Un antisémitisme ordinaire - Yasmina Zian - E-Book

Un antisémitisme ordinaire E-Book

Yasmina Zian

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Beschreibung

À travers une enquête originale, cet ouvrage dévoile les mécaniques de criminalisation des juifs par la Police des étrangers entre 1880 et 1930. Il envisage cette criminalisation comme un racisme institutionnel engendré par la banalisation de stéréotypes judéophobes et interroge les pratiques et représentations de la Police des étrangers. 

Avant les années 1930, l'élite politique et intellectuelle belge ne revendique pas d'idées antisémites. Bien que connus pour leurs textes antisémites, Edmond Picard et Jules Destrée n'ont ni l’influence ni le succès d’un Charles Maurras, d’un Édouard Drumont ou encore d’un Adolf Stoecker. Cela signifie-t-il pour autant que l’antisémitisme est inoffensif en Belgique ?

Pour répondre à cette question, ce livre présente une enquête sur la surveillance exercée par les agents de la Police des étrangers sur les étrangers juifs de Cureghem entre 1880 et 1930. Fortement stigmatisé, le quartier de Cureghem est identifié comme juif, pauvre et étranger par les forces de l’ordre. Par conséquent, les juifs de Cureghem sont plus susceptibles d’être la cible de surveillances en fonction de la criminalisation dont ils font l’objet et qui varie selon les stéréotypes de l’époque et leur appartenance de classe, leur nationalité, leur genre, leur « race » et leur lieu d’habitation.

Illustré par différents récits de vie d’étrangers, cet ouvrage met en lumière les trois figures criminelles du juif étranger qui préoccupent la Police des étrangers : le « juif colporteur », le « judéo-boche » et le « judéo-bolchevique ». En conclusion, ce livre dévoile la présence de stéréotypes judéophobes au sein de la Police des étrangers et leur utilisation pour justifier des discriminations.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Yasmina Zian est docteure en histoire et spécialisée dans les relations entre institutions étatiques et groupes minorisés. Elle travaille sur l'antisémitisme, l’histoire coloniale et les politiques migratoires.

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À la mémoire de Sébastien

 

La collection accueille des ouvrages qui mettent en oeuvre une démarche historique.Ils montrent que les grandes questions qui se posent aux sociétés contemporaines s’inscrivent dans des temporalités longues, permettent d’en explorer l’évolution, mais offrent aussi des réservoirs d’expériences alternatives. La collection privilégie les travaux qui dialoguent avec les autres sciences sociales et insèrent leurs objets dans des cadres géographiques larges. Elle est destinée à la publication de monographies et d’ouvrages collectifs porteurs d’un projet et dépassant le recueil d’articles. Directeurs de collectionKenneth Bertams, Aude Busine, Pieter Lagrou, Nicolas Schroeder – Université libre de Bruxelles (ULB)

 

Un antisémitisme ordinaire

Représentations judéophobes et pratiques policières (1880-1930)

Yasmina Zian

Un antisémitisme ordinaire

Représentations judéophobes et pratiques policières (1880-1930)

    Éditions de l’Université de Bruxelles

Illustration de couvertureLe colporteur du monde © Dimitri ArnautsCollage, comprenant notamment Colporteur juif (Fonds Lieven Saerens, FMC). L’éditeur responsable a déployé tous les efforts possibles pour retrouver les propriétaires des droits des illustrations. Il s’engage à rectifier toute éventuelle omission dans les éditions futures du présent ouvrage.ISBN 978-2-8004-1746-2eISBN 978-2-8004-1747-9ISSN 2033-866X D2023/0171/9 © 2023 by Éditions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 261000 Bruxelles (Belgique) [email protected] Ouvrage issu de la thèse de doctorat « Un antisémitisme latent ? La criminalisation du Juif de Cureghem par la Sûreté publique et ses institutions partenaires (1880-1930) » réalisée grâce au concours de l’Einstein Stiftung (Sénat de Berlin), de la Bourse Gerda Henkel de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne – département de la Somme – France) et de la Fondation Van Buuren. Yasmina Zian a reçu pour sa recherche le prix de la fondation Auschwitz. Le présent ouvrage est publié avec le soutien financier du Fonds National de la Recherche Scientifique (F.R.S. – FNRS).

À propos de l’auteur

Yasmina Zian est docteure en histoire et spécialisée dans les relations entre institutions étatiques et groupes minorisés. Elle travaille sur l’antisémitisme, l’histoire coloniale et les politiques migratoires.

À propos du livre

Avant les années 1930, l’élite politique et intellectuelle belge ne revendique pas d’idées antisémites. Bien que connus pour leurs textes antisémites, Edmond Picard et Jules Destrée n’ont ni l’influence ni le succès d’un Charles Maurras, d’un Édouard Drumont ou encore d’un Adolf Stoecker. Cela signifie-t-il pour autant que l’antisémitisme est inoffensif en Belgique ?Pour répondre à cette question, ce livre présente une enquête sur la surveillance exercée par les agents de la Police des étrangers sur les étrangers juifs de Cureghem entre 1880 et 1930. Fortement stigmatisé, le quartier de Cureghem est identifié comme juif, pauvre et étranger par les forces de l’ordre. Par conséquent, les juifs de Cureghem sont plus susceptibles d’être la cible de surveillances en fonction de la criminalisation dont ils font l’objet et qui varie selon les stéréotypes de l’époque et leur appartenance de classe, leur nationalité, leur genre, leur « race » et leur lieu d’habitation.Illustré par différents récits de vie d’étrangers, cet ouvrage met en lumière les trois figures criminelles du juif étranger qui préoccupent la Police des étrangers : le « juif colporteur », le « judéo-boche » et le « judéo-bolchevique ». En conclusion, ce livre dévoile la présence de stéréotypes judéophobes au sein de la Police des étrangers et leur utilisation pour justifier des discriminations.

Pour référencer cet eBook

Afin de permettre le référencement du contenu de cet eBook, le début et la fin des pages correspondant à la version imprimée sont clairement marqués dans le fichier. Ces indications de changement de page sont placées à l’endroit exact où il y a un saut de page dans le livre ; un mot peut donc éventuellement être coupé.

Table des matières

Remerciements

Abréviations

Avant-propos

Pour une approche réflexive

Introduction

Enquête au coeur d’un quartier immigré bruxellois

Construction de l’enquête

Construction de notre « échantillon »

Chapitre I

Les structures et instances de contrôle des étrangers

La Police des étrangers : genèse, mission et fonctionnement

La police communale d’Anderlecht et de Bruxelles : relais local de la surveillance des étrangers

Conclusion

Chapitre II

Le colporteur juif

Période d’avant-guerre (1880-1914)

L’immigration en Belgique au XIXe siècle

Le colporteur juif : stigmatisation, criminalisation et expulsion

Le colporteur et musicien ambulant italien : amalgame et criminalisation

Conclusion : aux sources de la criminalisation

Chapitre III

L’ennemi est-il juif ou allemand ?

Période de guerre (1914-1918)

L’entrée en guerre : patriotisme et identité nationale

La collaboration de la Police des étrangers avec l’Allemagne

Le juif, traître et profiteur de guerre : écho d’une certaine presse clandestine

Le Consistoire : un comportement irréprochable

Sortie de guerre : la chasse aux sorcières

Conclusion : défense de la nation et xénophobie montante

Chapitre IV

L’étranger polonais, communiste et juif : une stigmatisation croisée

Période d’après-guerre (1920-1930)

Une menace politique

La perception du judéo-bolchevique au sein de l’establishment juif

Les Italiens antifascistes : comparaison avec les juifs polonais

L’habitus des fonctionnaires

Conclusion

Conclusion

Habitus xénophobe

Développement des outils de surveillance au tournant du siècle

Criminalisation

D’une guerre à l’autre

Biblioǵraphie

Table des illustrations

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Remerciements

Les pages suivantes n’auraient pas pu voir le jour sans le soutien, la collaboration et la confiance de nombreuses personnes. Qu’elles en soient chaleureusement remerciées :

–  ma famille et mes proches, Éléonore de Villers, Pierre Ansay, Albrecht Werner, Jakub Stanczyk, Zoulika Atarhouch et Khalid Zian ;

–  mes directeurs, Jean-Philippe Schreiber, Ulrich Wyrwa et Werner Bergmann ;

–  ma tutrice au Centre Marc Bloch, Leyla Dakhli ;

–  les membres du comité d’accompagnement de l’ULB, Pieter Lagrou et Cécile Vanderpelen ;

–  les membres du Forschungskolleg au Zentrum für Antisemitismusforschung (ZfA) et des groupes de recherche au Centre Marc Bloch (CMB) et au Musée juif de Belgique (MJB), Elisabeth Weber, Hana Copic, Matteo Perissinoto, Carl-Eric Linsler, Marie-Christine Lux au ZfA, Anthony Pregnolato, Emeline Fourment et Ayse Yuva au CMB et Pascale Falek au MJB ;

–  les archivistes Gertjan Desmet, Filip Strubbe, Anne Cherton et Danielle Sansoglou.

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Abréviations

AA

Annuaire administratif

AEA

Archives de l’État à Anderlecht

AGR

Archives générales du Royaume

AIU

Alliance israélite universelle

AP

Annales parlementaires

BCS

Bulletin central de signalement

BIGN

Brigade d’information de la Gendarmerie nationale

CA

Conseil d’administration

CB

Cabinet du bourgmestre

CdR

Chambre des représentants

CIB

Communauté israélite de Bruxelles

CIA

Communauté israélite d’Anvers

CIOB

Communauté israélite orthodoxe de Bruxelles

CNSA

Comité national de secours et d’alimentation

DG

Dossiers généraux

DI

Dossiers individuels

MAE

Ministère des Affaires étrangères

MJB

Musée juif de Belgique

PCB

Parti communiste de Belgique

PE

Police des étrangers

PG

Procureur général

PV

Procès-verbal

SCL

Service des cultes et de la laïcité

SE

Sûreté d’État

SP

Sûreté publique

Vsmt

Versement

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Avant-propos

Pour une approche réflexive1

Où il est question de l’influence que peut avoir l’expérience subjective du chercheur sur sa démarche et sur les questions posées par l’enquête menée aux archives.

À l’origine de cet ouvrage, il y a un projet de recherche et une rencontre avec un groupe d’historiens autour de la question de la radicalisation de l’antisémitisme après la Première Guerre mondiale en Europe. Nous nous sommes inscrite dans ce projet en ciblant notre contribution sur le contexte belge.

Progressivement, une double idée a germé. D’une part, centrer l’enquête sur un quartier de Bruxelles et d’autre part dépasser la simple analyse du discours pour aborder la question des pratiques et de leur impact sur la vie des juifs et des juives vivant dans ce quartier. Nous voulions faire de la microhistoire, c’est-à-dire l’histoire des petits et celle éclairant des phénomènes que les archives institutionnelles ont généralement tendance à délaisser.

Rapidement, le sujet de notre recherche et notre non-appartenance au groupe ciblé se sont heurtés à des questions sur notre origine nationale et religieuse. En effet, être issue de l’immigration marocaine de tradition musulmane et s’intéresser à l’antis­émitisme était sujet, au mieux, d’interrogation et d’amusement, au pire, de mise en doute, de suspicion. Dans les cénacles universitaires, mais également lors de conférences accueillant un public non averti, le débat – aujourd’hui bien mieux connu – autour la question de la légitimité divisait déjà. La question était de savoir si des personnes non concernées par des phénomènes de discriminations sont légitimes de s’exprimer sur ces derniers. Ainsi, il pouvait par exemple nous être rétorqué : « C’est rare que des Arabes travaillent sur les juifs »…

Un processus de racialisation, parfois discret et diffus, pouvait aussi se révéler de manière brutale. C’est ainsi que lors de notre arrivée en Israël en 2014, notre identité a suscité de la méfiance alors que nous nous rendions avec deux autres collègues, en tant qu’intervenantes invitées, à un colloque à l’Université de Jérusalem pour présenter les résultats de nos recherches respectives sur l’antisémitisme. Au contrôle de douane à l’aéroport de Tel-Aviv, le fait d’avoir des parents aux noms arabes rendait notre arrivée suspecte, ce qui a entraîné cinq heures d’attente… pendant que nos collègues historiennes – de nationalité allemande et serbe – patientaient devant l’aéroport. ← 11 | 12 →

Ainsi, nous réalisions – par la situation que nous avions vécue – que pour les « étrangers juifs » que nous étudiions, la question n’était pas de savoir s’ils s’iden­tifiaient eux-mêmes ou non à des origines : les représentants de l’État responsables de la gestion des frontières s’en chargeaient et leur assignaient une identité, un statut qui, par la force des choses, pouvaient mener à des discriminations.

Ces expériences vécues en cours d’enquête entraient ainsi en résonance avec les questions de fond qui ont inspiré ce livre : « Quel est le processus d’identification des juifs par l’État ? », « Quelles représentations négatives sont en jeu lors de ces identifications ? », « Quelles sont les conséquences de ces représentations sur les pratiques de la Police des étrangers et sur la vie des étrangers ? »

1Pour en savoir plus sur la démarche réflexive, par ailleurs encore peu répandue en histoire : M.-M. Bertucci, « Place de la réflexivité dans les sciences humaines et sociales : quelques jalons », Cahiers de sociolinguistique, 2009/1 (no 14), p. 43-55, https://www.cairn.info/revue-cahiers-de-sociolinguistique-2009-1-page-43.htm.

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Introduction

Enquête au cœur d’un quartier immigré bruxellois

L’enquête que nous proposons de présenter dans cet ouvrage s’est déroulée à Cureghem, quartier immigré de Bruxelles principalement habité par des étrangers juifs issus de divers pays. C’est ce groupe hétéroclite qui nous a plus précisément intéressée. Car il y a un sujet qui questionne les historiens : depuis quand peut-on réellement parler d’antisémitisme en Belgique et quelle forme prend-il ?

Il est un fait que la Belgique était, à la fin du XIXe siècle, perçue comme une terre d’accueil grâce à ses lois libérales. Mais n’a-t-elle pas pourtant, dans ses instances de contrôle, produit un antisémitisme latent, non légitimé par le cadre national mais visible dans les discours et les pratiques quotidiennes des agents ? Cet antisémitisme diffus est-il remonté dans les structures hiérarchiques à la suite de la Première Guerre mondiale et des nouvelles vagues d’immigration qui l’ont suivie ?

Pour répondre à ces interrogations, le sujet sera abordé sous différents angles. La question centrale étant : les juifs étrangers ont-ils subi une stigmatisation, une discrimination, voire une criminalisation particulière de la part des autorités belges, communales et nationales ? Si oui, quels en sont les indices tangibles, quels ont été les processus mis en œuvre, quels en ont été les acteurs ?

Nous avons mené une enquête historique centrée sur le terrain, le parcours de vie des habitants du quartier organisé autour de la place du Conseil, où se situe l’hôtel communal d’Anderlecht et où vivent de nombreux étrangers. Dans une perspective microhistorique, nous avons allié analyse des archives et analyse sociologique pour dérouler un récit à la fois chronologique, politique et social.

Dans une perspective comparative, nous avons suivi l’évolution des mécanismes de surveillance des étrangers en nous référant à trois périodes : l’avant-guerre, la guerre et les années 1920. Notre enquête, qui couvre un demi-siècle, a mis en évidence l’évolution, au fil des années, de l’obsession des administrateurs de la Police des étrangers pour la surveillance des étrangers, l’accumulation des renseignements et la façon dont ceux-ci sont récoltés à mesure que la surveillance s’élabore et se perfectionne au sein du jeune État belge.

À partir des documents d’archives, nous avons cerné la façon dont se sont construits, selon les périodes, l’image stéréotypée du « juif de Cureghem », les représentations négatives qui l’ont accompagnée et le sort réservé à d’autres groupes ← 13 | 14 → d’étrangers. Il s’est également agi de replacer dans le contexte sociopolitique le discours et les pratiques des agents de la Police des étrangers à l’égard du « juif étranger » et de les confronter à d’autres discours tenus par les petits commerçants belges, le Consistoire israélite, la presse ou encore la Chambre des représentants.

Construction de l’enquête

La notion d’antisémitisme, le cas de la Belgique

En Allemagne, l’expérience de la Première Guerre mondiale a radicalisé les mouvements antisémites. La rancœur engendrée par la défaite y a affermi et cimenté une haine devenue banale, celle des juifs. Mais qu’en est-il en Belgique ? En Belgique, pendant la période allant de 1880 à 1930, aucun mouvement ne s’est déclaré officiellement antisémite. Et l’expérience du conflit dont la Belgique est sortie victorieuse n’a pas radicalisé les quelques défenseurs de l’idéologie antisémite.

Pourtant, des recherches de l’historien Lieven Saerens révèlent – sans pour autant le définir – la présence d’un antisémitisme latent en Belgique avant les années 19301. L’historien Jean-Philippe Schreiber indique quant à lui que les pratiques et mentalités des autorités belges pendant la Deuxième Guerre mondiale étaient largement imprégnées d’un habitus xénophobe2 qui permettait une expression plus libre de la judéophobie lorsque les personnes identifiées comme juives étaient également étrangères. Cela étant, la définition de cet antisémitisme latent d’avant les années 1930 nécessite l’identification des formes et expressions d’hostilité à l’égard des juifs. Au fil de notre enquête, nous sommes arrivée à choisir le syntagme d’« antisémitisme ordinaire » que nous définissons de la sorte : l’antisémitisme ordinaire présent au sein d’une institution publique se caractérise par des pratiques et représentations négatives des juifs qui sont généralement cachées et larvées, mais qui se dévoilent dans certains contextes historiques ou à l’occasion de rapports de pouvoir, notamment avec les agents de l’État qui, sur le terrain, opèrent avec rigueur la surveillance des individus dont ils ont la charge, outrepassant parfois ainsi l’esprit du législateur.

Nous utiliserons parfois le terme « judéophobie » comme synonyme d’« antisémitisme », de façon à le distinguer de l’antisémitisme tel qu’il était appréhendé à l’époque, à savoir comme une idéologie justifiant le rejet des juifs sur une base raciale. Le terme « antisémitisme », lorsque nous l’utiliserons, sera alors compris dans sa définition actuelle – celle donnée par l’Organisation des Nations unies – selon laquelle ← 14 | 15 → l’antisémitisme est une certaine perception des juifs qui peut inciter à la haine à leur égard. Par extension, les manifestations antisémites verbales ou physiques sont dirigées vers des individus juifs ou non juifs, leurs propriétés et leurs institutions et infra­structures communautaires ou religieuses3.

Ainsi, à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale, cet antisémitisme larvé a déclenché des réflexes profondément ancrés au sein des structures de l’État et permettant des pratiques judéophobes de manière plus efficace que toute réglementation ou discours politique. L’adjectif « ordinaire » révèle une parenté avec les phénomènes décrits dans l’ouvrage Banal Nationalism de Michael Billig4 et, d’une manière plus éloignée, avec la « banalité du mal » décrite par Hannah Arendt. À l’instar des travaux de Michael Billig et de ceux de Benedikt Anderson sur les Imagined Communities, cette recherche tente de mettre en lumière des pratiques discriminantes alimentées par des microprocessus d’identification qui structurent la vie quotidienne des individus5. En effet, pour comprendre les dynamiques d’exclusion, il ne faut pas uniquement observer les projets politiques et la rhétorique nationaliste, mais également étudier les groupes marginaux, les imaginaires, les schémas cognitifs, les dispositions sociales, les idiomes culturels, etc., quotidiennement reproduits à l’échelle individuelle afin de naturaliser l’appartenance nationale. Il nous semblait utile d’investiguer la question à travers la surveillance et le contrôle dont on fait l’objet les juifs étrangers autour de la Première Guerre, contrôle exercé par les agents de la Police des étrangers sous la tutelle de la Sûreté publique.

Identifier et mesurer l’antisémitisme ordinaire au sein de la Police des étrangers

Cet ouvrage interroge donc le caractère « banal » de la judéophobie en Belgique au sein de la Police des étrangers au tournant du siècle, et plus particulièrement à travers l’attitude de ses agents à l’égard des juifs étrangers de Cureghem, quartier d’immigration notoire de Bruxelles. À l’époque, la Police des étrangers a pour mission la surveillance des ressortissants étrangers sur le territoire belge et a le pouvoir de les en éloigner. Elle constitue un département de la Sûreté publique qui elle-même dépend du ministère de la Justice.

Le terme « étranger » recouvre ici toute personne vivant en Belgique et n’ayant pas la nationalité belge. Celui de « juif étranger » caractérise tout individu identifié comme juif par la Police des étrangers et n’ayant pas la nationalité belge. En effet, ← 15 | 16 → dans le cadre d’une analyse de l’antisémitisme, la définition de Jean-Paul Sartre est utile. Selon cette dernière, est juif celui que les autres hommes tiennent pour tel6. Avec ce point de départ, nous pouvons considérer que dans les dynamiques de discri­minations antisémites, est « juif » tout étranger que la Police des étrangers tient pour « juif ». Par conséquent, dans cet ouvrage, l’usage du terme « juif » au singulier et en italique permet de souligner que, parfois, le vocable « juif » dans les écrits de la Police des étrangers n’est pas une réalité, mais une construction par des non-juifs de ce que serait le groupe social des « juifs ».

Le matériau de base de notre enquête étant les dossiers individuels tenus par la Police des étrangers, il est nécessaire de vérifier la manière dont les juifs y étaient identifiés. Ainsi, l’étranger se définit-il comme juif ? Cela nous importe peu ; ce qui nous intéresse, c’est qu’il ait été identifié comme tel par la Police des étrangers. Nous reprenons donc, pour notre analyse, les catégories utilisées par les agents de la Police des étrangers eux-mêmes7. Quatre caractéristiques principales interviennent dans ce processus d’identification « ethnique » pour distinguer, parmi les étrangers, ceux qui sont identifiés comme juifs par la Police des étrangers. Les marqueurs visibles perçus et notifiés par l’agent tels que le prénom d’origine biblique (Rebecca, Rachel, Moïse, Isaac, Jacob, Chaïm…), le nom de famille à consonance allemande ou polonaise et parfois le lieu de naissance sont les critères qui dominent.

Ces indications sont parfois « confirmées » par la mention « juif » inscrite dans le dossier par l’étranger lui-même, par un agent de l’administration de son pays d’origine ou par un agent belge.

Même si elles sont parfois abusives et non fondées, ces mentions nous servent, aujourd’hui, de révélateurs de la typologie mise en œuvre par les agents. Elles sont autant d’indices qui permettent de savoir si l’agent a identifié l’étranger comme étant juif et selon quel critère.

Il s’agit donc ici d’utiliser le référentiel emprunté à une époque pour l’analyse des discours et des pratiques des fonctionnaires de ladite période.

À la lecture des documents, il apparaît que le nom et le prénom de l’étranger sont le critère prédominant dans le processus d’identification. Les archives et la littérature en témoignent. Le 9 mars et les 22, 23 et 24 décembre 1898, lors d’une séance de la Chambre des représentants, la gauche8 accuse d’antisémitisme les représentants du Parti catholique parce qu’ils refusent d’accorder la naturalisation aux personnes « soupçonnées d’être juives » : ← 16 | 17 →

M. Lorand : Il est vraiment regrettable que, dans la Chambre élue d’un pays libre comme la Belgique, on puisse voir la majorité exclure aussi systématiquement des feuilletons de naturalisation le nom de tous les gens soupçonnés d’être juifs. Car, même parmi ceux dont les demandes ont été repoussées, il en est qui ne sont pas juifs du tout.[…]Mais ils ont le malheur d’être nés en Allemagne, ou de porter un nom allemand, ou d’avoir pour prénom le nom de quelque patriarche de la Bible. Or, il suffit qu’un homme porte un nom allemand, ou l’un des noms habituellement portés par les juifs, tel Drumont ou Picard (rires), ou un prénom tel que ceux de Salomon, Abraham ou Isaac, ou un nom quelconque tiré de l’Ancien Testament, qui est cependant le premier des livres saints de la religion catholique, pour qu’il soit exclu au vote et que l’on voie se manifester cet esprit d’intolérance que je dois absolument dénoncer et flétrir9.

Cette déclaration est faite le jour du vote des naturalisations, dont les résultats sont éloquents. Ont été refusées les demandes de MM. Adam Krutwig (négociant, né en Prusse), Frédéric-Napoléon Felder (industriel, né en Prusse), Salomon-Isaac Cohen (négociant, né aux Pays-Bas), Samuel-Max Collin (négociant, né à Bruxelles), Hirsch-Jacques-Lilie Marcuse (négociant, né à Berlin) et Simon Oswald (fabricant de dentelles, né en Prusse). Par contre, ont reçu un vote favorable les demandes de MM. Joseph Lagneau (directeur-gérant de la Société des forges Saint-Joseph, né en France), Hubert Haass (boulanger, né en Prusse) et Jacques-Auguste-Henri Matthis (agent comptable, né en Prusse). Cette dénonciation exprimée par le parlementaire est aussi reprise dans le Manifeste contre l’intolérance du comité Marnix, qui se donne pour mission de lutter et de dénoncer les injustices vécues par les juifs, les francs-maçons, les protestants et les libres-penseurs10.

Qu’ils soient juifs ou non, se disent de religion juive ou non, certains étrangers sont identifiés comme tels par les députés. Il semble donc que ces prénoms soient associés, à cette époque, à la judaïté. Par ailleurs, le fait que certains étrangers « laïcisent » ou « catholicisent » leur prénom et ceux de leurs parents lorsqu’ils s’inscrivent en Belgique témoigne en partie des discriminations provoquées par la consonance de certains noms. Par exemple : Isaïe devient Charles et Rachel devient Rose, Israël devient Isidore, Léna devient Hélène, Abraham devient Adolphe, Lévi devient Léon, Moïse devient Maurice11… Les changements de nom peuvent témoigner soit du rapport négatif de la société d’accueil à l’altérité, soit d’un marqueur d’acculturation, soit encore d’une incompétence des fonctionnaires à orthographier correctement les noms étrangers12. ← 17 | 18 →

Lorsque nous évoquerons les vagues migratoires amenant des juifs en Belgique, nous ne ferons pas usage de l’italique. Ainsi, par « juifs », nous comprenons ce que Jean-Philippe Schreiber appelle « le groupe sociologique des juifs » émergeant au XIXe siècle et défini par l’appartenance présumée au judaïsme13. Ce groupe n’est pas quantifiable statistiquement, contrairement aux « juifs religieux »14.

Les pratiques, les représentations et la temporalité

Ce travail a donc pour objectif de comprendre l’antisémitisme ordinaire à travers une approche des pratiques de la Police des étrangers à l’égard du juif étranger. « La technologie identitaire »15 de plus en plus subtile et issue de pratiques développées ou introduites pendant la Première Guerre – nous pensons par exemple à la carte d’identité – amène un nouveau mode de catégorisation et de surveillance des personnes étrangères et une nouvelle définition de « l’étranger ». Nous chercherons à démontrer ici plus spécifiquement comment les préjugés antijuifs et xénophobes, pendant la période étudiée, ont été mobilisés par la Police des étrangers pour justifier des mesures à l’encontre d’une catégorie d’étrangers, celle du juif.

De manière plus délicate, notre enquête interroge la présence latente de l’anti­sémitisme diffus et collectif dans les représentations partagées par un groupe social et comprenant une fusion de stéréotypes attribués au juif et à l’étranger et de stéréotypes de classe, de genre, etc. Pour cela, nous nous baserons sur les discours des fonctionnaires et sur ceux de la société à l’égard des juifs étrangers.

Finalement, il s’agira de comprendre comment la judéophobie se développe au fil du temps au sein de l’institution de la Police des étrangers en observant l’avant et l’après-Première Guerre mondiale. Les recherches comme celles de Frank Caestecker16 et de Gérard Noiriel17 ont déjà montré l’impact de la Première Guerre mondiale sur le fait national, donnant ainsi un caractère concret à la notion juridique et abstraite de « nationalité ». L’un pour la Belgique, l’autre pour la France, ces auteurs dévoilent comment le rejet des étrangers et le durcissement des lois à leur égard dans les années 1920 se sont développés parallèlement à la consolidation du modèle d’État-nation au sortir de la Première Guerre mondiale18. Ce modèle qui promeut l’identité nationale renforce le rejet de celui qui ne fait pas partie de la nation : l’étranger. Cette évolution ← 18 | 19 → influencera profondément, comme nous le verrons, à la fois les rapports des fonctionnaires à propos du juif étranger et le mode d’expression des préjugés sur les juifs dans sa forme et son intensité.

Les archives : sur les traces d’une surveillance systématique et discriminante

Travailler sur les juifs étrangers, c’est choisir le groupe le plus fragilisé parmi les juifs et par conséquent celui le plus susceptible de subir des discriminations. Les archives de la Police des étrangers contiennent un type de document unique en son genre : les dossiers individuels ouverts et mis à jour pour chaque nouvel étranger s’installant en Belgique. Ils fournissent un matériel de premier ordre pour appréhender l’attitude à l’égard des étrangers qui ont pu être identifiés comme juifs : quels sont les stéréotypes activés ? Quelles sont les discriminations mises en œuvre ? Ces questions permettent d’objectiver les mécanismes de xénophobie et leurs imbrications avec les expressions judéophobes.

Les archives de la Police des étrangers et plus particulièrement les dossiers individuels des étrangers peuvent être abordés sous trois angles.

Premièrement, l’aspect biographique des ressortissants étrangers dans les dossiers individuels permet de retracer leur parcours de vie, les raisons de leur arrivée, leur métier, leur vie sociale, leur statut de célibataire ou de chef de famille pour les hommes, les difficultés rencontrées, les menaces d’expulsion, les décisions les concernant. Grâce aux histoires individuelles qui sont relatées, nous pouvons percevoir la manière dont se construit la figure négative du juif de Cureghem et comment cette image évolue et se cristallise avec l’entrée en guerre, la révolution russe et l’afflux migratoire de juifs de Pologne dans les années 1920.

Deuxièmement, l’analyse du système de fichage permet de constater – sur la base du type de formulaires complétés et des notifications de tel ou tel acte perçu comme déviant – comment la surveillance se développe et se systématise progressivement.

Troisièmement, les dossiers de la Police des étrangers permettent d’établir le profil des agents. Ces derniers sont appréhendés en tant qu’acteurs de la surveillance19. Ensemble, ils constituent un groupe spécifique qui partage un habitus propre – au sens donné par Bourdieu, c’est-à-dire produit par « les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence » et consistant en « des principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations »20. Ainsi, l’habitus « assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps »21. Dès lors, ces fonctionnaires, en ← 19 | 20 → même temps qu’ils incorporent les préjugés dans le contexte de leur travail, en fonction du cadre qui leur est fixé pour mener à bien leur mission, sont imprégnés des discours politiques et des représentations présentes dans la société22. Les facteurs conjoncturels du métier de policier et les différents profils des agents ainsi que leurs attitudes et leurs discours doivent être pris en compte pour appréhender les différents niveaux de l’habitus. Cette analyse s’accompagnera d’une réflexion plus globale des modes de surveillance de groupes minorisés. Le terme de « surveillance » est pris ici dans son sens pragmatique, c’est-à-dire de surveillance d’État ayant pour objectif à la fois le contrôle, l’identification, le recensement, le classement des personnes et l’anticipation de leurs agissements. Ces archives nous donnent ainsi à voir la manière dont se déroulent les discriminations sur le terrain, dans la vie quotidienne des habitants de Cureghem.

Cet ouvrage ne se limite pas à dévoiler la présence des préjugés judéophobes au sein de la Police des étrangers et par extension au sein de la Sûreté publique. En effet, si les agents traitant les dossiers d’étrangers sont ceux de la Police des étrangers, lorsqu’un contentieux apparaît, il est généralement réglé par les supérieurs des agents, parfois jusqu’au ministre de la Justice.

Cette recherche éclaire également les dynamiques de discriminations du quotidien, qu’elles soient provoquées par de la xénophobie ou par des préjugés judéophobes de personnes déjà stigmatisées par leur condition sociale ou par un mélange de différents facteurs. Ces discriminations – bien que non généralisables à tous les étrangers juifs de Belgique – sont significatives parce qu’elles émanent d’un imaginaire collectif et influencent le parcours des étrangers.

Une étude croisée

Croisées avec d’autres sources telles que la presse, les archives des Communautés23 israélites, les débats parlementaires et les archives du Parquet, les archives de la Police des étrangers permettent de lever le voile sur les questions centrales, à savoir : est-ce que les juifs sont identifiés comme étant un groupe particulier parmi les étrangers ? Le cas échéant, quelle est l’attitude de la Police des étrangers à leur égard ?

Ces questions permettent d’aborder la notion d’antisémitisme ordinaire en travaillant sur une période antérieure à celle durant laquelle l’antisémitisme est organisé et revendiqué politiquement en Belgique, c’est-à-dire à partir des années 1930. Car il est un fait remarquable : les travaux sur l’antisémitisme en Belgique abordent généra­lement les années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale. Or, si nous soutenons qu’il y a bien avant les années 1930, en Belgique, une judéophobie latente et non systématisée, elle s’apparente à de la xénophobie qui prend des formes moins virulentes lorsque l’étranger profite d’un capital économique important. ← 20 | 21 →

Selon Joël Kotek, la plupart des recherches sur l’antisémitisme belge n’évoquent pas « la possible existence d’un habitus antisémite séculaire propre aux provinces de Belgique » et abordent « la crise des années 1930, la montée des mouvements d’extrême droite et de l’antisémitisme […] sous l’angle exclusif de la xénophobie »24. Parmi ces recherches, les travaux de Lieven Saerens, du CEGES-SOMA et de la Fondation de la mémoire contemporaine (FMC)25, autant d’études qui intègrent effectivement l’analyse de la montée de la xénophobie et du nationalisme à celle de l’antisémitisme. Nous inscrivons notre travail dans cette littérature. Ce choix est motivé par deux éléments. Premièrement, l’étude scientifique de l’histoire de l’antisémitisme nous semble devoir être appréhendée selon l’idée, relevée par Jean Vogel, que « l’anti­sémitisme n’est pas un phénomène métaphysique, une malédiction éternelle, ni même une constante trans­historique, mais dans sa nature comme dans ses modalités, […] un fait social, produit de l’histoire et même de plusieurs histoires (parmi lesquelles celles des communautés juives ne sont pas des objets passifs d’une histoire faite par d’autres) »26. Deuxièmement, étant donné que nous travaillons sur des étrangers, exclure la possibilité que la judéophobie exprimée à leur égard soit teintée de xénophobie nous amènerait à essentialiser l’identité juive comme la seule valable pour l’analyse des parcours des étrangers. Comment, en effet, ne pas intégrer la composante xénophobe dans une analyse du rejet de non-nationaux ? D’ailleurs, comme nous le verrons, la nationalité intervient largement dans le type de stéréotype mobilisé contre le juif étranger. Ainsi, travailler sur l’antisémitisme sans intégrer la composante xénophobe, ce serait nier que les juifs présentent d’autres identités notamment sociales, économiques, de genre, politiques et culturelles pouvant être à l’origine de discriminations.

L’approche microhistorique comme méthode d’investigation

L’approche microhistorique met en lumière les attitudes des agents et surtout attribue le statut de protagonistes aux étrangers en les visibilisant dans le récit27. Par ailleurs, l’analyse des discours et pratiques de fonctionnaires vivant dans ← 21 | 22 → une société dans laquelle l’antisémitisme politique est peu présent nécessite une approche bottom-up (du bas vers le haut). De fait, seule l’échelle micro, au plus près de la vie quotidienne des protagonistes, permet d’apercevoir des phénomènes non systématiques tels que l’hostilité latente envers certains groupes. La méthode de la microhistoire, en écrivant l’histoire des « petits »28, redonne à l’individu une place importante dans le récit. Mettre en avant la façon dont les étrangers réagissent aux mesures institutionnelles permet de les appréhender comme des acteurs à part entière, à l’instar de Gérard Noiriel étudiant les stratégies narratives développées par les demandeurs d’asile29 pour révéler autant leur intégration des exigences nationales du pays d’accueil que leurs tentatives d’y échapper30. Les travaux d’Insa Meinen et Ahlrich Meyer portant sur les réfugiés juifs fuyant le nazisme rappellent également l’intérêt des récits individuels. En racontant les parcours de réfugiés, il s’agit, pour les auteurs, de faire apparaître le parcours des juifs persécutés dont le nom est tombé dans l’oubli31 et de rendre compte d’une partie de l’expérience de fuite, sans toutefois utiliser d’egodocuments (carnets de voyage, carnets intimes, correspondance…). Finalement, les parcours de vie ne servent pas uniquement de porte d’entrée, mais également de matériel annonçant des pratiques qui, si elles sont prises au cas par cas, éclairent des phénomènes qui se reproduisent régulièrement à l’échelle nationale.

Construction de notre « échantillon »

Notre corpus a été constitué pas à pas, par une méthode progressive, à partir des données que le terrain bruxellois pouvait fournir. Nos pas nous ont menée, avec des mouvements d’allers-retours, d’une instance à une autre : de la Police des étrangers (en tant qu’organe de surveillance des étrangers) aux services communaux chargés de l’enregistrement des résidents sur le territoire en passant par le Consistoire israélite de Belgique (organe chapeautant les différentes Communautés israélites et reconnu par l’État belge).

Grâce aux archives de la Police des étrangers, la perspective microhistorique s’est révélée réalisable et d’une extrême richesse. Restait à définir la méthode de sélection des dossiers pour démarrer notre enquête, étant donné la masse impressionnante d’informations dont nous disposions. Pour la période de 1889 à 1912, quelque 500 000 dossiers individuels ont été ouverts. Cependant, ces dossiers reprennent tous les étrangers ← 22 | 23 → classés chronologiquement en fonction de leur entrée dans le pays. Pour trouver les dossiers concernant les étrangers qui ont pu être identifiés comme juifs par la Police des étrangers, il fallait d’abord trouver une piste pour cerner plus précisément ces étrangers pour ensuite revenir consulter les dossiers produits par la Police des étrangers.

Pour construire l’échantillon qui servirait de base à notre étude, il fallait donc trouver une façon de centrer le travail sur un groupe donné… C’est un document de 1915 qui a retenu notre attention : une pétition de juifs orthodoxes demandant au Consistoire central israélite d’intervenir dans un conflit qui opposait les pétitionnaires à la Communauté orthodoxe. La solution nous était ainsi donnée : grâce aux adresses des pétitionnaires, nous pouvions cartographier leur lieu de résidence, dont une grande partie se situait à Cureghem. Nous avons décidé de prendre le quartier de Cureghem comme point de départ pour notre enquête.

Présentation de Cureghem (quartier d’Anderlecht)

Géographie, topographie et enjeux socio-économiques

Cureghem est le quartier d’Anderlecht le plus proche du centre-ville de Bruxelles. Situé au sud-ouest de la ville, à l’extérieur du boulevard du Midi, il se trouve à la lisière du quartier de la Marolle. La topographie de Cureghem est particulière, car ce quartier se trouve en enclave entre la Senne, les chemins de fer – ligne ouest – et la gare du Midi, le canal de Charleroi et les boulevards de la ville construits sur le tracé de l’ancienne enceinte. Par ailleurs, l’abattoir d’Anderlecht, situé également à Cureghem et qui date des années 1880, domine le marché bruxellois et est un acteur primordial à Anderlecht (figure 1). De là partent les viandes vers les restaurants, charcuteries et boucheries tandis que les peaux se dirigent vers les ateliers de maroquinerie sur l’axe Cureghem-Molenbeek32.

Le quartier de Cureghem, encore peu industrialisé au début du XIXesiècle, connaît des changements urbanistiques et démographiques importants tout au long du siècle. Carrefour entre différentes routes, Cureghem attire un grand nombre d’industriels, artisans et commerçants. La création de l’École vétérinaire en 1841, profitant de la présence de la Senne, joue également un rôle notable dans la dynamique du quartier, attirant de nombreux étudiants33. Son urbanisation commence avec le percement du canal Bruxelles-Charleroi (1827-1832) afin que les industries profitent d’une voie navigable34. Durant les années 1860, d’autres travaux d’envergure sont entamés : le voûtement de la Senne et la construction de la nouvelle gare du Midi par l’État35.

Les gares ferroviaires (station de Cureghem et gare du Midi) constituent l’un des éléments clés pour comprendre l’attrait que ce quartier représente tant pour les industriels que pour les artisans et les commerçants. Parmi ces derniers, il y a ceux qui ← 23 | 24 → ouvrent un négoce et les ambulants. Il est d’ailleurs remarquable que, tout au long du XIXesiècle, de nombreux juifs hollandais colporteurs de profession s’installent dans ce quartier, du fait de la proximité du chemin de fer nécessaire à leurs déplacements.

Si Cureghem s’industrialise dans les années 186036, la commune d’Anderlecht, dans son ensemble, garde un caractère rural. Seuls 11 % de la superficie d’Anderlecht est urbanisée, principalement à Cureghem. Pour preuve, dans les années 1870, Cureghem abrite 44 % de la population anderlechtoise concentrée sur un nombre de rues limitées. Seules 37 voies publiques sont recensées et parmi elles, la rue Brogniez37, qui fait partie de la zone utilisée pour la constitution de notre échantillon. Mais progressivement, le paysage évolue. Dans les années 1870 toujours, 86 industries38 et beaucoup d’ouvriers s’y installent39. Les années 1880 sont marquées par une nouvelle vague de grands travaux visant à accroître le bien-être de la population : la construction d’un réseau d’égouts, le début des travaux pour l’abattoir et en 1890, l’ouverture de l’hôpital d’Anderlecht bientôt raccordé à l’eau potable40. Cureghem représente durant la période étudiée le cœur industriel de la commune et un espace majeur de l’industrie bruxelloise41.

À partir de 1880, l’urbanisation bat son plein et la commune développe ses infrastructures communales. C’est à Cureghem, place du Conseil, que la maison communale, puis le commissariat central et l’administration sont implantés42. La place du Conseil prend des allures bourgeoises avec les nouveaux bâtiments de l’administration communale. Les rues avoisinantes telles que la rue de l’Instruction et la rue Brogniez restent plus populaires. C’est autour de cette place que se trouvent les rues de notre étude. Cureghem est, à l’époque, un quartier populaire où les conditions de vie restent longtemps précaires malgré le dynamisme économique et le rôle central du quartier pour la commune d’Anderlecht et la ville de Bruxelles.

La politique communale

À la fin du XIXe siècle, la population d’Anderlecht est encore largement néerlandophone, paysanne ou ouvrière et peu scolarisée43. Au niveau politique, de l’indépendance de la Belgique jusqu’aux années 1870, le Parti catholique gouverne à Anderlecht. Le premier bourgmestre libéral, Jérôme-Justin Van Lint, est élu en 1872. Mais ses deux échevins sont catholiques et ce sont ces derniers qui dominent le conseil communal jusqu’en 1878. Les catholiques reviennent au pouvoir en 188244. La Première Guerre mondiale ne perturbe pas la politique communale dont l’administration reste ← 24 | 25 → en place sous l’occupation. Le développement des infrastructures se poursuit encore au XXe siècle : une nouvelle école est ouverte rue Georges Moreau et la Commission du canal de Charleroi prépare les travaux pour de meilleures communications avec les communes frontalières. L’analphabétisme, dont la proportion est à Anderlecht la plus importante de l’agglomération bruxelloise jusqu’en 1900, amènera d’ailleurs les édiles politiques à instaurer l’instruction gratuite45.

Figure 1 : Le quartier de Cureghem autour de 1900

Source : Eléonore de Villers (CC BY-SA 2.0)

Un quartier d’ouvriers, d’artisans et de petits commerçants étrangers

À la fin du XIXe siècle, Cureghem est l’un des quartiers les plus densément peuplés où vivent artisans, petits commerçants et ouvriers. C’est un quartier qui bénéficie d’une localisation et d’infrastructures propices au développement économique tant industriel que commercial. Traversé par les bras de la Senne, proche du chemin de fer avec la station de Cureghem et la gare du Midi, il offre de nombreuses possibilités pour les ateliers, les nouvelles industries, mais également pour les petits métiers pratiqués par les étrangers, nombreux à atterrir à Cureghem. C’est ainsi que ce quartier d’Anderlecht connaît plusieurs vagues d’immigration hollandaise, polonaise et russe, avec une majorité d’immigrés juifs.

Le quartier de Cureghem peut être qualifié de quartier immigré sans être un ghetto à proprement parler. Contrairement au ghetto pris au sens d’un « “pavillon” ← 25 | 26 → d’isolement matériel et symbolique orienté vers la dissimilation »46, le quartier immigré « est un tremplin vers l’assimilation via l’apprentissage culturel et la mobilité sociospatiale »47. De fait, des familles juives retrouvent à Cureghem un quartier dans lequel elles socialisent avec d’autres familles aux parcours similaires et avec lesquelles elles développent des formes de soutien mutuel. La présence de juifs est visible dans ce quartier, comme l’annuaire de la Communauté israélite de Bruxelles le laisse présumer, déjà avant-guerre à travers les publicités de boucheries, épiceries et boulangeries casher (figure 2)48. Les commerces alimentaires, qui sont minoritaires, ainsi que les imprimeries, maroquineries et magasins de vêtements participent à la vie du quartier et représentent des espaces de travail et de sociabilité49. Bien que de nombreux juifs étrangers ne soient pas politisés, on retrouve à Cureghem, après la guerre, des associations témoignant d’un engagement politique. Dès 1918 paraît Kadimah, une revue sioniste dont le bureau de rédaction se situe à la même adresse qu’un centre culturel et religieux, le Beth-Zion50. Certains des nouveaux habitants portent effectivement le projet sioniste, communiste ou socialiste bien plus que les juifs présents en Belgique depuis quelques générations51. Toujours à Cureghem, des groupes politiques créés dans les années 1920 utilisent d’ailleurs le yiddish comme langue véhiculaire52. Ces espaces sont autant des lieux de politisation que des lieux de socialisation pour les étrangers juifs fraîchement arrivés dans la capitale.

En croisant différentes sources, nous avons pu replacer sur la carte les différentes institutions qui ont contribué à la vie juive du quartier étudié. Cette carte permet de visualiser le dynamisme du quartier et la variété des services, ateliers et magasins qui s’y trouvaient au tournant du XXe siècle53.

Le rôle du Consistoire

Le Consistoire, conscient de la présence de nombreux étrangers juifs dans ce quartier, organise ou soutient différentes institutions israélites telles que l’école israélite rue Jorez dès 1884, une école gardienne sise rue de Fiennes en 1883, en 1886 rue Bara et en 1893 rue Plantin, un asile pour orphelines et enfants abandonnées ouvert en 1896 rue Gevaert no 15 et une maison de retraite israélite rue Bara en 189254. Fondée en 1869, la Société des mères israélites vise à accompagner l’accouchement de femmes ← 26 | 27 → juives vivant dans l’agglomération bruxelloise. Une maison de retraite israélite est déplacée d’Etterbeek à Cureghem en 1892. Parallèlement aux institutions soutenues par le Consistoire, d’autres initiatives sont issues de la population immigrée, telles qu’un oratoire mentionné en 1904 et situé rue Van Artevelde à Anderlecht et un autre créé en 1911 rue Gevaert no 40 par des dissidents de la jeune Communauté Achkenaz-Polen, dite orthodoxe. La Communauté israélite orthodoxe de Bruxelles, dirigée alors par Salomon Bamberger, est reconnue par l’État belge en 1910. D’autres oratoires sont probablement organisés jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, mais leurs responsables, n’ayant jamais demandé leur reconnaissance par l’État ou le Consistoire, n’ont laissé aucune trace dans les archives. Seul Le Courrier israélite mentionne en 1913 quatre oratoires fonctionnant indépendamment des Communautés officielles. Trois d’entre eux, d’ailleurs, se situent à Cureghem55.

Cureghem constitue donc, au tournant du siècle, un espace de rencontre de populations juives d’Europe de l’Est, des Pays-Bas et moins souvent d’Allemagne aux opinions politiques et religieuses diversifiées56.

Figure 2 : Carte du quartier étudié

Source : Fond de carte OpenStreetMap modifié par Chloé Vercruysse (CC BY-SA 2.0)

1. Centre des « Mères israélites » (orphelinat, école gardienne et ouvroir pour jeunes filles), rue Gevaert no 15

2. Oratoire orthodoxe non reconnu (présence attestée en 1911) dont les membres « se sont séparés du groupe formant la Communauté Achkenaz-Polen dite orthodoxe de la rue de l’Englentier », rue Gevaert no 40

3. OEuvre philanthropique israélite non reconnue et fondée par Israël W. (présence attestée en 1920), rue Bara no 81

4. Centre culturel et rédaction et administration de la revue Kadimah. Organe de renaissance juive, rue Van Lint no 57

Magasins faisant de la publicité dans les annuaires de la Communauté israélite de Bruxelles ou mentionnés dans les dossiers individuels de la Police des étrangers

a) Magasin alimentaire

5. M. Beck – boulangerie israélite (présence attestée en 1903-1904 et en 1906-1907), rue de l’Instruction no 87

6. Boulangerie israélite (présence attestée en 1903-1904), rue de l’Instruction no 135

7. Ad. Israël – volailles – charcuteries – épicerie – pains azymes – pâtisseries de Pessach – pension israélite (présence attestée en 1906-1907), rue Moreau no 26

8. Van Emrik – épicerie israélite – pains azymes – pâtisseries de Pessach (présence attestée en 1906-1907), rue Gevaert no 38

9. Cédrats – loulabim (présence attestée en 1906-1907), rue Brogniez no 191

10. Épicerie – cédrats – loulabim (présence attestée en 1913-1914), rue de l’Instruction no 23

11. Épicerie – cédrats – loulabim (présence attestée en 1913-1914), rue de l’Instruction no 101

12. Pension juive polonaise (présence attestée en 1924), rue Rossini no 42

b) Magasin ou manufacture

13. Éclairage Jolis (présence attestée en 1912-1913), rue de l’Instruction no 111

14. Fabrique de maroquinerie S. Najberg et Kalikstajn, rue Gevaert no 35

15. Maison de gros – broderies, dentelles… (présence attestée en 1913-1914), rue de Fiennes no 15 et magasin de Benjamin P.

16. Léon Frank – chaussures (présence attestée en 1903-1904), rue de l’Instruction no 135

17. S. Dorn – portefeuilles (présence attestée en 1913-1914), rue Gevaert no 38

18. W. Rosen – manufacture (présence attestée en 1921-1922), rue de l’Instruction 95 et 95a

c) Services

19. Mme Frank – gardes-malades et gardes-couches (présence attestée en 1906-1907), rue de l’Instruction no 114

20. Horowitz – atelier de reliure (présence attestée en 1912-1913), rue de l’Instruction no 106

21. B. Keyzer – inhumation (présence attestée en 1921-1922), rue de la Révision no 57 ← 27 | 28 →

Figure 3 : Les rues étudiées

Source : Fond de carte OpenStreetMap modifié par Chloé Vercruysse (CC BY-SA 2.0)

Les registres de population de la commune d’Anderlecht

Mais revenons à l’enquête. Une fois que nous avons identifié que de nombreux juifs orthodoxes résidaient à Cureghem, nous nous sommes dirigée vers les bureaux des registres de population de la commune d’Anderlecht pour trouver les noms d’étrangers ayant habité ce quartier. 75 volumes ont été mis à notre disposition. Y sont mentionnés, pour chaque nouvel arrivant dans la commune, sa nationalité, sa nouvelle adresse et sa composition de ménage. Nous avons délimité certaines rues et repris les noms des étrangers qui s’y sont installés entre 1910 et 1920. Il s’agit des rues de l’Instruction, Brogniez, Auguste Gevaert, Georges Moreau, Rossini, de Fiennes et Van Lint qui forment un ensemble de forme triangulaire, un miniquartier au sein de Cureghem, autour de la place du Conseil, où se trouve l’hôtel communal (figure 3).

Nous avons établi une base de données reprenant tous les étrangers y résidant, qu’ils soient juifs ou non. Nous disposions alors d’une liste de 487 personnes ou familles vivant dans les rues sélectionnées. À partir de cette liste, nous pouvions commencer le dépouillement des archives de la Police des étrangers.

Retour à la Police des étrangers : la sélection des dossiers individuels

Les dossiers individuels de la Police des étrangers détiennent des informations riches sur les étrangers qui, par ailleurs, n’ont généralement pas laissé de traces. Ces dossiers composent le corpus principal de cette recherche. ← 28 | 29 →

La liste de 487 noms établie à partir des registres de la commune a été recoupée avec les archives de la Police des étrangers. Les dossiers individuels de la Police des étrangers étant nominatifs et se rapportant à d’autres dossiers individuels connexes, ces 487 noms issus des registres communaux de la population nous ont amenée à consulter 352 dossiers individuels. Cette sélection constitue la matrice de notre groupe d’étude. Ces dossiers individuels concernent une personne, un couple lorsqu’il y a mariage, voire une famille lorsqu’il y a des enfants. En effet, les informations sur l’épouse sont regroupées dans le dossier du mari et celles sur les enfants dans le dossier du père jusqu’à leur majorité. Ils comprennent la correspondance et les formulaires produits par les agents concernant l’étranger et les courriers rédigés par l’étranger lui-même à l’adresse de la Police des étrangers. Y sont aussi conservées les annotations des agents, écrites dans la marge des documents ou sur des feuillets volants. Ainsi, les dossiers consultés contenant des informations sur les étrangers et les notes des agents de la Police des étrangers au sujet des mesures à prendre à l’encontre de ceux-ci permettent d’appréhender, au plus près, 1) la réalité quotidienne de l’étranger, 2) les pratiques et représentations de la Police des étrangers à l’égard des différents groupes qu’elle catégorise méticuleusement, et 3) les catégories mobilisées par les agents de la Police des étrangers et l’importance qu’ils accordent à la judaïté projetée ou réelle d’un étranger. ← 29 | 30 →

Notre échantillon final

Nous avons donc délimité notre corpus d’étude à 352 dossiers individuels, tous de personnes d’origine étrangère et ayant résidé aux alentours de la place communale dans le quartier de Cureghem.

L’échantillon constitué sur une base géographique présente de meilleurs atouts que si les noms avaient été tirés d’une liste de membres d’une des communautés israélites présentes en Belgique. En effet, partir d’un quartier caractérisé par sa forte popu­lation étrangère permet de prendre connaissance de situations d’étrangers qui ne sont pas juifs, d’étrangers juifs sociologiques57 et de juifs religieux. L’étude de ce quartier permet d’intégrer, outre le marqueur « juif sociologique », les marqueurs « social », « économique » et « culturel » dans l’analyse des pratiques et des représentations de la Police des étrangers.

Nous disposions donc d’un matériau de base qui nous a permis d’appréhender des parcours singuliers et d’établir une comparaison avec d’autres parcours d’étrangers, en l’occurrence de non-juifs, notre intention n’étant pas de généraliser à toute la Belgique ni de parler de tous les juifs, mais de cerner les dynamiques de criminalisation internes propres à la Police des étrangers en prenant comme point de départ un quartier précis. Et, par là, de révéler des exemples significatifs de pratiques et de discours de la Police des étrangers mis en place à l’égard des juifs étrangers de Cureghem.

Caractéristiques sociologiques de l’échantillon

Les 352 dossiers individuels qui constituent notre échantillon ne concernent pas que des familles juives. Pour rappel, ces dossiers ont été choisis sur une base géographique et sans tenir compte de la religion professée ou de l’identité religieuse de l’étranger, dans le but de comparer l’attitude de la Police des étrangers à l’égard des juifs de Cureghem et celle à l’égard d’une population non juive de Cureghem58.

Les professions exercées par les étrangers de notre échantillon sont très variées, mais les plus représentées sont celles dans le secteur textile, de la fabrication à la vente59. Comme nous l’avons vu, la localisation du quartier et l’évolution de l’immigration ont permis à la maroquinerie et au textile en général de se développer en bénéficiant du passage du canal et de la Senne, d’un abattoir, de la proximité d’une gare, etc. Les ← 30 | 31 → chiffres sont éloquents : en 1896, la commune d’Anderlecht regroupe 14 % des industries de la région bruxelloise et le secteur textile d’Anderlecht emploie 1 359 personnes, c’est-à-dire 54 % des emplois dans ce secteur pour toute l’agglomération bruxelloise60.

Dans notre échantillon, nous retrouvons, surtout en ce qui concerne les hommes, plus de vendeurs que de fabricants. Ils sont colporteurs, négociants voyageurs ou représentants de commerce et commis voyageurs utilisant le train pour aller vendre dans les provinces et les régions plus éloignées, isolées61. Les négociants viennent généra­lement d’Allemagne, tandis que les colporteurs sont plus majoritairement originaires de Hollande et les diamantaires des Pays-Bas62. Beaucoup de travailleurs du textile sont originaires de la ville polonaise de Lodz, cité du textile, et poursuivent à l’étranger le métier qu’ils pratiquaient dans leur pays d’origine63.

Dans les années 1920, la prépondérance du commerce par rapport aux autres professions se maintient. Elle s’explique en partie du fait des difficultés pour la population étrangère de trouver un emploi de travailleur salarié64. Seule une minorité de notre échantillon exerce un métier manuel hors secteur du textile : comme mécanicien, plombier, électricien, tourneur. Quelques étrangers de l’échantillon travaillent aussi dans le secteur diamantaire, sont industriels, artistes ou travaillent dans le secteur des soins, du secrétariat ou dans l’alimentation (nous avons retrouvé un boucher et cinq boulangers).

Quant aux femmes vivant à Cureghem et reprises dans l’échantillon, elles travaillent dans la vente ou la confection textile, généralement dans les ateliers familiaux, ou, quand elles sont célibataires, comme bonnes d’enfants, domestiques, ménagères, servantes, gouvernantes, etc. pour les familles chez qui elles logent.

La majorité des parcours étudiés révèlent une relative précarité lors de l’arrivée à Cureghem. D’ailleurs, en 1914, la Société israélite de bienfaisance établit qu’un tiers des indigents qu’elle secourt habitent dans le quartier de Cureghem65.

Quel que soit leur métier à l’arrivée en Belgique, la très grande majorité des étrangers changent de profession après quelques années. Si la mobilité sociale existe, elle n’est pas systématique. Lorsqu’une famille atteint un certain niveau de stabilité économique, deux phénomènes l’accompagnent généralement : l’ouverture d’un commerce, à Cureghem ou dans une autre commune bruxelloise, et l’emménagement dans un autre quartier.

Après la Première Guerre mondiale, Cureghem évolue : de nombreux juifs polonais s’y installent et développent une activité dans le textile et la maroquinerie, comme patrons ou ouvriers. Les grandes vagues d’immigration juive d’Europe de l’Est vers les États-Unis qui avaient commencé dans les années 1880 diminuent fortement après la Première Guerre mondiale, lorsque le gouvernement des États-Unis met en place ← 31 | 32 → en 1921 et 1924 des lois de restriction à l’immigration. De 1881 à 1915, 3 648 500 juifs d’Europe de l’Est émigrent, dont 2 650 000 vers les États-Unis. Dès 1921, de nombreux immigrés sont bloqués dans les ports d’Europe occidentale.

La judéité à cette époque a un caractère ethnique : être juif n’est pas uniquement une identité religieuse, c’est aussi une identité raciale.

À la fin du XIXe siècle, les théories raciales visant à hiérarchiser les populations pour justifier la domination des Européens sur le reste du monde développent éga­lement l’idée que les juifs se distinguent des autres Blancs. Ainsi, il y a également une racisation des juifs. L’antisémitisme, terme qui apparaît en 1879, intègre dans sa définition une perception du juif imprégnée des théories raciales. Alors que l’antijudaïsme consistait en la haine du judaïsme comme religion, pour les antisémites, la race pré­domine sur la religion (puisque la judaïté n’est pas considérée, durant la période étudiée, uniquement comme une religion). Par conséquent, même convertie au christianisme, une personne née juive reste juive.

Les représentations de la Police des étrangers à l’égard du Polonais catholique et du Polonais juif diffèrent. Dans un texte portant sur la politique migratoire à adopter à l’égard des Allemands, des Polonais et des Russes et dont on comprend au fil de la lecture qu’il vise principalement les juifs de ces trois nationalités, la Sûreté publique déclare : « La plupart appartient d’ailleurs à l’élément juif et nous savons par exemple que le juif ne travaille pas ou peu. »66 Cette citation rappelle que l’identité juive pour l’agent dépasse la question de l’origine et suppose un comportement asocial de la part de cette catégorie d’étrangers.

Pour conclure, Cureghem, quartier immigré et relativement industrialisé au regard du reste de la commune d’Anderlecht, accueille de nombreux juifs venant généralement des Pays-Bas, de Pologne et de Russie. Leurs activités économiques sont tournées vers le commerce et la production textile et de maroquinerie.

Le statut d’habitant de Cureghem combiné au fait d’être d’origine étrangère et au fait d’être identifié comme juif par les agents de la Police des étrangers rend les rapports avec cette institution singuliers par rapport à l’ensemble des étrangers juifs vivant ailleurs en Belgique. Cela tient d’une part aux représentations qu’ont les agents de la Police des étrangers de ce quartier et de ses habitants et d’autre part aux caractéristiques sociales, culturelles et économiques partagées par les résidents67. La plupart d’entre eux trouvent en Belgique une terre d’accueil, tandis que d’autres sont expulsés. Selon la Police des étrangers, il existe différents critères pour évaluer la désirabilité d’un étranger sur le territoire. Parmi ces facteurs, la profession, le nombre d’enfants nés sur le territoire, le mariage avec un ou une Belge, les moyens de subsistance… Ces critères, tout comme les caractéristiques professionnelles des agents de la police communale et de la Police des étrangers, feront l’objet de la prochaine section.

1L. Saerens, « L’attitude du clergé catholique belge à l’égard du judaïsme (1918-1940) », in R. van Doorslaer (éd.), Les Juifs de Belgique : de l’immigration au génocide, 1925-1945, Bruxelles, Centre de recherches et d’études historiques de la Seconde Guerre mondiale, 1994, p. 11-56 ; L. Saerens, Étrangers dans la cité : Anvers et ses Juifs (1880-1944), Bruxelles, Labor, 2005 ; L. Saerens, « Belgien », in W. Benz (éd.), Handbuch des Antisemitismus. Judenfeindschaft in Gechichte und Gegenwart, t. 1, Länder und Regionen, Munich, 2008, p. 46-51.

2J.-P. Schreiber, « La Belgique docile. Les paradoxes d’un monument de l’historiographie locale de la Shoah », Les Cahiers de la mémoire contemporaine, no 7, 2006-2007, p. 111-129.

3Selon la définition adoptée à l’International Holocaust Remembrance Alliance le 26 mai 2016, dont l’Unesco, l’Organisation des Nations unies ainsi que la plupart des pays occidentaux sont membres. https://www.holocaustremembrance.com/sites/default/files/press_release_document_antisemitism.pdf. D’après la définition de l’Unesco, 1978, article 2.2.

4M. Billig, Banal Nationalism, Londres, Sage, 1995. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1991.

5Voir B. Anderson, Imagined Communities – Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, Londres, Verso, 1983. On peut également citer R. Brubacker, Ethnicity without Groups, Cambridge, Harvard University Press, 2004.

6J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 2011 (1954), p. 74.

7Une réflexion similaire apparaît dans le travail de Jérémie Gauthier lorsqu’il s’interroge sur la pertinence de l’utilisation des catégories « raciales » telles que beur, black, asiatique, etc. ou encore d’immigré pour mettre en exergue la discrimination policière. J. Gauthier, Les Origines contrôlées. La police à l’épreuve minoritaire à Paris et à Berlin, Paris/Berlin, Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines – Centre Marc Bloch, 2012, p. 152-153. Certains sociologues recourent à l’étude des noms. L’étude de Renée Lévy, par exemple, sur les discriminations policières détermine « l’apparence ethnique » des personnes interpellées par la police à partir de catégories policières présentes dans les documents produits par elle ou à partir des lieux de naissance ou des noms et prénoms de ces personnes, quand la police ne les a pas elle-même catégorisées. R. Lévy, Du suspect au coupable, Paris/Genève, Médecine et Hygiène/Méridiens-Klincksieck, 1987.

8Principalement représentée dans les discussions par Georges Lorand (Parti libéral), Léon Furnémont (Parti ouvrier belge), Émile Vandervelde (Parti ouvrier belge) et Célestin Demblon (Parti ouvrier belge).

9Chambre des représentants, Discussion générale et vote, par appel nominal, de projet de loi relatif à des demandes de grandes naturalisations préalablement prises en considération, 22 décembre 1898.

10Contre l’intolérance. Manifeste du Comité Marnix, Bruxelles, Imprimerie G. Fischlin, 1901.

11AGR, PE, DI no 553 854 ; AGR, PE, DI no 763 663 ; AGR, PE, DI no 922 600 ; AGR, PE, DI no 929 723 ; AGR, PE, DI no 970 099, AGR, PE, DI no 1 133 800.

12M. G. Esch, Parallele Gesellschaften und soziale Räume: Osteuropäische Einwanderer in Paris 1880–1940, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2012.

13J.-P. Schreiber et J.-L. Slachmuylder, « L’immigration des Juifs en Belgique, 1840-1890 : analyse des données issues des dossiers de la Police des étrangers », Bulletin de la Société royale belge d’anthropologie et de préhistoire, no 108, 1997, p. 44.

14J.-P. Schreiber, L’Immigration juive en Belgique du Moyen Âge à la Première Guerre mondiale, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1999, p. 96.

15G. Noiriel, « Surveiller les déplacements ou identifier les personnes ? Contribution à l’histoire du passeport en France de la Ire à la IIIe République », Genèses, no 30, 1998/1, p. 77-100.

16F. Caestecker, Alien Policy in Belgium, 1840–1940: The Creation of Guest Workers, Refugees and Illegal Aliens, New York, Berghahn Books, 2000.

17G. Noiriel, « Les pratiques policières d’identification des migrants et leurs enjeux pour l’histoire des relations de pouvoir. Contribution à une réflexion en “longue durée” », in M.-C. Blanc-Chaléard, C. Douki, N. Dyonet et V. Milliot, Police et migrants. France 1667-1939, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 123 ; G. Noiriel, La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe, 1793-1993, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

18F. Caestecker, Alien Policy in Belgium…, op. cit., p. 53-100.

19Pour une démarche similaire, voir par exemple L. Joly, L’Antisémitisme de bureau, Paris, Grasset, 2011, p. 12 et p. 146.

20P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 88-91.

21Ibid.

22A. Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Liber, 2008, p. 46.

23Nous empruntons à J.-P. Schreiber le choix d’écrire communauté avec un [c] majuscule ou minuscule selon le sens qu’on attribue à ce mot. La « communauté » désignera un groupe sociologique tandis que la « Communauté » désignera l’une des institutions religieuses chapeautées par le Consistoire israélite de Belgique. J.-P. Schreiber, L’immigration juive en Belgique…, op. cit., p. 14.

24J. Kotek, « Préface », in B. Herremans, Entre terreur rouge et peste brune, la Belgique livide (1918-1940) : la diplomatie belge face aux Juifs et aux antisémites, Bruxelles, André Versaille, 2012, p. 7.

25L. Saerens, Étrangers dans la cité…, op. cit.