée en 1815, voulurent l’attaquer en 1795, ils furent contraints de se rendre d’abord à la baie False. Après avoir franchi les montagnes, non sans de grandes difficultés, ils attaquèrent alors la ville du côté de la terre.

Le lendemain de notre arrivée au Cap, nous apprîmes, quoiqu’à regret, par une lettre de M. Barnett, que l’East-India venait de remettre à la voile pour Londres. Le capitaine Brown avait reçu nos adieux d’avance ; nous ne pouvions, en conscience, compromettre la santé de nos amis dans un voyage de si long cours ; mais notre excellent hôte nous mandait en même temps qu’un petit bâtiment, venant de la mer du sud, le Britannia, était, en ce moment, en charge pour Londres ; moyennant huit cents schellings anglais du Cap, il nous avait assuré nos quatre places à son bord.