Tu seras une femme, ma fille - Jean-Louis Coatrieux - E-Book

Tu seras une femme, ma fille E-Book

Jean-Louis Coatrieux

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Beschreibung

Mars 1939, à Vienne. La Nuit de cristal quelques mois auparavant n’a laissé derrière elle que menaces sur les murs, cris de haine dans les rues, agressions sans cesse plus nombreuses et disparitions soudaines. La peur s’installe. Les Juifs doivent décider de leur vie, rester et affronter le danger ou partir et se reconstruire ailleurs. Ses parents refusent d’abandonner leur pays ; son frère, accompagné de son épouse Lilly, choisit de tenter sa chance par bateau via le Danube. Erika, elle, n’est encore qu’une enfant – douze ans à un mois près – et ne sait rien de son destin quand elle monte dans le train Vienne-Paris. Elle récite dans sa tête un extrait du dernier poème écrit au tableau de son école : Si les oiseaux ne chantent plus, si les cloches ne sonnent plus, si les enfants ne rient plus, alors que reste-t-il du monde ? Que va-t-elle trouver en France où personne ne l’attend ? Un roman bouleversant inspiré d’une histoire vraie.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Chercheur et écrivain, Jean-Louis Coatrieux a publié une vingtaine de livres et notamment aux éditions Riveneuve : Appelons-la Marie (2012), Quand le corps fait défaut (2014) et Cours, Mounia, sauve-toi (2018). Il est l’auteur d’essais, de nouvelles et de romans : Nés en 68 (La Part Commune, 2017), Le rêve d’Alejo Carpentier en deux volumes (Coabana et Orinoco, Apogée, 2019 et 2021).

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Couverture

Page de titre

J’écris des phrases

Chaque jour

Sur le sable

Toujours les mêmes

Puis je les efface

D’un coup de pied

Pour ne pas les oublier

À la mémoire d’Erika Reiss

Avant-propos

Ce livre est en premier lieu un acte d’amitié envers Erika Reiss et sa famille : Jean, son époux, Juan et Gabrielle, ses enfants. Nous nous sommes connus lors de mon séjour au Venezuela, loin de cette Seconde Guerre mondiale qui avait coûté la vie à tous les siens. Une histoire immensément douloureuse sur laquelle elle restait discrète. Ce roman s’inspire donc librement de son histoire et du chemin en partie reconstitué à travers son journal, les lettres reçues, les photographies et quelques autres documents qu’elle a laissés. Du château de la Guette à La Bourboule, de Clermont-Ferrand au Couret, de Dieulefit à la Sainte-Baume. C’est à la fois un témoignage et un hommage à celles et ceux qui l’ont accompagnée dans ces longues années de lutte pour échapper à la mort, qu’ils soient ici nommés explicitement ou au contraire purement imaginés.

Vienne-Paris

1

– Répète après moi. Je m’appelle Éliane Richou.

– Je m’appelle Éliane Richou.

– Essaie de mieux articuler.

– Je m’appelle É.li.ane Ri.chou.

– Date de naissance ?

– 21 mai 1927.

Ces mots et tous ceux qui allaient suivre ce jour-là, impossible de les oublier. Je les récite encore par cœur aujourd’hui.

La convocation de madame Flore pour 8 heures le lendemain m’avait empêchée de dormir. Personne n’avait été appelé ainsi auparavant et j’ignorais pour quel motif elle souhaitait me voir. Une toilette de chat à l’eau froide, un coup de peigne, je m’habillai et déjeunai rapidement au réfectoire avant de monter au premier étage du château. Je frappai à la porte du bureau de Georges, son époux, dans lequel elle s’était installée depuis quelques mois, après sa mobilisation. Elle travaillait toujours avec son fils d’environ 3 ans à ses côtés. Un petit ange blond et déjà grand charmeur cherchant à se faire cajoler par toutes les filles du lieu. Nous étions à mon arrivée autour de 130 enfants, âgés de 7 à 14 ans, et près de 80 filles. Imaginez les attrou-pements autour du petit monsieur dès qu’il pointait le nez dehors ! Aucun besoin de pratiquer la même langue pour se comprendre dans un tel cas.

– Entre Erika et assieds-toi. Daniel, s’il te plaît, va jouer avec tes voitures plus loin et essaie de faire moins de bruits de klaxon et de moteur.

Une pièce à hautes fenêtres laissant le soleil matinal entrer à flots, un parquet fait de larges lattes de vieux bois et des murs recouverts de chaux où des portraits à l’huile vous observaient d’un œil sévère. Une petite noblesse de campagne, disait monsieur Georges, quand il racontait l’histoire de la propriété, dorénavant pavillon de chasse de madame la baronne Germaine de Rothschild. Le mobilier se limitait à quelques chaises à dossiers droits, un prie-Dieu capitonné dans un coin, un sofa en tissu fauve et une longue table de travail couverte de chemises cartonnées de différentes couleurs. Celle que madame Flore tenait dans la main portait mon nom, calligraphié avec soin.

– Depuis quand es-tu ici, dis-moi ?

– Un peu plus d’un an.

– Et quel âge as-tu ?

– Treize ans.

Où voulait-elle en venir avec son air embarrassé ? Elle savait tout ça, puisqu’elle disposait de mon dossier. À notre arrivée en mars 1939 – un groupe d’une vingtaine de Viennois –, nous avions découvert ici ce que nos éducateurs appelaient « la République des enfants », une république où nous apprenions à grandir nous-mêmes. Madame Flore avait toujours critiqué cette initiative et comme le départ de monsieur George et monsieur Alfred lui offrait l’opportunité de s’en débarrasser définitivement, elle ne s’en était pas privée. Je lui en avais beaucoup voulu mais ma rancune contre elle était depuis longtemps oubliée.

– Je sais que tout le monde au château t’écoute, même les plus âgés que toi. C’est pourquoi je voulais te parler en premier, tu comprends ?

– Oui, je crois.

– Eh bien, la situation est grave.

– Pour monsieur Georges ?

– Non, enfin si, c’est vrai, mon mari est prisonnier en Bavière mais – pourquoi te dis-je ça, mon Dieu ? – ce n’est pas de lui qu’il s’agit mais de nous. Les troupes allemandes sont déjà dans Paris. L’armistice va être conclu sous peu et la moitié nord de la France jusqu’au sud de la Loire ainsi que toute la façade Atlantique seront très vite occupées. Nous devons partir. Tous. Y compris les directeurs et une partie de vos éducateurs. Tout est organisé, des cars ont été réservés pour demain. Bien entendu, je ne parlerai pas aux enfants de ces récents événements. Il s’agira pour eux d’un départ pour une simple colonie de vacances, un cadeau surprise de madame la baronne. Malgré ces précautions, avec un changement aussi brutal, certains auront peur de ce saut dans l’inconnu après ces longs mois passés au château, ils voudront des réponses à leurs inquiétudes. Sur la destination, sur le courrier qu’ils attendent de leurs parents, quand ils reviendront ici… J’aimerais que tu m’aides à rassurer les enfants. Les grands doivent prendre sur eux. Ils s’occuperont chacun d’un plus jeune car tous auront besoin d’être entourés.

– Où allons-nous ?

– Dans le Puy-de-Dôme, à la montagne. Je ne peux pas t’en dire plus, Erika, je suis désolée.

– Je comprends. Eva pourrait-elle m’aider ?

– Où avais-je la tête ? J’aurais dû la convoquer avec toi. Je lui parlerai. Ce n’est pas le plus important malheureusement. Il faut prévoir des contrôles sur la route ou à l’arrivée et donc tout le monde devra présenter sa carte d’identité. Vous êtes censés venir d’Alsace. La seule solution permettant d’expliquer votre accent et vos difficultés avec la langue française. Ces papiers sont prêts depuis deux mois mais ils risquaient d’être perdus si nous les avions distribués. Voilà ta carte, tu dois l’apprendre par cœur. Nous préparerons les réponses à faire aux questions plus tard. La moindre hésitation, la moindre erreur peuvent nous être fatales si les cars sont arrêtés et fouillés. Nous réunirons tout le monde dehors à 9 heures puisqu’il fait beau. Je propose de commencer par toi. Tu serviras d’exemple pour un interrogatoire. Allons prévenir Eva auparavant. Marek peut-être aussi pour les Polonais ?

– Ce serait bien.

– Quant à nos jeunes Slovaques, nous verrons plus tard…

Le petit-déjeuner terminé et après le salut au drapeau pour remercier la France de nous avoir accueillis, nous avions en général un temps pour jouer avant la première étude. Billes, marelle, ballon, osselets, corde à sauter ou saute-mouton, un joyeux chahut dans la cour ou dans les couloirs les jours de pluie. Les petits toujours au milieu à courir, à crier et à se chamailler. Cela tirait, pinçait, les claques ou les poings s’envolaient parfois laissant derrière eux des creux, des bosses et quelques pleurs.

Une fois la troupe de pensionnaires réunie sur un claquement de mains et après une brève introduction du voyage, l’exercice de madame Flore consista ce matin-là en un feu roulant de questions avec la volonté de provoquer, de pousser à bout… pour l’exemple. J’avais à peine eu le temps de lire le précieux document et la note qui l’accompagnait !

– Comment tu t’appelles ?

– É.li.ane Ri.chou.

– Date de naissance ?

– 21 mai 1927.

– Quel âge as-tu ?

– Treize ans.

– Lieu de naissance ?

– Natzwiller.

– Où est-ce ?

– À côté de Strasbourg.

– Que faisaient tes parents ?

– Mon père travaillait dans une usine de mécanique et ma mère était couturière.

– Ils sont morts ?

– Oui, je suis orpheline.

– Comment t’appelles-tu ?

– Er… Éliane Richou.

J’avais failli craquer et la rafale de questions suivantes, auxquelles je n’étais pas le moins du monde préparée, visait à enfoncer le clou. Où habitais-tu à Natzwiller ? 11 Hauptstrasse. Le faussaire n’avait guère pris de risque puisque Hauptstrasse signifie « rue principale ». À quelle école es-tu allée ? École Hauptstrasse. J’inventais, en pariant que mon interlocuteur ne connaîtrait pas plus que moi ce village perdu d’Alsace. Quels sont les prénoms de tes parents ? Siegfried et Laura. À quoi bon mentir ici ! Comment sont-ils morts ? Un incendie. J’avais vu tellement de maisons brûler à Vienne que je pouvais les décrire en détail. Tu n’as pas de frères ou de sœurs ? Je suis fille unique.

Résister et gagner la partie m’avait fait énormément de bien. Maintenant, je pourrais tromper l’ennemi, j’étais plus forte que lui ! En même temps, une folle envie de hurler m’habitait. Non, je ne suis pas Éliane Richou, je suis Erika Reiss, née à Vienne, mes parents et mon frère sont bien vivants, ils m’ont envoyée ici pour me sauver parce que nous étions en danger en Autriche. Je voulais clamer à la terre entière mon vrai nom, Erika Reiss, et je suis juive, juive, vous m’entendez ! Non, nous ne sommes pas des voleurs, non, vous n’avez pas à cracher sur nous, à nous insulter, à nous piétiner. J’essayais de me calmer en écoutant, quelques instants plus tard, Eva passer l’épreuve. Puis Lizzi, ma cousine.

L’épreuve terminée, chacun devait choisir son ou sa filleule pour le voyage. Je pris Herbert, un Viennois comme moi, un timide, un silencieux, un rêveur aussi, tout le temps à s’isoler pour dessiner ou à quémander des crayons en échange de sa part de dessert. Eva aurait à s’occuper d’une brunette déjà coquette à 8 ans, Maria, prête à défendre bec et ongles son territoire contre toute supposée menace et, dans ses moments de détente, toujours en train de se regarder dans son miroir de poche en nacre comme si elle voulait y coller définitivement son visage. La matinée passée à réviser et à répéter les uns avec les autres puis, les documents signés et ramassés par les éducateurs, l’excitation était montée en flèche lorsqu’il avait fallu commencer à ranger nos affaires personnelles. Les plus jeunes couraient dans les dortoirs, sautaient sur les lits, remplis d’insouciance et heureux de partir en vacances et de découvrir la montagne. Les aînés, eux, avaient compris le danger.

Cette nuit-là je ne devais pas être la seule à rester éveillée. J’entendais mes amies se tourner et se retourner dans leurs lits. Nous n’avions pas fermé les rideaux pour laisser l’air nous rafraîchir et une pleine lune éclairait la chambrée. Les étagères et les armoires à moitié vidées, des sacs à dos, des valises jonchaient le sol. Je repassais encore et encore nos prénoms en tête, les anciens vrais et les nouveaux faux. Gretel, Ernst, Angela, Janusz, Esther, Hans, Ludwig, Marek, Juta… Mais comment pourrais-je me rappeler en si peu de temps qui est Auguste, Odette, Paul, Édouard, Étienne, Simone, Madeleine ? Impossible. Ah ! si nous avions eu la chance de n’avoir parmi nous que des Albert, Thomas, Rosa, Matthias, Emma, voire des Hanna ou des Sonja !

Comment donc espérer jongler entre les vérités et les mensonges ? Comment porter un tel poids sur nos épaules ? Et puis, que dire de notre incapacité à parler correctement le français ? Nous transformer en Alsaciens, très bien, mais cela valait seulement pour notre accent. D’ailleurs, une de nos institutrices, quand elle était interrogée sur nos progrès en français, rétorquait en souriant à son interlocuteur : « Difficile de vous répondre, mon cher ami, mais je peux vous affirmer que mon allemand est bien meilleur. » Une manière élégante de traduire notre niveau. Et encore aujourd’hui, si longtemps après, je ne tromperais personne avec mon français.

2

Autant à ce point de mon histoire vous raconter d’où je viens. Nous habitions au 11 Bandgasse, 3e étage, à Vienne. Un immeuble ancien à la façade imposante avec ses hautes fenêtres et ses bacs à fleurs formant des cascades de couleurs, une tradition dans la capitale. L’appartement venait de mes grands-parents maternels, je crois. Je ne les ai pas connus. Des petits commerçants de quartier vendant des fruits et légumes et tout un tas d’autres choses pour dépanner les gens. Ils n’étaient pas riches mais dépensaient peu. Du côté de mon père, une famille nombreuse d’oncles et de tantes et une ribambelle de cousins cousines. Je passais ainsi deux ou trois semaines de mes vacances à Sankt Pölten, une très jolie ville à une quarantaine de kilomètres de la capitale où vit l’oncle Emil, ingénieur des chemins de fer. Il m’est aussi arrivé d’aller en Tchécoslovaquie où une autre branche des Reiss s’est installée au début du siècle dans l’espoir de faire fortune, un espoir encore visiblement déçu des années après. J’aimais me promener le dimanche dans Prague car, une fois passé le pont Charles, j’avais droit à une gaufre ou un cône à glace chocolat ou vanille.

À ma naissance le 21 mai 1927, trois frères de 12, 9 et 2 ans m’attendaient et, dès que j’ai su marcher, je faisais la fière en m’agrippant aux mains des deux grands dans les parcs de Vienne. Je sautais par pure malice dans les flaques d’eau en retombant et ils riaient avec moi mais jaune quand des taches maculaient leurs pantalons. Je me souviens de cette grande roue multicolore à nacelles dans laquelle nous montions avec les parents les jours de fête, je croyais alors attraper le ciel pour de vrai. En grandissant, j’adorais courir dans les rues et les parcs en famille. J’enviais les bandes de garçons s’éclaboussant l’été dans les fontaines des places ou des squares. C’est l’immense plage aménagée le long du Danube qui m’attirait le plus. Là, nous prenions bain d’eau et bain de soleil au milieu d’une foule joyeuse. Curieusement, quand nous recevions des parents et visitions Schönbrunn, je m’ennuyais. Rien dans ce palais – ses incrustations d’or, ses tapisseries de cuir, ses vases de porcelaine –, rien ne m’aurait donné envie d’y vivre. Notre appartement se situait à deux pas de l’hôtel de ville et à quelques rues du Danube et du Donaukanal qui traverse la vieille ville. J’ouvrais grand les yeux sur les lumières du Rotenturmstrasse et du Graben éclairant la nuit. J’avais vite compris que ces luxueux cafés aux baies immenses s’alignaient uniquement pour le plaisir des yeux car beaucoup trop chers pour nous. Curieusement tout s’éteignait dès la sortie des spectacles comme si la nuit n’attendait que ce moment pour tomber.

Je n’avais pas menti à madame Flore sur le métier de mes parents. Ils gagnaient à peine leur vie et pourtant économisaient pour leur rêve, une maison toute simple et un petit jardin aux portes de Vienne. Leur coup de folie aux beaux jours ? Monter à Grinzing, le village des vignerons, où les clients des bars, les célèbres Heurigen, se défiaient à vider des carafes de vin blanc et dans les guinguettes à enchaîner sous des applaudissements nourris des chansons populaires et des valses connues dans le monde entier. Une fois, mon père nous a expliqué – après avoir bu plus que de coutume le fameux Gemischter Satz – que cet élixir venait du bon Dieu et aussitôt, j’ignorais pourquoi, il avait demandé de jouer Le Beau Danube bleu. Pour saluer les quelques Français présents, l’orchestre avait ajouté Sous les toits de Paris et terminé quand nous nous sommes levés par Wien und der Wein, un jeu de mots sur Vienne et le vin. Je crois bien que la tête de Mama ce jour-là tournait aussi en redescendant à pied la colline.

Nous avions ainsi des moments de bonheur. Le mariage de mon frère aîné avec Lilly fut, d’aussi loin que je me rappelle, le seul à faire fondre mes parents de joie. Je les vois encore se serrant dans les bras l’un et l’autre puis, penchés sur le registre de la synagogue, les larmes aux yeux, signer de leurs noms, Siegfried et Laura Reiss. Fritz et Lilly se fréquentaient depuis longtemps. S’il m’arrivait au début de les surprendre en catimini au détour d’une rue et, je l’avoue, parfois de les suivre, cela faisait des mois qu’ils ne se cachaient plus. J’aimais beaucoup Lilly, toujours fraîche, naturellement douce et pétillante. Elle travaillait dans une boutique de vêtements à la mode en plein centre-ville. Cheveux blonds mi-longs, grands yeux bleus, sourire franc, j’avais avec elle une grande sœur à laquelle me confier. Le mariage fut l’occasion de réunir les deux familles disséminées partout en Europe et pour nous les enfants de nous amuser comme des petits fous dans les chambres aménagées en dortoirs. Moi, la première, pourtant si sérieuse d’habitude ! Fritz et Lilly s’installaient dans un appartement de deux pièces loué dans le même immeuble. Je profitais sans vergogne de cette proximité pour surprendre nos amoureux à tout bout de champ.

Si je vous raconte ces moments de grâce, c’est que notre famille n’a malheureusement pas été épargnée par les épreuves. Deux ans après ma naissance, mon plus jeune frère est mort d’une diphtérie et j’avais 9 ans quand le second est parti d’une méningite foudroyante. Comment le bon Dieu, s’il faisait du bon vin, pouvait-il accepter de telles choses ? Comment comprendre à 9 ans que le ciel s’assombrissait plus encore ? Je voyais dans les rues de plus en plus de jeunes gens en uniforme avec guêtres et pantalons foncés, chemises brunes et brassards rouges brodés d’un motif qui ressemblait à une croix. Quelques garçons dans ma classe imitaient le salut des grands, bras tendu et paume ouverte. Mes parents me répondaient lorsque je les interrogeais que cela n’avait aucune importance, que la politique concernait l’Allemagne mais pas notre pays, que la majorité des Autrichiens n’étaient pas du parti national-socialiste. Pourtant des affiches aux couleurs agressives étaient placardées jusque sur les murs de mon école. Un nom revenait souvent, Hitler. Je sentais confusément quelque chose de menaçant derrière ces slogans et ces flots de caricatures, ces jude dégoulinant d’encre noire ou rouge.

L’atmosphère à Vienne devenait de plus en plus pesante. Les gens étaient sur leurs gardes dans la rue. Je me souviens d’un premier incident en revenant de l’école, un jour au début de mars 1938. Des cris tout d’abord et une échauffourée éclata sur le trottoir devant moi : des commerçants sortant de leurs magasins pris à partie, puis une jeune femme s’échappant en courant de la mêlée, ses chaussures à la main, poursuivie par des furies, visages déformés par la haine, hurlant « Sale juive ». J’avais cru reconnaître la silhouette de Lilly et je restai pétrifiée. Le refus d’explication de mes parents ne tenait plus devant ma peur de retourner à l’école. En dépit de leur optimisme – un référendum prévu quelques jours plus tard pour décider ou pas d’un rattachement de l’Autriche à l’Allemagne – je compris que nous allions être l’objet de graves menaces. Je découvrais que notre religion seule suffisait pour nous clouer au pilori. Je percevais l’inquiétude de mes parents et nous écoutions maintenant tous les soirs les informations à la radio.