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Trente ans après les faits, Ana Gaubert nous raconte sa longue plongée dans le monde clos de la violence conjugale. Tout démarre, dans les années 1990, avec la rencontre de Patrick Dubos, un homme qui ressemble au prince charmant mais dont la vraie nature se dévoile une fois marié. Il devient brutal et manipulateur. La maltraitance va crescendo et atteint ses enfants puis ses parents. Les mains courantes qu’elle ne compte plus, la plainte qui se retourne contre elle-même ne changent rien. Ana Gaubert livre ici un récit saisissant et glaçant, donnant également vie à la parole de l’auteur des violences, au travers de quelques-unes de ses lettres. Un témoignage très actuel et porteur d’espoir.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Totalement libérée de son enfer conjugal,
Ana Gaubert entreprend le récit de ces années de violence. Elle a trouvé dans l’écriture la force de témoigner. Elle dénonce pour ses enfants, pour ses sœurs d’infortune, les femmes battues et pour les personnes qui lui ont tendu la main.
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Seitenzahl: 192
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Ana Gaubert
Alain Astaud
Un enfer ordinaire
Roman
© Lys Bleu Éditions – Ana Gaubert
ISBN : 979-10-377-8712-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
Décembre 1990
Il est dix-huit heures, ce vendredi. Il fait nuit noire. Je n’ai ni sac, ni papiers, ni argent… Sur ce boulevard glauque de Villeneuve-Saint-Georges, je grelotte avec juste un gilet, sur ma robe en jersey, qui épouse mon ventre arrondi.
Quelques heures auparavant, au domicile de mes beaux-parents, à Saintry, j’avais osé me réjouir à l’idée d’avoir mes filles pour le prochain Noël, affirmant que ce serait mon plus beau cadeau. Il était en face de moi, il lisait un journal… En fait, il épiait, l’air de rien.
Il a posé son journal sur la table, il s’est dressé et soudain, il m’a sauté à la gorge, me serrant de ses deux mains. Je ne pouvais rien faire, j’étais immobilisée, pétrifiée, j’étouffais. Trop âgés pour pouvoir s’interposer, ses parents se sont mis à hurler. Alerté par les cris, David, son fils de dix-huit ans, est accouru de la pièce d’à côté. Il n’a pas hésité à se jeter sur son père. Celui-ci s’est retourné et lui a flanqué un coup de poing en plein visage. David était sonné, il titubait, mais grâce à son intervention, je suis parvenue à me dégager des serres de mon mari.
Sans David, jusqu’où serait-il allé ? M’aurait-il étranglée devant ses parents ou se serait-il arrêté avant ? Je ne sais pas répondre à ces questions. Lui-même le sait-il ?
À peine remis du coup de poing au visage, David a pris sa veste et, avant de sortir, il n’a pas craint de s’adresser à son père en ces termes :
— Je vais porter plainte au commissariat. Je ne pensais pas que mon père pouvait en arriver là.
Curieusement, il ne l’a pas retenu, persuadé sans doute que son fils n’en ferait rien. C’était la première fois que David découvrait la violence dont son père était capable…
Quand nous sommes repartis de Saintry, il a insisté pour prendre le volant de ma voiture. Après ce qui venait de se passer, je sentais qu’il valait mieux ne pas le contrarier. Mais sans doute avait-il déjà sa petite idée…
Dans le véhicule, nous en sommes vite venus aux invectives. À l’arrêt à un feu rouge, il s’est penché de mon côté, il a ouvert la portière et il m’a violemment éjectée de ma voiture.
J’estime me trouver à environ huit kilomètres de notre domicile. En marchant bien, mais je dois aussi tenir compte de ma grossesse, je pense pouvoir parcourir quatre kilomètres à l’heure. Par conséquent, je ne serai pas rentrée avant vingt heures trente. Pas besoin de chercher bien loin la raison pour laquelle il a tenu à prendre le volant.
Divorcée de mon premier mari, j’ai la garde d’Emma, douze ans, et lui celle de Kaya,trois ans. Dans l’intérêt de nos enfants, nous sommes convenus d’un accord amiable. Vivant proches l’un de l’autre, nos filles sont libres d’aller chez leur père ou chez leur mère. Il n’y a aucun problème de garde ni de pension. Cela se déroule plutôt bien. C’était compter sans Patrick.
Mes filles ne devraient pas tarder à arriver. Il a agi ainsi uniquement pour que je ne sois pas là quand mes enfants débarqueront à la maison. Mais qui sait ? Avec un peu de chance et avec les embouteillages, peut-être que je les devancerai. Cette pensée suffit à me redonner du courage.
Je croise de rares silhouettes et des ombres pas franchement rassurantes. J’essaie de me rasséréner : « Pourquoi ces gens s’en prendraient-ils à une femme enceinte qui n’a ni sac ni bijoux à voler ? »
Mon bassin me fait souffrir. Ma gynécologue m’a bien recommandé de ne pas forcer sur la marche, cela peut aggraver les douleurs, celles connues sous le nom de syndrome de Lacomme. Dans ces cas-là, la solution, c’est le repos total. Tout le contraire de ce que je suis en train de faire, mais je n’ai pas le choix. Cela non plus, je n’aurais jamais dû le lui dire, que la gynécologue m’avait conseillé de me reposer, et surtout de m’épargner les longues marches. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
La pluie dégouline le long de mon visage, se mêlant à mes larmes. J’ai mal, j’ai froid, et il me reste au moins quarante-cinq minutes de marche. Mon bassin est de plus en plus douloureux. Seule une pensée me tient debout et me fait avancer : arriver à la maison pour protéger mes filles…
Il est vingt heures trente quand je sonne à l’interphone de notre immeuble. Une fois, deux fois, trois fois, j’insiste. Il finit par répondre :
— Oui, c’est pour quoi ?
— C’est moi.
— Ah ! Te voilà, toi ! Mais tu n’as pas honte ? Même pas capable d’être à l’heure pour accueillir tes filles…
Sans répondre, je rentre dans l’immeuble et j’appelle l’ascenseur. Il tarde à venir. En panne ? Malgré mes douleurs, j’emprunte les escaliers. Je gravis les marches avec beaucoup de difficultés. Parvenue à notre étage, le quatrième, je constate que c’est lui qui a bloqué la porte de l’ascenseur… Paradoxalement, loin de m’anéantir, son comportement odieux et violent réveille ma détermination. Je crois bien que c’est ce jour de décembre 1990 que j’ai su qu’il ne parviendrait pas à ses fins, me détruire.
Comment en suis-je arrivée là ? Comment ai-je atterri dans ce gouffre sans fond ? Quand je jette un regard rétrospectif, il me semble que ma vie est partie en vrille le jour où j’ai découvert que le père de mes filles me trompait.
J’ai vingt et un ans, je vis en banlieue parisienne, j’exerce le métier de comptable depuis quelques années déjà. Le samedi soir, je me rends souvent au Blow Up, une boîte de nuit d’Enghien-les-Bains.
Un soir, j’y fais la connaissance d’un bel homme aux yeux bleu-vert. Yan Lemee a quinze ans de plus que moi. Entre nous, débute une relation d’abord amicale. Appelé à prendre la direction d’un restaurant situé sur les bords du lac d’Enghien, Yan me propose d’assurer la comptabilité de l’établissement. D’amicale et professionnelle, notre histoire devient, un temps, « sensuelle et sans suite ». Malgré des sentiments réels l’un pour l’autre, je ne peux espérer davantage. J’ai fini par comprendre que le séducteur aux yeux bleu-vert est « un homme à femmes ». Nous sommes convenus de rester bons amis. Du moins, je le crois. J’ai eu le tort d’accepter de loger dans une maison qu’il n’occupe pas et qu’il me loue. Si Yan m’a fait cette proposition, c’est pour mieux me surveiller, mieux me contrôler. Il ne peut réprimer sa jalousie sitôt qu’un homme s’intéresse de trop près à moi. Or, j’entends mener librement ma vie sentimentale.
À l’été 1976, j’entreprends, avec mon amie Ruthy, un voyage de trois semaines à travers les États-Unis. À notre programme : New York, Phoenix en Arizona, le Grand Canyon, Las Vegas, Los Angeles et enfin San Francisco… Comme c’est souvent le cas, nos personnalités vont se dévoiler au cours du voyage : nous ne sommes pas différentes, nous sommes opposées. Au cours de notre équipée, Ruthy se comporte en ingénue quand je reste méfiante, elle se montre irréfléchie quand je me veux circonspecte. Elle n’a pas son pareil pour sympathiser avec des inconnus qui se proposent de nous transporter et de nous héberger. Pour mon amie, cela est tout naturel ; pour ma part, je refuse de croire que ce genre de proposition ne comporte pas de contrepartie. Or, je ne veux être redevable en rien envers les hommes. Je suis en permanence sur mes gardes quand mon amie prend la vie comme elle se présente.
En Californie, nous habitons chez Rachel dont l’appartement donne sur l’océan Pacifique. Tombée littéralement sous le charme de San Francisco, je me promets de revenir sous peu pour tenter une nouvelle vie.
De retour en France, je donne ma démission à Yan, je vends le peu que je possède, et deux mois plus tard, je m’envole à nouveau pour les States. Mais rien ne se passera comme je l’ai imaginé.
Un temps, je vis, seule femme, dans un squat occupé par des junkies défoncés à longueur de journée. Malgré les multiples incitations et parfois les pressions, je ne cède pas au conformisme ambiant.
Au bout de plusieurs mois, je dois me rendre à l’évidence : les États-Unis ne seront qu’une parenthèse dans ma vie, je n’accomplirai pas mon rêve américain. Il me faut rentrer en France. J’y parviens grâce à l’aide de Yan, avec qui je suis restée en contact.
Loin des yeux, loin du cœur, a-t-on coutume de dire. Dans notre cas, la distance nous aura plutôt rapprochés. Il a fallu cette séparation pour comprendre combien nous restons attachés l’un à l’autre.
En juillet 1977, nous reprenons une vie commune, à Épinay-sur-Seine. Yan a quitté le restaurant du lac d’Enghien. Il tient à présent un commerce de fruits et légumes dont je gère la comptabilité.
Quatre mois plus tard, je suis enceinte. La nouvelle paraît l’enchanter.
Le jour de l’accouchement, Yan ne consent à me conduire à la maternité qu’après avoir assisté à l’arrivée du Tour de France. Je m’en souviens, ce jour-là, vers les seize heures, un certain Régis Clère a remporté l’étape, après l’ascension du Causse Noir. Quant à moi, vers vingt-deux heures, j’ai mis une petite Emma au monde.
Avec la naissance de notre fille, l’appartement est devenu trop étroit. Nous avons déniché une maison comme on peut en rêver, en lointaine banlieue, à Amblainville, dans l’Oise.
Trois mois après l’accouchement, je suis de nouveau enceinte. D’un commun accord, il est décidé que j’avorterai.
La loi Veil de 1974 stipule qu’une femme ne peut avorter qu’en cas de ratés de contraception. Mais comme je n’emploie aucun moyen contraceptif, il faut recourir à une clinique qui pratique des avortements clandestins. Yan m’y dépose un matin et vient me chercher en début d’après-midi.
De retour à la maison, je m’allonge sur le lit pendant qu’il s’occupe de notre fille. À dix-sept heures, il retourne au magasin avant de se rendre au marché de Rungis. À dix-neuf heures, je donne le biberon à Emmaaprès quoi, je la mets au lit. Me sentant fatiguée et sachant que Yan rentrera tard, je me couche à mon tour.
Vers vingt-deux heures, je suis réveillée par une forte fièvre. Je change les draps mouillés de sueur. Je grelotte, j’enfile une robe de chambre. Je me glisse sous la couette après avoir pris un Doliprane. Une heure plus tard, la fièvre n’a pas baissé : 40,1°. J’avale à nouveau du Paracétamol. Il est minuit, Yan n’est toujours pas rentré. Malgré mes deux robes de chambre, j’ai froid. Je me couvre d’une seconde couette sans parvenir à me réchauffer.
Je téléphone à Jean-Claude, un ami de Yan, tenancier d’une boîte de nuit. Il m’assure ne pas avoir vu mon mari de la nuit. Je tremble toujours de fièvre. Je n’ose pas appeler les secours, de crainte de réveiller Emma qui dort paisiblement…
Vers cinq heures du matin, Yan rentre à la maison. Je n’ai pas la force de lui demander où il était. Voyant mon état, il s’empresse de me donner du Paracétamol. Mais cela ne changera rien, vu la quantité que j’ai déjà avalée. Dès que la nounou est là, il me conduit aux urgences. Le médecin diagnostique une infection consécutive à l’avortement de la veille. Il doit pratiquer un curetage.
Notre maison est devenue le rendez-vous des cyclistes. Laurent, le neveu de Yan, vit depuis quelque temps avec nous. Il est passionné de vélo, une passion qu’il peut partager avec son oncle. Nous ne manquons pas de l’accompagner aux courses auxquelles il participe : les Six Jours de Grenoble, Copenhague, Cologne… Coureur prometteur, Laurent ambitionne de faire du vélo son métier.
Un autre coureur adore notre foyer, c’est Jules Pascal, plein d’avenir lui aussi. Il va bientôt passer professionnel et il me répète :
— Quand je gagnerai de l’argent, je veux la même maison que la vôtre.
Le destin en décidera autrement. Il décédera dans un accident de voiture, au retour d’une course. Il n’avait que vingt-six ans.
Un temps, notre maison héberge un champion, le Danois Hans Henrik Oersted.
Nous tenons souvent table ouverte. Laurent apprécie la chaleureuse ambiance qui règne chez nous. Quant à Emma, elle considère Laurent comme son grand frère.
Nos affaires marchent bien, j’accompagne Yan sur les marchés… Si une routine s’est installée, c’est celle du bonheur. Ce bonheur se concrétise, en 1985, par un mariage, lequel fait suite, en fait, à une question de notre fille qui ne comprend pas pourquoi elle porte le nom de son papa, différent de celui de sa maman. Son interrogation nous incite à nous « unir pour le meilleur et pour le pire ».
Peu de temps après notre mariage, je découvre que Yan me trompe. Je décide de le quitter. Il me jure ses grands dieux que c’était une erreur. Il me promet que cela ne se reproduira plus. Il me demande pardon. Je lui accorde une nouvelle chance, mais la dernière. La vie reprend son cours, comme auparavant, si ce n’est que, désormais, je me veux vigilante.
Cela dure encore quelques mois, jusqu’au jour où Yan est repris par le démon du jeu. Je n’ignorais rien de sa fréquentation des casinos, mais cela restait de l’ordre du raisonnable. Un temps, le cyclisme l’avait même détourné des tables de jeu. Mais quand le neveu est passé professionnel, l’oncle s’est retrouvé hors course. Les responsables des équipes cyclistes veillent à tenir à distance les parents d’un coureur. Yan a donc repris le chemin des salles de jeux, mais cette fois à un rythme de plus en plus soutenu.
Un jour, je m’aperçois qu’il manque de l’argent dans la trésorerie de notre entreprise. Yan est devenu accroc au point de compromettre les finances de notre entreprise et du foyer. Il faut vendre la maison. La plus-value nous permet de reprendre en location un bel appartement sur le lac d’Enghien-les-Bains.
Fin 1986, je suis de nouveau enceinte.
Un week-end de juin 1987, Yan m’annonce qu’il accompagne Laurent dans l’est de la France où se déroule une course régionale. Enceinte de près de neuf mois, je préfère ne pas me joindre à eux.
Le soir même, je m’installe à l’ordinateur pour faire les comptes. Un nouveau problème financier m’apparaît. Il est vingt et une heures, j’appelle l’hôtel où Yan est descendu. Je tombe sur Laurent, je lui demande de me passer son oncle. Il paraît gêné :
— Je ne peux pas, il est parti dîner à l’extérieur.
— Bien, je le rappelle tout à l’heure.
À vingt-deux heures trente, c’est Laurent qui, encore une fois, me répond :
— Désolé, il n’est toujours pas là.
— OK. Je rappellerai un peu plus tard.
Mais à vingt-trois heures, Yan n’est toujours pas rentré.
— OK. Laurent. À tout à l’heure.
Le soupçon me fait passer par tous les états, la colère, le désespoir, la révolte… Je refuse de croire qu’il ait pu me faire une chose pareille. Pas maintenant, pas au moment où je vais mettre au monde notre deuxième enfant. Il est une heure du matin quand je tente un ultime appel :
— Je suis désolée Laurent de te réveiller alors que tu cours demain. Mais là, vois-tu, je sais que tu me mens. Et franchement, venant de ta part, je suis très déçue. Donc, je vais te poser une seule question, et j’espère que tu ne vas pas continuer de me mentir. Est-ce que ton oncle t’a accompagné à cette course ?
Il s’ensuit un long et lourd silence, entrecoupé par nos seules respirations, avant que ne retentisse ce simple mot :
— Non.
— Bonne nuit, Laurent.
Une rage m’envahit, celle de tout casser. Je parviens, malgré tout, à me calmer. Je dois d’abord penser à mon bébé. L’accouchement est trop proche pour prendre une décision sur un coup de colère.
Je suppose que Laurent aura prévenu son oncle de mes appels répétés. Ce qui lui aura laissé amplement le temps d’échafauder une histoire à dormir debout, comme il sait si bien le faire.
Cette fois, il me raconte qu’évidemment, ce n’était pas du tout ce que j’avais imaginé, que je me faisais des idées, qu’en vérité, il était allé jouer au Casino de Deauville,et comme il savait que je l’aurais désapprouvé, il avait préféré inventer cette histoire comme quoi il partait avec Laurent, pour me ménager n’est-ce pas, puisque j’étais enceinte, oh bien sûr, c’était ridicule, il avait eu tort, il n’aurait jamais dû, d’ailleurs il s’en voulait d’avoir agi ainsi… Bref, à défaut d’aveu, je n’ai aucune preuve.
Quelques semaines plus tard, j’accouche de notre seconde fille, prénommée Kaya.
Je me souviens de mon retour de la clinique, le 16 juillet 1987. Emmaattend avec impatience sa petite sœur dont elle n’a toujours pas fait connaissance. Ce même jour est aussi celui de l’anniversaire de notre fille aînée. Pour fêter les deux événements, je prépare un petit repas. Mais Yan n’a rien prévu pour Emma. Avant de passer à table, je pars à pied jusqu’à Enghien pour lui trouver son cadeau d’anniversaire, un sac à dos avec un gros Bisounours rose. La joie dans les yeux d’Emma lorsqu’elle déballe son paquet, suffit à m’apaiser.
Le lendemain, Emma part avec sa grand-mère en Bretagne pour deux semaines de vacances.
Le dimanche, je prévois d’aller présenter notre bébé aux amis commerçants du marché où nous tenons un stand. Il est dix heures, je suis sur le point de quitter l’appartement, quand j’entends la clé dans la serrure. La porte s’ouvre. Je suis surprise, c’est Yan. À cette heure-ci, il devrait être au stand. Je suis encore plus étonnée de le voir une valise à la main. Mais je ne suis pas au bout de mes « surprises ». Il m’annonce le plus naturellement du monde :
— Je pars en voyage…
Je m’entends répéter mécaniquement :
— Tu pars en voyage…
— Oui, tu comprends, moi, ces neuf mois de grossesse, ça m’a fatigué ! Alors, j’ai besoin de vacances.
Je me laisse littéralement tomber sur le canapé, complètement abasourdie ! C’est bien simple, je ne comprends pas ce qui m’arrive, le monde s’écroule. Passé l’effet de sidération, j’essaie de réagir :
— Ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas me laisser comme ça, toute seule ! Maintenant !
— Mais tu n’auras pas grand-chose à faire. Juste en fin de semaine, récupérer les recettes des marchés que tu déposeras sur mon compte en banque. Pour les recettes de la semaine, ça peut attendre la semaine suivante. Tu sais le faire.
— Mais tu plaisantes ou quoi ?! Et d’abord, tu pars où ?
— Je ne sais pas trop pour l’instant.
— Ah, tu ne sais pas ! Et je peux te joindre à quel numéro ?
— Non, c’est moi qui t’appellerai.
— Arrête de te foutre de moi ! Et tu pars avec qui ?!
— Mais qu’est-ce que tu ne vas pas imaginer ? Je t’ai dit, j’ai besoin de vacances.
— Oui, c’est ça ! Alors maintenant, écoute-moi bien ! Je vais prendre la poussette, je vais aller faire le tour du lac avec notre bébé, et quand je rentre, tu as intérêt à être là. Sinon, crois-moi, toute ta vie, tu te souviendras de ce que tu es en train de me faire !
Je sors avec mon enfant et avec mon désespoir. J’erre sans savoir où aller. Je ne cesse de pleurer. Je ne parviens pas à me calmer. Je suis perdue. Je me décide à rentrer. J’espère de toutes mes forces le retrouver à la maison. Je tourne la clé dans la serrure. J’entre. Il est parti.
Je pleure. Kaya aussi pleure, elle réclame son biberon. Je le lui prépare, puis je le lui donne. Mes larmes coulent sur son visage.
Seule l’idée de la vengeance pourra me calmer.
Après avoir déposé Kaya dans son lit, je passe dans la salle de bain pour rafraîchir mon visage dévasté.
Ainsi qu’il me l’a demandé, je me rends sur les marchés pour récupérer les recettes. Le lendemain, je dépose l’argent, non sur son compte, mais sur le mien.
À présent, je comprends mieux pourquoi, quelque temps auparavant, il m’a demandé de me porter caution auprès de sa banque pour la somme de 20 000 francs. Monsieur avait besoin de financer son petit voyage je ne sais où, avec je ne sais quelle maîtresse. Car s’il y a bien une certitude, c’est qu’il n’est pas du genre à entreprendre une escapade en solitaire.
Le lundi matin, à la première heure, mon couffin dans les bras, je me rends à la banque où j’ai rendez-vous avec la responsable de nos comptes. Je lui explique que, le délai de rétractation n’ayant pas expiré, je souhaiterais annuler ma caution. La banquière paraît embarrassée :
— Vous êtes sûre madame ? Car nous avons déjà effectué le virement sur le compte de votre mari.
— Eh bien malheureusement pour vous, vous avez commis une erreur. Je bénéficie encore du délai de rétractation, et je suis sûre de vouloir annuler cette caution.
En sortant de la banque, j’éprouve une certaine satisfaction. Je retourne à l’appartement car Kaya commence à s’agiter dans son couffin. Changement de couche, petit biberon, et nous voilà reparties toutes les deux pour ma banque où je dépose les recettes du week-end.
Ces dispositions prises, un sentiment de désarroi et de solitude m’envahit.
Tous les soirs, il est entendu que je téléphone à Emma pour prendre de ses nouvelles. Mais un soir, j’ai peur de craquer. Je préviens la grand-mère de la situation et je la prie de ne pas me passer ma fille.
Le lendemain mardi, après le bain et le biberon de Kaya, je me rends, toujours avec mon bébé dans le couffin, au commissariat afin de déposer une main courante.
De retour à la maison, je donne le biberon à Kaya. Après quoi, je la couche, mais elle a beaucoup de mal à s’endormir. Je culpabilise persuadée que mon bébé perçoit mon anxiété. Je tente de la rassurer en la prenant dans les bras, en la berçant, mais rien n’y fait. Nous sommes désormais deux à pleurer. En dépit des apparences de femme volontaire et déterminée, je suis, en vérité, désespérée.
Le mercredi, je rencontre l’avocat qui, prévenu, a établi un acte d’assignation en divorce.
Le jeudi après-midi, je passe au marché de Beauchamp et je récupère auprès de notre employé les recettes des derniers jours. L’après-midi, l’intégralité des sommes est déposée sur mon compte.
Yan ne s’est toujours pas manifesté.
Je ne mange plus, je ne dors plus, je me sens épuisée, abandonnée. Personne à qui parler, personne à qui me confier. J’ai honte, non de moi, mais pour lui, et je ne veux pas que cela se sache. Mais que ce secret est lourd à porter.
Et puis un soir, le téléphone sonne. C’est lui :
— Ça va ?
Je ne veux surtout rien laisser paraître :
— Très bien. Et toi ?
— Oui.