Un voyage - Augustine Bulteau - E-Book

Un voyage E-Book

Augustine Bulteau

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Beschreibung

Retrouvailles amoureuses avec des pays, des villes, des paysages aimés de l'auteur, et qu'elle souhaitait revoir pour mieux nous les raconter. Ces récits d'une femme extrêmement cultivée et pleine d'humour sont un enchantement. Mais au delà, c'est peut-être l'auteur elle-même, avec sa personnalité hors du commun, qui nous touche le plus : la conjugaison, derrière un abord plutôt martial, d'une rare acuité psychologique, avec le talent tout aussi rare de mettre les mots exacts sur des subtilités peu souvent contactées. Une sensibilité proustienne qui sort définitivement ce voyage des anecdotes touristiques pour lui faire rejoindre la lumière des plus universelles expériences humaines. (Édition annotée)

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Un voyage

Belgique, Hollande, Allemagne, Italie

Augustine Bulteau

Édition annotée

Fait par Mon Autre Librairie

À partir de l’édition Grasset, Paris, 1914.

Les notes entre crochets ont été ajoutées pour cette présente édition.

Couverture : J. Vermeer, Vue de Delft.

https://monautrelibrairie.com

__________

© 2022, Mon Autre Librairie

ISBN : 978-2-38371-047-9

Table des matières

En Belgique

Bruges

Gand

En Hollande

Delft

La Haye

Leyde

Amsterdam

Haarlem

En Allemagne

Cologne

Cassel

Weimar

Les maisons sacrées – Goethe

Schiller

Herder

Liszt

Nietzche

L’adieu de Weimar

Erfurt

La Wartbourg

Berlin

Potsdam

Dresde

Moritzbourg

Ratisbonne

Nuremberg

Munich

L’Italie

Vérone

Bologne

Ravenne

Padoue

L’Ombrie

Assise

À la mémoire de Celle qui fut bien longtemps ma compagne sur les routes de la vie.

J’ai toujours senti de la tendresse pour ce voyageur légendaire: dès son entrée à l’auberge, il est frappé par les cheveux de la servante et, saisissant un carnet, il note aussitôt que toutes les femmes du pays sont rousses.

J’aime le brave garçon, comme on aime ces mythes dans lesquels on retrouve un peu de son âme. Naïf, curieux, pressé, également avide de nouveautés et de certitudes, n’est-il pas sympathique? Sans doute, la chose qu’il aperçoit lui cache toutes les autres, mais comme il la voit bien! Sans doute il dit mainte bêtise, mais comme il s’amuse!

Les vrais voyageurs, ce ne sont pas les grands artistes, habiles à choisir parmi les aspects du monde celui qui permettra l’ample développement de leur manière; ni les penseurs qui emportent dans leur malle une idée toute construite et dont, suivant le conseil de Taine, ils cherchent la vérification au delà des monts et des mers. Ce ne sont pas non plus les personnes qui partent pour oublier, ni celles qui voyagent par élégance spirituelle. Non, le vrai voyageur, c’est lui, le bon sot!

Ne le traitez pas avec trop de mépris. D’abord, les femmes du pays sont peut-être rousses, qu’en sait-on? Et, ne fait-il pas mieux de l’affirmer que de lire obstinément Baedeker sans regarder si les cheveux de celle qui met la table ont la couleur des braises et du soleil couchant?

Il n’est pas malin, je l’accorde: il est attentif, fervent – et il vit.

Pourquoi serait-il tenu d’instruire les gens? Veulent-ils savoir la vérité? Qu’ils aillent eux-mêmes examiner comment les choses se passent! Le chimérique voyageur aura fait son devoir si – malgré les conclusions déraisonnables qu’il tire parfois de ce qui l’émeut – ses pauvres notes donnent, à un seul, l’envie de partir pour chercher au long des routes ces «vastes voluptés changeantes, inconnues, et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom»: les plaisirs pensifs, joyeux, tristes, pénétrants, enivrants du voyage.

Ainsi soit-il!

En Belgique

Bruges

On ne saisit pas d’abord la mélancolie illustre, mais, au contraire, la gaieté douce de Bruges.

La vie moderne se niche avec souplesse dans les volutes du beau vieux coquillage côtelé, ondulé, sculpté précieusement. Le vent marin, après avoir soulevé les hautes vagues dangereuses, éparpillé leur écume, se calme en passant sur les foins et les feuilles. Il arrive là saturé d’arômes qui ensemble vivifient et apaisent. Avec du sel et des parfums il porte l’image des aventures lointaines et un désir paresseux de les entendre, parmi les verdures sombres, près des géraniums au rouge obstiné, tranquillement assis dans un jardin où s’égouttent les carillons d’argent incertains et délicieux...

Quand, après quelques excursions hors de la ville, on y revient le soir, ce vent musical et odorant, qui est là et point ailleurs, vous enveloppe comme s’il vous aimait. Il a l’éloquence de ces parfums habituels installés autour d’une femme, endormis par son immobilité, s’exaltant au moindre geste et qui font partie de sa grâce, même, dirait-on, de sa pensée.

Air exquis, dans lequel, pour être heureux, il suffit de se taire.

oOo

Par les rues, en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre, constamment on croise des regards qui vous raniment dans la mémoire les féroces anecdotes du passé. L’irritation brève d’un coudoiement, une dispute, mettent aux prunelles des lueurs où bouge encore l’histoire tragique de la race. Et l’on croit apercevoir chez le passant inoffensif la possibilité d’une violence, identique à la violence des ancêtres. Rien de tel chez les passants de Bruges. Pourtant la ville garde sa physionomie ancienne, à tel point que l’esprit refuse d’enregistrer les manifestations de la vie actuelle. Il y a des tramways et, je crois bien, des cinématographes ; on ne se rappelle que, à l’ombre des églises, les rues désertes, où chaque pas du promeneur s’entend, et attire des visages aux carrés des petites fenêtres. Le présent est l’intrus. Ce décor irrésistible doit, semble-t-il, avoir maintenu rigidement la forme des âmes ? Peut-être... Mais où retrouver ces terribles gens qui emprisonnaient leur prince pour le faire obéir – le poignardaient à l’occasion, jetaient les vaincus du haut de leur admirable beffroi, s’assemblaient avec une fureur rapide, unanime et sombre, pour défendre leur travail, leurs libertés et leur orgueil ? Comment discerner la moindre trace de ces forces cruelles dans la placide finesse, la bonhomie des visages ?

Cependant, quelque chose du passé se retrouve... Sous les hautes nefs, parmi le calme embaumé des sanctuaires, on aperçoit souvent, très souvent, des regards patients et pieux, pareils aux regards des donateurs, amoureux de la Vierge, et que les vieux peintres agenouillaient au bas de leurs tableaux. Ces yeux que des certitudes passionnées attachent à un idéal invincible, ils vous hantent aux minutes où l’on goûte jusqu’en son extrémité le charme de la ville. C’est qu’on y a vu palpiter un peu de son âme ancienne... L’instinct de batailles et de meurtres s’est endormi, le cœur d’amour dure et veille, mêlé à l’atmosphère dont il approfondit la rêveuse sérénité.

Le béguinage

Avant d’entrer, on s’arrête sur le pont. Les arches enjambent le canal avec une paresse singulière. Jamais pont ne persuada mieux que rien ne presse, qu’on a bien le temps de traverser l’eau, que toujours on va trop vite. On s’arrête...

Les cygnes glissent lentement et brisent autour d’eux les reflets. Un cygne, cela paraît toujours attendre... on ne sait quoi. Ils cherchent à manger – comme tout le monde – puis ils se promènent, font la culbute, s’agitent « sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies » - comme tout le monde encore. Mais avec cela, ils ont des préoccupations et un air à eux. Un air de guetter des choses insaisissables, d’entendre au loin des bruits que les autres créatures n’entendent pas, d’être en route vers des buts indicibles, et qu’en route ils oublient. Étranges animaux, ils gardent perpétuellement une mine de rois en exil, ne sont chez eux nulle part, et dans les plus vastes espaces donnent l’impression de la captivité. Ces cygnes errant sur l’eau mordorée du canal, au bord de ce lieu où l’on vient achever de vivre, quel symbole opprimant de l’inquiétude qui attend, devant la porte de la paix...

On les quitte enfin pour franchir cette porte.

Le vent remue-t-il parfois ces longs arbres, ces herbes ? Quelqu’un se hâte-t-il jamais en traversant cette place verte ? Rien ne bouge. Le bruit est resté dehors... avec les cygnes.

Les maisonnettes serrées flanc à flanc sont plus stables qu’aucune bâtisse. On a dû les reconstruire bien des fois, toujours à la même place. Et, à les voir incrustées si fortement dans le sol, on ne peut se tenir de croire qu’elles poussent de grandes racines éternelles qui depuis six cents ans les ressuscitent quand on les abat, ainsi que font les vaillantes racines des arbres.

Elles sont toutes petites la plupart, et convenables à des existences qui ne comptent plus sur les ambassades du monde extérieur. Une grande maison, c’est fait pour que beaucoup de gens y viennent apporter l’inévitable trouble. Aussi les grandes maisons peuvent-elles nous paraître abandonnées, tristes, ennuyées, vaincues : paisibles jamais. Les demeures du béguinage sont paisibles, à la manière des mortes pâles qui, étendues sur un lit bien ordonné, n’écoutent plus les sanglots de la douleur, ni les paroles entrecoupées de l’espoir.

Probablement les très vieilles dames, et les moins vieilles, qui habitent là, sont-elles gaies, heureuses même ? Pour qui le traverse, la tête bourdonnante de chers soucis, le cœur lourd de souvenirs, cet endroit dégage une tristesse infinie. Il faut bien offrir un acquiescement à sa leçon banale. Mais quel morose acquiescement. Sans doute, pour échapper aux désastres, aux misères, il suffit de se clore dans l’étroite maison, d’y faire soigneusement le ménage de son égoïsme et, à petit bruit, évitant la passion, le risque, les larges gestes dangereux, d’accomplir chaque jour une tâche mesurée. Sans doute la sagesse n’établit pas ses retraites au centre de la mêlée ?... On connaissait avant de venir là ces truismes rebattus. Là, ils découragent mieux qu’ailleurs. De cet asile ombreux et serein, malgré soi, on regarde les routes où, un dur soleil sur le crâne, on marchait dans la poussière, les pieds blessés. Et, loin que les images de repos partout présentes soulagent, on est plus las. Car il faudra reprendre la chaude route, et – on le sent si fort ! – jusqu’au bout, refuser la paix, puisqu’on la goûte seulement alors que, seul et clos en sa demeure, on accepte de ne plus combattre, de ne plus vouloir, de ne plus exister...

oOo

Une grosse personne vous introduit dans la gentille chapelle blanche. Les regrets et les désirs séculaires qui rendent l’air des cathédrales troublant et si pathétique ne se sont point exhalés ici. C’est un lieu favorable aux médiocres extases. Chaque détail du pieux mobilier insinue que tout est comme il doit être dans un monde parfait. Cette chapelle luit d’optimisme et de propreté. On ne s’y attarde guère. Mais, au moment de sortir, on découvre sur le mur lavé de chaux, un magnifique ornement de stuc fait au temps de Louis XV. Élancé, replié, violent et contenu comme une eau rapide un moment domptée, ce motif d’une grâce ardente, met dans la correcte petite église un accent imprévu. Il est trop vivant, trop libre. On dirait un appel de toutes les joies qui brûlent et passent. À quoi songeait l’artiste lorsqu’il modelait cet ornement ? À rien sans doute. Il n’a pas su quelle ironie il fixait pour des siècles dans la gaieté de cette chapelle, où les béguines vont remercier Dieu, qui leur permet de vieillir sans soucis.

oOo

Après l’église, c’est le musée : ustensiles anciens, portraits, meubles polis, dentelles. Quand on a tout vu, la béguine qui fait les honneurs de ces modestes trésors montre du doigt une vieille, assise devant la fenêtre, et, à mi-voix, sur un ton de confidence fière, dit : « Elle a cent ans ! »

La bonne femme est toute petite, mais non courbée, ni déformée. Nette, astiquée, ajustée, le châle exactement tendu aux épaules, le nœud du bonnet à tuyaux régulièrement fixé sous le menton, ses minces bandeaux si bien collés au front qu’ils semblent peints : elle travaille. Elle a l’air respectable qui vient aux objets très soignés. Devant une table à crémaillère elle fait de la dentelle, une fine valencienne propre à garnir les lingeries. Ses doigts bruns jouent rapides parmi les fuseaux qui s’entrechoquent doucement, sur un rythme toujours le même. Elle déplace une épingle, une autre, les fuseaux continuent de claquer tout bas. Cette musique frêle, cette petite voix de son travail, elle l’écoute depuis quatre-vingts ans et davantage. Son espoir, sa peine, tout ce qu’elle sentit, pensa, eut ce grêle accompagnement, qui ne cesse tant que dure le jour. Et maintenant, que lui raconte-t-il, le petit clic-clac de ses fuseaux ?...

On passe près d’elle, on touche son épaule pour attirer son attention. Elle lève vivement la tête, prend l’argent offert, et sa main gauche continue d’aller, de venir, preste entre les fuseaux. – Peut- être mourrait-elle, si avant la nuit l’obsédante musiquette s’interrompait...

Le retrait de la bouche sans dents agrandit encore son grand nez comique, solidement planté. Ses rides ne sont pas les rides du tourment. Elle sourit, elle a l’air gai, même un peu farceur. Elle sait son âge, et que c’est drôle d’avoir cent ans, et que cela plaît aux visiteurs qu’on ait cent ans. Son allègre visage montre qu’elle apprécie les avantages de sa position. Elle a vu mourir tant d’autres : et la voilà ! Elle vous regarde avec malice. Aurez-vous cent ans, vous qui lui donnez cette monnaie parce qu’elle est si vieille ? Non, probablement ! On dirait que les cliquetants fuseaux raillent et qu’elle aussi se moque. De quoi ? De la vie et de la mort ?... Occupée sans répit, et dans un si proche voisinage du néant, à créer la légère dentelle aux destins frivoles, elle dégage on ne sait quelle impression tragique, cette moqueuse centenaire...

Pour sentir toute la mélancolie de Bruges, ce n’est pas assez du Béguinage. Il faut à la fin du jour prendre un bateau en face des grands murs rougeâtres de l’hôpital Saint-Jean, et se promener autour de la ville par ce chemin d’eau peuplé de sortilèges.

D’abord, c’est, sous les rayons obliques du soleil couchant, une succession de tableaux parfaits dont quelque artiste d’un goût merveilleux semble avoir distribué les éclairages, échantillonné les couleurs. Chaque coup de rame en découvre un autre plus exquis. On goûte jusqu’à l’étourdissement l’illusion de voir la réalité avec les mêmes yeux que les grands peintres, tant chaque aspect, complet en soi, se détache, livre toute sa beauté.

Des pignons aigus à la file prennent la lumière, et sont tout en or sur un ciel pur, lavé, extraordinairement lointain. Une langue de terre s’avance dans l’eau, portant des arbres de grande forêt qui, sous leurs branches mêlées, entrecroisées, retiennent une obscurité verte. Au delà, un trait vif atteint une très vieille façade, l’enduit de jaune et de rouge, en fait un bibelot de pierreries. Des maisons ouvragées, repercées, surgissent en des tournants, pareilles à ces beaux encensoirs gothiques dont l’argent terni a par place des scintillements bleus et roses. Une arche immense avale le bateau, on glisse dans la noirceur, écrasé sous cette épaisse obscurité. Devant soi, la lueur du ciel et les reflets de l’eau font un clair cercle de cristal.

Les jeux du soleil se ralentissent. Il ne touche plus qu’avec mollesse le sommet des anciennes demeures. Tout s’amortit. Des fenêtres flambent d’un dernier éclat, puis s’éteignent. Au vernis d’ambre une couleur indéfinissable, sinistre, succède. Des tourelles, des pignons, passent. Et des façades séculaires, qui peu à peu se refusent, deviennent hostiles. Un froid tombe. Étrange froid, actif comme un être et qui serre le cœur. Maintenant, la lumière a déserté la terre, elle s’accumule dans le ciel et vibre. En bas, les ombres que font les maisons construites par les hommes, deviennent si lourdes... Elles rendent la ville au passé, ces ombres ! Autour de soi on sent d’indistinctes présences. Ces demeures n’ont plus le même visage. Qu’y a-t-il derrière les murs ? Des morts abandonnés dans le noir ? De terribles morts qui vont revivre ? On perd le sentiment de la réalité rassurante ; une inquiétude sans forme avance avec vous sur l’eau lourde. Le canal se rétrécit ; des arbres, des buissons, un taillis serré pressent les berges. Une solitude dangereuse vous étouffe. On est loin de soi-même...

Les cygnes, las d’attendre ce qui jamais ne viendra, remontent sur les rives. De quelle singulière blancheur ils sont dans la vapeur brune du crépuscule ! Le soir gagne, rapide, maléfique ; les murs vous regardent sournoisement. Lorsque tout à l’heure, la nuit se fermera sur ces canaux mystérieux, quels êtres recommenceront après vous la bouleversante promenade ?... On voudrait, que les rames ne fissent pas ce bruit dans l’eau...

J’ai lu quelque part l’aventure d’un homme qui se vante de ne pas croire aux fantômes. Par défi, il vient passer la nuit dans une chambre que tout le monde tient pour hantée, et invite un de ses camarades à faire avec lui l’expérience. Tous deux s’installent dans la pièce. Ils attendent sans parler. Minuit sonne. Le sceptique se tourne vers son compagnon, une plaisanterie aux lèvres. Mais il ne dit pas sa plaisanterie. Il ne dit rien, il reste immobile, saisi jusqu’aux moelles par la grande peur... Son ami change ! Quelque chose a passé sur sa figure, sur toute sa personne. Une effarante, une innommable métamorphose s’opère... Il devient le fantôme !

Je me suis rappelé cette histoire d’un malaise infini en glissant sur les canaux de Bruges à la chute du jour. Et ce me fut un curieux soulagement, un soulagement déraisonnable – peut-être ! – de retrouver en débarquant le doux visage de la ville dont je venais de voir le spectre admirable et si angoissant...

Gand

J’aime par-dessus tout finir les journées de voyage dans les églises. Vers le soir, je suis venue à Saint-Bavon.

La lumière est d’une finesse extrême. L’élancement de la nef donne envie d’espérer. Quelque chose nage dans l’air, qui a le goût de l’éternel. Rien ne repose si bien le cœur qu’un sanctuaire plein de siècles.

D’abord, je rends mes devoirs au polyptyque de Van Eyck. Quelle autre peinture exprime ainsi le calme des âmes comblées par la « douceur étrange de cette après-midi qui n’a jamais de fin » ! Comme ils sont vraiment arrivés où ils tendaient ces martyrs, ces prophètes, ces vierges, ces patriarches arrêtés dans l’herbe drue où la fontaine de vie fait pousser tant de fleurs !

Mais on ne partage pas la sérénité des saints personnages. On est de mauvaise humeur. Aussi bien n’est-ce pas irritant que des morceaux de cet incomparable tableau soient remplacés par des copies, alors que – on le sait du reste – les originaux existent ?

Je rêve au temps où, la concorde régnant sur le monde, les peuples, dévorés par l’envie de plaire à leurs voisins, restitueront les œuvres d’art détachées d’un ensemble par le brigandage ou la sottise. Alors, on verra le Louvre réexpédier à Venise la Chute des Titans ; Tours renvoyer ses Mantegna à Vérone et Berlin, renonçant à garder davantage les panneaux du Van Eyck qu’elle détient actuellement, les rendre à Saint-Bavon, avec mille politesses. Quand viendront-ils, ces temps de joie ? Espérons et prions – sans toutefois nous monter la tête.

En attendant les heures bénies, le musée de Bruxelles pourrait toujours remettre ici l’Adam et l’Ève qui manquent. Il n’y songera pas, n’en doutons nullement.

Le Van Eyck pieusement contemplé, je fais ma visite à des objets que je ne manque jamais de revoir quand mon bonheur me ramène à Gand. Ce sont deux grands beaux candélabres de cuivre. Ils appartinrent à Charles Ier, ce roi auquel, s’il vivait, tous les « amis » protecteurs de la beauté devraient offrir la présidence d’honneur dans leurs sociétés, tant ce fut un parfait amateur d’art.

Donc, ces candélabres délicatement repoussés au marteau eurent la gloire de porter les grandes cires qui éclairaient le roi Charles. Dans la suite, Cromwell – vénéré du peuple anglais pour sa vertu et son inflexibilité – ayant pourvu à ce qu’on décapitât le roi Charles, vendit les flambeaux avec maint autre objet. Dans la suite encore, Cromwell mourut, et le peuple anglais se hâta de mettre sur le trône le roi Charles II qu’il vénérait et chérissait, encore qu’il ne le connût pas, et seulement, sans doute, parce qu’il devinait en lui une totale absence de vertu et d’inflexibilité. L’histoire des nations est, comme celle des individus, un drame fort mêlé de burlesque. Ces candélabres rappellent cela, qu’on oublie volontiers, dans les moments où on éprouve le besoin d’être lyrique. Ils disent encore autre chose : que Cromwell fut un grand homme d’État, un bon patriote, et puis, qu’il était un peu trop sûr d’avoir raison... Quand tête à tête avec soi-même on se persuade d’avoir raison constamment, il arrive que l’œuvre faite ne dure guère, malgré qu’elle soit belle et paraisse forte. Bien placés sur les marches de l’autel, mes candélabres, en racontant leur ironique morceau d’histoire, me semblent témoigner à leur manière contre l’esprit de géométrie, en faveur de l’esprit de souplesse. À cause de cela je les aime.

oOo

Il est tard. Je vais partir, mais un frisson court dans l’air : l’orgue !...

De larges phrases défilent, solennelles. Une colère gigantesque tonne, et s’apaise en pitié... L’église est devenue mieux visible. On dirait que l’orgue l’explique en se répandant.

L’immense voix a des sonorités qui se creusent comme la voûte, d’autres sourdes comme les cryptes où les morts sommeillent. Il en est de pareilles aux frêles colonnettes qui montent, pressées d’atteindre la lumière. En certaines notes, l’or des ostensoirs frémit ; certaines dispersent la fumée des encens. Cet orgue est tour à tour le gémissement de la créature tachée, vaincue, implorante, prostrée à l’ombre du pilier, et la parole divine que l’on entend de plus près au silence des chapelles. Il livre le sens intérieur des gestes rituels et des pompes, suspend les draperies pour les funérailles, mène le peuple en joyeuse procession. Il décrit les masses qui s’écoulent vers le porche, et le cœur en extase...

Quand l’homme a voulu par ses actes et ses paroles prouver qu’il aimait Dieu, il s’est trompé mille fois grossièrement, cruellement. Les deux parfaites expressions d’amour qu’il ait trouvées – mais elles sont parfaites ! – c’est la cathédrale gothique, et l’orgue : sublime commentaire de la cathédrale mystérieuse.

En Hollande

La frontière à peine passée, le paysage change. Qu’il n’y ait pas un peu de Belgique au bord de la Hollande, cela me cause à chaque voyage le même sot étonnement, et la même satisfaction. Ressentir le différent c’est le meilleur de nos plaisirs spirituels. L’impression de grande beauté ne vient que des aspects nettement séparés de tous les autres par un fort caractère individuel. Les rapports qui unissent entre elles toutes les choses doivent être cachés, contraindre l’esprit à un travail de recherche. La ressemblance immédiatement saisissable détruit cette impression de résistance qui nous plait si fort dans les pensées, les œuvres, les lieux de la terre qui ne sont facilement assimilables à aucune autre pensée, à aucune autre œuvre, à nul autre lieu de la terre.

Le paysage de Hollande est lui-même, merveilleusement.

Il pleut, le ciel et les lignes régulières des canaux sont d’un gris délicat, l’herbe est d’un vert éteint. Rien que ces deux couleurs et l’espace. Cette sobriété des tons, ces plaines où rien n’arrête le regard et ne refoule l’esprit sur lui-même, communiquent une certitude de liberté. Le sentiment « d’avoir la place » est si bienfaisant pour nous qui vivons entassés ! J’imagine qu’au temps où il y avait moins de gens réunis en paquets, se mangeant l’air, se disputant la rue – au temps où les rois de France dataient leurs lettres : « de nos déserts de Fontainebleau » – les larges espaces ouverts et vides ne donnaient pas les agréments qu’ils nous donnent. Maintenant c’est assez pour se sentir capable de beaucoup de choses, et mieux conforme à soi-même, de regarder des champs infinis dans lesquels il n’y a personne.

Rien ne varie le spectacle, sinon parfois un peu plus d’eau, quelques vaches, un héron qui s’envole et aussitôt se repose, content de soi. Pourtant, les heures courent plus vite que sur les routes « pittoresques ». Les sapins mélodramatiques, les torrents, les arêtes aiguës, les gorges donnent aussi le sentiment de la monotonie. Mais non cette monotonie douce qui rend l’esprit agile. Une monotonie agressive et pleine de déceptions. C’est si ennuyeux de voir l’extraordinaire devenir ordinaire à force de fastidieuses répétitions !

Ici, le calme des lignes laisse à l’esprit une tranquillité qui lui permet de saisir les plus subtiles variantes, de constater les moindres nuances, et l’on jouit de créer pour ainsi dire le paysage par son amoureuse attention.

Delft

Dans la petite maison où fut tué Guillaume le Taciturne, je pense à l’Escurial de Philippe II. C’est émouvant de rapprocher le monastère couleur d’or, enveloppé par son royal paysage, défendu par la plus altière solitude, et cette demeure modeste et grave, posée au bord du canal, accessible à chacun.

Qu’ils se sont bien haïs, ces deux hommes ! Le catholique acharné, le protestant dont l’âme close fut si forte. Et qu’ils sont représentatifs des idées pour lesquelles farouchement ils ont lutté ! Le Taciturne voulait chasser l’Espagnol. Sans doute. Mais bien plus encore, il voulait chasser la religion de l’Espagnol. Une religion, ce n’est pas seulement une certaine manière d’adorer Dieu, c’est une certaine manière de concevoir l’idée de puissance. L’instinct de domination et l’instinct de liberté, qui portèrent un moment les noms de Philippe II, roi d’Espagne, et de Guillaume, prince d’Orange, n’ont pas fini leurs contestations. Ils ont pris d’autres manières, ne s’appellent plus du nom d’un homme : ils durent. Et c’est pourquoi la chétive figure du protestant héroïque hante le grand Escurial couleur d’or ; pourquoi dans cette petite maison brune il faut penser au malade terrible et terrifié, qui du fond d’une cellule ordonnait au meurtre de proclamer la gloire de son Dieu.

Dans le musée où l’on a réuni les souvenirs du Taciturne et de son époque, un gardien surveille les visiteurs. C’est un agréable petit vieux qui a les bonnes façons d’un majordome. Je lui pose quelques questions, je choisis nombre de photographies. Nous sommes un moment seuls dans la grande pièce où Guillaume d’Orange dînait, lorsqu’on vint l’avertir qu’un homme demandait à l’entretenir. – Balthasard Gérard1 : l’assassin ! – Le respectable vieux gardien s’approche, me regarde avec une curieuse attention, puis : « Vous aimez le prince Guillaume ? » demande-t-il. Je l’en assure. Il hésite : « Cependant, vous êtes Française ? » Je conviens aussi de cela. Et ma surprise est grande de voir à quel point la figure de ce gardien peut exprimer un sentiment tout autre que la bienveillance. « Expliquez-moi, dit-il d’un ton rude, pourquoi tous les Français qui viennent ici pouffent de rire, oui, ils pouffent ! quand je leur montre la marche de l’escalier où le prince est tombé, mortellement atteint par l’envoyé de ce gredin de Farnèse ? » Comment dire quelle sombre mine de colère et de peine le vieil homme a prise en prononçant cette phrase ? Je sens qu’il faut excuser de quelque façon mes compatriotes, et je fais remarquer d’abord, que chaque peuple a ses imbéciles, et puis, que tous les Français qui voyagent en Hollande ne sont pas profondément accointés avec l’histoire du Taciturne ; nombre d’entre eux rient sans doute de choses étrangères au terrible drame. Du reste, lui, le gardien est-il sûr de les avoir vus rire, tous ? Tous ! C’est bien invraisemblable ! Il secoue la tête et insiste : « Tous, sans exception ! » Il songe une minute et entre ses dents ajoute : « Je sais bien pourquoi ils rient : ce sont des catholiques !... Allez ! ils sont trop contents qu’on l’ait tué ! » Puis il s’anime et se met à dire les plus graves horreurs de Farnèse, d’Albe, de Philippe II. De Philippe II surtout ; à un moment il l’appelle « crétin » avec une expression d’indicible haine.

Mais je n’ai aucune envie de trouver ridicule ce vieil homme. Je l’écoute. Il semble connaître familièrement l’histoire anecdotique de ce temps, où, certes, son esprit habite plusieurs heures chaque jour. Ces Espagnols qu’il exècre si chaudement, on dirait qu’il les a coudoyés par les rues ; on dirait qu’il a servi son cher prince. Ceux qui ont relevé Guillaume alors que, mourant, il jetait son cri sublime : « Pauvre peuple ! » n’en parlaient sûrement pas avec une émotion plus fraîche, plus vivante que ce gardien de musée. Pour lui, le sang n’est pas sec sur les marches. Il se souvient des paroles inquiètes avec lesquelles la princesse d’Orange, avertie par la figure du meurtrier qu’elle avait aperçu, tenta d’empêcher que le prince l’allât joindre, il sait, il a vu : il continue de voir ! Le jour de 1584, jour affreux entre les jours, où une balle, en crevant le cœur de Guillaume d’Orange, blessa la religion du vieux gardien, n’est pas fini. Et sans cesse sa haine le tire vers le même point : Philippe II ! Près de la porte, en guise d’adieu il dit, et soudain sa figure s’éclaire : « Vous savez qu’il a été mangé vivant par les vers... c’est bien fait ! »

L’étrange gardien du musée s’adapte à mes rêvasseries et les prolonge. Peut-être Philippe II et Guillaume le Taciturne ne sont-ils nullement morts ? Peut-être resteront-ils en présence longtemps après qu’il n’y aura plus ni catholiques ni protestants, mais vifs, armés, éternels : l’instinct de domination et l’instinct de liberté.

oOo

Errer dans Delft, au hasard, sans recherche, c’est un délice. La sensibilité s’anime, à mesure que l’on va par les rues glauques dont la lumière fait penser aux lueurs équivoques, pleines de choses invisibles, et qui dorment dans l’eau lourde des aquariums.

On voit le canal noir ; un mur granulé où des feuilles jettent leur ombre parmi de petites taches rondes de soleil ; entre deux toits bruns, un morceau de ciel frais et luisant comme un tableau récemment verni. On voit des objets vulgaires, et l’on éprouve des sensations opulentes. À Delft, on découvre sur toutes choses ce brillant, cette intensité dont certains poisons exaltants parent le monde visible.

Lasse de marcher, ivre d’avoir tant regardé, voulant regarder encore, toujours ! je vais au bout de la ville, au Zuidwal. Les maisons s’écartent, laissant un espace libre, couleur de perle. Le lointain est bouché par des arbres. Ce coin ne prend pas l’aspect de port que l’élargissement d’un canal suffit parfois à créer. Il n’y a rien de merveilleux dans ce que j’examine, assise devant un petit café banal. Cependant, la somptueuse émotion qui ne m’a pas quittée depuis le matin, s’accroît. Des images affluent – ces images construites avec ce qui est loin, ce qu’on ne connaît pas, ce dont toujours, on a rêvé : les trésors scintillants, les paysages brûlés par un autre soleil...

Des barques avancent lourdement, que poussent à la perche des hommes dont les yeux dorment. Souvent elles encombrent le canal, on ne voit plus l’eau, mais seulement leurs gros corps de bêtes acéphales. Quel plaisir de regarder ces barques, comme elles excitent et multiplient les luxueuses images ! Elles sont peintes par place de tons vifs. Et soudain, je comprends que l’ivresse où Delft m’a jetée vient de la joie suraiguë de constater les couleurs comme nulle part hors de cette ville on ne peut faire.

Les couleurs ont partout en Hollande une extraordinaire puissance. Mais c’est ici qu’il faut apprendre à les voir. Leur action est si vive qu’il est impossible de ne pas grouper autour d’elles les plus fortes sensations qu’on ait reçues de toutes les couleurs regardées, et à leur suite la masse des rêveries qu’elles suggéraient. L’énergie de l’impression réveille les cellules, attaque la mémoire, ébranle l’imagination, qui va en hâte à la recherche des analogies et, pour justifier et accroître sa griserie, fait appel à tous les sens. On croit goûter les tons comme un fruit juteux, les respirer comme un arôme, les manier comme une étoffe épaisse ou glissante. Ils deviennent une fanfare dans le matin, le cri d’un oiseau. Et très vite, ce bonheur d’éprouver si fortement les grisantes colorations rejoint le souvenir de toutes les joies fournies par les matières précieuses qui ont créé en nous la représentation des terres de lumière.

Dans cet étroit paysage septentrional, frais et moite, à mesure que défilent les barques, des visions passent qui viennent des bouts du monde... Ces goudrons épais sur les coques ont une beauté analogue à celle des laques noirs de la Chine, raffinés et secrets : la Chine cérémonieuse où l’on fume l’opium des rêveries sans paroles ! Et ce vert âpre et poli, c’est l’émail des vases persans qu’il apporte à la pensée, avec mainte élégante silhouette de prince à cheveux d’encre, caracolant sur un cheval aux pieds ronds. Ce rouge, qui donne soif, et qu’on voudrait toucher, est si pareil au couvercle impondérable d’une boîte japonaise, qu’il vous emmène vers le papillon de thé, où, à la pointe du pinceau, un poète vêtu de soie écrit des vers concentrés sur le passage des oiseaux d’automne. Et ce violet, au tablier de la femme qui charge ses paniers de légumes sur le bateau prêt à partir, n’est pas moins émouvant que le violet funèbre et délicat des crêpes, où se convulsent les dragons d’or. Ce jaune, c’est l’Inde éblouie de soleil ; ces blancs ont le mystère des jades somnolents...

D’où vient aux couleurs de Hollande cette éloquence ? De la brume, de l’eau, des formes habituelles aux nuages ? Qu’importe ! Elles sont maîtresses de nos joies, les commandent, et mettent en nous l’âme des anciens aventuriers, qui partaient à la conquête des gemmes, des étoffes, des parfums, des graines et des feuilles où dort l’esprit de vie. Laissant immobile et paresseux le corps qu’elle oublie, portée par les couleurs magiciennes, elle s’en va, l’âme aventureuse, autour du monde.

Il est une de ces couleurs pourtant qui, au lieu d’entraîner vers les climats ardents, vous ramène et vous fixe despotiquement au pays des brumes soyeuses et des rayons ambrés : c’est le bleu.

Chaque fois, en Hollande, que le regard rencontre du bleu, on éprouve un plaisir substantiel, et analogue à celui d’arriver où on allait, de trouver ce qu’on cherchait, de réussir, de comprendre. Peu à peu on se rappelle que, dans les occasions où l’on a cru mieux sentir l’intimité du pays, saisir les motifs de bonheur qu’ont ses habitants, il y avait là du bleu sur quelque objet. Ailleurs, c’est un ton froid, hostile, perfide, qui excelle à désorganiser les tons voisins. Pas en Hollande ! Lorsqu’on a reconnu enfin sa puissance, au souvenir des maisons bleues, des arbres peints en bleu et des faïences si démonstratives, le souvenir des tableaux s’ajoute. Et l’on aperçoit quel rôle joue dans l’œuvre de tant de peintres admirables, ce bleu qu’ils ont si singulièrement aimé.

Ce sont les bleus de Frans Hals, décomposés par la lumière, brisés de reflets – pareils à ces places émues de la nacre, où le bleu jette un éclair vif puis aussitôt devient vert. C’est elle l’impérieuse couleur qui communique une telle fierté à certaines peintures de l’immense artiste. Voyez l’homme jaune cambré, railleur, au musée de Haarlem : si l’on cache un moment le bleu provocant de son écharpe, tout l’orgueil du tableau s’évapore. Les toiles où Hals a mis ses rouges les plus énergiques n’ont pas ce caractère dominateur, ni cet accent de joie – la joie qui donne envie de se battre. Et quand il oppose à la couleur miraculeuse l’orange même, si expansif, c’est elle encore qui régit tout. Elle commande l’harmonie générale jusque sur cette plume de chapeau, à demi trempée d’ombre, et dont les brins prennent un peu de lumière à leur extrémité, et apportent aux nerfs le même frémissement qu’un trait de violon montant vertigineux.

Ailleurs, chez de bien moindres artistes, le bleu garde, à travers toutes les différences d’exécution et de vision, le même caractère significatif, particulier, reconnaissable. Derrière le cygne d’Asselyn, si beau de colère héroïque et qui symbolise Jean de Witt défendant la Hollande, il apparaît dans un ciel couleur de glacier. Et tout le courage qu’exprime le tableau est dans ce coin de ciel froid. C’est le bleu encore qui se charge d’animer la Femme au négrillon de Netcher : la ceinture de la dame, la veste du petit bonhomme noir, une fleur ; c’est le bleu perçant de l’allumette qui bouillonne au moment de flamber. Et grâce à lui nous sentons l’opulence de la Hollande où les vaisseaux apportent l’or et les épices.

Dans les portraits de Maës, comme il est évident, dur. Il refuse l’influence des tons environnants, il résiste. Il agace l’œil, on ne peut s’en détacher. Comment sont les visages des femmes que peignait Maës ? On ne s’en soucie guère ; lui non plus, peut-être, ne s’en souciait pas. Son affaire, et la nôtre, ce sont ces écharpes tourmentées de plis, si amusantes à peindre avec soin, si terriblement bleues. Elles racontent le goût vif du peintre – chose plus importante, bien plus ! que la figure du modèle.

Et puis aussi, le beau monsieur à cheval de Thomas de Keyser. Vous ne songiez pas, en regardant sa figure, qu’il fût un si important personnage ; mais votre attention est saisie par les nœuds de ses manches, le velours de la selle. Le bleu triomphant agit, ces trois petites touches ont déterminé la noblesse et l’élégance. S’il est somptueux, ce cavalier, c’est à cause de ces taches de couleur qui tiennent si peu de place dans la toile immense.

Et ce tableautin de Gérard Dou : le jeune homme à sa fenêtre, léché, ciré, comme il serait indifférent ! Mais voici, pendant hors de cette fenêtre, un grand rideau bleu. Le bonheur de peindre est si visible sur ce rideau ! Quel agrément de donner à la chère couleur toute son importance, de proclamer qu’on la préfère à toutes les autres, et qu’elle peut tout ! En effet, elle a pu rendre la figure trop bien lissée du jeune homme, délicate comme un bijou, et précieux le fade mur gris. Elle a donné un mystère amoureux au banal tableautin.

Et voici Van der Helst, avec son bleu de porcelaine, froid, luisant, mince, craquant, antipathique, mais irrésistible. On le subit, il s’impose, avec la force des choses chèrement aimées. Qu’on essaye de regarder l’un après l’autre ces membres de la compagnie que commande le capitaine Raephorst, à chaque minute les yeux sont ramenés au centre du tableau, où se tient l’excellent capitaine avec sa grande bannière bleue. On est contraint de mêler ce bleu à tous les autres tons, d’y revenir, de le consulter, de l’entendre, de lui céder. Il dispose de vous.

Dans la Jeune malade, l’œuvre la plus délicate de Steen, ce subtil peintre de scènes grossières, le bleu intervient encore pour accentuer le charme de la jolie dame. Il est posé discrètement sur la pantoufle qui s’avance avec mollesse, et communique une élégance adorable à toute la languide personne. Du bleu encore à l’étroit ruban qui attache la manche sur le bras frais et nu. Puis une touche sur le peloton glissé à terre et dont le fil, en se déroulant, est tombé dans les braises du chauffe-pieds. On voit à peine d’abord le mince fil de soie ; pourtant, il achève la grâce du tableau. Ces légères notes de bleu ont l’émouvante force d’une tendresse secrète.

Enfin, il y a le bleu des prestiges suprêmes : le bleu de Vermeer ! Le bleu acide, dur, fin et fébrile dont il ne peut se passer, et qui fait palpiter les blancs et tire du jaune un éclat si troublant. Ce bleu qu’il a vu et que nul ne devait plus voir après lui. Cette couleur qui mieux que toutes les autres contient et exprime l’âme du pays où les couleurs sont fées : le bleu de Vermeer, le bleu de Hollande !...

La Haye

On se rappelle cette héroïne des Goncourt, Renée Mauperin, qui, cherchant à définir ses rêveries sur Venise, disait : « Venise, il me semble que c’est la ville où tous les musiciens sont enterrés. » L’idée est baroque, mais jolie, et surtout elle est bien une idée de femme : inexacte, pleine de vagues possibilités, de rapprochements arbitraires, et d’analogies insaisissables pour les gens sérieux.

Elle me revient, cette absurde idée, tandis que dans les allées du bois, sur les bords du Vyver, où les reflets gardent la même immobilité que les façades, partout, je m’abandonne à une impression toute aussi absurde et qui me charme.

La Haye n’a point de faste. Ses monuments sont médiocres, nulle part on ne lui trouve un aspect de grandeur. Malgré cela, elle me paraît, plus que toute autre ville, faite pour les rois. Des rois tels que les enfants se les figuraient lorsque j’étais enfant, et comme les petits d’aujourd’hui savent bien qu’ils ne sont pas ! Des rois qu’on ne voit jamais, et qui, vêtus avec une bizarrerie magnifique, ne font rien qu’écouter des musiques douces, dans des chambres ouvertes sur un jardin où l’eau ruisselle avec un bruit frais et monotone, où l’été ne finit pas. La Haye, c’est une ville destinée au repos des rois... Je serais fort empêchée s’il fallait m’expliquer là-dessus. Ainsi l’aurait été Renée Mauperin, de dire pourquoi Venise demeurait en sa pensée le cimetière des musiciens. Ce sont là folies de femmes.

L’image résiste même à la visite du palais royal l’un des plus affreux qui soient. – Ah ! les terribles cadeaux ! Les malachites russes, les mosaïques italiennes, et nos Sèvres, hélas ! Pourtant, ce palais morose ne détruit pas ma vision d’une charmante reine oisive et pensive jouant avec des colliers sans prix au bord de la fenêtre ouverte sur le jardin odorant. D’ailleurs, si je ne puis guère la loger là, il est d’autres lieux. Et, par exemple, la « maison du bois » rêveuse entre ses fleurs, ses vieux arbres, et habitée par un silence où l’on croit percevoir des rythmes secrets.

Dans cette demeure pleine de laques, de porcelaines, de dorures riches et discrètes, de peintures et d’objets singuliers venus de l’Est, on rencontre des bandes de Cooks auxquelles un guide explique sommairement tout ce qu’elles ont besoin de savoir sur cette intéressante personne, Amélie de Solms,2 qui commença de parer la maison délicieuse. Les Cooks regardent sans comprendre, sortent avec un grand bruit de semelles. Aussitôt l’artificieux silence se rétablit et l’image de souverains qui se reposent de la molle fatigue de pouvoir tout, revient et vous enchante.

Elle me suit dans le parc où des canaux rectilignes obscurcis par les grands arbres se rencontrent noblement. Le soir est tout déchiré de lames d’or. Les promeneurs sont rares. En voici deux pourtant – des Français. Le monsieur a l’air actif, agité même ; ses jambes entortillées de bandes, ses lourdes chaussures indiquent qu’il s’est organisé pour les ascensions. Il lit son Baedeker, puis regarde au loin, préoccupé. Il cherche une montagne à gravir peut-être. La dame avance d’une allure lasse. Elle a trop marché, j’imagine, et prend cette mine pincée que l’on voit vers la fin du jour aux voyageuses que leurs bottines serrent. Elle jette un regard malveillant sur le canal tout couvert d’admirables lentilles dont le vert vif enrichit les ombres transparentes, toutes percées de rayons rouges. Et je l’entends dire avec un mépris sans limites : « Elle est joliment dégoûtante, leur eau ! »

Cette dame lasse ne trouve pas, je le crains, que La Haye soit un lieu où le temps, les hommes, et je ne sais quelle force indiscernable, ont donné à toutes choses un calme si harmonieux, tant de luxe secret, qu’on l’imagine faite seulement pour le loisir des rois...

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Dans la douce ville on ne se sent jamais isolé. L’habitant communique avec vous. L’intérieur et la rue fraternisent. Presque à chaque fenêtre des natures mortes sont arrangées. C’est une masse de potiches, de statuettes, de bouquets. Les statuettes tournées vers l’extérieur, les bouquets placés en avant de sorte que c’est vous, l’inconnu, qui en jouissez, non les gens de la maison. Potiches et statuettes sont fort laides le plus souvent, mais non les fleurs, et l’intention a une grâce qui touche. Puis, par les fenêtres des rez-de-chaussée, on aperçoit le fond des appartements, on assiste à des repas, à des causeries, à des sommeils béats en de larges fauteuils. Ou bien on croise le regard des personnes qui, assises au bord de ces confiantes fenêtres, passent chaque jour plusieurs heures à surveiller les allants et venants. « Comme vous avez l’air confortable et sans souci ! » disent vos yeux à la vieille dame si bien installée. « Et vous, comme vous avez un drôle de chapeau et un sac ridicule ! D’où pouvez-vous bien venir ? » ripostent deux yeux amusés. On continue sa route, spéculant sur les habitudes, les joies, les peines de la silencieuse interlocutrice, qui, peut-être, pense à vous. Voici d’autres dames encore – il y en a une par fenêtre, je crois. Et toutes celles qu’on ne voit pas et dont le regard vous scrute, tandis que votre image traverse le miroir vissé au mur ! Après une lente et longue promenade on rentre l’esprit plein de suppositions gaies ou mélancoliques, et de petits brins de sympathie, comme après une journée de visites nombreuses, où des inconnus ont fait devant vous allusion à leur santé, à leurs affaires, et parfois, laissé voit une souffrance.

Je garde l’illusion d’un commencement d’intimité avec une charmante jeune femme. Elle habite au second étage, pourtant. J’ai passé bien des fois et à des heures différentes devant sa maison, toujours je l’ai trouvée à la fenêtre. Elle possède un chien de berger et un mari. Le chien est toujours là, le mari souvent. Tous trois regardent avec une curiosité sans cesse rafraîchie les incidents de la place. Le chien, visiblement, juge que tout pourrait aller mieux. Les pattes sur l’appui de la fenêtre, il critique ses congénères avec sévérité, en aperçoit un auquel il dirait volontiers son fait, d’autres qu’il croit reconnaître. Il est plein de cordialité d’intérêt, d’ironies. Et la jeune femme aussi. Elle s’amuse tant que, parfois, elle empoigne le chien et l’embrasse. D’autre fois, c’est le monsieur qu’elle embrasse. Combien ces trois personnages ont l’air heureux de s’aimer et de voir passer les gens ! Ils ne sauront jamais avec quelle tendre sympathie quelqu’un parmi ces passants a souhaité qu’ils restassent longtemps, longtemps, à cette fenêtre de bonheur...

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Ayant vu, maintes fois, les matins parer les rues d’une lumière soyeuse et, les soirs, mourir le soleil ; et les tableaux non pareils et les fleurs miraculeuses ; ayant accueilli en moi toutes les pénétrantes grâces de la ville, je vais, avant de partir, visiter la vieille prison qui achève si bien la ligne des longues façades à pignons, et ferme joliment le décor du Vyver. La prison sous la voûte de laquelle dix fois par jour on passe distraitement... L’horrible prison !

Dans les salles de torture, le gardien met quelque emphase à expliquer le mobilier et ses usages. Il nous fait savoir de quelle sorte on rompait bras et jambes, avant de finir le condamné d’un coup sur le cœur. Et aussi comment s’administrait la « goutte d’eau » qui, en trois jours rendait fou et tuait. Il signale avec drôlerie que le cachot, destiné à la mort par la faim, était placé de manière que l’odeur des cuisines y arrivât directement. Puis : « Voici le chevalet sur lequel fut torturé Corneille de Witt », dit l’homme, qui porte au cou un beau ruban orange.

C’est cela que je suis venue chercher dans la prison, le souvenir de cette tragédie : la mort des frères de Witt.

On sait que, le stathouder Guillaume II d’Orange ayant menacé les libertés de Hollande, le stathoudérat fut, après sa mort, supprimé, et Jean de Witt nommé Grand Pensionnaire. Il avait une belle âme pure, sérieuse et très ferme ce Jean, il aimait son pays avec passion, et non moins le gouvernement qu’il avait contribué à établir, et l’œuvre qu’ensuite il avait faite. C’était son droit, car pendant vingt années qu’il dirigea les affaires, la Hollande, tirée de maint péril, fut riche, glorieuse et fière.

Mais Guillaume II laissait un fils, cet être fragile et prodigieusement énergique, ce malade infatigable d’une volonté si dure, qui fut Guillaume III, stathouder de Hollande et roi d’Angleterre. Jean de Witt surveilla de près l’éducation de cet enfant, auquel on refusait son héritage d’autorité. Et sans doute crut-il être très bon, quand il essayait de fermer devant lui les routes de l’orgueil. Il le dirigea de manière à ce qu’il eût – s’il se pouvait ! – l’âme d’un bourgeois respectueux de la République hollandaise. Et le redoutable petit garçon subit tutelle, avis, leçons avec déférence, car dans ses veines coulait le sang du Taciturne, et il avait le don de se taire, d’attendre et de ne céder jamais.

Jean de Witt fut bon politique, grand patriote et mauvais psychologue. Il ne comprit pas qu’il ne faut vouloir courber que les menues branchettes, d’elles-mêmes pliantes, et que les fortes branches échappent, se détendent et vous frappent cruellement au visage.

Croyant de toute son énergie, de toute sa sincérité, que le gouvernement dont il était l’âme pouvait seul maintenir la nation glorieuse et, dans le péril, la sauver, le Grand Pensionnaire mit un soin constant à préparer des obstacles pour l’ambition de son élève. Aveuglé, il n’aperçut pas que celui qu’il voulait dompter était, par excellence, l’indomptable. Et Guillaume haït comme il faisait toutes choses cet homme qui prétendait entraver son destin.

Au moment où Louis XIV envahit la Hollande, le prince d’Orange avait vingt ans. Les longues souffrances d’orgueil, et le silence, avaient déjà forgé ce vouloir qu’on lui vit. Il se dressa, parla enfin, pour réclamer ses droits héréditaires, et devant lui, comme toujours, il trouva Jean de Witt irréductible, prêt, pour sauver son œuvre, à combattre jusqu’à la mort, s’il le fallait. – Et ce fut jusqu’à la mort.

Quand on lit cette émouvante histoire, il semble que, s’échappant hors de lui, la haine si longtemps contenue de Guillaume se soit alors répandue sur tout le pays avec une rapidité inouïe, comme fait la mer, les digues rompues. En un instant, le respect, l’amour, la reconnaissance, les magnifiques services, le travail des jours et des nuits, l’immense effort, tout fut oublié. Le peuple entier, fou de tendresse pour ce jeune homme – dont il ne pouvait deviner le génie, dont il ne savait rien, sinon qu’il était le fils de l’homme qui avait tenté de le mettre en servage – le peuple entier exécra Jean de Witt, comme l’exécrait Guillaume d’Orange.

Des accusations jaillirent de toutes les bouches, de tous les cœurs. Il avait préparé les défaites ; il voulait vendre la Hollande à Louis XIV. On l’attaqua dans ses mœurs, on l’obligea de prouver qu’il n’était pas un voleur ! Cet homme si fier, si sûr, et jusqu’au bout, d’avoir bien fait toujours, fut contraint à se défendre, à se démettre de sa charge ; il rentra dans l’obscurité traînant après soi et sur soi d’infâmes insultes. Enfin un bas misérable, ancien repris de justice, accusa son frère Corneille d’avoir voulu faire assassiner le prince d’Orange. Et Corneille de Witt fut jeté dans cette prison, mis à la torture sur ces planches sinistres...

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Malgré la sagesse, la calme et haute raison, l’habileté dont il témoigna tant de fois, la longue figure de Jean de Witt, son grand nez, la rêverie très particulière du regard, conservés par ses nombreux portraits, donnent l’impression d’un être chimérique. Et ne fut-il pas chimérique, en effet ? Il croyait qu’avec la puissance des paroles on arrête les hommes travaillés par le goût des conquêtes ; que les paroles peuvent, de l’ennemi du jour, faire l’ami du lendemain ; qu’elles sont fortes, au point de rendre loyal celui auquel on montre qu’on a foi en lui. Il croyait qu’en causant à distance avec les souverains on change leurs esprits d’abord, et puis qu’on gagne du temps, et que gagner du temps c’est le grand moyen de se défendre, car c’est laisser aux forces secrètes qui tendent à l’harmonie le moyen de déplacer les questions, de modifier l’orientation des intérêts. Il croyait qu’en discutant on empêche les invasions. N’est-ce pas une curieuse ironie du sort qui a marqué pour lieu de réunion à la Conférence de la Paix, cette ville où Jean de Witt mourut pour avoir trop espéré de la puissance des paroles...

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La visite de la prison continue. « C’est la chambre qu’habitait Corneille de Witt pendant son procès », dit le gardien. Quelques meubles très simples, quelques livres, le lit où, disloqué par la torture, le pauvre homme entendit la sentence qui le bannissait du pays pour lequel il s’était si bien battu.

Les tourments n’avaient pu lui faire avouer le crime qu’il n’avait pas commis : nulle preuve que les déclarations d’un bandit ; cependant les juges, certains de son innocence, n’osèrent l’acquitter. Le peuple courait les rues en demandant sa mort, et c’étaient, ces juges, de merveilleux lâches.

Quand il sut son destin, Corneille se mit d’abord en une grande colère. Inflexible, négligent du péril actuel, il ne songeait qu’à en appeler de l’outrageante sentence, et ordonna qu’on fît venir son frère. La maison était proche – on la voit de cette fenêtre grillée...

Jean de Witt arriva aussitôt. Les voici tous les deux prisonniers de la foule qui s’amasse et vocifère autour de la geôle. Ils causent. Jean persuade Corneille de ne pas poursuivre la lutte, de partir. Partir ! Comme si l’on pouvait partir ! Jean essaye de s’échapper pour chercher du secours, faire débloquer la prison. Il revient. On ne sort plus, des hommes sont montés sur les toits afin de surveiller mieux toutes les issues. Les frères s’entretiennent avec calme, chacun voulant persuader l’autre que ce cauchemar va finir, qu’on va les délivrer. Corneille a lu la veille dans le petit volume d’Horace, qui est là sur une planchette. Il cite quelques vers. Puis Jean ouvre une Bible et lit à haute voix. Ils attendent. Des soldats sont venus. Ils ne peuvent disperser l’immense foule enragée, mais ils protègent la porte. Tant qu’ils seront là avec Tilly, leur énergique officier, nul n’entrera. Les heures passent. Jean demande à dîner. Le geôlier les sert, tremblant d’une sorte de peur mystique. Ce n’est pas de leur danger qu’il a peur, c’est de leur courage. Un ordre vient aux soldats de se retirer. Tilly résiste. Il sait que, lui parti, les deux malheureux sont perdus. Les magistrats répètent leur ordre. Les soldats s’éloignent. C’est la fin. La porte extérieure est enfoncée, les pas lourds se précipitent dans la chambre. À coup de crosse on fait lever de son lit Corneille. Jean est frappé à la nuque par une pique. Pâle, saignant, il se découvre : « Tuez-moi », dit-il, si terriblement calme que les brutes hésitent. Une voix crie : « Non ! à l’échafaud ! – Oui, oui, l’échafaud ! », répondent toutes les voix. Poussés hors de la chambre, trébuchants, frappés, insultés, les deux hommes en arrivant à l’escalier plein d’ombres opaques se serrent la main, et ensemble : « Adieu, frère ! ». Puis ils s’enfoncent dans le trou noir, portés plutôt qu’ils ne marchent.

Ils sont dehors ; la foule a un immense remous. Au sortir des ténèbres, ils la reçoivent sur eux comme une vague formidable, hurlante, miroitante d’atroces regards. « L’échafaud ! L’échafaud ! », disent encore ceux qui les mènent et que la majesté de leur courage a peut-être touchés, et qui peut-être voudraient les sauver de ces mains effroyables. Il est trop tard : la vague de nouveau se dresse, se recourbe, les engloutit. Jean ne voit plus Corneille, qui déjà est à terre, haché ; on danse sur son cadavre. Jean a roulé son manteau autour de sa tête nue, pendant quelques secondes il avance, se défend. On tire un pistolet à bout portant. Il tombe. Il n’est pas mort. Il lève ses mains jointes et ses yeux vers le ciel. Des rires, des injures éclatent. Un coup de crosse lui fracasse le crâne. Alors on fait cercle, on décharge vingt mousquets sur ce corps tressautant. Puis une salve en signe de réjouissance. Ces gens sont gais, pleins du sentiment de victoire et d’infâme fraternité qui suit les crimes accomplis en commun. On dépouille les cadavres. Un valet de poste court sur la place avec le manteau poissé de sang qu’il a volé, disant à tous : « Voilà la guenille du traître, du grand Jean ! » Et puis on charcute ignoblement les corps chauds. L’un emporte un morceau de chair pour le manger ; l’autre déchiquette les mains. Tous veulent leur lambeau. Le soir, un homme acheta pour deux sous et un pot de bière les doigts du Grand Pensionnaire de Hollande. On emporte enfin les frères et on les pend la tête en bas sur l’échafaud, tout proche, et qu’on voyait de la maison de Jean, la maison où étaient les siens...

La foule demeure. Enrouée, les mains rouges, elle ne peut se détacher du spectacle grisant. Un pasteur orangiste s’approche. Il vient voir l’ouvrage fait. « Sont-ils bien pendus, monsieur le pasteur ? » ; demande une voix gouailleuse. Et comme Jean, plus grand que son frère, touchait l’échafaud de la tête : « Pendez celui-là un échelon plus haut ! » répond l’homme de Dieu...

Le prince d’Orange avait quitté la ville de bon matin, sous prétexte d’inspecter les troupes. Sa présence eût sauvé les de Witt. Il n’était pas là.

Guillaume III est un beau type d’énergie morale ; constamment il faut qu’on l’admire, mais ces deux morts le tachent irréparablement. Car ce n’est pas l’abjecte populace qui tua les frères, c’est la haine de Guillaume qui, ensuite, devait être tant haï par le peuple qu’il servait si bien.

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La visite de la prison s’achève. « Nous sommes dans l’infirmerie, annonce le gardien. Corneille de Witt, très malade au début de son procès, y a passé quelques jours. Sur cette poutre, le dessin creusé au couteau, c’est lui qui l’a fait. Cela représente la maison de son frère, où, l’été, toute la famille se réunissait à la campagne. »

Et plus que le chevalet de torture, plus que la chambre des lentes agonies, plus que ce mur au bord du Vyver où tout le sang de ces braves cœurs a coulé, plus que la place de l’échafaud où se balançaient leurs cadavres outragés, plus que tout cela, est poignant ce dessin soigneux qui raconte les regrets, les tendresses, et la mémoire des bonheurs perdus.

Leyde

Les jours de soleil, Leyde a en maint endroit les colorations rissolées et savoureuses d’une croûte de pâté. C’est un lieu charmant qui, même à cette époque de vacances, garde un peu l’animation spéciale aux villes universitaires. Tous les étudiants ne sont pas partis. On en aperçoit dans les rues, dans les cafés, à la fenêtre de leurs clubs. La vieille ville s’adapte à ces jeunes êtres, et leur contact la rajeunit plaisamment.

Dès l’arrivée, on se promet de revenir à Leyde ; au départ on est sûr d’y revenir – si Dieu veut !

Les architectures sont d’une grâce intime. Le célèbre hôtel de ville, si bien équilibré, de proportions si justes, élégant, discret, affable, c’est une très belle maison où l’on voudrait installer sa vie. En le parcourant, on oublie de songer à ce qui fut pour choisir les places favorables aux longues lectures ininterrompues, les places propres à la causerie, les places où l’on jouirait de la solitude. On poursuit cette rêverie si loin, qu’elle prend figure de réalité. On sort de là un peu triste, comme d’une demeure un moment possédée, où l’on laisserait des souvenirs.

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Le musée municipal est plein de choses qui amusent l’esprit : meubles, tapisseries, objets de ménage. Des chambres sont reconstituées avec leur mobilier complet : la table où mangeait la famille nombreuse, exercée au respect ; le berceau auprès duquel on chantait à voix basse ; les cuivres polis et, au fond de la cheminée, peint sur une plaque de faïence, un gros chat qui se chauffe. Là aussi, on voudrait rester.