Un pont pour Istanbul - Maria Filomena Lepecki - E-Book

Un pont pour Istanbul E-Book

Maria Filomena Lepecki

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Beschreibung

Arzu, jeune Brésilienne professeur d’histoire à Rio, se rend à Istanbul pour connaître le pays de sa grand-mère paternelle. Au cours de la visite du palais de Dolmabache, elle se perd, se retrouve dans un escalier obscur, s’évanouit, et se réveille quelque 150 ans plus tôt, esclave dans le harem du sultan Abdulaziz. À partir de là, Arzu n’aura de cesse que de sauver sa peau dans ce sérail de tous les périls, d’essayer de comprendre ce qui lui arrive, et trouver le moyen de s’échapper. Telle Shéhérazade, elle va monnayer sa survie auprès du grand eunuque noir en lui racontant quelques bribes de son savoir de femme du XXIe siècle, lui offrant ainsi la possibilité de renforcer son pouvoir auprès du grand sultan. S’appuyant sur les grandes énigmes archéologiques de l’histoire, elle élabore une théorie qui brise notre conception traditionnelle du temps et nous fait entrevoir de multiples possibles. Enfin voyant en Dom Pedro II, empereur du Brésil, la seule personne capable de la sortir de cette prison, forte de ses connaissances en histoire du XIXe siècle qui peuvent être un atout incomparable auprès de celui-ci, elle n’hésite pas à faire appel à lui.

Sur cette trame, l’auteur écrit un roman d’aventures extraordinaires plein de rebondissements, de suspens, et nous maintient en haleine par son style incisif. Si son imagination ne fait jamais défaut, elle se libère cependant dans un cadre historique soigneusement respecté et nous sommes captivés par cette fresque haute en couleurs qui nous transporte de l’Empire ottoman, au Brésil du XIXe siècle sous le regard d’une jeune Carioca du XXIe siècle.


À PROPOS DE L'AUTEURE

Maria Filomena Bouissou Lepecki est née à Cuiabá, Brésil, en 1961. Elle est médecin ophtalmologue. Après avoir vécu dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique, elle a décidé de se consacrer à la littérature, sa passion de toujours. Aujourd’hui elle vit à Sao Paulo, Brésil.

Son premier roman « Cunhatai-Um romance da Guerra do Paraguai » a reçu trois prix : Prêmio Fundação Conrado Wessel de Literatura 2002 ; Melhor Livro do ano para o jovem 2003 pela FNLIJ ; Prêmio escritora revelação 2003 pela FNLIJ.

Outre son intérêt pour la littérature, elle a développé un goût très vif pour la cuisine qui s’est traduit par le lancement des livres numériques : « O Grupo Culinario Internacional 1 – Asia, Africa e Oriente Medio » et « O Grupo Culinario Internacional 2 – Americas. » Un pont pour Istanbul est son second roman.

Instagram : @mariafilomenalepecki

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Maria Filomena Bouissou LepeckiTraduit du portugais par Isabelle Allet-Coche.

Un Pont pour Istanbul

Pour ma mère, Telu Bouissou, i m

Préface

L’auteure à travers le personnage d’une jeune femme plongée dans de profondes interrogations nous conduit avec élégance et fluidité vers un royaume d’absolue liberté. C’est la créativité dans toute sa splendeur. Rêvant, réfléchissant librement et passionnément, cherchant des réponses aux questions les plus fondamentales pour expliquer non seulement les merveilles et les mystères de l’univers, mais aussi ce que nos vies limitées ne nous permettent pas de comprendre, Filomena n’a jamais été aussi surprenante et captivante. Avec elle, nous retrouvons le véritable esprit grec de curiosité et de liberté intellectuelle qui a permis le développement de l’esprit scientifique où rien ne doit être exclu ou écarté « a priori » dans la recherche de la vérité. L’auteure nous maintient dans un total suspense tout au long de l’histoire.

La narration et les descriptions de Filomena sont si précises, intenses et vécues que dès que la protagoniste appartenant à deux mondes différents voyage dans le temps par inadvertance, nous aussi voyageons dans un pays, un empire aux mille couleurs, mille parfums, saveurs et sons. Elle retrace, pour notre grand plaisir, les visages de deux cultures, toutes les deux riches en traditions, coutumes et art culinaire. Elle nous révèle comme elles sont importantes dans nos vies de tous les jours et souligne que souvent nous les acceptons telles quelles sans vraiment les valoriser.

Filomena ne pouvait choisir un pays plus mystérieux et intéressant, doté d’une culture ancestrale si puissante, ayant influencé profondément plusieurs nations voisines et malgré une distance significative ayant contribué à la propre formation de la société brésilienne. La façon dont Catarina s’imprègne de la nouvelle réalité imposée par son voyage extraordinaire révèle comment la société brésilienne a opéré avec tous les peuples qui ont construit le Brésil moderne : Portugais, Africains, Allemands, Italiens, Polonais, Arabes, Turcs, Japonais…

L’intrigue parfaitement conduite et ses rebondissements multiples nous tiennent en haleine, à la fois passionnés et anxieux, au fil des pages jusqu’à la révélation finale. Filomena est une grande narratrice et son second livre est plein de faits historiques impressionnants, de réflexions profondes et de pensées complexes qui conduisent le lecteur à une fin inattendue.

João Tabajara

LaPluie

La pluie tombait sur l’Occident et sur l’Orient. En haut des collines, les minarets disparurent en premier, enveloppés dans une brume tenace et venteuse. Le crachin était trop fin pour troubler la surface des eaux grises du détroit, mais je savais que sous ce calme apparent, des courants imprévisibles pouvaient se montrer dangereux en profondeur. Quand des vents glacials soufflèrent de la mer Noire vers la mer de Marmara, faisant trembler le pont, j’ai enfin réalisé que j’étais arrivée.

Au début, je n’ai pas prêté attention à l’embouteillage. J’étais sous le charme, tournant la tête doucement d’un côté à l’autre, comme si munie d’une vieille caméra je filmais ce décor noyé dans le tumulte des klaxons et des bourrasques. Quand les vitres ont commencé à se couvrir de buée, j’ai continué, imperturbable, cherchant les points de repère dans une tentative idiote de trouver un certain ordre dans l’agitation de la ville.

Bientôt le temps a commencé à se dégrader, mais malgré la pluie et l’air étouffant dans la voiture, je me sentais bien. Entre les câbles d’acier, j’ai aperçu la Mosquée d’Ortaköy. Plus à gauche, le Palais Çiragan, les quatre minarets de la Mosquée de Soliman le Magnifique et le Palais de Dolmabahçe au ras de l’eau, sa façade néoclassique de marbre blanc contrastant avec tout le reste. De la fenêtre du taxi, je regardais les gens tout autour, quêtant dans leur visage des traits semblables au mien. Où étaient les femmes turques bien charpentées ? Étaient-elles plus heureuses à Istanbul ? J’ai cherché la tour de Galata, mais le vent a changé de direction et un brouillard dense a fini par cacher le bas de la colline. Tous les monuments étaient à leur place, exactement comme je les avais imaginés !

Büyükanne serait si fière…

Istanbul a bercé mon enfance. Je me rappelle ces après-midi paresseux où, savourant un thé à la menthe, j’écoutais les histoires que me racontait ma grand-mère dans le salon climatisé pendant que Rio, dehors, transpirait. Elle répétait sans cesse : « Va à Istanbul, Arzu. Tu dois connaître ta terre. » Ses récits ont porté leurs fruits.

Le chauffeur a ouvert sa fenêtre et j’ai accueilli cet air frais avec soulagement. De la manche de ma veste, j’ai frotté la vitre embuée et j’ai essayé de voir la tour de Léandre au milieu des eaux. J’étais sûre qu’elle se trouvait là. À l’hôtel on m’avait dit que c’était devenu un restaurant chic. Je préférais la légende. Les légendes m’ont toujours intriguée. Elles ont une manière propre de nous toucher, de se graver dans nos esprits édifiant des vérités, d’une façon détournée. Comme si c’était de la poésie… comme un conte defées.

Qu’est-ce qui conduit une fillette de cinq ans à élire, parmi toutes les histoires de princesses, sa préférée ? Pour moi, dès le début ce fut Kiz Kulesi, la tour solitaire au milieu du Bosphore, la tour de la Jeune Fille. Je m’y voyais. J’étais la princesse byzantine, la fille de l’empereur, victime innocente d’une terrible malédiction qui voulait qu’elle soit mordue par un serpent et meure. Le malheureux père, tout puissant qu’il soit, voulant sauver son enfant d’un destin si cruel, l’a isolée pendant des années dans la tour de pierre entourée par les flots. Mais le destin est le destin, et malgré toutes les précautions prises, la prophétie s’est réalisée quand un petit serpent venimeux prit accidentellement le chemin de la tour dans une corbeille de fruits.

J’ai entendu au loin l’appel à la prière des muezzins. Aussitôt après, l’appel conjoint de différentes mosquées s’est répercuté dans le détroit comme un écho gigantesque. La circulation était toujours arrêtée sur le pont et rien ne bougeait, aucune voiture n’avançait. Au bout de vingt minutes, malgré le panorama splendide qui m’entourait, j’ai commencé à perdre patience. Les vents forts ont repris, faisant balancer la structure du pont, mais trop faibles pour dissiper la tension que je ressentais. Soudain mon estomac s’est enflammé. Était-ce dû au jet-lag, au fromage de chèvre salé et aux olives noires du petit-déjeuner ? Et, bien sûr, j’avais mangé des concombres ! Je sais pourtant très bien que je ne les digère pas, comme maman ! Mais plus probablement, c’était tout simplement l’exaltation d’être à Istanbul. J’avais tout à ma portée : l’Empire ottoman, les palais, les harems…

Le chauffeur a brisé le silence. Même lui ne supportait plus cette attente :

« Plus de 14 millions de gens, 35 km de Bosphore entre la mer de Marmara et la mer Noire, et si peu de ponts ! Impossible de traverser », dit-il à voix haute dans un mauvais anglais.

« Quoi ? » j’étais si distraite que je n’ai pas pensé à lui répondre.

« Américaine ? »

« Du sud. Amérique du Sud… Brésil. » ai-je répondu également en anglais

« Brésil ? Football ? En Turquie aussi on est très bon en foot ! »

« Oui… »

« Hôtel en Asie ? Non ! Vous devriez rester en Europe ! Toutes les belles choses sont là : les murailles de Constantinople, la Citerne de la Basilique, le Grand Bazar, Sainte-Sophie, les Mosquées…

« La prochaine fois. » ai-je rétorqué aussitôt mettant fin à cette conversation qui perturbait ma contemplation.

Le crachin persistait et j’ai décidé de changer mes plans. Je visiterais en premier le Palais de Dolmabahçe et je laisserais le vieux Topkapi pour plus tard. J’ai repris l’itinéraire de mon voyage : Éphèse me prendrait deux jours, mais j’avais promis à ma mère de visiter la maison de la Vierge Marie. Pour une passionnée d’histoire et de nature comme moi, la Cappadoce était très attirante, mais je n’aurais pas assez de temps. Neuf jours en Turquie, c’était très peu, mais c’était le seul congé que j’avais obtenu au dernier moment.

Les problèmes de circulation sont monnaie courante pour un habitant de Rio de Janeiro, cependant l’embouteillage sur le pont, outre le fait qu’il menaçait mon programme, a fait naître en moi un sentiment d’impatience. En dehors de la conversation avec le chauffeur, tout ce que je pouvais faire était de lire. Je regardais les brochures touristiques de l’hôtel, les nombreuses photos et les quelques informations :

« Le Palais de Dolmabahçe a été construit sur un terrain gagné sur la mer il y a trois cent cinquante ans. À l’origine, c’était un jardin, d’où son nom “jardin comblé”. Les sultans venaient jouer au cirit dans le verger entouré de cyprès. Plus tard, un élégant pavillon en bois fut construit qui servit comme palais d’été jusqu’à ce que Mahmoud II en fasse sa résidence principale délaissant le vieux Topkapi et son univers d’intrigues, de complots, de crimes. Quand Abdlülmecit Ier devint sultan en 1839, il ordonna immédiatement la construction d’un palais monumental de style européen sur cet emplacement. Le Palais de Dolmabahçe qui est l’un des palais ottomans les plus luxueux fut achevé en 1856. Il fut la résidence de Abdlülmecit Ier jusqu’en 1861 et du sultan Abdulaziz jusqu’en 1876. »

Le taxi s’est arrêté soudain devant le portail principal et je n’ai pas pu terminer ma lecture. J’ai remarqué de l’autre côté de la rue un stade de football. J’ai rangé les brochures dans mon sac et pendant que je cherchais mon porte-monnaie le chauffeur m’a demandé :

« Tous les Brésiliens ressemblent aux Turcs comme vous, Madame ? »

« Non. Il y a de nombreux types de Brésiliens. Au revoir. »

« Oui, bien sûr. N’oubliez pas votre parapluie, Madame. »

Une Pendule

Et je me suis retrouvée là, avec mon grand parapluie, un matin froid de février, prête à découvrir Istanbul. Il m’a fallu une minute pour me repérer. À ma droite s’élevait la grande tour de l’Horloge. Les prospectus disaient qu’elle avait été construite en 1895 par le sultan Abdülhamid II. De l’autre côté de la place se dressait une mosquée imposante. Luttant contre les vents qui soufflaient du Bosphore menaçant d’emporter mon parapluie, je me suis dirigée vers la Porte Impériale. Ce portail monumental, construit en même temps que le palais en 1856, est un exemple de style néobaroque ottoman, avec ses colonnes classiques symétriques, ses superbes vantaux ouvragés et les deux tours qui ferment les ailes latérales. La tughra de Abdülmecit, son monogramme officiel, s’affiche avec ostentation en lettres dorées au-dessus du porche. Aimablement, un touriste japonais m’a proposé de me prendre en photo.

J’aurais aimé que ma grand-mère soit avec moi. Avait-elle visité le palais avant de partir au Brésil ? Était-il déjà ouvert au public ? Son luxe et sa démesure nous renvoient à une époque de grandes richesses et contraste avec le reste de la ville. Pour certains écrivains turcs, il n’y a pas de nostalgie à Istanbul. Je me range du côté de ceux qui affirment le contraire. La ville a été le témoin de la gloire et du déclin de trois empires… Beaucoup d’histoire, beaucoup de nostalgie… Une sensation de hüzün… Le sentiment de résignation après la chute… Tous ces monuments, toutes ces ruines au milieu d’immeubles modernes sonnent comme le rappel des gloires passées.

J’ai franchi le porche, bouillant d’impatience. Tant d’événements s’étaient passés dans cette ville, dans ce palais. Que me réservaient ces quelques jours à Istanbul ?

Dans le jardin intérieur, le vent était tombé faisant place à un silence profond que seul le bruit de nos pas sur le gravier brisait. Des pins élancés s’alignaient comme des sentinelles avancées. Des arbustes bien taillés bordaient l’allée menant à la grande fontaine face au palais. Et bien qu’elle soit à l’arrêt, il était facile de l’imaginer fonctionnant au printemps, l’eau jaillissant des becs des cygnes de métal.

J’avais acheté un billet pour la visite guidée et j’ai rejoint les autres touristes devant l’escalier. Plusieurs couples d’âges différents et un groupe d’adolescents bruyants attendaient. Une jeune femme blonde a protesté en anglais. Elle semblait très irritée contre les gardes :

« Alors, nous y allons ? Cela fait longtemps que nous sommes ici ! Il fait froid. Où est le guide ? » Les gardes l’ont ignorée. Je me suis approchée pour demander :

« Vous attendez depuis longtemps ? »

« Vingt minutes. C’est énervant ! Et on ne nous donne aucune information… Le guide a dû aller manger un morceau… » Se sentant interpellés, les autres commencèrent à hocher la tête, manifestant ainsi leur accord. Elle en profita pour continuer : « Voyons, avec vous, maintenant nous sommes quinze. Ils attendaient peut-être une personne en plus pour former le groupe » déclara-t-elle, déjà moins en colère.

Je suis entrée dans son jeu : « Alors ils doivent être contents de mon arrivée. »

« Exactement. Regardez ! Cet homme qui s’avance est sans doute notre guide. » Elle s’est tournée vers moi et s’est présentée : « Je m’appelle Tracy, je suis de Miami. Et lui, c’est Tim, mon fiancé. »

« Bonjour, je m’appelle Catarina, je suis de Rio. »

« Waouh ! Rio ? Tu veux dire le Brésil ? Tim ! Elle est brésilienne ! »

« Salut ! » Grand, avec des taches de rousseur, Tim m’a adressé un large sourire.

« Le Brésil, c’est la destination de nos prochaines vacances ! C’est incroyable, n’est-ce pas ? Après tu vas pouvoir nous donner des informations, Catherine », a-t-elle dit en commençant à suivre le guide.

« Volontiers ! » ai-je répondu. « Mais c’est Catarina… »

Tracy n’a pas entendu ou n’y a pas attaché pas d’importance, elle courait pour être la première du groupe.

Le Hall Medhal, entrée principale et première salle d’accueil, est luxueux. De prime abord, on le croit de style européen, mais très vite se dégage l’opulence ottomane. Chaque centimètre est couvert d’or. Il y a de tout : des voûtes, des colonnes, des candélabres en cristal, d’immenses tapis d’Orient, des parquets de bois précieux, des moulures aux plafonds, des fresques, de grands miroirs, et des vases qui rappellent les vases de Sèvres français, bien qu’ils aient été fabriqués dans les ateliers du Palais Yildiz.

J’ai tout de suite senti cette odeur familière du XIXe siècle que j’aimais tant retrouver dans les vieilles demeures et les musées du Brésil, comme le Palais Impérial, la Quinta da Boa Vista, ancienne résidence de la famille impériale brésilienne. Cette odeur m’enveloppait, m’invitait à parcourir les couloirs, m’incitait à poursuivre mes recherches, et à revenir quel que soit le nombre de visites effectuées avec mes d’élèves. J’aimais les vieux parquets qui craquaient, la poussière séculaire, les tableaux anciens, les tapis élimés dans des chambres vides et silencieuses, là où, avant, jaillissait lavie.

J’ai suivi le groupe vers le grand escalier d’honneur. Cet escalier monumental est impressionnant par sa richesse. Les balustres qui soutiennent les rampes sont en cristal. Il offre quatre possibilités d’y accéder et forme une sorte de huit. Une vaste verrière l’inonde de lumière. À l’étage supérieur, une succession de salles et de chambres s’ouvrait devant nous comme un labyrinthe et un léger étourdissement m’a saisie en les parcourant. La salle d’audience du sultan se distinguait par la splendeur de sa décoration, de ses tentures bordeaux et or. Comme dans la plupart des pièces du palais, on retrouvait les consoles surmontées de grands miroirs et sur chacune d’elles, une horloge dorée. Le guide nous a fait remarquer que toutes les pendules étaient arrêtées à 9 h 5. C’est l’heure précise de la mort de Atatürk, le héros qui a conduit la Turquie du déclin ottoman aux temps modernes. Il est mort dans la chambre qu’il a occupée dans ce palais pendant plusieurs années. La façon dont tous respectaient sa mémoire m’a étonnée.

Le guide s’est arrêté devant deux hautes portes. Il a attendu que les conversations cessent et que chacun se rapproche de lui. Il a dit alors, sur un ton solennel :

« Mesdames et Messieurs, vous allez entrer dans l’un des joyaux de l’architecture ottomane tardive. Ce sera la fin de la visite. Pour ceux qui ont opté pour la visite du harem, vous poursuivrez s’il vous plaît à gauche en sortant du salon, et vous attendrez l’autre guide à la cafétéria derrière le palais. Entrez maintenant dans le grand salon Muayede, la salle de cérémonie ! »

Et en effet, c’était spectaculaire, à couper le souffle. À première vue, ce salon devait faire la moitié d’un terrain de football. Avec ses coupoles et ses plafonds dorés, il était d’une hauteur suffisante pour contenir un immeuble de trois ou quatre étages. On s’y sentait tout petit. Le groupe était impressionné, à la satisfaction évidente du guide. Pendant un instant je me suis sentie fière de cette culture qui était en partie la mienne. Un lustre anglais gigantesque, cadeau de la reine Victoria, fait de cascades de cristal régnait au centre de la pièce et surplombait d’immenses tapis d’Orient. Il fallait trois jours pour chauffer le salon lors des fêtes d’hiver.

Nous n’étions que quelques-uns à avoir choisi la visite du harem. Après avoir quitté le salon et traversé un espace ouvert, nous avons pris à gauche et passant une petite porte, nous sommes arrivés dans la cour. Mon parapluie s’est révélé utile et je l’ai partagé avec Tracy et son fiancé pour rejoindre la cafétéria.

En attendant le guide, j’ai feuilleté une nouvelle fois les brochures illustrées de nombreuses photos du harem. Des salles, des salons, des chambres et des antichambres, bleus, roses, et or nous attendaient. J’étais heureuse. J’avais rêvé de cette visite depuis si longtemps…

J’avais encore le goût des concombres du petit-déjeuner et malgré ma soif j’ai refusé la boisson que Tracy me proposait.

Une femme d’un certain âge s’est présentée :

« Bonjour, je m’appelle Sara Hampton. Nous ne serons donc que cinq pour la visite du harem ? »

« Bonjour, je m’appelle Catarina, je suis brésilienne. »

« Ah, moi je suis Australienne. Vous ne voulez pas un café ? Il fait froid aujourd’hui.

« Non merci, je ne bois pas de café. »

« Une Brésilienne qui ne boit pas de café ? C’est surprenant, n’est-ce pas ? Vous êtes seule ? Vous devriez prendre quelque chose. L’air est étouffant à l’intérieur… Peut-être un thé ? »

« Non, tout va bien, merci. »

Je suis sortie à la recherche de Tracy. Elle achetait des cartes postales.

« Cathy, Tim veut savoir si les bikinis à Rio sont vraiment minuscules » a-t-elle demandé en riant.

« Où est ton bronzage Cathy ? Ce n’est pas l’été au Brésil en ce moment ? Tu es si blanche ! »

Tracy et son fiancé souriaient. Mon Dieu, toujours les mêmes questions quand il s’agit du Brésil !

Le guide est arrivé et je n’ai pas répondu aux questions de l’Américaine. Sur un ton monotone, il nous a demandé de nous approcher.

« Bonjour. Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, mais en passant cette petite porte, vous êtes entrés dans la partie privée du palais. Une fois à l’intérieur, tout change. Ce lieu emprisonnait les femmes pour toujours. Durant quatre siècles, dans tout l’empire, on considéra comme un haut privilège pour une femme d’être envoyée dans un harem ottoman. Ici ne venaient que les plus belles et les plus talentueuses. La plupart s’en réjouissaient, car elles visaient la richesse et le pouvoir, d’autres étaient abattues, mais une chose est sûre, une fois cette porte franchie, aucune femme ne serait plus jamais la même. Ce mur derrière la cafétéria a sept mètres de haut et il est impossible de l’escalader. La cour où nous sommes, le jardin avec la fontaine à votre droite était le seul endroit à l’air libre accessible aux femmes. C’était leur seule possibilité de s’aérer. Cette petite maison avec la barrière blanche est le musée de l’horloge et vous pourrez y aller après la visite. Suivez-moi s’il vous plaît. »

Nous sommes entrés de nouveau dans le palais par la porte de derrière, puis nous avons traversé plusieurs antichambres jusqu’à la salle du chef des eunuques. Rectangulaire, plus petite et moins luxueuse que les appartements du sultan, elle était meublée d’une grande table supportant deux vases décorés. Là encore, devant deux miroirs, il y avait deux consoles et sur chacune d’elles trônait une horloge dorée. Ils nourrissaient vraiment une obsession pour les pendules devant les miroirs dans ce palais ! Je me suis approchée pour admirer cette pendule ancienne de plusprès.

Une envie folle de la toucher m’a saisie. J’ai posé mon parapluie mouillé sur le parquet pour pouvoir la prendre des deux mains. Le groupe s’était dirigé vers une autre salle et je ne les entendais plus. Toute historienne sait parfaitement qu’on ne touche pas aux objets dans les musées, mais je n’ai pas pu résister. En prenant l’horloge, je me suis coupé le petit doigt de la main gauche sur quelque chose de pointu au dos, et je l’ai reposée aussitôt. Je me suis léché le doigt, et de la main droite j’ai appuyé sur la coupure. Je me souviens parfaitement que cela s’est déroulé dans cet ordre. J’ai regardé par terre, une flaque d’eau s’était formée autour de mon parapluie. Puis je me suis vue dans la glace. J’étais vraiment très pâle. Alors, un tic-tac s’est fait entendre et les aiguilles se sont mises en mouvement.

J’ai été prise de panique. C’était l’insulte suprême. Comment pouvait-on avoir l’audace de changer l’heure de la mort de Atatürk ? Croirait-on qu’il s’agissait d’un acte politique ? Serais-je arrêtée pour ce délit ? Dans une prison turque ! Une série de pensées sinistres m’est venue à l’esprit. J’ai essayé d’arrêter la pendule. Je l’ai retournée, j’ai touché à tous les boutons que je trouvais, je l’ai remuée. Rien. Je l’ai remise à sa place, bien décidée à sortir le plus rapidement possible en espérant que personne ne remarquerait cette pendule qui s’était remise en marche.

Il y avait trois portes ouvertes, mais je ne me rappelais pas celle que le groupe avait empruntée. Je ne les entendais plus et l’angoisse a commencé à me gagner. Il fallait que je sorte d’ici ! J’ai choisi la porte de gauche. Elle donnait sur un couloir long d’une dizaine de mètres dont les murs étaient couverts de tableaux de chaque côté. Sur l’un d’eux, à droite, on reconnaissait facilement Atatürk. Suivaient sept autres sultans en grande tenue de cérémonie.

Sur le mur de gauche, c’étaient des tableaux de femmes, très belles, leurs cheveux noirs détachés, leurs robes fluides, sans manches. Toutes me regardaient. L’une d’elles, vêtue de rouge, semblait me demander :

« Que fais-tu ici, intruse ? Ne viens pas nous déranger ! Sors d’ici ! »

Je perturbais sans aucun doute la paix de ce couloir. J’avançais rapidement. L’air se raréfiait. J’ai vu une porte sur le côté, mais elle était fermée à clé. J’ai fait encore quelques pas, il y en avait une autre, ouverte. J’avais du mal à respirer. J’ai poussé le battant et j’ai commencé à descendre les marches d’un escalier dans une semi-obscurité. Il devait bien aboutir à une cour… Tant que la porte était ouverte, elle diffusait un peu de clarté, mais l’escalier s’est incurvé et tout s’est obscurci. J’ai continué à descendre en m’appuyant de mes mains sur les murs. J’étais fébrile et j’ai décidé de laisser mon parapluie. J’avançais lentement en faisant attention. L’espace semblait se rétrécir et l’air diminuait. Sans le vouloir, j’ai fait tomber mon sac. Je ne me suis pas arrêtée pour le reprendre. Maintenant j’étais dans le noir complet. L’escalier tournait de nouveau. Soudain j’ai entendu du bruit. Devant moi j’ai vu de la lumière par les fentes d’une porte. Je l’ai poussée. Elle était ouverte !

Aussitôt, la lumière m’a éblouie. Des lumières et des silhouettes indistinctes… Tout a commencé à tourner. Lentement et de plus en plus vite… Je transpirais. J’ai été prise de vertige, un vertige immense. J’ai commencé à tourner également sur moi-même. Une spirale rapide s’est formée devant moi. Nous avons tourné, moi, la spirale et le monde…

Je suis tombée et tout est redevenu obscur.

Le Vertige

« Une fois passée la porte du harem, aucune femme ne sera plus jamais la même… »

Je me suis levée lentement encore tout étourdie et j’ai regardé autour de moi. Je n’ai vu ni le groupe, ni le guide bourru, mais des inconnus dans une salle immense. J’ai fait quelques pas sur le côté jusqu’à un recoin obscur pour rassembler mes idées et reprendre des forces. Des hommes s’affairaient, debout, autour de tables rectangulaires, alignées comme des dominos. Personne ne semblait s’apercevoir de ma présence.

Tous travaillaient en silence. On n’entendait que les bruits cadencés des coups de couteau et des machettes sur les tables. Parfois une parole fusait :

« Piliç !... », « Yumurta… », « Dajaaj… », « Basal… » Ils parlaient un dialecte qu’il m’était difficile de comprendre. J’ai pu saisir quelques mots turcs : « poulet » et « œuf », les autres ressemblaient à de l’arabe. Ils étaient habillés de tuniques en coton et certains transpiraient abondamment. De vastes chaudrons bouillonnaient, des plumes et des flaques de sang jonchaient le sol. Dans une armoire ouverte, des assiettes bleues et blanches s’empilaient dans un équilibre instable. Des odeurs d’épices difficiles à distinguer flottaient dans l’air. J’étais dans une cuisine ! À les voir s’activer de la sorte, j’ai pensé qu’une grande fête se préparait. Désirant savoir comment sortir d’ici, je me suis dirigée vers le cuisinier le plus proche. À peine avais-je fait quelques pas, qu’il s’est retourné, m’a aperçue et a paru horrifié ! Regardant de tous côtés pour s’assurer que personne ne m’avait vue, il m’a repoussée avec sa longue cuiller en bois dans le coin en disant à voix basse : « Haram ! ...., « Allah…”, “Saç !” À son expression, j’ai compris que j’étais en train de commettre un acte très grave. J’ai réussi à comprendre : “cheveux, Dieu, péché…” Avant que j’aie pu m’expliquer, il a jeté une grande serviette en coton sur ma tête et me l’a attachée sous le menton. Alors soulagé, il m’a souri. Je voulais lui demander la sortie, mais il s’est frappé la poitrine et adit :

« Ali. » Cela semblait être une présentation. Me frappant la poitrine comme lui, j’ai répondu :

« Catarina ».

Voyant son air perplexe, j’en ai essayé un autre plus facile.

« Arzu… » Ce prénom turc veut dire « désir ».

« Ah… köle ? » susurra-t-il

Esclave ? Est-ce que j’avais bien compris ? M’avait-il vraiment demandé si j’étais une esclave ? J’ai nié énergiquement de la tête. Cette situation prenait une tournure bizarre… J’ai avancé de quelques pas vers la porte. Il s’est mis à gesticuler, m’a fait signe de l’attendre sans bouger, et m’a laissée.

Les cuisiniers continuaient leur travail, silencieux, comme si je n’existais pas. La cuisine du palais était insolite. Il y avait huit tables. Sur les six premières, les hommes coupaient les poissons et épluchaient les légumes. Sur les deux dernières, ils mélangeaient du lait, des fruits secs et des épices. De grands seaux d’eau étaient constamment amenés sur une sorte d’évier en pierre le long du mur du fond où on lavait des verres et des plateaux ronds en laiton en quantité. Pas d’appareils électroménagers, il n’y avait que la fumée sortant des grandes bassines et les murs noircis par le feu. Plus près de moi, un tas de bûches coupées arrivait presque jusqu’au plafond. Quelque chose clochait.

Quelques minutes plus tard qui m’ont paru très longues, Ali est revenu accompagné d’un homme noir, très grand, qui portait un vêtement turc d’une autre époque et un chapeau conique bordeaux.

Il devait être puissant, car, quand il a traversé la salle, tous lui ont fait une légère révérence. Je me fichais de qui il était, de savoir quand et où aurait lieu la fête costumée, je ne pensais qu’à une chose : sortir de là. De par sa stature, je m’attendais à une voix forte, mais il s’est adressé à moi d’une petite voix, murmurant presque. Je ne comprenais rien et Ali est intervenu :

« Arzu, köle. »

Un instant perplexe, l’homme noir s’est repris aussitôt. Le visage impassible, il a tourné autour de moi en observant avec attention mes vêtements, mes bottes. J’étais fatiguée et j’avais soif. Je ne désirais qu’une chose : sortir d’ici et retrouver le groupe. Que se passait-il ?

Puis, retirant un trousseau de clés de sa ceinture, il s’est dirigé vers la porte par laquelle j’étais entrée et l’a fermée à clé.

J’ai protesté :

« Eh ! Mon sac ! Mon parapluie ! Ils sont dans l’escalier ! Attendez ! ». Au lieu de m’aider ou de m’expliquer, l’homme m’a regardée droit dans les yeux, et j’ai alors eu peur de lui. Malgré tout, j’ai continué dans mon mauvais turc :

« Excusez-moi de vous avoir dérangé, mais vous voyez bien que je suis perdue ? Dites-moi seulement comment sortir d’ici et je m’en vais tranquillement. »

Ils ne m’ont pas répondu et m’ont emmenée contre mon gré. Avant de sortir de la cuisine, Ali m’a glissé un petit pain dans la poche de ma veste. Nous étions maintenant dans un couloir à ciel ouvert, les deux hommes continuaient à parler, Ali faisait de grands gestes et moi, je me taisais, de plus en plus inquiète, ne comprenant rien à ce qui m’arrivait et désirant m’en aller de toute urgence. Soudain la porte derrière nous s’est ouverte, laissant entrer une femme petite, grosse, avec un foulard de coton beige sur latête.

« Makbule » m’a dit l’homme noir en la désignant. Et il m’a fait signe de la suivre. Comme j’hésitais, il m’a montré la porte avec une telle autorité qu’il ne me restait d’autre choix que de lui obéir. Et il est reparti rapidement dans la direction opposée, son trousseau se balançant à sa ceinture.

La femme, plus âgée, se déplaçait lentement. Après avoir gravi deux escaliers, être passées par deux portes que je n’avais pas vues auparavant, finalement nous sommes arrivées dans la cour de la fontaine derrière le palais. Cette même cour que j’avais traversée quinze minutes avant, au début de la visite du harem. De l’air ! Ce fut un soulagement. La pluie et les nuages avaient disparu. Le temps s’était éclairci et il faisait chaud. La fontaine fonctionnait, un parterre de roses l’entourait. Mais où était la cafétéria ? Une boisson fraîche serait bienvenue maintenant.

Makbule m’a invitée à entrer de nouveau dans le palais et je me suis retrouvée dans la salle du chef des eunuques. La pendule devant le miroir marchait. J’ai tout de suite remarqué les fleurs fraîches dans les deux vases sur la table. Makbule est passée par la porte de droite et je l’ai suivie, pensant qu’elle m’emmènerait jusqu’au groupe. Un grand escalier nous a conduites à l’étage supérieur, je n’entendais toujours aucune voix. Nous sommes entrées dans une chambre, et contre toute attente, il ne s’y trouvait qu’une femme âgée, allongée sur un lit en boisdoré.

« Esma, Kadinefendi… » m’a dit Makbule en me la présentant. « Arzu, köle… » a-t-elle poursuivi en s’adressant à la vieille dame. Je doutais qu’elle comprenne, tant elle semblait plongée dans un état de stupeur. À peine réussissait-elle à cligner desyeux.

Je me sentais nauséeuse et je me suis assise sur un petit banc de soie. Makbule m’a donné un verre d’eau, a retiré le petit pain de ma poche et me l’a offert. J’étais paralysée, mais elle a insisté. J’ai mordu une bouchée. Ensuite elle a apporté un thé à la menthe que j’ai bu d’un trait. Son parfum me rappelait ma grand-mère, notre salon. Je l’ai remerciée de la tête et j’ai souri.

« Pencere ! » s’est soudain exclamée Makbule. Comme si une chambre possédant une fenêtre était la chose la plus merveilleuse du monde. Elle a répété : « Pencere ! Pencere ! » Je me suis levée et dirigée vers la fenêtre. Le panorama sur le Bosphore était superbe comme toujours, mais je ne voyais pas le pont. Il devait être plus haut, hors de ma vue. Au bord de l’eau, il y avait des gardes en uniformes et un drapeau ottoman. Sur la mer, des barques en bois et des voiliers de tailles différentes complétaient le décor. On aurait dit un de ces tableaux que j’avais admirés une demi-heure plus tôt dans les salles publiques du palais.

J’ai rejoint l’autre fenêtre qui donnait sur l’arrière. De là on pouvait voir la cour de la fontaine. Un groupe de femme en faisait lentement le tour. Certaines étaient vêtues de soies diaphanes, presque transparentes et de voiles colorés. Derrière elles, d’autres étaient vêtues de coton beige des pieds à latête.

C’était peut-être un événement à thème… Une grande fête, ce qui expliquait l’agitation dans les cuisines, les barques en bois et tout le reste. Une date nationale… Une fête diplomatique… Où était mon groupe ? Tracy au moins avait dû remarquer mon absence. Ils étaient sans doute en train de me chercher ou de m’attendre quelque part. J’allais rater l’heure de la visite de Topkapi ! Quelle heure était-il ? Je devais récupérer mon sac, mon portable, mes cartes de crédit !

Le pain et le thé m’avaient redonné des forces, et j’ai décidé de sortir de là de n’importe quelle façon. J’avais cinquante euros en poche, je ne savais même pas combien cela faisait en lire turque, mais cela suffirait bien pour prendre un taxi et retourner à l’hôtel. J’annulerais mes cartes de crédit, mon portable et je me ferais établir un autre passeport en urgence à l’ambassade. Tout allait s’arranger.

J’ai descendu les escaliers en courant, je suis sortie dans la cour, et me suis dirigée vers la petite porte à côté de la cafétéria. J’ai essayé de l’ouvrir de toutes mes forces, mais un homme, lui aussi vêtu à l’ancienne, m’a refoulée avec une lance. Ils prenaient vraiment leur rôle au sérieux ! Il me repoussait et j’allais à reculons vers la cafétéria. Je ferais une réclamation, j’irais me plaindre à mon ambassade ! L’homme a finalement renoncé à m’empêcher de passer et j’ai continué ma course.

Mais où était la cafétéria ? Elle avait disparu.

Le palais, la cour, la fontaine étaient toujours là, mais maintenant le temps avait changé et le parterre de roses était nouveau !

J’entendis le son d’un violon et quelques rires.

Il devait y avoir une autre porte ou une explication logique à toutça !

Le Voyage

Il n’y avait pas de cafétéria.

J’ai passé une heure entière à regarder partout, à faire le tour, à m’interroger. Makbule a surgi dans la cour et m’a saisie par le bras. L’après-midi était déjà avancé. J’ai refusé de la suivre : « Non ! Je n’irai pas ! Je vais prendre mon sac et sortir d’ici ! Mais qu’est-ce que vous croyez ? »

Je me suis mise à crier en anglais :

« À l’aide ! »

Puis, encore plus fort : « Au secours ! ».

Je commençais à avoir très peur de cette histoire absurde, et même de Makbule. J’ai couru de nouveau vers la porte. Mais j’avais beau parler, expliquer, implorer, la seule réponse du garde était de pointer sa longue lance sur mon estomac.

Après avoir épuisé toutes les possibilités, mourant de soif, j’ai suivi Makbule et je suis retournée au palais. Tout en montant l’escalier, je gardais l’espoir de pouvoir l’interroger et de recueillir quelques explications. Si je changeais de tactique et me montrais plus calme, peut-être réussirais-je à récupérer mon passeport et mon sac. La nuit tombait. Mais Makbule s’était murée dans le silence. J’ai accepté le thé amer qu’elle m’offrait et je me suis endormie profondément sur un fin matelas, posé judicieusement par terre au côté du lit de la kadin.

Le lendemain matin, je me suis réveillée désespérée.

Dans quel musée garderait-on quelqu’un dans une chambre, et dans ces conditions ? Et si la vieille dame était retenue comme otage ? Et moi, en étais-je un également ? D’un groupe terroriste ?

À cette heure-ci, on avait dû passer me prendre à l’hôtel pour l’excursion à Éphèse. Avaient-ils remarqué mon absence ? Combien de temps allaient-ils mettre avant d’appeler la police ? L’hôtel avait le numéro de ma carte de crédit, il débiterait mon compte de toute façon… À Rio, ma mère et ma grand-mère s’apercevraient sûrement de ma disparition. Au bout de deux jours sans nouvelles, elles partiraient à ma recherche. Elles prendraient contact avec l’ambassade brésilienne qui lancerait des poursuites. L’hôtel devait avoir des caméras, on pourrait identifier le chauffeur de taxi et lui demander où il m’avait déposée. Est-ce qu’il se souviendrait de moi ? J’aurais dû être plus sympathique aveclui…

Makbule a apporté du pain et des fruits pour la kadin et m’en a offert. J’ai mangé malgré cette nausée qui ne m’avait pas quittée. L’anxiété qui me tenaillait et le souvenir vivace des concombres dans ma bouche ne faisaient pas bon ménage. Dès que Makbule est sortie de la chambre avec le plateau, je me suis précipitée de nouveau vers la cour et vers la porte. Cette fois-ci le garde m’a arrêtée, il a dit quelques mots à un collègue et aussitôt le mystérieux homme noir de la cuisine est réapparu devant moi. Je me suis débattue, j’ai même réussi à me libérer un instant, mais les gardes m’ont reprise et maîtrisée. L’homme noir semblait très en colère, mais au lieu de crier, il fut froid et bref. Sa voix avait un ton aigu qui ne s’accordait pas avec sa corpulence. Je n’ai presque rien compris, mais les mots ont perdu toute importance quand il a retiré un fouet de son ceinturon et m’a frappé les jambes avec force.

La douleur a été atroce. Je vivais un cauchemar : coups de fouet, prison… Mais les cauchemars s’arrêtent bien à un moment ! Celui-ci ne durait que trop ! J’ai pensé très fort : « Comment oses-tu, imbécile ? », mais je n’ai rien dit. Seul un « aïe ! » est sorti de ma bouche.