Un diamant dans une boîte à chaussures - Sophie Selliez - E-Book

Un diamant dans une boîte à chaussures E-Book

Sophie Selliez

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Beschreibung

Exaspérée par une mère qui déprime depuis trop longtemps, Lucie est certaine d’avoir eu a l’idée du siècle ! Fini le deuil, place à un plan personnalisé qui redonnera à Catherine le goût de la vie ! Hélas (ou tant mieux), vouloir tirer les ficelles ne garantit pas de contrôler de la situation… Et si les surprises devenaient des occasions de changer de regard sur le monde ?
Prenez une trentenaire célibataire façon demi-sœur cachée de Bridget Jones ou cousine de Carrie Bradshaw (passion chaussures oblige !). Ajoutez une pincée de tendance à se mêler des affaires des autres. Saupoudrez de relations mère-fille tendres et maladroites. Mélangez le tout avec une bonne dose de situations rocambolesques et de quiproquos… Voici le cocktail de ce roman entre feel good et romance.



À PROPOS DE L'AUTEURE

Sophie Selliez partage son temps entre sa joyeuse vie de famille, son travail dans la communication et ses passions créatives.
Populaire dans les Hauts-de-France avec ses précédents ouvrages – L’Aubépine, Zak et Anouck –, elle est aussi appréciée pour les capsules poétiques qu’elle partage en ligne (@dumerveilleuxdanslordinaire).
Avant de paraître aux Editions Glyphe, son texte Un diamant dans une boîte à chaussures est parvenu en finale du Prix du Roman de l’été Télé Loisirs 2020, dont le jury était parrainé par Raphaëlle Giordano.


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Couverture

Page de titre

« Peut-être qu’un jour, je rencontrerai quelqu’un qui me donnera envie de partager mon tiramisu, ma brosse à dents et mes émotions, mais pour l’instant, je vais faire connaissance avec moi-même. » Virginie Grimaldi,Et que ne durent que les moments doux « La vie humaine n’a lieu qu’une seule fois et nous ne pourrons jamais vérifier quelle était la bonne et quelle était la mauvaise décision, parce que, dans toute situation, nous ne pouvons décider qu’une seule fois. » Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être

LE SOUFFLE

Mes muscles tremblent, se tétanisent sous l’intensité de l’effort. Je ne peux plus respirer. Le vent sur mes joues me fait l’effet de quarante cure-dents partis à l’assaut de deux tomates bien mûres : je vais craquer.

La ligne d’arrivée est enfin visible devant moi… Je tente un dernier sprint ! Plus qu’une vingtaine de mètres, j’allonge la foulée dans un ultime sursaut. Je penche le buste en avant à la Usain Bolt. Trois, deux, un… J’y suis ! Hourra ! I did it1!

J’appuie sur mon chrono : 14’ 49” pour moins de deux kilomètres. Le marathon, ce n’est pas pour demain ! Mais j’ai doublement rempli mon objectif. Un, mon record personnel est pulvérisé ! Deux, j’ai atteint ma ligne d’arrivée symbolique du jour, et sans m’arrêter : le tabac-presse de mon quartier.

Je cours depuis trois semaines.

Je cours depuis que j’ai vu sur Facebook, par un hasard un tout petit peu provoqué, que mon ex-petit ami, Théo, venait d’épouser une grande blonde. Une grande blonde du type… Comment la définir ? Du type « pas moi », tout simplement.

Il y a quatre ans, quand il m’a quittée, on m’a diagnostiqué un souffle au cœur. J’ai trouvé la coïncidence incroyable. Mon petit cœur malmené était effectivement à bout de souffle. Après huit ans de vie de couple, certes un peu pépère, mais que je pensais pleine de projets, je m’étais peut-être épuisée pour rien. C’était comme si on avait subitement découpé en millions de petits morceaux la bobine du film romantique que je projetais dans ma tête.

À l’époque, mon médecin a été formel : il fallait que je me mette au sport, le cœur est un muscle, il a besoin d’exercice. J’avais bien envie de lui dire qu’il venait de subir une terrible déchirure. La seule prescription crédible à mes yeux était une convalescence suivie d’une bonne rééducation, à condition que ce soit guérissable – j’avais un doute.

Théo, visiblement, n’a pas eu de mal à rééduquer sa musculature affective. La photo de son mariage m’a fait l’effet d’un électrochoc. J’ai acheté des baskets de course et j’ai pris mon courage à deux mains, à défaut de prendre mes jambes à mon cou. Il était grand temps que je soigne mon souffle au cœur. D’autant plus que j’avais aussi attrapé le syndrome du congélateur : mon postérieur stockait depuis quatre ans tous les pots de crème glacée que j’achetais.

Course à pied, me voilà ! On va le muscler, ce cœur, en espérant enclencher par la même occasion une petite fonte des glaces ! Que les choses soient claires, je n’entreprends pas tout cela pour séduire les hommes : de ce côté, je suis vaccinée. J’ai juste besoin de me sentir vivante ! La bonne nouvelle, quand on a mal partout, c’est qu’on n’est pas encore mort.

Si j’ai fixé ma ligne d’arrivée au niveau du magasin de presse, c’est parce qu’aujourd’hui, on parle de moi dans un magazine. Enfin, on y parle surtout de mon blog : « Lille a un incroyable talon ».

Si vous le consultez et que vous cliquez sur la rubrique « À propos », vous en apprendrez un peu plus sur celle que je tente d’être aux yeux du monde :

Lucie, pour vous servir ! Je suis une fille des années quatre-vingt, une enfant de la télé, une ado d’internet, une novice en photo. J’aime la crème glacée à la pistache, les licornes, les séries télé, le rose, les paillettes et les talons hauts. Alors j’essaie d’agrémenter ma vie, et parfois mes cheveux, de ces quelques ingrédients. Je suis tombée dans la blogosphère en même temps que dans la passion des jolies chaussures. L’une des deux remplit un peu trop mes placards et allège considérablement mon porte-monnaie. Depuis trois ans, j’alimente ce blog, où je vous montre mes pieds sous toutes les coutures, en battant le pavé de Lille, ma ville de cœur.

Bonne visite !

Et puis il y a ce que le blog ne dit pas, mais que je peux vous glisser au creux de l’oreille.

Je m’appelle Lucie Ferney. Quand on prononce mon prénom et mon nom – ce qui donne tout de même « Lucifer né » –, on réalise l’inconscience de mes parents. Ils rêvaient d’un ange, ils ont écopé d’un diablotin à tendance maladroite et farfelue. Mon identité était prophétique. Aujourd’hui encore, même si mon père n’est plus de ce monde, ma mère n’a pas fini de se faire des cheveux blancs.

Pour entrer dans des considérations plus pragmatiques, j’ai hérité de la petite taille de mon père, je culmine à un mètre cinquante-huit. C’est peut-être pour gagner en hauteur que j’ai la fâcheuse manie de faire des montagnes avec les broutilles du quotidien. Cependant, j’ai un corps de rêve pour les gourmands : moelleux comme un muffin au chocolat ! Mes amis les plus fidèles sont mes animaux, après mes deux potes d’enfance, Stéph et Justin. Quant aux choses inavouables et surprenantes, j’ai la phobie des cornichons – on dit « cucurbitophobe », ça peut rapporter des points au Scrabble – et sur une fesse un alignement de grains de beauté qui ressemble à la Petite Ourse.

J’ai trente-deux ans. Il paraît qu’à mon âge, les gens normaux obtiennent une augmentation, contractent un prêt immobilier et conduisent un monospace rempli d’enfants braillards. Moi, je me paie une seconde adolescence, la naïveté en moins, l’autonomie en plus.

Ce matin, ma tête et mes pieds figurent en gros plan dans un magazine féminin. Je ne sais pas si c’est une consécration. Mais pour une fois dans ma vie, je n’ai de comptes à rendre à personne ! J’existe pour moi seule, je m’amuse, tout en conservant, grâce aux écrans, une distance de protection salutaire entre l’étrange espèce humaine et moi. Peut-être était-ce tout ce dont j’avais besoin : me faire plaisir, hiberner quand j’en ai envie, et ne plus rien attendre des autres.

1. « Je l’ai fait ».

LA PHASE MYSTIQUE

Si je souffle, est-ce que de la fumée sort de ma bouche ? Ah oui.

Je vous jure que c’est parce qu’il s’agit de ma mère et que je l’aime grand comme la tour Eiffel. Il n’y a aucune autre raison valable pour que je me retrouve dans une église un dimanche matin de février à dix heures. Ce n’est vraiment pas mon délire. Elle a mis le paquet pour me traîner de force : le long regard larmoyant, assorti d’un argument imparable :

– Je fais dire cette messe pour ton père.

Évidemment, j’ai rendu les armes. Même si je préfère imaginer que ma mère est une talentueuse manipulatrice, parce que la méchanceté est plus supportable que la peine, je suis incapable de m’opposer à ce visage frêle que j’ai vu se parer de nouvelles rides ces dernières années. On ne tient pas tête à quelqu’un qui n’a pas encore fait son deuil. On espère juste qu’à petits pas, l’absence ne se manifestera plus par sa trop forte présence. J’ai rendu les armes, mais il en est une que je brandis comme un étendard depuis toujours : le rire. Plus efficace que le paracétamol, les antidépresseurs et l’alcool réunis.

« Louons le Seigneur, cela est juste et bon. »

Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix. Dieu soit loué, en effet, je peux encore bouger tous mes orteils ! Pour fêter ça, je prends un petit selfeet1, mes jolies bottines dorées sont du plus bel effet sur le sol en carreaux de ciment. Ma mère me jette un regard noir, je range immédiatement mon téléphone, comme une enfant prise en flagrant délit d’hérésie. Il serait quand même juste et bon qu’on trouve un moyen de chauffer ces fichues églises ! Et que le premier qui ose prétendre que c’est moi qui suis frileuse aille se geler les fesses un dimanche en chantant Ave Maria ! Voici la triste réalité que j’éprouve en ce moment même : congeler ou rôtir, il faut choisir ! L’enfer ou le Pôle Nord. Du fond de l’assemblée, je n’ai pas honte de le penser, je préférerais encore l’enfer. Car à cet instant, pour avoir un peu chaud, il faudrait que nous soyons assises sous les espèces de grille-pain à gaz suspendus au plafond. Vous vous imaginez aller à la messe comme à un concert de U2 : plusieurs heures à l’avance pour avoir une chance d’occuper la meilleure place ? Pour moi, ça relève de la science-fiction ! Habituellement, je suis encore dans mon lit, à végéter, à cause d’une nuit passée devant des épisodes de séries télévisées.

Je commence tout de même à m’inquiéter, je pense que ma mère est entrée en phase mystique. Voilà trois mois qu’elle s’est découvert une passion pour Jésus. Entendons-nous bien : je n’ai rien à lui reprocher, à lui. Tout porte à croire que c’était un chic type, qui gagnait à être connu ! Ma mère, en revanche… Pas impossible qu’elle pète un boulon. Auparavant, elle s’était juste contentée de me faire baptiser et de m’inscrire au catéchisme, par acquit de conscience, pour faire plaisir à mes grands-parents. Désormais elle s’enferme avec des gens chaque semaine à des heures indues, sans bouger, dans un bâtiment poussiéreux où on se pèle les miches. À quel moment est-ce parti en vrille ? Elle a bon dos, la mémoire de mon père. Pourquoi ne s’est-elle pas inscrite à l’aquagym, à l’aquabike ou à la marche nordique, comme toutes les femmes de son âge ? Je n’ai rien contre la religion, je trouve même admirable d’avoir la foi. Mais ça ne peut tout de même pas s’attraper subitement, comme un virus ? Si ?

La messe se termine enfin et j’insiste pour regagner la voiture au plus vite sans saluer les connaissances de ma mère, malgré ses protestations. Je n’ai qu’une obsession, faire tourner le chauffage à fond.

Ça n’y paraît pas, mais après une heure dans le froid, une voiture pétaradante qui ne passera sûrement pas le prochain contrôle technique semble être le summum du confort ! Ma mère démarre, l’autoradio cassette se déclenche et Michel Delpech met en joie notre trajet. Ironie. Pour une fois, je n’ai même pas l’énergie de me plaindre. Je t’aime, Michel ! Tu me donnes envie de danser après ce que je viens de subir.

Nous roulons dans le village qui semble tout juste se réveiller. Quelques habitants normaux se dirigent vers la boulangerie, des cyclistes emmitouflés se baladent, ma mère chante. Et moi, je commente dans ma tête.

« Elle n’est pas très bien réveillée

(Je ne te le fais pas dire !)

Elle fait tourner sa cuillère dans son thé

(Oh, je paierais cher pour un thé fumant !)

À quoi pense-t-elle dans sa tête

(À un feu de cheminée, méthode Coué)

Je ne sais rien d’elle, on s’est connu hier… »

(Tu vas vite en besogne, mon bon Michel !)

J’ai dû entendre la chanson Je l’attendais à peu près trois cent vingt mille soixante-dix-huit fois depuis ma naissance. Ode à l’amour adorée par ma mère parce que c’est la chanson de ses quatorze ans, le refrain qu’elle fredonnait en rêvant au bel amoureux qui viendrait conquérir son cœur. Elle l’a attendu quelques années, le prince charmant, et il est venu la chercher dans une deudeuche plutôt que sur un cheval blanc. Il était fou de sa voiture et s’appelait Patrick. Il lui a fait un bébé, comme dans une autre chanson de Delpech. Un gros bébé joufflu, qui a les cuisses qui ballottent aujourd’hui sur le siège passager, tandis que Catherine pilote son tacot en mode itinéraire bis bourré de virages pris à vingt kilomètres-heure. Ma mère est une grande flippée de la route depuis que mon père est mort, il y a trois ans, dans un accident.

Un crétin a brûlé un feu rouge et l’a percuté de plein fouet tandis qu’il revenait du travail. Aussi violente qu’ait été cette nouvelle, je ne peux m’empêcher de penser que sa disparition était presque logique : un coup du sort prévisible. Il ne serait pas mort d’une longue maladie, mon père.

Il n’aurait pas fait de crise cardiaque, pas de chute du troisième étage, il ne serait pas parti dans son sommeil au terme d’une vieillesse paisible.

Non. Mon père vivait pour ses voitures. Et il est mort dedans. Terriblement sordide et prévisible.

Je n’ai pas de voiture. Je préfère circuler en train, ou emprunter celle de ma mère quand c’est nécessaire. Si j’étais parisienne, je me paierais le luxe d’appeler un taxi pour éviter le métro bondé. Mais ici, les seuls taxis qu’on s’autorise, c’est l’ambulance qui nous transporte quand on est à l’article de la mort, ou le corbillard, quand on sort les pieds devant. Si je ne conduis pas, ce n’est pourtant pas par peur. J’ai juste toujours fonctionné ainsi : une habitude prise quand j’étais étudiante, et gardée depuis que j’ai choisi de rester lilloise. Quand on circule en métropole, une voiture est plus encombrante que fonctionnelle. Surtout quand on est aussi douée que moi pour les créneaux.

Nous arrivons enfin chez mes parents, le coup de frein à main de ma mère – on se demande d’où vient ma délicatesse légendaire – me tire de mes pensées. À cet instant, je sais que je vais pouvoir me réchauffer au coin du feu, et ça n’a pas de prix. Le repas en famille du dimanche est un rituel immuable auquel je consens sans peine. Derrière mon air grincheux se loge une nostalgie savoureuse teintée du sentiment que chez mes parents, ce sera toujours ma maison.

1. Contraction de selfie et feet : photo de ses pieds.

LE GOÛT DE LA FRANGIPANE

Je me redresse brusquement dans mon lit, en sueur. Cauchemar.

Je dois dormir depuis deux heures. Ce n’est pas la première fois que je fais ce rêve.

Je me vois, enfant, dans la maison de mes parents, au cœur de ce petit village douillet du Pas-de-Calais. Je porte des derbys bleus beaucoup trop grands pour mes pieds de petite fille. Je suis seule, je passe d’une pièce à l’autre… Ma chambre, son papier peint vert amande. Le couloir, son carrelage brun et les ombres déformées par le hublot en verre brouillé de la porte d’entrée. Le salon, sa porte qui grince, le courant d’air qui vient de la fenêtre, l’odeur de cuir du canapé bordeaux, les doubles-rideaux fleuris. La cuisine, l’odeur de la pâte feuilletée, les meubles en bois sombre. Il fait froid, je tire sur les manches de mon pyjama pour me réchauffer. Dans mon rêve, même si chronologiquement, ça ne tient pas la route, mon père est déjà mort, je sens une tristesse infinie qui me serre le cœur. Je cherche maman dans la maison. La panique monte. Soudain, la sonnerie stridente du téléphone retentit, je hurle « Maman ! Non ! » et je me réveille.

C’était un téléphone filaire marron à touches écrues, un de ces vieux téléphones de la même forme que les anciens appareils à cadran. Un petit écouteur était accroché à l’arrière, et la sonnerie faisait ce bruit suraigu de cloche qui tremble, à la façon des réveils mécaniques. Mes parents ont gardé ce téléphone pendant vingt ans au moins.

J’avais choisi ces souliers couleur lapis-lazuli avant de quitter mon appartement parce qu’ils suivaient à merveille avec ma jupe fleurie et contrastaient avec mes collants verts. Ajoutés à un pull moutarde et à ma crinière rose, j’avais tout l’air d’un cocktail arc-en-ciel.

C’était un soir de janvier, j’étais venue discuter avec maman. Elle voulait me montrer le nuancier du magasin de bricolage pour trouver de quelle couleur repeindre la cuisine. Nous mangions de la galette des Rois à la frangipane devant la télé, riant comme des nouilles à cause d’un énième bêtisier. Mon père allait rentrer du travail.

Il a sonné, ce téléphone. Ce foutu téléphone.

Maman a décroché, j’ai compris à sa voix tremblante qu’il y avait un problème, je l’ai rejointe dans le couloir, elle était livide.

Cette sonnerie, c’était le glas qui annonçait le décès de papa. Depuis, maman a jeté le vieux téléphone et en a acheté un autre, un nouveau, un moderne, un sans-fil, qui joue les Quatre saisons de Vivaldi quand il sonne. Quant à moi, je ne supporte plus ces sonneries stridentes. Ni la frangipane, d’ailleurs, qui gardera pour moi le goût des mauvaises nouvelles.

Les derbys bleus n’ont plus jamais quitté le placard. Certains événements restent à jamais liés aux chaussures qu’on portait le jour où on les a vécus, comme un chewing-gum sous une semelle. C’est ainsi, avec nos godasses on met un pied devant l’autre, on franchit des pas, on se prend des gamelles puis on se relève. Bref, on avance. Il y a des gens qui compilent des chansons pour constituer une bande originale de leur vie. Moi, je retrace la mienne avec des souliers.

Les ballerines en cuir cognac couvertes de taches d’eau, premier baiser avec Théo. Les baskets en tissu mauve délavé, ma première année de fac et les kilomètres parcourus à pied dans Lille. Les escarpins irisés beiges, le mariage de Stéph. Quand j’ouvre le rideau de la penderie, dans les petits casiers blancs alignés sous mes yeux, je peux piocher dans des dizaines et des dizaines de souvenirs. Certains font plus mal que d’autres, comme des sparadraps d’hôpital qui collent trop et qui arrachent les poils, ou les coins de meubles qui se jettent contre nos petits orteils.

On n’est jamais préparé à perdre l’un de ses parents. Encore moins quand ils semblent encore être dans la fleur de l’âge et que rien ne laisse présager un tel drame. Un matin, on se réveille orpheline, on comprend que notre père ne partagera plus aucun de nos anniversaires, ne connaîtra jamais nos enfants si l’on fonde un jour une famille. Il ne sera plus là non plus les soirs de cafard, pour essuyer nos larmes et nous tendre son vieux mouchoir à carreaux avant de nous serrer dans ses bras réconfortants.

Non, ce n’est pas la première fois que je fais ce rêve où sonne ce foutu téléphone qui me fait croire que ma mère aussi est morte. Il se répétait sans cesse après le décès de papa. Mais cela faisait plusieurs mois qu’il ne m’avait plus hantée.

Avant, il revenait comme un ressac, un reflux des angoisses qui me tenaient en otage. Et s’il arrivait quelque chose à maman ? Comme si l’on m’amputait des deux bras… Après tout, c’est si vite arrivé, un accident…

Aujourd’hui, trois ans se sont écoulés, et même si la nostalgie reste vive, même si l’absence me pèse toujours un peu, moi, j’ai fait mon deuil. Bien qu’il ne se passe pas une journée sans que je pense à mon père, j’ai dompté la vague, j’ai accepté cet événement malheureux. Les morts ne le sont pas vraiment quand on leur fait une jolie place dans nos cœurs. Ils survivent, si l’on ose parler d’eux, si leur souvenir est célébré, sans pour autant les ériger en fantômes ankylosants.

Non, cette fois, ce rêve me met face à une évidence : je dois aider ma mère. C’est comme si une part de moi-même me prévenait qu’elle n’allait pas bien, et que je pouvais agir. Quand la mort a frappé mon père, j’ai subi. C’était injuste, inattendu, trop tôt. Mais en ce qui concerne la vie de ma mère, j’ai des cartes en main pour éviter qu’il ne soit finalement trop tard. Sa vie n’est pas finie. Au lieu d’attendre un déclic qui ne vient pas, j’ai la possibilité de bousculer le destin. Je ne veux plus faire l’autruche face à l’étrangeté de son comportement, ses nouvelles lubies, ses nouveaux amis… qui l’entraînent dans une existence anesthésiée. C’est comme si une alarme venait de se déclencher dans mon cerveau. Une incitation à m’occuper d’elle, vite, très vite. Oui, avant qu’il ne soit trop tard. Est-ce la bonne chose à entreprendre ? Dans la vie, on ne peut jamais revenir en arrière, on ne peut jamais savoir si l’on a pris une bonne ou une mauvaise décision. À quoi bon se torturer, alors ?

DRÔLES DE SPÉCIMENS

Mon père s’est éteint le 4 janvier 2016, deux jours après la mort de Michel Delpech. Le destin est taquin.

Je l’imagine bien débarquer là-haut et flanquer une tape sur l’épaule du chanteur :

– Franchement Michel ! Je ne pouvais pas te laisser me voler la vedette une fois de plus ! Quarante ans que tu me fais le coup !

Le temps a pansé ma blessure et mon père est devenu le héros de scènes qui se jouent uniquement dans ma tête. Et peut-être au paradis… Même si je mets cette théorie dans le même sac que le père Noël. Il ne faut pas montrer aux adultes qu’on n’y croit plus parce que ça leur ferait trop mal au cœur. Le jour où Théo passe l’arme à gauche et que je le fais entrer en scène aux côtés de mon père, on va bien rire. L’avantage, avec ce qui se passe seulement dans mon imagination, c’est que la mesquinerie est autorisée.

Car devant ma mère, pour ce genre de plaisanteries, je m’abstiens. C’est indéniable, elle ne s’est pas encore remise du drame. Je finis par me demander si elle ne se complaît pas dans le chagrin. Ne serait-ce pas confortable, parfois, de pleurer une perte au lieu de commencer une nouvelle quête ? N’est-ce pas une façon non avouée d’éviter de prendre de nouvelles décisions ? Je vois ma mère vivre dans le passé. Elle nourrit ses souvenirs, au sens propre. Chaque midi, chaque soir, elle pose un portrait de mon père sur la table, face à une assiette vide et des couverts. Elle mange avec lui.

Les premiers temps, je me suis dit que c’était sa façon d’absorber le choc. Après trois ans, je commence à me demander si ça ne relève pas plutôt de la psychiatrie, même si elle a des arguments.

– Qu’est-ce que je fais de mal ? Il me sourit tout le temps et il parle autant qu’avant !

Je reconnais que tu étais parfois un sacré taiseux, papa ! Le silence n’a pas gagné de terrain à la maison depuis que tu es parti. Tu n’étalais pas tes sentiments. Tout se passait en dehors des mots. C’est peut-être pour cette raison que j’ai la sensation que tu ne m’as pas vraiment abandonnée. On se comprenait sans parler, toi et moi, on avait les sourires bavards.

Encore un dimanche à subir la lubie de ma mère. J’ai cédé. Nous sommes allées à l’église ensemble. D’une certaine façon, je prends ce rituel comme un moyen de la surveiller, tout en focalisant mon attention sur le repas qui doit suivre, pour tenir bon.

Maman veut me faire plaisir. Je le perçois : on dirait qu’elle use d’une grande énergie pour m’adresser des phrases gentilles, me couvrir de petites attentions. Elle est certainement lasse de m’entendre lui répéter qu’il faut tourner doucement la page, elle veut m’assurer qu’elle va bien. Ce dimanche, elle m’a donc préparé sa spécialité, une ratatouille absolument délicieuse. J’ouvre le frigo et ne peux m’empêcher de sourire : je vais pouvoir préparer ma spécialité ! La raclatouille ! Ma mère sourit autant que moi, même si mes habitudes culinaires la font bondir intérieurement : faire griller la ratatouille avec du fromage à raclette, mon plaisir ultime, ma madeleine de Proust.

– Vous êtes de drôles de spécimens, les jeunes, quand même, me lance-t-elle, pensive, lorsque nous nous installons à table.

– Les temps changent, maman !

– À ton âge, qu’est-ce que je faisais ?

Je lève les yeux au ciel, la séquence nostalgie moralisatrice va commencer. J’enfourne une énorme bouchée de raclatouille pour tenir bon.

– J’ai eu 33 ans en…

Elle réfléchit puis reprend :

– En 93 ! J’étais mariée, tu avais déjà 8 ans !

– Je regardais le Club Dorothée… et les épaulettes étaient encore à la mode.

– On avait presque fini de payer le crédit de la maison. On venait de vendre notre 4L rouge pour acheter la Citroën grise. Une voiture moderne, comme disait ton père.

J’inspire un grand coup, exaspérée, parce que je sais que ça va être long. Elle continue.

– Je travaillais déjà à la mairie. On partait en vacances en juillet au Croisic. Le mercredi, tu passais la journée chez Mamie.

– Elle me lisait des Martine et me gavait de BN à la fraise.

À chaque fois que je l’interromps, elle évoque un nouveau souvenir, comme on renvoie la balle au tennis, en pointant son index gauche vers moi.

– On venait de faire construire la véranda. Papa était devenu responsable de son garage.

– Oui, mais on n’est plus en 93…

– Lucie, je m’inquiète pour toi. Tu vas avoir trente-trois ans, tu as une vie d’adolescente ! Tu habites seule avec ton chat, en écrivant je ne sais quoi chez toi toute la journée en pyjama ! Sans parler de tes cheveux…

Je suis obligée d’avaler un grand verre d’eau pour ne pas m’étrangler.

– Maman, je vais très bien. Tu n’as qu’une vue partielle de ma vie, ta vision des choses est tout à fait subjective. J’ai eu mon lot de cases à cocher pour rentrer dans le moule de la petite vie bien rangée. Quand je vois où ça m’a menée ! Alors c’est vrai… Je te l’accorde, je vis seule avec mon chat, et mon lapin ! C’est toujours mieux qu’avec huit marmots de père inconnu, tu ne penses pas ? Ce n’est tout de même pas ma faute si je me suis bêtement amourachée d’un type allergique à l’engagement qui m’a larguée après sa demande en mariage ! Par ailleurs, je tiens à mettre les points sur les i. Je travaille en jogging, pas en pyjama. J’ai des cheveux roses comme Lady Gaga, c’est très tendance. Et j’écris des choses hypersérieuses, tu sais.

– Écrivain, Lucie, ce n’est déjà pas un métier. Alors écrivain fantôme !

Je n’aurais jamais dû employer cette expression devant elle !

– Tu te trompes, c’est un meilleur métier qu’écrivain tout court ! Je rédige des articles et des livres pour des marques en tout anonymat, on me paie bien, je vis ma vie, je travaille quand je veux comme je veux. Et si j’écris de la daube, la mauvaise critique n’est jamais directement associée à mon nom. Que demande le peuple ? Même si c’est un peu comme nègre, pour utiliser une expression de 1993, tiens, je te le concède. Tu peux dire que je suis rédactrice, si ça te semble moins esclavagiste. Et puis j’ai peut-être une vie d’adolescente mais toi, tu as un peu une vie de mémé ! Un partout, la balle au centre !

– Lucie !

Ma mère pose ses couverts et s’essuie la bouche avec la serviette de table. Je m’engouffre dans la brèche de son silence momentané.

– Ta seule sortie de la semaine, c’est la messe. Et tu manges avec une photo de papa sur la table. Le reste du temps, tu racontes tes souvenirs. Tu brasses du passé ! Rien que du passé ! Tu n’as que 58 ans, maman, je n’ai pas envie d’avoir une mère empaillée ! D’abord, ça prend trop la poussière !

Elle pose sa serviette, place les couverts dans l’assiette, boit un verre d’eau sans me regarder. Puis elle plonge ses yeux dans les miens :

– Tu veux de la tarte aux pommes ?

Classique.

Comme d’habitude, maman me coupe la chique. Elle fait toujours diversion avec un dessert. C’est sa manière de m’indiquer que je l’ai piquée au vif, que j’ai décelé la faille, et que la conversation est close. Une ruse pour m’amadouer en visant à son tour pile dans mes petites faiblesses… Comment ne pas céder ?

Nous passons le reste de l’après-midi à bouquiner. La lumière rasante de fin d’hiver qui traverse le salon fait entrer un peu de confettis par les fenêtres, en illuminant la poussière. Je pense à toi, papa. Elle est belle, ta femme. Mais elle est un petit peu morte avec toi et Michel Delpech. Ça lui ferait du bien, un peu de confettis. Tu ne peux pas m’envoyer la recette du baume au cœur, de là-haut ? Il est urgent que je fasse quelque chose.

DÉGÂT DES EAUX

Quand le lundi matin commence par mes pas qui font flouc flouc sur le parquet, je sens que la semaine va être longue. Je m’extirpe difficilement de mon demi-sommeil pour ouvrir au voisin du dessus qui vient de tambouriner à ma porte. Je le reconnais à sa jolie voix suave. C’est hélas le seul atout de ce grand gaillard chauve, un peu mou, qui arbore chaque jour une chemise de bûcheron ou un tee-shirt informe sur sa dégaine de morceau de fromage coulant sur le paillasson. Nous nous connaissons peu, et grand bien me fasse ! Nous nous contentons d’échanger des politesses quand nous nous croisons dans l’immeuble. Je suis entrée chez lui une seule fois. En réalité, c’est le seul voisin à m’avoir ouvert sa porte ce jour-là… Mon scanner était en panne et j’avais besoin de faire une copie de ma carte d’identité. Il m’a rendu service. Je me suis contentée de ce contact bref et utilitaire. Son appartement de vieux garçon est situé juste au-dessus du mien, un antre sombre aux murs recouverts de posters, comme une chambre d’ado ! J’ai vite cerné le personnage : encore un geek asocial !

Après une phrase interminable, contenant au moins cinq subordonnées et douze mots d’excuse, il m’explique que des canalisations ont lâché dans sa salle de bains hier soir. Je comprends que l’eau a dû couler une bonne partie de la nuit et qu’il s’inquiète des dégâts éventuels à l’étage du dessous, bref, chez moi. Son regard contrit se pose sur mes chaussons licornes qui semblent apprendre à nager – pour le selfeet, on verra plus tard. Je sens le désespoir monter en chacun de nous. Mais je n’ai pas le temps de réagir qu’un petit fauve noir se carapate à toute vitesse dans le couloir.

– Giant Jack ! Giant Jack ! Viens ici !

– C’est votre chat ?

Je ne peux m’empêcher de lui répondre sèchement :

– Non, c’est mon canari ! Bah évidemment que c’est mon chat !

– Il a un nom rigolo.

Le voisin a pivoté de 90 degrés en ma direction, sidéré de me voir tituber dans le couloir en pleine course-poursuite avec mon chat tout en essayant de continuer la conversation. Mon capital séduction est à son comble avec mes chaussons trempés, le t-shirt XXL à l’effigie du Téléthon qui me sert de chemise de nuit et ma tignasse ayant tout l’air d’une barbe à papa loupée. Heureusement, je réussis à rattraper mon chat. En revenant vers l’appartement sur le seuil duquel se tient toujours mon cher voisin, j’analyse brièvement la situation. Mon réveil me semble soudain beaucoup trop violent. Comme si on m’avait perfusée à la tequila toute la nuit.

– Comme la chanson de Dionysos ? me lance le grand chauve.

– Hein ?

– Votre chat…

– Ah ! Oui, euh… Exact. Je l’ai appelé comme ça parce que la chanson dit Giant Jack is on my back. Sa spécialité quand il était bébé était de me sauter dans le dos avec ses griffes. Vous avez de la chance qu’il ne vous ait pas arraché un mollet.

Mon voisin reste un instant perplexe puis sourit, comprenant mon second degré. Je réalise que je ne l’ai jamais vu de si près. Si c’est le cas, l’inverse est également vrai. Je ne dois pas vendre du rêve.

– Bon, je vais éponger, dis-je pour m’échapper de ce tête-à-tête gênant.

– Claude.

– Pardon ?

– Je m’appelle Claude.

– Ah ! Lucie. Enchantée.

– Oui, je sais.

– Comment ça ?

– Que vous vous appelez Lucie !

– Ah ! Eh bien… J’espère que vous avez une bonne assurance, Claude !

Claude, donc, ne semble pas effrayé par mon allure improbable et m’adresse pour la première fois un sourire rayonnant. Il coule un peu moins sur le paillasson, j’étais un poil sévère.