Turquie - Zeynep Ersan Berdoz - E-Book

Turquie E-Book

Zeynep Ersan Berdoz

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Beschreibung

La Turquie est notre horizon. D’un côté, l’Europe. De l’autre, l’Asie. Comme jadis sous l’Empire ottoman, elle est le pont qui relie nos destins à ceux de cet Orient si compliqué vers lequel, pour paraphraser le général de Gaulle, nous continuons tous de voler avec des idées trop simples. Comment, dès lors, consolider aujourd’hui ce lien quand les vents du fondamentalisme islamique et les préoccupantes dérives de l’ère Erdoğan façonnent aussi ce grand pays? Il fallait une femme, observatrice de la modernité turque et passionnée d’histoire, pour relever ce défi, à l’heure où la guerre en Ukraine scelle chaque jour l’importance de la Turquie. Ce petit livre n’est pas un guide. Il nous mène pas à pas dans le dédale de ses villes, le long de ses côtes, dans les étages climatisés de ses grandes entreprises. L’âme de la Turquie? Elle se lit au fil de ces pages, tissées comme un kilim, de part et d’autre du Bosphore. Un grand récit suivi d’entretiens avec Jean-François Colosimo (historien), Ayşegül Yaraman (sociologue) et Metin Arditi (écrivain).


À PROPOS DE L'AUTEURE


Directrice stratégie et développements du quotidien helvétique Le Temps, Zeynep Ersan Berdoz garde, depuis la Suisse où elle vit, un ancrage fort du côté du Bosphore

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Couverture

Page de titre

Carte

La fière douceur de ma terre bien-aimée…

Nâzım Hikmet

À mes filles Maya et Pauline, aux leurs, à la vie

AVANT-PROPOSPourquoi la Turquie ?

La Turquie d’aujourd’hui, c’est largement celle d’hier, et même celle d’avant-hier. On ne change pas un peuple millénaire qui porte en lui la richesse, la diversité et la dignité issues de trois empires successifs. Seldjoukide nomade d’Asie centrale d’abord, Byzantin médiéval ensuite, puis enfin Ottoman.

Bien sûr, la Turquie d’aujourd’hui souffre. Le peuple subit au quotidien les conséquences d’une crise économique qui secoue la République à la veille de son centenaire en 2023, année électorale cruciale pour le gouvernement. La livre turque dévisse chaque jour un peu plus, l’inflation est galopante, la confiance du peuple s’érode. Mais ce peuple sait que le pays rebondira.

En revanche et vu d’Europe, la défiance a toujours été de mise, aujourd’hui, hier et même avant-hier… L’Empire byzantin déjà nourrissait les foudres de Rome. La première mise à sac de Constantinople n’a-t-elle pas été le fait des chrétiens de la quatrième croisade, en 1204, affaiblissant à jamais la cité reprise deux siècles plus tard par les Ottomans ?

Quant aux gouvernements successifs de la République bientôt centenaire, aucun n’a séduit un tant soit peu les États européens qui ne cessent de vouloir une Turquie stable, militarisée et forte, et qui soit en même temps adepte des droits de l’homme, démocratique et libérale…

Le régime porté par Recep Tayyip Erdoğan, Premier ministre dès 2003 puis président de la République depuis 2014, fait peur, il est jugé « diabolique », ainsi que le titrait Le Point en couverture de son édition du 2 juin 2022. Pourtant, l’homme fort du pays assume, il se dit confiant. Il trace sa voie, impose sa stratégie « Türkiye First ». Loin des conquêtes territoriales supposées, il vise une Turquie moderne et affranchie des puissances occidentales et asiatiques, chinoise en particulier.

Raconter ce peuple, lui déclamer son amour, tient de la gageure tant les préconçus sont coulés dans la mémoire collective occidentale tel dans un bronze. C’est en les dépassant, en s’efforçant de comprendre et de mieux connaître ce pays, indissociable de son peuple et de son histoire, que l’on pourra enfin saisir son identité, son âme, son rôle de passerelle sur le Bosphore. Car, volens nolens, la Turquie est un pivot entre l’Est et l’Ouest, exactement comme l’étaient l’Empire byzantin puis l’Empire ottoman. Telle est sa véritable vocation : être un pont entre les mondes.

En ce jour pluvieux et de douceur printanière, je marche le long de la mer de Marmara, à Istanbul, sur sa rive asiatique. Sur la promenade côtière, des familles, de jeunes couples, des enfants qui jouent. Je les observe, marquée par tant de diversité. L’endroit est à la mesure d’Istanbul qui, à elle seule, représente le pays. Une terre de cohabitation, de croisements multiples. Ceux qui travaillent sur les cargos qui mouillent au large des Îles des Princes côtoient les familles aisées qui embarquent vers ces îles. Au sein d’une même famille, certaines femmes portent le foulard, d’autres ont les cheveux au vent. Devant moi, un groupe de jeunes filles se réunit, deux d’entre elles portent un long manteau et le foulard, les trois autres sont en slim fit, elles sont heureuses d’être ensemble en ce jour gris, elles s’embrassent, rient et discutent avec vivacité.

Cette scène résume à elle seule la Turquie d’aujourd’hui, ses paradoxes. D’ailleurs si le paradoxe avait un territoire, ce serait assurément la Turquie, et Istanbul en serait la capitale.

Pour comprendre ce pays, il faut le parcourir. Pour comprendre sa population, sentir sa diversité, il faut savoir d’où vient ce peuple. L’histoire de la Turquie et de son peuple est complexe. Son passé, glorieux, s’est bâti sur trois empires. C’est de là que le peuple tire aujourd’hui sa force, puise son dynamisme inégalé en Europe.

« Voici le tombeau de Soliman ! » me lance avec fierté Hasan. Comme sorti de nulle part, le gardien du mausolée du sultan Soliman, situé au cœur du quartier historique de Fatih, brise soudain le silence. « En Occident, poursuit-il, vous l’appelez le Magnifique ; pour nous c’est le Kanuni, le législateur, à cause des nombreuses lois (kanun) qu’il a promulguées durant son règne au seizième siècle. Il a été le plus grand des souverains ottomans ! Le Magnifique, oui ! Vous avez raison de l’appeler ainsi. Il est le Magnifique pour ses éclatantes victoires militaires qui ont porté l’Empire jusqu’aux portes de Vienne, mais aussi pour les splendides édifices bâtis par son architecte Mimar Sinan. Admirez son mausolée ! Visitez ses mosquées, celles d’Istanbul et partout ailleurs où s’étendait l’Empire, elles sont grandioses ! C’est sur lui, Soliman le Magnifique, que je veille avec honneur et respect… »

Hasan, assis sur une chaise en bois, observe en silence. Ni ornement ni accessoire. Sur lui, tout est sobriété.

Il m’accompagne vers le mausolée adjacent, grandiose lui aussi, celui de Hürrem Sultan, l’épouse de Soliman le Magnifique, appelée Roxelane en France. Il l’admire, elle aussi. « C’est elle, dit-il, qui a offert à l’Empire les plus belles splendeurs architecturales que nous côtoyons au quotidien ! »

Ses sourcils noirs tranchent avec sa chevelure blanche de septuagénaire. Il a le regard pétillant de vie, de passion, il aime son pays et en connaît l’histoire. Il en est fier, assurément. Ses premières phrases révèlent son talent de conteur. On est en Orient. Même ici, sur la rive européenne du Bosphore…

Lorsqu’il lance que « les Européens ont raison », j’ai envie de le contredire, mais je l’écoute et je comprends. Il ne s’agit pas d’humilité ici, mais d’un vif et piquant sentiment d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. Résultante d’une succession d’humiliations reçues à travers l’histoire.

Je me souviens, enfant. Lorsque je me rendais à Istanbul, mes amis m’accueillaient d’un avrupalı arkadaşım (mon amie d’Europe). Il fallait que je raconte cette Europe dans laquelle j’avais la chance d’habiter… À chaque fois, leur admiration me désemparait. J’étais moi-même admirative d’Istanbul, de la richesse historique, culturelle, humaine du pays… Je les enviais, eux !

Dans son roman L’autre rive du Bosphore, Theresa Révay dit très justement : « Les Turcs étaient ainsi, patients et fatalistes, jusqu’à ce que l’on blesse leur âme, l’essence même de leur être, et que l’on réveille une force passionnelle venue du fond des âges et de la mémoire ». Il faut le rappeler, l’héritage de l’Asie centrale est tout aussi significatif à la compréhension du peuple turc que l’est le considérable apport des chrétiens du millénaire byzantin.

La Turquie s’est nourrie de ses héritages multiples. Pour la comprendre, il est indispensable de plonger dans son histoire, en particulier dans ce seizième siècle, glorieux et fastueux, qui marque le point culminant de l’Empire qui arrivera jusqu’aux portes de Vienne. Outre les avancées territoriales, c’est aussi le siècle des splendeurs architecturales. Les plus belles mosquées, medrese (écoles coraniques), mausolées, hammams, hôpitaux, ponts, aqueducs et autres imaret (hospices) datent de cette époque.

Pour la majorité d’entre eux, ces édifices sont situés au cœur des villes actuelles. Ils marquent le quotidien de plus de 80 millions de Turcs et leur rappellent d’où ils viennent et qui ils sont, telle une gifle réitérée à un peuple humilié par deux fois au moins. Les blessures profondes qui en découlent expliquent à elles seules le soutien sans mesure aux politiques nationalistes d’abord d’Atatürk puis d’Erdoğan, deux hommes forts qui ont pris en main – chacun à sa manière – la destinée du pays dans le propos de lui rendre son honneur perdu.

Alors que tout semble opposer ces deux leaders nationalistes turcs, leur stratégie est en tout point similaire. Chacun a placé au cœur de son action la religion, mais surtout le rôle des femmes dans la société.

On verra au travers de ces pages qu’à certaines époques les femmes de l’Empire étaient l’égal des hommes avant d’être reléguées au second plan. Par la suite, les politiques nationalistes ont compris la nécessité de leur accorder une place prépondérante, qu’elles étaient la pièce maîtresse de la modernité du pays.

Dans la Turquie actuelle, avec le régime que nous connaissons et l’impact des préceptes religieux qui sont utilisés, les femmes reviennent en apparence à une place mineure… Elles jouent pourtant un rôle majeur dans le contexte de crise économique. Laïques ou pieuses, elles s’affirment, elles revendiquent une position forte. L’obtiendront-elles ? L’histoire nous enseigne qu’il n’y a rien d’inéluctable.

Un pont entre deux mondes

Mélancolie d’un peuple

C’est sans doute le romancier Orhan Pamuk qui décrit le mieux le hüzün d’Istanbul, « l’âme mélancolique » de sa ville natale, de son pays. Ce mot hüzün se prononce avec langueur, forcément… Il est intraduisible en français. Il pourrait être l’équivalent du spleen anglais ou de la saudade portugaise. Et si insaisissable qu’Orhan Pamuk a cherché à l’exprimer par la photographie. Lui qui, dans chacun de ses romans, fait vivre des personnages tiraillés entre nostalgie et angoisse, a choisi de doubler son travail en posant son appareil photo sur le balcon de son bureau du quartier de Cihangir, à Beyoğlu, le cœur d’Istanbul. Face à lui, une vue magnifique… « Dans ces paysages, il y a des choses qui reflètent mon état d’esprit et qui révèlent mes sentiments profonds si difficiles à décrire (…) Chaque photo semble être un symbole de mon humeur sombre et triste » témoignait l’auteur au printemps 2019, à l’occasion de l’inauguration de son exposition intitulée Balkon (balcon), tout simplement…

C’est avant tout par le prisme de la mélancolie que le lauréat du prix Nobel de littérature (2006) observe cette nation hétérogène. Dans Mon nom est Rouge ou Cette chose étrange en moi, il conte une Turquie tiraillée entre tradition musulmane et modèle occidental. Il exprime le trouble qu’exerce cet écartèlement permanent entre Orient et Occident, il décrit dans Neige cette terre de contrastes, de contradictions, de paradoxes assurément.

Une « kilim-nation »

Ce pays de plus de 780 000 km2, avec quelque 7 000 km de côtes, qui s’étend des frontières bulgares et grecques vers l’Iran, l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Géorgie, en longeant au sud la Syrie et l’Irak et au nord, de l’autre côté de la mer Noire, la Russie et l’Ukraine, n’a pas eu d’autre choix que de développer très tôt son réseau routier. Ne serait-ce que pour assurer la poursuite de l’ancestral commerce de marchandises entre l’Orient et l’Europe. À travers l’histoire, chaque peuple a laissé sa marque tout au long de cet axe de transit, en témoignent aujourd’hui les magnifiques constructions, en particulier les caravansérails (han en turc). Parmi eux, celui de Sultanhan (le han du sultan), bourgade au sud-est d’Ankara et du lac Salé. Il est sans doute l’un des plus grands du pays, construit sous le règne du sultan seldjoukide Keykubad Ier au treizième siècle le long de la route de la soie qui menait vers la Perse. Il fait partie d’un vaste réseau de caravansérails (Kayseri, Alara, etc.) distants les uns des autres de quelque 30 à 40 km, soit à une journée de marche chacun. Cet édifice, comme les autres, a été complété par les dynasties suivantes, au gré des besoins et de la créativité des architectes impériaux.

Au cours du vingtième siècle, un riche réseau d’autobus s’est développé, empruntant des tracés ancestraux. Il dessert les régions les plus reculées du pays. Le rail a tendu sa toile plus tardivement et de façon limitée.

C’est dans le bus qui file à vive allure entre Bursa (seconde capitale de l’Empire ottoman, de 1326 à 1366)1 et Kütahya, ancienne cité antique grecque, que je me remémore les mots de Zeynep Avcı, originaire de cette dernière province. Cette journaliste a grandi à Istanbul avant de devenir correspondante à Paris pour différents quotidiens turcs. Elle a aussi travaillé avec son compatriote Göksin Sipahioğlu, fondateur en 1973 de la célèbre agence de photojournalisme SIPA Press. Dans un bref texte intitulé Une enfance turque