Un pays convoité - François Roelants du Vivier - E-Book

Un pays convoité E-Book

François Roelants du Vivier

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Beschreibung

Jean-Baptiste Nothomb naît au Luxembourg en 1805. Juriste, polyglotte, Membre du Congrès de 1830, suite à la Révolution belge contre le Royaume des Pays-Bas, il rédige pour partie la Constitution du nouvel État.
Il gagnera la confiance du Roi Léopold Ier (et de Léopold II ensuite). Une véritable amitié les liera.
Premier ministre de 1841 à 1845.
Ambassadeur de Belgique à Berlin, où il décédera en 1881, il contribuera à rééquilibrer le rapport de forces entre les grandes puissances européennes dans leurs relations vis-à-vis de la Belgique.
Il contribuera également aux bonnes relations qui existaient à l’époque entre la Belgique et la Prusse, ce qui a permis à la Belgique d’échapper à la Guerre de 1870.
Il sera l’artisan du mariage du Comte de Flandres, frère puîné de Léopold II avec une princesse Hohenzollern.
Grand voyageur : Égypte, Grèce…
L’auteur allie à la fois la rigueur de l’historien et la compréhension du système politique et institutionnel de la Belgique naissante, ayant été lui-même député, sénateur, député européen pendant une durée totale de 25 ans.
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Objet de convoitises tout au long du XIXe siècle, la Belgique à peine séparée de la Hollande en 1830 est aussitôt revendiquée par Talleyrand qui veut la démembrer, voire l'annexer à la France. Un jeune homme de 25 ans d'origine luxembourgeoise, sans expérience diplomatique, Jean-Baptiste Nothomb, va convaincre les grandes puissances européennes de garantir l'indépendance belge et d'en consacrer la neutralité. Le « diable boiteux » échouera dans sa tentative. Nothomb assure de la réussite du projet le prince Léopold de Saxe-Cobourg qui deviendra roi des Belges et fera du jeune ambitieux un de ses proches hommes de confiance. Co-auteur de la constitution belge, la plus libérale d'Europe, Nothomb devient à 35 ans Premier ministre du royaume de Belgique puis ambassadeur à Berlin pendant 37 ans. Il n'aura de cesse de dresser des obstacles à la volonté affirmée de Napoléon III d'annexer la Belgique ainsi que le Luxembourg. Et il réussira à faire garantir par les puissances la neutralité belge pendant la guerre de 1870. 
« Un pays convoité », c'est l'histoire méconnue d'un pays en construction et de l'un de ses « inventeurs », Jean-Baptiste, Baron Nothomb.


À PROPOS DE L'AUTEUR


François Roelants du Vivier fut député européen, député et sénateur ; il est apparenté, en ligne collatérale, à Jean-Baptiste Nothomb. Il réside notamment à Bruxelles.

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UN PAYS CONVOITÉ

François Roelants du Vivier

UN PAYS CONVOITÉ

Jean-Baptiste Nothomb (1805-1881)et la construction de la Belgique

éditions mols

Pour s’adresser à l’auteur : [email protected]

© Éditions Mols, 2022

Collection Histoire

www.editions-mols.eu

Le narrateur ne doit pas reculer devant l’expression des jugements dictés par sa conscience.

Son devoir est de chercher la vérité ; s’il la trouve ou s’il la devine, qu’il la publie hautement.

Théodore Juste

Préface

L’amitié que François Roelants du Vivier veut bien me porter, renforcée par un compagnonnage sur les bancs du Sénat il y a près de vingt ans, me vaut de préfacer aujourd’hui l’ouvrage que l’auteur a consacré à son illustre ancêtre, Jean-Baptiste Nothomb. Et, au-delà de lui, au pays qui est le nôtre, si « convoité » soit-il.

Science, culture et intelligence de l’histoire européenne servent à composer un ouvrage où s’entremêlent des considérations les unes intimistes, d’autres inspirées par une vision politique, dans le meilleur sens du terme, de près de deux siècles de vie commune.

Comment ne pas joindre la plume à cet ensemble d’observations et de réflexions ? Comment ne pas célébrer le parcours de ce jeune homme qui, à vingt-cinq ans à peine, a joué un rôle décisif dans la rédaction de la Constitution originelle de la Belgique ?

La mémoire s’obscurcit parfois, même à l’époque contemporaine. Comment ne pas le rappeler, pourtant ? Les interprètes du document fondateur se sont longtemps interrogé sur ses sources. Ils se sont demandé dans une perspective théorique mais aussi d’un point de vue pratique comment « la mosaïque constitutionnelle », selon la belle expression du baron Descamps – qui enseignait le droit public à Louvain à la fin du XIXe siècle –, a été composée. Et, dans la foulée, comment elle a pu si bien résister à l’usure du temps. Au moins jusqu’en 19701.

Chacun y est allé de son explication, valorisant au gré des connaissances ou des préoccupations telle ou telle constitution étrangère – présente ou passée –, celle dont le Congrès national se serait largement inspirée ou, pire, dont il aurait copié de manière éhontée les dispositions. Les références au Moyen Âge et à l’Antiquité n’étaient pas absentes de ce florilège.

Les supputations allaient bon train. Jusqu’au jour où un chercheur avisé consulta des « papiers Nothomb » qui se trouvaient aux mains du chevalier Ruzette. Il y trouva sans trop de difficultés des notes rédigées par Jean-Baptiste durant deux mois de l’automne 1830. Une dizaine de feuillets. Remplis d’hiéroglyphes devant lesquels un égyptologue chevronné déclarerait forfait, faute de disposer de la pierre de Rosette. Pas un texte continu mais des mots, des abréviations, des chiffres.

Quelle pouvait être la signification de ce mystérieux document ? Révélait-il ou éclairait-il le rôle joué par notre héros ?2

Une explication est avancée en 1963. Dès le 8 octobre 1830, Jean-Baptiste Nothomb est le secrétaire de la commission chargée de rédiger un projet de Constitution. Tant il est vrai, selon ses propres dires, que « la Commission partira du principe qu’en droit et en fait la séparation de la Belgique et de la Hollande est consommée ».

Il tient la plume. Et chacun sait, spécialement dans le domaine politique, combien cette fonction est déterminante au moment de mettre par écrit des idées si généreuses soient-elles mais qui demandent – c’est moins commode – à trouver une formulation appropriée.

Dans ce travail de secrétariat dont l’on ne saurait minimiser la portée, Nothomb ne manque pas de munitions. Comme le ferait, encore aujourd’hui, un constitutionnaliste consciencieux lorsqu’il est associé à la rédaction de la constitution de son pays ou de celle d’un autre, il a sans doute emporté avec lui des textes anciens ou actuels. En séance, il les a à portée de main. Mieux, il va s’en servir de la meilleure manière qui soit.

Comment prendre note au fil de la discussion ? Plutôt que de recopier de manière fastidieuses les articles auxquels il y a lieu, selon Nothomb ou ses collègues, de se référer, le secrétaire (qui sera aussi rapporteur – autre mission essentielle –) se contente de mentionner de manière discrète le numéro des dispositions idoines.

Dans ces conditions, le problème heuristique s’élucide. Chaque assemblage de sigles indique, de manière implicite, un thème particulier : armée, justice, budget… Pour peu que l’on se demande quels sont les documents auxquels renvoient un texte, une abréviation ou un numéro, il doit être permis d’identifier les documents les plus utilisés.

Dans l’ordre chronologique, la Constitution française de 1791, la loi fondamentale des Pays-Bas de 1815 et la charte de la Monarchie de juillet 1830.

Oh, le travail n’a pas été celui d’un moine copiste. Le tempérament belge naissant a imposé plus d’une adaptation.

Un exemple. L’article 3 de la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen ne manquait pas d‘énoncer ce principe : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. » Comme en écho, mais avec des accents différents, la Constitution précisera, dans l’article 25, devenu 33, al. 1er, que « tous les pouvoirs émanent de la Nation ». « Réside », « émane »… Il y a plus qu’une nuance. La souveraineté à la belge est comme la fumée qui ne reste pas blottie dans l’âtre mais s’en échappe. Elle atteste de la présence d’un foyer. Elle attire surtout l’attention sur les conséquences de cette chaleur réconfortante : toute autorité publique puise sa légitimité dans une investiture qui emprunte les formes diversifiées que la Constitution a pour objet d’instaurer.

Un autre exemple, plus anecdotique. La Charte célèbre la personne du roi, tout à la fois « inviolable et sacrée » (art. 12). La Constitution belge, plus laïque, se contente de préciser qu’elle est « inviolable » et qu’elle échappe de ce fait à toute forme d’instruction, de poursuite et de jugement au répressif.

Sur tous ces terrains, primordiaux ou accessoires, Nothomb est, sinon à la manœuvre, du moins au travail. Averti des réalités de l’heure, habitué à un travail juridique de qualité, sensible aux impératifs et aux contingences de la politique.

Avec le recul du temps et sans céder à la familiarité du langage populaire, je m’autorise à dire : « De la belle ouvrage. »

Bruxelles, le 17 mai 2021.

Francis Delpérée, Membre de l’Académie royale de BelgiqueSénateur honoraire

Jean-Baptiste Nothomb en 1832.

Avant-propos

Jean-Baptiste Nothomb apparaît comme un personnage emblématique de son siècle. Né au Luxembourg au détour de l’Empire, il se veut « homme nouveau » au point d’occulter ses ascendances qui le classeraient d’emblée parmi les possédants de l’Ancien Régime. Plus tard, il acceptera du bout des lèvres le titre de baron que lui accordera le premier roi des Belges. Il est pourtant sensible aux honneurs, et gère son image avec professionnalisme. Car l’homme veut être du Panthéon politique. L’héritage qu’il désire laisser, c’est un pays et une Europe qui ont tourné le dos au passé, qui s’ouvrent aux progrès de l’industrie, du commerce, des sciences. Il est ainsi, naturellement, libéral, mais sans jamais confondre cette famille de pensée avec l’anticléricalisme, qu’il dénonce comme contraire aux traditions du pays.

Son pays, parlons-en. Né Français, devenu sujet du roi des Pays-Bas, il conçoit une identité : Belge. Et pourtant, lorsque deux de ses fils meurent avant d’avoir atteint la trentaine, il décide qu’ils seront inhumés au grand-duché de Luxembourg, là où il veut aussi reposer. Paradoxe apparent : bien qu’ayant contribué à définir les frontières d’un nouvel État en 1830, Jean-Baptiste Nothomb ne s’y enferme pas. Au contraire, sa soif d’apprendre et de connaître le monde, bien présente dans sa passion de la géographie et des cartes, l’amène sans cesse à découvrir de nouveaux espaces. Il ne se contente pas au cours de son existence de voyages dans l’Europe occidentale : le Royaume-Uni, la France, l’Italie, l’Allemagne dans leurs moindres détails, mais aussi la Suisse, l’Autriche-Hongrie, la Pologne, la Norvège, la Suède… Il court en Grèce, se délecte de l’Égypte, musarde en Algérie, et découvre les lieux saints à l’aube de ses soixante-dix ans.

Politique, diplomate, Nothomb ne sera jamais un poète. C’est un homme de réalités, positif, parfois un peu sentencieux. Lorsque, dans la vingtaine encore, il écrit l’Essai politique sur la révolution belge, le succès est au rendez-vous. Il reçoit l’éloge des plus grands, de Lamartine à Montalembert, non seulement pour le contenu de son ouvrage, mais aussi pour son style clair, concis, à l’image du célèbre adage de Stendhal : « Il faut écrire comme le code civil. »

1805-1881 : la vie de Jean-Baptiste Nothomb se confond avec celle de son siècle. Acteur et témoin d’un monde qui change profondément, il va, à la fin de sa vie mériter d’être appelé « le Nestor de l’Europe ». Ce destin, parcourons-le.

Chapitre I« De parents obscurs »

Le 21 juillet 1831, un jeune homme de 26 ans, en habit bourgeois, debout au sommet des marches de l’église Saint-Jacques-sur-Coudenberg à Bruxelles, tend à un prince issu de l’Ancien Régime la formule du serment constitutionnel qui le fait roi. Jean-Baptiste Nothomb, presque étonné d’être là, vit alors un des moments les plus forts de son existence. Devant lui, Leopold Georg Christian Friedrich von Sachsen-Coburg-Saalfeld, duc de Saxe, prince de Saxe-Cobourg-Gotha va, dans un instant, prononcer les phrases qui feront de lui le premier roi des Belges. Un roi qui a été choisi après que la Belgique s’est dotée d’une constitution, ce qui fait dire au futur souverain « votre charte est bien démocratique ». Dans une lettre au comte de Flandre datée de 1870, Nothomb se souviendra : « Dans notre première entrevue à Londres, il avait dit : “Je viens de lire la constitution que vous avez faite en l’absence de toute dynastie ; je ne sais si nous pourrons marcher, mais nous essaierons ; j’y mettrai toute la bonne volonté, toute la bonne foi possible.” » (1)

La constitution en question, c’est essentiellement l’œuvre de Nothomb. C’est lui qui l’a inspirée, qui l’a en grande partie rédigée, avec son complice Paul Devaux1, et qui l’a défendue avec rigueur et habileté tout au long des travaux parlementaires. Ce 21 juillet, c’est un peu le triomphe de Jean-Baptiste Nothomb. Il le savoure mais, lucide, il sait que rien n’est gagné. Nombreux restent les obstacles à franchir pour affermir l’indépendance du pays, qu’à cela ne tienne, tout est possible ! Il a tout juste vingt-six ans.

Jean-Baptiste Nothomb naît le 3 juillet 1805 à Messancy, village du Luxembourg. C’est bien tout ce que lui-même voudra bien livrer des débuts de son existence. Attentif à son image, il n’aura de cesse d’apparaître comme un homme nouveau, sans attaches familiales. Lui qui se passionne pour l’histoire semble n’avoir cure de celle de sa famille au point que certains de ses contemporains, tel Louis de Loménie, le prétendront « de parents obscurs. » (2)

Pourtant « est famille noble et très ancienne, et pour telle tenue et réputée au pays de Luxembourg », souligne en 1681 au sujet des Nothomb le hérault d’armes sollicité pour une attestation. Le magistrat d’Arlon, l’une des villes du duché de Luxembourg, déclare quant à lui en 1673 que les Nothomb « ont toujours été réputés et tenus par ce magistrat et un chascun pour nobles et gentilshommes de toute ancienneté, et se sont de tous temps comportés en estat d’hommes de bien, bonne renommée, réputation et honneur, vivans en toute modestie, preudhommie et honnesteté en la vraye foy catholique, apostolique et romaine, sans avoir oncques faict ny commis aucun acte digne de répréhension, moins de la moindre infamie, qui soit venu à notre connaissance, mais au contraire tous faicts vertueux, excellents et fameux, dignes de louanges, gloire et mémoire perpétuelle ».

Le château de Septfontaines, jouxtant la faïencerie Boch à Luxembourg, érigé par Pierre-Joseph Boch époux d'Antoinette Nothomb.

Famille de petite noblesse mais de vieille souche, voici ce qu’étaient les Nothomb. À la fin du XVIIIe siècle, certains Nothomb font même de beaux mariages, comme cette Antoinette Nothomb, grande-tante de notre « homme nouveau », qui épouse Pierre-Joseph Boch, seigneur foncier de Cessingen, Mitlenthal et Kogelscheuer, fondateur des faïenceries de Septfontaines, faubourg de Luxembourg, qui pour célébrer sa fortune de faïencier fait édifier un château baroque en face de son usine. Sa petite-fille Wilhelmine sera la femme de Jean-Baptiste Nothomb. Le grand-père de ce dernier, Jean-Pierre, est seigneur en partie de Differdange, Landmaire de Bettembourg, élu en 1789 député aux états des pays de Luxembourg. Il habite le château de Cessingen, dont la seigneurie appartient à son beau-frère, Pierre-Joseph Boch. À la conquête française, il s’installe à Messancy, dans l’actuel Luxembourg belge, où son fils aîné, survivant de dix enfants, va s’installer et fonder une famille. Ce premier prénommé Jean-Baptiste aura cinq enfants dont un autre Jean-Baptiste, le nôtre, avant de décéder prématurément à l’âge de 37 ans. Pendant sa courte existence, il sera huissier du juge de paix et du tribunal de première instance du département des Forêts, puisque dorénavant Messancy se trouve en territoire français. Dans son acte de candidature pour devenir huissier, il déclare à l’âge de 26 ans posséder une fortune de douze mille francs, « consistant en fonds ». Son mariage avec Hélène Schouweiler dont les contemporains louent la grande beauté, lui apporte 5 enfants dont l’aîné, Jean-Baptiste, n’aura connu son père que jusqu’à l’âge de 8 ans. Il n’en fera jamais mention.

Jean-Baptiste Nothomb naît donc citoyen français, le 14 Messidor An XIII (3 juillet 1805). Il a dix ans à la fin de la parenthèse impériale, et ses premiers contacts avec le monde extérieur auront pour théâtre l’Athénée de Luxembourg, qu’il rejoint en 1818, sous le régime hollandais.

De cette enfance, de cette adolescence, il ne dit mot. Ni de sa mère, remariée à peine veuve avec son propre beau-frère, Dominique Nothomb, dont elle eut deux enfants. L’un, Alphonse, deviendra ministre en Belgique après avoir rejoint le parti catholique. Le frère de sang de Jean-Baptiste, Jean-Pierre, aura pour mission de rester au pays en y occupant des mandats locaux de bourgmestre et commissaire d’arrondissement, et sera le confident toujours consulté et écouté.

On se perd en conjectures sur l’éducation que Jean-Baptiste Nothomb a reçue dans sa prime enfance. Il est vraisemblable qu’un membre du clergé local lui aura apporté quelques rudiments de scolarité, mais le fait important est qu’il entreprend à l’âge de 13 ans des études secondaires dans un établissement réputé de la région, l’Athénée royal de Luxembourg. La qualité de l’enseignement qui y est prodigué est telle que, vers la fin du régime hollandais, le gouvernement le considère comme le premier Athénée du royaume des Pays-Bas, attirant des élèves hors des frontières. Quoi qu’il en soit, le choix de cet établissement pour le jeune Jean-Baptiste Nothomb s’imposait, car l’Athénée de Luxembourg était, en 1818, le seul établissement d’instruction moyenne de tout l’ancien duché de Luxembourg. Autrefois collège municipal fondé par les Jésuites à l’aube du XVIIe siècle et maintenu comme tel jusqu’au régime impérial, « de Kolléisch », en langue luxembourgeoise, devient en 1815 « gymnasium », probablement sous l’effet de la présence de la garnison prussienne de Luxembourg, puis athénée royal en 1817. À cette époque, l’établissement ne manque pas de pittoresque, ses bâtiments abritant, outre les locaux d’enseignement, la salle de danse et de concert de la ville, un dépôt de vins, les provisions de la garnison, voire l’activité bruyante d’un tonnelier.

Un rapport publié par les professeurs et régents de l’Athénée de Luxembourg pour l’année scolaire 1819-1820 présente les conditions matérielles de l’enseignement, visiblement spartiates voir insalubres, et les différentes matières enseignées. Le rapport renseigne notamment le fait que sur 300 élèves 120 sont dispensés du paiement du droit d’inscription en raison de leur situation financière. Bien que d’une famille de petite fortune, le jeune Jean-Baptiste va ainsi se frotter à un éventail social plus large que son milieu traditionnel.

En 1818, année où Jean-Baptiste Nothomb rejoint les bancs de l’athénée local, le grand-duché de Luxembourg vient à peine d’être agrégé au Royaume des Pays-Bas. Héritier du duché de Luxembourg, associé depuis sa conquête par Philippe le Bon en 1443 aux diverses vicissitudes des territoires de la Belgique réunis sous les couronnes bourguignonne, espagnole et autrichienne, ce territoire perd jusqu’à son identité lorsqu’en 1795 il est annexé à la France et rebaptisé « département des Forêts ». Ce dernier ne survit toutefois pas à la chute de l’Empire et, redevenu Duché, et même Grand-Duché par la grâce du Congrès de Vienne en 1815, il est attribué à Guillaume Ier, prince souverain et futur roi des Pays-Bas.

La décision – complexe – du Congrès de Vienne ne tient aucun compte des vœux éventuels des populations concernées, dont les représentants ne sont consultés à aucun moment. Les Alliés vainqueurs de Napoléon veulent avant tout, en constituant un nouvel ordre européen, ériger un État assez fort au nord de la France qui puisse faire échec aux espoirs annexionnistes de cette dernière. Le Luxembourg fait partie de cette stratégie, mais le Grand-Duché hérite d’une complexité supplémentaire, née d’un pacte de famille dans la maison d’Orange-Nassau.

Guillaume Ier des Pays-Bas est un membre de la branche cadette des Orange-Nassau, dite branche d’Othon, par distinction avec la branche aînée, dite de Walram, qui règne sur le duché de Nassau en Allemagne. En 1783, ces deux branches de la famille s’accordent sur un pacte (Nassauischer Erbverein) qui considère les possessions de la branche cadette en Allemagne, c’est-à-dire les principautés de Dillenbourg, Hadamar, Siegen et Dietz, comme un tout, et le duché de Nassau comme un autre ensemble, avec droit réciproque de succession au cas où l’une des branches s’éteindrait faute d’héritiers mâles.

L’acte du Congrès de Vienne du 9 juin 1815 maintient le droit de succession et l’ordre de celle-ci, et transfère ces droits liés aux quatre principautés citées ci-dessus au grand-duché de Luxembourg. Les principautés sont cédées à la Prusse tandis que le Luxembourg, auquel est adjoint une partie du duché de Bouillon, est cédé au nouveau roi des Pays-Bas en guise de compensation pour Dillenbourg, Hadamar, Siegen et Dietz.

L’article 67 de l’Acte du Congrès de Vienne précise que « le Grand-Duché de Luxembourg, servant de compensation pour les principautés de Nassau-Dillenbourg2, Siegen, Hadamar et Dietz, formera un des États de la Confédération germanique. […] La ville de Luxembourg sera considérée, sous le rapport militaire, comme forteresse de la confédération ».

Les habitants de Bouillon, de Bastogne, de Marche, toutes villes du nouveau Grand-Duché où nul ne parle allemand, sont donc dorénavant englobés dans la Confédération germanique. Cette construction du Congrès de Vienne sera stigmatisée par Nothomb à la veille de la révolution comme une « fiction politique », car il fallait que le roi des Pays-Bas demeurât par ailleurs un prince allemand et que donc le grand-duché de Luxembourg nouvellement créé fût incorporé par un trait de plume dans l’ensemble germanique.

Mais, il faut bien le dire, l’homme de la rue au Luxembourg en 1818 se sent peu concerné par des événements qui le dépassent. Le pays est pauvre, agricole, dépendant des récoltes pour sa subsistance. Les disettes sont fréquentes et parfois se transforment en famines. C’est le cas en 1816-1817, époque où les agriculteurs les plus fortunés avaient dû avoir recours à des usuriers pour garantir la tenue de leurs exploitations.

L’élevage constituait une autre ressource du Luxembourg, mais cette activité était tributaire du fourrage, souvent rare sur un terrain aride. Contrée peu industrielle à l’avènement du régime hollandais, le Luxembourg compte quand même l’industrie du fer, du cuir, des draps et de la faïence parmi ses ressources. Toutefois, les tarifs douaniers français et prussiens étranglent ces productions, qui ne s’écoulent que difficilement dans le royaume, faute de voies de communication. Seuls les bois, qui représentent le tiers de la superficie luxembourgeoise – d’où l’appellation sous le régime français de « département des Forêts » – assurent un revenu confortable à leurs propriétaires, dont la plupart sont privés. Car les bois administrés par les communes ou par le Syndicat d’amortissement de la dette publique hollandaise avaient été rapidement vendus et réduits, à la veille de la révolution belge, à une peau de chagrin.

Loin de l’image contemporaine d’un Grand-Duché prospère, le Luxembourg ne peut compter, au début du XIXe siècle, que sur peu d’atouts. L’enclavement du pays est un obstacle supplémentaire à son développement : une seule route de première classe traverse le Grand-Duché, celle d’Ostende à Luxembourg. Le Mémorial administratif la décrit ainsi en 1827 : « … entrecoupée de vallons, de ravins et de ruisseaux à l’infini. Seize mortelles lieues d’un trajet pénible et souvent interrompu font le désespoir des voyageurs les plus déterminés. » Il fallait en outre, tous les cinq kilomètres environ, acquitter un droit de barrière, seule ressource de l’État pour financer les voiries.

Pays pauvre, aux antipodes de ce qu’il allait devenir un siècle et demi plus tard, le Luxembourg va se profiler comme terre d’émigration, singulièrement après avoir vécu cinq périodes de famine entre 1816 et 1834. Ce sont 70 000 Luxembourgeois, soit 25 % de la population du Grand-Duché, qui émigreront aux États-Unis entre 1830 et 1900.

Mais pour l’heure, en 1818, le jeune Jean-Baptiste Nothomb est, à l’instar de ses condisciples, tout à ses études. Et il ne passe pas inaperçu ; en 1819, un de ses professeurs écrit à son sujet : « Tout jeune et tout petit, il surpasse son âge en vertu et pourra servir de modèle au plus âgé. » Un autre enseignant ajoute, sur un bulletin : « Sa modestie, son assiduité, son application, sont au-delà de tout ce qu’on peut dire. » (3)

C’est donc armé d’un bagage d’humanités et de louanges de ses professeurs que le jeune Nothomb, à dix-sept ans, entre à l’Université de Liège où il entreprend des études de droit. Cette université venait d’être créée par la volonté de Guillaume 1er, roi des Pays-Bas, dans le but d’assimiler progressivement l’ancienne principauté de Liège et la Wallonie dans le cadre d’une « grande Hollande », et dans une perspective de développement industriel et économique. Mais la fondation de ce nouvel établissement d’enseignement supérieur correspondait également à la volonté royale de s’affranchir de l’influence ecclésiastique, personnifiée par l’Université catholique de Louvain, qui possédait le monopole universitaire sur le territoire des provinces belges. Guillaume Ier crée donc deux universités d’État, l’une à Gand et l’autre à Liège, et rencontre ainsi l’opinion libérale qui réclame un enseignement supérieur déconfessionnalisé. Toutefois, Guillaume, « trop libéral pour être roi et trop roi pour être libéral » selon un de ses contemporains, le baron Vincent, n’entendait pas laisser la bride sur le cou au personnel académique. Il désirait notamment mener une politique active afin d’imposer la « langue nationale » (le néerlandais) sur toute l’étendue du royaume, en tout cas pour ce qui concerne l’accès aux emplois publics.

C’est dans cette université d’État créée par le régime hollandais que Nothomb découvre le monde, loin du Luxembourg. Car pour attirer les étudiants, Guillaume Ier n’a pas lésiné sur les moyens, attirant les meilleurs professeurs, qu’ils soient hollandais, français ou allemands. Ces maîtres, souvent acquis aux idées libérales, côtoyaient ainsi que leurs étudiants des membres du barreau exilés de France, comme le conventionnel régicide Thuriot de la Rozière ou l’avocat républicain Jean-Baptiste Teste. Cette intelligentsia se retrouvait régulièrement chez le pharmacien Lafontaine, franc-maçon à « la Parfaite Intelligence et l’Étoile réunies », la première loge liégeoise. Le Vénérable Maître de cette loge était en 1820 Nicolas-Gabriel Ansiaux, professeur à l’Université de Liège et l’Orateur, l’avocat Pierre-Joseph Destriveaux, également professeur à l’université et recteur en 1823-1824 et 1845-1846. Les récits des proscrits français, ainsi que la lecture des actes de la Convention et autres écrits révolutionnaires n’ont pu manquer d’exercer une profonde influence sur le jeune Nothomb. Jacques-Alexis Thuriot de la Rozière, l’ancien conventionnel ami de Danton, suivait ce jeune talent et on le sait présent à la défense publique de la thèse de Nothomb.

Ce dernier n’était pas arrivé seul à Liège. Ignace-Antoine Ruth, un condisciple de l’Athénée de Luxembourg, l’accompagnait. Ils partageaient la même chambre et s’encourageaient mutuellement dans l’étude. « Une journée, quelque bien employée qu’elle fût, ne suffisait pas à leur zèle. Le soir, quand l’heure de la retraite avait sonné pour les autres, nos deux amis étaient réunis dans leur chambre, et là, tandis que Ruth rédigeait et recopiait les notes qu’il avait prises aux leçons du jour, son camarade lisait les débats de l’Assemblée constituante, s’initiant dès lors, l’un à la science du droit civil, 1’autre à la carrière parlementaire qu’il allait parcourir bientôt avec tant d’éclat. » (4) Du reste à Ruth, qui s’étonnait de la persistance de Nothomb à compulser et à relire les débats de l’Assemblée constituante en France, celui-ci avait l’habitude de dire : « Qui sait si je ne siégerai pas plus tôt qu’on ne croit dans une assemblée de ce genre… »

Pour l’heure, notre jeune Jean-Baptiste est étudiant. Outre la lecture des écrits révolutionnaires, il se perfectionne dans la langue néerlandaise qu’il avait déjà étudiée à l’Athénée, en participant au cercle « Tandem », créé par le professeur de « littérature hollandaise » Johannes Kinker, par ailleurs disciple de Kant. Ce cours visait, autant que possible, à« mettre le néerlandais et le français, en tant que langues d’enseignement et de culture, sur un pied d’égalité et parvenir ainsi, comme le gouvernement hollandais le voulait au point de vue industriel et économique, à assimiler progressivement le Pays de Liège et la Wallonie dans le cadre d’une plus grande Hollande ». (5)

Pourtant, Kinker n’a pas la tâche facile et se plaint régulièrement à La Haye de « prêcher l’évangile hollandais pour les oreilles sourdes des Wallons. On apprend le néerlandais, certes : mais ou bien c’est par intérêt, ou bien c’est avec beaucoup de mauvaise volonté. » (6)

Tandem est une exception à la règle. Ce cercle, nommé en référence à la devise de Maurice d’Orange-Nassau (1567-1625) tandem fit succulus arbor (enfin le scion devient arbre), entendait développer chez quelques étudiants choisis (leur nombre ne pouvait dépasser dix individus) l’esprit hollandais, voire orangiste. Nothomb est coopté dans ce cercle qui se réunit chez Kinker autour d’un verre de vin chaque lundi soir. Les sujets les plus divers y sont traités, de l’histoire du procès de Louis XVI au discours d’ouverture du roi Guillaume aux États généraux en passant par l’histoire de l’Athénée de la Ville de Luxembourg. Nothomb et les autres membres du cercle, comme Jottrand, qui sera membre du Congrès national, Stas qui sera conseiller à la cour de cassation à Bruxelles ou encore Putzeys, secrétaire général au ministère de la Justice, se disent tributaires de l’enseignement exemplaire que leur prodigua Kinker, « du sens du devoir, du travail, de la dignité humaine, d’un idéal intellectuel et même politique, bien que la plupart d’entre eux, une fois la révolution belge admise, se mirent résolument au service de la nouvelle Patrie. » (7)

Enfin, le 3 août 1826, voici Nothomb docteur en droit. Sa thèse consacrée à l’histoire du droit emphytéotique chez les Romains, rédigée en latin, eut un succès d’estime au point qu’un compte rendu lui fut consacré dans la célèbre Kritische Zeitschrift für Rechtwissenschaft (revue critique de la science du droit), sous la plume du professeur Zimmern de l’Université de Tübingen.

Adieu Liège : Nothomb gagne le château de Pétange au Luxembourg où réside sa famille, et s’inscrit au barreau de Luxembourg.

Chapitre IIL’orage se lève

Après l’agitation intellectuelle de Liège, le retour à Luxembourg n’était pas enchanteur. Dans cette ville qui atteignait à peine dix mille habitants, serrée autour de sa forteresse hébergeant une garnison prussienne peu désireuse de frayer avec la population locale, il n’y avait pas grand-chose pour meubler l’emploi du temps d’un jeune diplômé en droit, impatient et ambitieux.

Nothomb se plonge dans le travail. Il a sollicité et obtenu d’effectuer son stage d’avocat chez Théodore de la Fontaine, un grand notable de Luxembourg qui un jour en deviendra chef de gouvernement. Mais, pour l’heure, c’est la vie du barreau qui rythme l’emploi du temps de ce personnage influent et cultivé. Il introduit le jeune Jean-Baptiste au cercle littéraire tout juste créé, au bureau de bienfaisance de la Ville, et le parraine en maçonnerie. Voici Nothomb affilié le 1er décembre 1826 à la Loge des « Enfans de la Concorde fortifiée » créée en 1803 et qui, à la veille de la Révolution belge, comptait 66 membres. (1) Cette entrée en maçonnerie est la suite logique de l’attirance qu’avait exercé sur l’esprit de Nothomb les maçons liégeois, singulièrement les proscrits français issus des cercles politiques de la Révolution de 1789. Pour autant, y a-t-il dans cette entrée en loge plus qu’une déférente acceptation du prosélytisme de Théodore de la Fontaine ? Régulièrement inscrit comme affilié tout au long de sa carrière, Nothomb ne dépassera jamais selon certaines sources le degré d’apprenti. D’autres le qualifient de « maître ». Quoi qu’il en soit, Il sera bien plus tard, en 1845, admonesté publiquement par le grand-maître du Grand Orient de Belgique, Eugène Defacqz, pour avoir allégué d’une responsabilité maçonnique dans la crise du Sonderbund en Suisse.

La Fontaine voit son stagiaire débordant d’énergie, et cherche à le canaliser intellectuellement. Il l’initie à l’archéologie et, collectionneur de médailles, à la numismatique. Ce dernier intérêt lui restera, il fera partie de sociétés savantes, en Belgique et à l’étranger. Mais rien n’égalera sa passion pour la cartographie qui sera pour lui un auxiliaire très précieux lorsqu’il sera question de négocier les bases de la séparation entre la Belgique et les Pays-Bas. Il restera un collectionneur invétéré de cartes qu’il annotera à chaque déplacement, jusqu’à réaliser en 1845 une carte « bio-géographique » permettant de suivre tous ses déplacements depuis sa naissance en 1805.

Mais en 1826, à peine installé à Luxembourg, Nothomb piaffe. Va-t-il se transformer en notable luxembourgeois ? Ce Grand-Duché créé par le Congrès de Vienne en 1815 peut-il assouvir son ambition ? Le pays est éloigné de tout centre important de décision, les voies de communication lentes et semées d’embûches. Ce que dit l’historien luxembourgeois Albert Calmes de l’état du Grand-Duché à la veille de 1830 est éclairant : « Pays pauvre, au sol ingrat, tant de fois dévasté par les guerres, frappé par les épidémies et désolé par la disette, le Luxembourg n’était jamais parvenu à l’état de contrée sinon riche, du moins aisée. Le manque de capitaux, ou de numéraire comme on disait alors, est une plainte qui revient continuellement dans les doléances des producteurs auprès des pouvoirs publics, dans celles des États provinciaux auprès du Gouvernement et du Roi. » Et Calmes poursuit : « La rareté des capitaux dans les villes s’explique par le manque de grands courants commerciaux dans une province isolée sur toutes ses frontières, ici du fait de la présence de douanes étrangères, là à cause de l’absence de moyens de communication. Dans les campagnes, l’argent était rare, parce que, de nouveau à cause de l’insuffisance des routes, les produits agricoles devaient être vendus dans les environs immédiats du lieu de production, ce qui amenait un afflux de vendeurs devant quelques rares acheteurs. » (2)

Carte biogéographique établie par JB Nothomb : on distingue ici les lieux de son enfance et de sa jeunesse au Luxembourg.

Le grand avenir politique auquel pense déjà Jean-Baptiste Nothomb ne peut se réduire au seul territoire luxembourgeois. Au moins faut-il se mouvoir dans ce nouveau royaume des Pays-Bas, et y revendiquer les libertés fondamentales que demande le siècle et auxquelles s’oppose l’ordre monarchique. La liberté de la presse, en tout premier lieu. Car Nothomb a déjà fait l’expérience du journalisme à Liège, au Mathieu Laensbergh, auquel il continue de collaborer.

Le Mathieu Laensbergh, du nom d’un chanoine de Saint-Barthélémy à Liège vers 1600, quotidien succédant à l’Almanach éponyme, avait été fondé le 1er avril 1824 par un groupe de jeunes Liégeois : Paul Devaux, Joseph Lebeau, Charles et Firmin Rogier, ainsi que Jean-Paul Latour, auxquels s’était joint par la suite Nothomb pour les affaires du Luxembourg, mais aussi pour des correspondances de l’étranger. C’est un journal libéral de tendance unioniste qui, d’emblée, proteste contre l’imposition de la « langue nationale », pour la liberté de la presse et pour la responsabilité ministérielle. Mais toujours en termes mesurés. Qu’on en juge : le 15 avril 1824, sous le titre « de la liberté moderne », le Mathieu Laensbergh lance : « Voulez-vous accorder deux hommes qui disputent ? Faites-les définir, dit le grand définisseur Locke. Benjamin Constant nous semble avoir fait de ce précepte l’application la plus heureuse. Son explication du mot liberté doit ramener tous les esprits à un même désir, celui d’une liberté sage ; elle rassurera ceux qui, de bonne foi, tremblent encore à ce mot, parce qu’il rappelle à leur souvenir […] les excès de la révolution française ; elle ramènera aussi à des idées plus modérées et plus vraies […]. Sous ces traits la liberté conserve-t-elle encore l’air menaçant, le poignard et la torche que Robespierre et ses lâches complices lui avaient fait prendre ? Non, c’est l’idole qu’adoraient Franklin et Washington, c’est celle dont le vertueux Malesherbes voulait établir le culte dans sa patrie. »

Le ton est donné. Le Mathieu Laensbergh sera le porte-parole d’une bourgeoisie éclairée, répugnant aux excès et à l’anarchie, demanderesse de réformes, mais sur un ton modéré et respectueux de l’autorité. La censure de Guillaume Ier ne parviendra d’ailleurs pas à incriminer le journal, tout au long de son existence.

Avec le Mathieu Laensbergh, Nothomb a mis le pied à l’étrier. Il sent que son avenir passe par la presse, et une occasion s’offre à lui un beau jour de 1828, alors qu’il vient de s’établir à son compte comme avocat à Luxembourg. C’est l’éditeur bruxellois Goswin Stapleaux, par ailleurs franc-maçon, qui a fait le voyage de Luxembourg pour proposer au jeune juriste de prendre la tête de La Gazette des Tribunaux. Le mot de Nothomb à l’invitation de Stapleaux témoigne d’un réel empressement : « Je reçois votre billet au Cercle littéraire. J’aurai l’honneur de me rendre à votre invitation dans une demi-heure au plus tard. » (3) En janvier 1829, l’accord est signé et Nothomb reçoit un traitement de 2 500 francs. La Gazette n’aura qu’une existence éphémère, puisqu’elle cesse de paraître à la fin de l’année.

Mais Jean-Baptiste Nothomb s’y sera fait remarquer comme un excellent jurisconsulte et, surtout, cette publication lui aura donné l’occasion de s’établir à Bruxelles et de s’y créer un carnet d’adresses tout en y retrouvant régulièrement ses amis de Liège, Lebeau, Devaux, Rogier entre autres.

En janvier 1830, son activité prend une tournure très différente : de jurisconsulte, le voici devenu journaliste, « publiciste » selon le terme de l’époque, au Courrier des Pays-Bas, le plus important des journaux du royaume, avec 4 500 abonnés.

Voici dorénavant Nothomb dans l’arène politique.

Depuis 1828, les tensions sont perceptibles entre les provinces méridionales et septentrionales du royaume des Pays-Bas. La cause en est essentiellement à trouver dans l’autoritarisme du roi Guillaume. Tout part du vote sur la loi fondamentale modifiée du 24 août 1815. Ce jour-là, ce texte constitutionnel avait été adopté à l’unanimité des suffrages des États généraux de Hollande. Comme il n’existait pas alors d’assemblée représentative en Belgique, Guillaume convoqua 1 604 notables qui, réunis, rejetèrent le projet de loi par 796 voix contre 525, 230 notables s’étant abstenus. S’appuyant sur l’unanimité hollandaise et les 525 votes « belges », le Roi décréta que la loi était adoptée à la majorité. Or, ce tour de passe-passe violait manifestement le protocole de juin 1814 du Congrès de Vienne qui prévoyait en son article premier que les deux pays, « Hollande » et « Belgique » ne formant qu’un seul État, seraient régis par la constitution déjà établie en Hollande, sauf à la modifier de commun accord. Le Procureur général de Bavay, dans son ouvrage sur la révolution belge de 1830 paru en 1873, pouvait donc légitimement écrire, avec le recul, qu’« après nous avoir réunis à la Hollande comme un accroissement de territoire, sans nous consulter et quoique notre population dépassât d’un cinquième celle des provinces du nord, (4) la justice exigeait que nous eussions le droit d’accepter ou de rejeter franchement la constitution que l’on nous présenterait. C’est aussi ce que le protocole de 1814 nous avait garanti. Guillaume, qui avait adhéré à ce protocole avait donc inauguré son règne […] par une violation manifeste de ses engagements ». (5) À cela il faut ajouter qu’à la seconde chambre des États généraux, la Belgique, en ce inclus le Luxembourg, bien que largement plus peuplée que la Hollande, avait droit au même nombre de représentants.

La suite des événements ne fut qu’une longue série de griefs pour les habitants des provinces méridionales : imposition de la « langue nationale », suppression des petits séminaires et autres vexations ressenties par les catholiques de la part d’un prince protestant, établissement d’une censure tatillonne de la presse, mise au pas et démissions forcées de fonctionnaires, les sujets de friction ne manquèrent pas.

Le Courrier des Pays-Bas se fait l’écho de ces frustrations et des revendications des « provinces belgiques ». Mais, suivant l’exemple du Mathieu Laensbergh, les rédacteurs du journal se placent sur le plan des libertés fondamentales et préconisent l’union des catholiques et des libéraux, jusque-là régulièrement opposés. Nothomb y fait merveille, délaissant les accents polémiques et défendant avec un grand talent de persuasion des principes de droit public. « Besoin d’analyser, besoin de comprendre, il y a là peut-être plus encore le tempérament d’un historien que celui d’un journaliste. » (6)

Mais voici qu’un rédacteur du Courrier, Louis De Potter, violemment anticlérical, publie le 8 novembre 1828 un article prônant l’« unionisme », ou l’alliance des catholiques et des libéraux, avec cet argument : « Jusqu’ici l’on a attaqué les jésuites ; bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels. » L’appel est clair : il s’agit de rassembler libéraux et catholiques dans une opposition commune au gouvernement du roi Guillaume.

De Potter est aussitôt inculpé et condamné lors d’un procès suivi par un large public. Détenu à la prison des Petits Carmes pour dixhuit mois, De Potter reçoit de nombreux soutiens. D’autres journalistes tels François Claes ou encore Lucien Jottrand seront également incarcérés pour délits de presse. À Jottrand, Nothomb écrit depuis Luxembourg : « Tu es une victime et non un coupable, l’opinion publique t’a absous. » (7)

Petit à petit, une opposition se met en place. Profitant du durcissement de la loi sur la liberté de la presse adoptée par un régime à la fois autoritaire et maladroit, les journalistes, à chaque condamnation de leurs écrits, deviennent plus populaires et plus hardis. C’est au point que De Potter, qui subit in fine la peine du bannissement, choisit Paris comme point de chute, d’où il correspond avec ses amis restés au pays. Il y est aux premières loges pour commenter les événements parisiens de juillet 1830. Charles X chassé de son trône, une révolution d’inspiration libérale installe Louis-Philippe roi des Français et non de France, monarque constitutionnel. L’espoir renaît dans les provinces méridionales du royaume des Pays-Bas, où la revendication d’une presse libre se conjugue avec la demande d’une meilleure égalité entre Belges et Hollandais. Peut-être fera-t-on plier le régime ? En effet, « si l’équilibre entre le Nord et le Sud est rétabli et que les « griefs » sont pris en compte, on pourra […] cohabiter pacifiquement. Une fracture se dessinera au cours du processus de mobilisation, mais, à l’origine, la presse libérale d’opposition ne réclame pas l’émancipation du Sud par rapport au Nord ». (8)

Car, à côté de cette opposition unissant pour l’heure catholiques et libéraux, il y a une bourgeoisie plutôt satisfaite des impulsions données par le régime en matière économique. Gand s’enrichit grâce à l’industrie du coton qui se tourne vers les colonies, au point que, dans les années 1820, sa production augmente de 25 % par an. Cockerill développe la sidérurgie à Liège, qui voit aussi la production de charbon doubler en dix ans, une industrie qui croît presque aussi considérablement dans le Hainaut. Anvers dépasse de loin tous les autres ports du royaume grâce au commerce des marchandises coloniales mais aussi au trafic avec l’Allemagne. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant si, par la suite, Gand et Anvers resteront longtemps des foyers d’orangisme.

La classe moyenne et la petite bourgeoisie profitent dans les années 1820 d’une certaine prospérité, mais celle-ci est freinée par une fiscalité abusive touchant tant les activités artisanales que les personnes. L’hiver 1829 est exceptionnellement froid et les prix des denrées alimentaires augmentent considérablement. S’ensuit une récession, manifeste sur tout le continent européen, qui voit la stagnation du commerce et de l’industrie et l’apparition de nombreuses faillites. Ces éléments perturbateurs de l’économie s’accumulent et le malaise, voire la révolte, s’amplifie.

L’année 1830 voit donc croître les mécontentements. Les procès de presse s’accumulent et conduisent à l’effet non désiré, celui d’une radicalisation des journaux. Petit à petit, même Nothomb, connu pour sa prudence, s’enhardit. Dans Le Courrier des Pays-Bas daté du 4 juillet, il écrit : « L’union intime du Nord et du Midi ne peut avoir lieu : la puissance étrangère, la force intérieure, la nécessité d’un ordre d’un gouvernement quelconque, pourront encore servir de lien entre les deux pays ; mais les intérêts, les affections, les espérances, tendront sans cesse vers une séparation, seule capable désormais de donner à nos provinces la liberté et l’égalité à laquelle elles ont droit. » S’agissant des poursuites engagées contre les organes de presse, le billet du 5 août du Courrier rend hommage à la révolution française de juillet 1830 : « Tandis que dans notre pays les poursuites se multiplient contre la liberté de la presse, en France tous les condamnés pour prétendus délits de presse sont amnistiés, et les procès commencés sont annulés. » Frustration et espoir sont alors les sentiments partagés de Nothomb, lorsqu’il part cet été-là retrouver les siens au Luxembourg, au château familial de Pétange.

Pendant ce temps, à Bruxelles, une étincelle met le feu aux poudres : le 27 août, vers une heure du matin, à la suite d’une représentation à l’opéra de La Muette de Portici d’Auber au cours de laquelle est chanté et repris par la salle le fameux air Amour sacré de la patrie, rends-nous l’audace et la fierté, des maisons d’officiels sont attaquées, des coups de feu retentissent, une véritable fusillade a lieu sur la place du Sablon, au cœur de la capitale brabançonne. Le lendemain, l’émeute est devenue populaire et, inquiets, les notables font défiler des détachements d’une « garde bourgeoise », sorte de milice civile créée pour défendre les biens et les personnes, tout en arborant le vieux drapeau du Brabant : rouge, jaune-orange et noir.

À Luxembourg, les nouvelles de Bruxelles n’entraînent ni l’émeute, ni la sédition. Dans sa première correspondance au Courrier des Pays-Bas depuis le Grand-Duché, le 2 septembre, apprenant que les provinces belges sont en ébullition, Nothomb s’inquiète : « Est-ce que cette fois les Luxembourgeois garderont encore le silence au milieu de cette grande crise, opposeront-ils la force d’inertie au mouvement des autres provinces, ne stipuleront-ils rien en leur faveur, continueront-ils à taire leurs besoins, à cacher leur misère ? »

Le 17 septembre 1830, la livraison du Courrier des Pays-Bas paraît avec un long article signé « Nothomb, avocat ». Prenant pour la première fois l’initiative de se découvrir et donc susceptible d’être poursuivi pour délit de presse, le jeune révolutionnaire de 25 ans publie une tribune intitulée « État politique du Grand-Duché de Luxembourg – question constitutionnelle ». Ce texte est important car il porte en germe le « système Nothomb », basé sur une observation méticuleuse de la géographie et de l’histoire, ainsi que sur une connaissance parfaite des traités européens. Nothomb sait que les délibérations du Congrès de Vienne de 1815 ont dessiné un nouvel ordre européen qui ne peut être biffé d’un trait de plume. Il faut s’inscrire dans cette perspective européenne si l’on veut que triomphe la cause belge.

Que dit l’article du 17 septembre 1830 ? Il s’ouvre par un questionnement : « Les traités de 1815 et les actes publics ou secrets qui les ont suivis ont placé le pays de Luxembourg dans un état mixte dont on s’est trop peu occupé jusqu’ici et qu’il devient nécessaire de définir : on se demande aujourd’hui quelle sera la destinée du grand-duché si la Belgique est séparée de la Hollande ? Suivra-t-il de plein droit la nouvelle condition de la Belgique, ou formera-t-il une principauté distincte ? » L’auteur, après avoir réfuté l’opinion des cercles orangistes au Luxembourg selon laquelle le grand-duché subsisterait comme principauté distincte, présente son raisonnement : « Les provinces méridionales, séparées de fait de l’empire français en 1814, ont été quelque temps dans un état provisoire, suite de l’occupation militaire ; le traité de Londres de juin 1814 […] a créé le royaume des Pays-Bas. Ce traité ne fait aucune réserve à l’égard de la province de Luxembourg, et la comprend dans la dénomination générale de Belgique. Le premier acte qui fait une mention spéciale du grand-duché est la proclamation du 16 mars 1815, par lequel le prince d’Orange a pris le titre de roi, en déclarant qu’il avait résolu d’attendre la fin des délibérations du congrès de Vienne, mais que, d’après les vœux des habitants des Pays-Bas, il veut se départir de cette résolution, et constituer dès à présent le nouvel État. Nous déclarons par ces présentes, dit-il, que tous “les pays appartenant à la Belgique et la Hollande forment le royaume des Pays-Bas, pour être ainsi possédés par nous et nos légitimes successeurs d’après le droit de primogéniture,