Une adolescence perdue dans la nuit des camps - Henri Kichka - E-Book

Une adolescence perdue dans la nuit des camps E-Book

Henri Kichka

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Beschreibung

« Le 10 Mai 1940 toute mon existence a basculé. 1150 jours en enfer dans onze camps de la mort, ainsi que la disparition tragique de tous les miens m’ont marqué à jamais. Soixante ans plus tard, sur les conseils de ma fille cadette Irène, je me suis enfin décidé à coucher sur le papier mon douloureux périple. Servi par une mémoire sans faille, mon but n'est pas d’apitoyer les lecteurs, mais surtout - dans un monde en totale dérive - de les mettre en garde contre ce mal récurent, la haine et l’esprit du mal. »



Préfacé par Serge Klarsfeld et par André Flahaut, le récit d’ Une adolescence perdue dans la nuit des camps est une belle leçon de courage et d’endurance aux pires traitements inhumains. Et un antidote contre le retour de la haine et l’esprit du mal... Christian Laporte, La Libre Belgique, 

Une adolescence perdue dans la nuit des camps se dévore comme un livre d’exception, comme un témoignage hors du commun que salue dans sa préface Serge Klarsfeld, le pourfendeur français des bourreaux nazis [...]. M arc Vanesse, Le Soir

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Seitenzahl: 353

Veröffentlichungsjahr: 2014

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Henri Kichka

Une adolescence perdue

dans la nuit des camps

Une adolescence perdue dans la nuit des camps

Henri Kichka

5e édition revue et corrigée

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

Couverture : aplanos

Mise en pages : cwdesign

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

Préface

Quel livre exemplaire, quel destin exemplaire, quel homme exemplaire.

Je n’ai pas sauté une seule ligne de cet extraordinaire témoignage d’un ancien déporté sur l’enfant de 16 ans qui en septembre 1942 fut projeté dans l’univers concentrationnaire.

Henri Kichka n’est pas parti seul de la caserne Dossin à Malines en Belgique à destination d’Auschwitz. Ses parents et ses deux sœurs Bertha, 13 ans, et Nicha, 9 ans, ont également été déportés. Lui seul est revenu.

Henri Kichka a été pendant longtemps le porte-drapeau de l’Union des anciens déportés juifs de Belgique ; son livre sera désormais leur porte-drapeau.

J’ai lu des dizaines de témoignages sur la déportation, c’est à coup sûr celui qui nous a fait le mieux et le plus précisément connaître ce que fut cet enfer. Henri Kichka nous prend par la main dès le début de son récit et nous ne le lâchons plus jusqu’au mot fin, qui n’est pas la fin puisqu’Henri Kichka est toujours un militant actif de la mémoire, partageant son temps entre les établissements scolaires et la participation aux voyages de groupes à Auschwitz.

Je suis certain que lorsque nos générations auront disparu, la connaissance de ce que fut la Shoah s’acquerra plutôt à l’aide du texte d’Henri Kichka et de quelques autres doués des mêmes qualités : authenticité et simplicité, qu’à l’aide d’auteurs qui sont aujourd’hui considérés comme ayant le plus de valeur.

Aucun souci littéraire chez Henri Kichka mais quelle profondeur de sincérité pour narrer la tragique épopée et celle de sa famille : l’exode de Belgique, l’internement dans les camps d’Agde et de Rivesaltes par une France ayant trahi les Juifs ; le retour à Bruxelles ; l’arrestation, la déportation ; la séparation de la famille : le père et le fils dans les camps de Haute-Silésie ; la mère et ses deux filles assassinées à Auschwitz. Le talentueux adolescent, assoiffé de lectures et d’études, polyglotte et dessinateur plongé avec son père dans la bestialité des camps nazis où règnent la barbarie, la cruauté, le sadisme, la faim qui torture, le froid insupportable, le travail épuisant, les coups incessants, la promiscuité, les atteintes permanentes à la dignité, la misère physiologique. Inoubliable est l’amour que se vouent Henri et son père à travers tous les camps annexes d’Auschwitz qu’ils traversent pendant trois ans côte à côte et où ils subissent de terrifiantes péripéties : Sakrau, Klein Margesdorf, Tarnowitz, Sint-Annaberg, Shoppinitz, Blechammer puis Gross Rosen et Buchenwald où, après l’épouvantable marche de la mort, le père qu’Henri a protégé jusqu’à l’épuisement de ses forces le quitte pour toujours. Désormais Henri est seul pour affronter les ultimes épreuves de la guerre et celles de l’immédiat après-guerre, quand aucun organisme juif ne s’intéresse à lui, quand intégré dans un sanatorium puis dans un orphelinat, il ne reçoit aucune visite, aucun colis, pas un franc.

Henri les affronte avec le courage et la combativité dont il a toujours fait preuve dans les circonstances les plus inhumaines et le bonheur revient dans sa vie avec un grand amour et une heureuse famille.

Cet ouvrage devrait être diffusé dans tous les établissements scolaires : Henri Kichka, je peux en témoigner personnellement, touche tous les jeunes quand il évoque son voyage au bout de l’enfer ; son livre sera tout aussi efficace pour leur faire comprendre les crimes des nazis et les souffrances des Juifs.

Dans le domaine de la Shoah, un très grand livre à ne pas manquer.

SERGE KLARSFELD

Avant-propos

Les mots suffisent-ils pour appréhender l’indicible ? Pas vraiment sans doute ! Et pourtant, avec son histoire authentique et bouleversante, Henri Kichka nous emmène aux confins d’une horreur à peine imaginable…

tellement incroyable que certains tentent déjà d’en travestir ou d’en nier l’existence.

Les nazis ont volé l’adolescence d’un être humain. Aujourd’hui, cet homme se dévoile enfin, au nom de tous les siens et des millions d’autres victimes de la barbarie.

On côtoie l’immonde. On en appelle à la vengeance… mais la vie est la plus forte, malgré tout. Et c’est l’espoir que l’on rencontre au fil d’un récit qui nous renvoie sans complaisance l’image de notre propre conscience.

Le message de ce survivant est à présent transmis. Il réveille en nous l’obligation de rester vigilants et l’urgence de résister à tous ces prédateurs de libertés qui imposent la haine et le mépris d’une idéologie aux contours définitivement inacceptables !

Notre Centre d’Éducation à la Tolérance et à la Résistance s’associe avec respect à cet irremplaçable témoignage.

LES TERRITOIRES DE LA MÉMOIRE, ASBL

Quelques mots d’André Flahaut

Henri Kichka, cet homme hors du commun qui dans les sillons de l’horreur, a planté les fleurs de l’Espoir et de la Paix…

Henri Kichka fait partie de ces gens qui vous marquent à jamais dès l’instant où le destin vous a amené à croiser leur chemin. À peine sorti de l’enfance insouciante, ce jeune garçon de seize ans se retrouve au cœur de la tourmente et de la folie meurtrière des bourreaux nazis.Toute raison, tout bon sens, toute logique ont désormais fait place à l’arbitraire, à la haine, à une brutalité gratuite et aveugle brisant peu à peu chacun de ses proches.

Durant 38 mois, Henri Kichka passera d’un enfer à l’autre, s’enfonçant chaque fois plus dans l’horreur, la souffrance et la faim. Ce parcours a forgé en lui une volonté à toute épreuve et une soif ardente de liberté.

Au fond de cet homme, la guerre n’a jamais vraiment cessé et même s’il a pardonné l’impardonnable, il a fait de la Mémoire un combat de tous les jours, un combat qu’il a mené partout où c’était possible, chaque fois que c’était possible.

De notre rencontre est né un projet que nous continuons de mener à bien : parler aux jeunes, leur dire l’odeur du sang et des plaies, leur dire cette douleur qui jaillit à chaque coup, leur dire le déchirement de voir mourir d’épuisement son père et de désespoir son ami, leur dire que la Paix et la Liberté ne sont jamais définitivement acquises et qu’une vigilance de tout moment seule permet de les garantir, leur dire encore le danger et l’hypocrisie des discours faciles, leur dire enfin que la vie vaut néanmoins la peine d’être vécue et qu’il faut se battre et garder espoir.

Ensemble, mon ami Henri Kichka et moi avons ainsi parlé à des milliers de jeunes, nous les avons sensibilisés aux valeurs de la Démocratie et en avons fait des ambassadeurs de Paix et de Fraternité.

Ce livre, témoin de ces années les plus sombres de notre histoire, est et restera un outil des plus précieux pour que la Mémoire puisse longtemps encore être perpétuée de génération en génération. Inlassablement, Henri Kichka poursuit son œuvre et rencontre encore et encore des adolescents dès que l’occasion se présente. Ses mots simples, francs, émouvants mais sans jamais tomber dans la sensiblerie résonnent dans un silence impressionnant.

Les yeux s’écarquillent, les mains se crispent, la gorge se noue en une heure, Henri Kichka partage quatre années de souffrances et cette volonté grande et belle de toujours garder l’espoir et la confiance en l’autre et en demain.

Lorsque sa voix n’aura plus la force de porter le poids de ses souvenirs, Henri Kichka poursuivra son devoir de mémoire au travers de ces pages, inlassablement. À l’heure où les extrémismes se déchaînent aux quatre coins du monde et que la peste brune revient hanter nos hémicycles, l’ouvrage de mon ami Henri Kichka prend une fois de plus des allures de combat.

Pour toutes les générations à venir, pour avoir eu le courage de ne pas laisser l’oubli faire son œuvre, je voudrais te remercier, Cher Henri, et te dire oh combien nous avons besoin de toi.

ANDRÉ FLAHAUT

MINISTRE DE LA DÉFENSE

Prologue

J’ai attendu soixante ans, soixante longues années, pour écrire mes mémoires ! D’autres, avant moi, ont écrit les leurs immédiatement après leur retour de captivité. Ils souhaitaient, ce faisant, faire connaître leur martyre, mais également exorciser leur douloureux passé, se libérer d’un poids trop lourd à porter tout au long d’une vie.

Mon parcours fut différent, car dans un premier temps, comprenant que les miens avaient définitivement disparu, je devais avant tout et prioritairement songer à me refaire une santé. De trop longues années de soins constants, de repos bien nécessaire et de sollicitudes compatissantes, y ont contribué.

Revenu à la vie, et m’étant marié, c’est l’avenir qui me préoccupait le plus ; cela supposait que je fasse abstraction de mon passé tourmenté, et surtout que je fonde un foyer. Lorsque nos quatre enfants ont grandi, je jugeai inutile de les écraser par mon histoire.Tout d’abord, ils n’auraient pas compris que ce fût possible. Ensuite, il fallait que je les prépare à un avenir meilleur, dans un monde que j’espérais enfin en paix.

Ma femme, entre-temps, apprenait par bribes ce que j’avais enduré, mais elle aussi avait droit à une vie de couple confiant dans cet avenir que nous étions en train de bâtir. Puis vinrent les années scolaires durant lesquelles, par bribes également, je m’ouvris à mes enfants. Ils savaient un peu de l’histoire de ma famille, de ma captivité et de mes souffrances, mais je limitais déjà, délibérément, ce que je considérais comme un témoignage. J’estimais qu’ils avaient droit à la confiance dans la vie, et je me disais que la vérité sortirait de ma bouche dès qu’ils seraient en âge de comprendre sans être trop perturbés. Notre entourage, famille y comprise, ne semblait pas trop intéressé par le sujet. Une fois de plus, la vie devait continuer et de surcroît, tous avaient eu un parcours traumatisant pendant la guerre. Bien sûr très différent du mien, mais toute la communauté juive était marquée à jamais, et on pouvait la comprendre.

Jusqu’au jour où une série télévisée, Holocauste, ouvrit enfin les yeux de millions et de millions de téléspectateurs. La plupart ignorait tout du génocide, et désirait en savoir plus sur le Crime absolu.

Le long documentaire de Claude Lanzmann, Shoah, par de nombreux témoignages de survivants, apporta un important complément d’informations pour une plus profonde connaissance du génocide juif.

Dans un troisième temps, le film de Steven Spielberg, la Liste de Schindler (1994), ne laissa plus de place au doute quant à l’extermination des Juifs.

Je n’étais toujours pas disposé à écrire mes mémoires, fort occupé que j’étais depuis notre retraite, à témoigner dans les écoles, à la télévision, à la radio et à servir de guide-témoin à Auschwitz et autres sinistres lieux.

Le déclic se fit enfin, lorsque je me rendis compte que les témoignages édifiants des derniers témoins dans le monde, n’empêchaient nullement l’émergence de falsificateurs et de négationnistes de tout poil.

Cette situation scandaleuse dans tous les pays d’Europe qui avaient tant souffert, si incompréhensible qu’elle soit, devait être combattue avec la plus grande énergie et la plus grande efficacité. Mais apparemment, la mondialisation préoccupe infiniment plus les esprits que ce génocide qui un jour ou l’autre, finira dans les oubliettes de l’Histoire !

J’étais alors fermement décidé à entamer mes mémoires, mais je ne savais pas si elles seraient susceptibles d’intéresser quelqu’un !

À la fin de l’an 2000, alors que mon épouse et mon entourage familial me pressaient instamment à me décider, le coup de grâce me fut donné par Irène, notre fille cadette. Pour m’encourager à prendre une décision, elle m’offrit un superbe stylo et un gros cahier. Sur la page de garde, elle avait écrit ces mots :

« Bruxelles, le 25/12/2000. Cher Pépé, je connais ta sensibilité, ta soif de lire, d’écrire, de parler de ton vécu dont tu nous as si peu parlé quand nous étions petits. (Eh oui, nous l’avons été !). Ce que je souhaite, c’est que tu couches sur le papier ENFIN !!! tes vrais Mémoires. Et que cela soit pour tes enfants, tes petits-enfants, tes deux adorables arrières-petite-filles, Amit et Shirly, et Ziv, ton arrière-petit-fils, une leçon de vie et de courage, qui leur laissera ton empreinte. De tout cœur, Irène et Samy. »

Comment aurais-je pu résister à un appel si pressant ? Le sort en était jeté, je n’avais pas d’autre alternative que celle de rédiger ces Mémoires tant attendus. Seize mois plus tard, c’était chose faite. Je les terminai juste trois semaines avant mon dix-huitième voyage dans les camps de la mort.

C’est au cours du voyage à Auschwitz du 14 avril 2001, que j’ai fêté mon 75e anniversaire, mes trois quarts de siècle, non loin des cendres de tous mes chers disparus. Mes dix-neuf ans, je les avais célébrés à Buchenwald le 14 avril 1945, soit trois jours après ma libération ! Pour mes 70 ans, j’ai écrit une petite poésie sans prétention mais composée avec mon cœur : Le 14 avril 1945, je fêtais mon dix-neuvième anniversaire à Buchenwald.

J’avais l’entrée du camp et la place d’appel comme décors,Entourés de barbelés et de sinistres miradors.

Comme invités, les squelettiques rescapés de la Mort,

Dans leurs sinistres pyjamas masquant leurs maigres corps.

Comme organisateurs, le général George Patton et ses renforts.

Comme bougies, celles de nos six millions de morts…

Et comme cadeau, une inespérée survie, quel trésor !

Le 20 avril 1996, je fêtais mon 70 e anniversaire à Bruxelles.

J’avais notre belle et majestueuse synagogue comme décor,Ornée de la Menorah et de la Torah en or.

Comme invités, ma femme, les miens et ma famille que j’adore,Beaucoup d’amis, de copains et de rescapés d’alors.

Comme organisateurs, l’administration du Saint Lieu, et consorts,Le Grand Rabbin Guigui et Monsieur Job, notre Cantor.

Comme bougies, celles de la synagogue, toutes lumières dehors !

Sans oublier les merveilleux cadeaux à ras bord !

Le plus beau étant celui d’être parmi vous… pour longtemps encore !

HENRI KICHKA

À la mémoire de mon père, de ma mère, de mes deux soeurs et de tous les membresde ma famille, tous disparus dans les chambres à gaz et crématoires nazis !

À la douce et vénérée mémoire de ma chère épouse Lucia.

À mes enfants : Khana, Charly également décédés.

À la mémoire de mon fils Charly, tragiquement disparu.

À mon beau-fils Philippe, également disparu !

À mes beaux-enfants : Maurice, Olivia et Martine.

À mes petits-enfants : Yaron, Orly, Mikha, David, Jonathan, Elie, Saraï, Steve, Iris,Noam, Noëmi, Samy, Gili et Ronit, tous adorés.

À mes arrière-petits-enfants : Amit, Shirli, Ziv, Youval, Mia, Ben, Zakary, Shani,Maya, Yarden, Emilie et Nina.

Avant la tourmente

Je n’ai jamais eu la chance et le bonheur de connaître l’affection de mes grands-parents. Ceux-ci habitaient en Pologne, à Nawaulica, un faubourg de Skierniewice, à l’ouest de Varsovie ; et à Kaluszyn, à l’est de Varsovie. Ma grand-mère maternelle était arrivée veuve en Belgique, juste avant la guerre. Je l’ai à peine connue. La seule image que j’ai d’elle, est celle où je l’ai vue à l’article de la mort, atteinte d’un cancer du foie. C’était en 1938

à l’hôpital Molière à Bruxelles, où naîtra plus tard, en 1950, notre premier enfant, Khana.

Mon père, Joseph, est né à Nawaulica le 12 août 1898, fils de Szoel Kichka et de Leja Estera Kaufman. Ma mère, Chana, est née à Kaluszyn le 15 décembre 1899, fille de Hejnoch Gruszka et de Tema Krygzer. Mon père a fui la Pologne à la fin de la Première Guerre mondiale, écœuré par l’antisémitisme viscéral des Polonais. Il a traversé l’Allemagne où il a été fait prisonnier. S’étant révolté, il a été battu par ses geôliers allemands qui lui ont cassé les dents supérieures et crevé les tympans. Il porta par la suite un dentier en or et resta sourd jusqu’à la fin de sa vie.

Ma mère arriva en Belgique en juillet 1924, fuyant elle aussi l’antisémitisme maladif des maudits Polonais, venant de sa ville natale Kaluszyn.

Mes parents se sont connus à Bruxelles. Mon père y exerçait le métier de tailleur pour hommes, où il excellait. Il ne rechignait jamais à la tâche, toujours plein d’entrain, et je l’ai toujours entendu chanter et siffler. Il était de taille moyenne mais était très costaud. Grâce à sa persévérance et son courage au travail, il arrivait à boucler nos fins de mois. Et pour les arrondir, il allait écouler sa marchandise sur les marchés, le week-end.

Ce n’était guère l’abondance, mais trouver un emploi et avoir la permission de résider en Belgique, étaient en soi un exploit. L’essentiel était d’avoir trouvé une terre d’accueil sans haine ni persécutions.

Ma mère était une femme adorable, douce, patiente et aimée de tous.

C’était une cuisinière hors pair capable de composer, avec les ingrédients les plus simples, des mets délicieux dont l’odeur et le goût me hanteront en d’autres temps.

Mes grands-parents paternels en 1932 en Pologne.

Je suis né de ce couple exemplaire à Bruxelles, le 14 avril 1926. Nous habitions alors à Saint-Gilles. Je ne crois nullement à l’astrologie ni aux horoscopes. Mais le jour de ma naissance, une bonne fée s’est penchée sur mon berceau et m’a prédit une longue vie, parsemée de bonheurs et de malheurs, que d’après elle, je surmonterais grâce à ses pouvoirs magiques.

C’est elle qui, en ce jour béni du 14 avril 1926, m’a insufflé la volonté, la force morale et la confiance en la vie qui m’ont permis de triompher du Mal absolu.

J’ai gardé très peu de souvenirs de ma prime enfance, exceptés deux événements qui peuvent paraître anodins pour d’aucuns, mais qui sont toujours présents dans ma mémoire. Le premier eut lieu le jour où l’on m’enleva les amygdales, mes premières douleurs. Le second fut la découverte dans Le Soirillustré, en 1932, d’images de gratte-ciels à New York. J’étais impressionné par ces immenses constructions si éloignées des petites et modestes maisons bruxelloises.

Mes parents m’ont prénommé Henri, car la tradition juive veut que l’on transmette aux petits-enfants les prénoms des grands-parents, pourvu que ceux-ci ne soient déjà plus de ce monde. Mon prénom, Henri, est celui du père de maman, Hejnoch.

Une autre naissance a ensuite élargi le petit cercle de notre famille : celle de Bertha, le 30 août 1927.

Mes jeux d’enfance consistaient à rouler en trottinette ou à jouer au ballon avec mes copains, toujours dans les rues. À l’époque, les voitures étaient rares, leur présence était un événement, et l’arrivée d’une de ces machines roulantes suscitait la curiosité des gosses du quartier. Je me souviens aussi du vendeur du journal Le Soir, qui allait de porte en porte le sifflet à la bouche, du marchand de lait frais à domicile, et de nombre d’autres petits marchands, depuis longtemps disparus.

À l’âge de six ans, je fréquentais l’école primaire de la place de Bethléem (un nom prédestiné !), et déjà j’adorais les études et particulièrement le dessin. Je humais avec délices l’odeur des crayons taillés, j’étais attiré par les feuilles blanches à remplir de dessins. J’ignorais alors que cette passion précoce allait avoir une si grande influence sur mon avenir.

C’est à la même époque que j’ai commencé à apprendre le français. À la maison, en effet, les conversations se faisaient en yiddish, jamais en polonais.

Mes parents en étaient à leurs débuts de la pratique du français. Mon père commençait à déchiffrer Le Soir, et à s’exprimer en flamand. Cela tenait au fait qu’il faisait les marchés sur la place du Jeu de Balle, surnommé le Vieux Marché. Les marchands ambulants l’appelaient familièrement « Jefke de Smaus », Joseph le Juif, sans la moindre intention péjorative.

Quant à ma mère, elle s’était mise sur le tard à parler français. C’est moi, du fait de ma scolarité, qui les ai aidés à se perfectionner dans la belle langue de Molière.

Mon père Joseph en 1939.

Nous avions à la maison un vieux gramophone qui nous ressassait de vieux airs yiddish des ghettos et des villages de Pologne. Je les fredonne encore aujourd’hui avec beaucoup de nostalgie. Je jouais au grand frère protecteur pour ma sœur Bertha, et faisais de mon mieux pour aider Maman dans le ménage. Elle était d’une santé fragile, ayant ramené de Pologne la tuberculose qui, à l’époque, était difficile à soigner et à guérir, faute de médicaments adéquats.

Malgré ce handicap, elle chantait à longueur de journée, ces airs yiddish nostalgiques d’un passé à jamais révolu. Puis mes parents firent l’acquisition d’un petit poste de TSF, une innovation dans notre vie. La musique, les nouvelles et les chansons à profusion dans notre appartement ! Quel bonheur, quelle découverte !

Puis vint 1933, année où je fréquentais l’école primaire n° 7, aujourd’hui disparue. Entre-temps, nous avions quitté le 172 rue de Mérode, la maison où nous habitions avec la famille Trafikant.

La maman Régine était une des nombreuses sœurs de ma mère. Nous avons alors emménagé au 227 chaussée de Waterloo, à deux cents mètres de mon école.

Ma petite sœur Nicha, née le 27 octobre 1933, est venue élargir notre cercle de famille, ajoutant à notre bonheur à tous. C’est aussi cette année-là que fut élu chancelier du Reich le sinistre Adolphe Hitler, de son vrai nom Schicklgruber !

Mon pauvre père, qui avait connu les affres et les tortures en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, savait pertinemment bien ce que signifiait l’arrivée au pouvoir d’un dictateur qui, au moment de son élection, et déjà bien avant, avait annoncé la couleur (brune) de son programme.

Nous avions des relations très suivies avec ma tante Esther, une autre sœur de Maman. C’était une femme très belle, élégante et rouquine. 

Ma mère Hanna en 1939.

Nous l’aimions beaucoup, ainsi que son compagnon, oncle Israël, un athlète accompli, très musclé et qui aimait faire montre de sa force.

Mon père venait d’une famille nombreuse : ils étaient treize filles et garçons. Du côté de ma mère, ils étaient presque aussi nombreux : douze filles et garçons. Cinq d’entre eux vivaient à Bruxelles : Esther, Régine, Chaïm, Leibl et ma mère. Quant à mon père, il n’avait qu’un frère, notre oncle Samy. La vie n’était guère facile en ce temps-là, mais nous étions relativement insouciants. Le dimanche, la communauté juive se rendait au bois de la Cambre où l’on étalait une couverture sur l’herbe, et tout le monde mangeait en famille, dans une ambiance très détendue.Tandis que les enfants jouaient, les aînés évoquaient avec nostalgie le shtetl, le village juif typique de Pologne. Naturellement, on évoquait aussi la montée lente mais inéluctable du nazisme. Comme la plupart des Juifs de l’époque, mes parents avaient des idées de gauche et suivaient la tradition juive, observant le shabbat et ne fréquentant la synagogue qu’à l’occasion des grandes fêtes. Ils étaient anxieux quant au sort de leurs grandes familles restées en Pologne.

Comme l’avenir leur a donné raison !

J’écoutais ces conversations avec grand intérêt, car mes parents me racontaient les persécutions des Juifs par les Polonais, et mon père avait cruellement souffert en Allemagne en 14-18.

C’est en 1935 que mes parents décidèrent de déménager une fois de plus, pour s’installer au 29 rue Coenraets, à quelques centaines de mètres de la gare du Midi.

Lequel d’entre nous aurait pu se douter que ce serait là notre dernière demeure familiale, et que ce serait à la gare du Midi qu’à deux reprises, nos destins allaient se décider !

Nous avions pour voisins, au n° 31, la famille Skala, dont les enfants Max et Mimi devinrent, pour mes sœurs et moi, nos meilleurs amis. Outre les études que j’adorais, j’étais un passionné dès l’âge de douze ans, de belle littérature, de musique classique et de peintures et dessins. J’étais également amateur de sports, natation, course et football. Mes parents, qui travaillaient dur et étaient de condition modeste, n’avaient guère les moyens de me payer des livres. Pour pallier cette lacune, j’étais devenu un fervent rat de bibliothèque. Je dévorais les œuvres d’Émile Zola, de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas et de Jules Verne, et surtout beaucoup de livres d’histoire dont j’étais passionné.

J’avais emprunté la carte d’identité de mon père pour avoir accès à certains ouvrages. Je lisais très tard le soir au lit, dans ma chambre, près de la fenêtre, à la lueur vacillante d’un réverbère à gaz.

Pendant nos repas, que nous prenions dans la cuisine, rires et chansons étaient au menu, sur des airs de Maurice Chevalier, Charles Trenet, Tino Rossi et Léo Marjane, et surtout Ray Ventura et ses Collégiens.

J’accompagnais tous les matins mes sœurs à l’école, en portant sur mes épaules ma mignonne sœur cadette Nicha. Le soir, je les ramenais à la maison, et jouais ensuite avec elles, fier de mon titre d’aîné.

Mon voisin et ami Max Skala et moi, nous étions très proches, et nous partagions tous nos jeux. La guerre et l’après-guerre nous ont rapprochés pour la vie. J’étais un élève appliqué, l’école était ma vie, et j’excellais en français dans tous les domaines. Par le biais du yiddish, j’ai appris sans difficultés l’allemand, le flamand et l’anglais. Comment pouvais-je deviner que la connaissance de l’allemand me sauverait plusieurs fois la vie, dans un proche avenir ? Mais ma passion absolue allait au dessin, et à l’art pictural en général.

En classe, j’étais littéralement suspendu aux lèvres de M. Chapeaux, mon professeur d’histoire. Les mathématiques ne me passionnaient guère. Je me souviens aussi qu’au moment des cours de catéchisme, je sortais de classe, étant juif.A cette époque, les cours de religion juive n’existaient pas encore.

J’étais le boute-en-train de la classe, pratiquant l’humour et la bonne humeur à longueur de journée. En l’absence de nos instituteurs, j’en profitais pour les caricaturer au tableau et les imiter, à la grande joie de mes copains. Je n’ai guère souvenance d’avoir été l’objet de critiques ou de moqueries du fait de ma judéité. Au contraire, j’étais respecté de tous, instituteurs et compagnons de classe me l’ont bien prouvé en temps de guerre.

Dans toute l’école, nous n’étions guère que quelques Juifs, et j’ai toutes les raisons de croire que je suis le seul survivant.

Mes sœurs étaient d’excellentes élèves, mais elles avaient un avantage sur moi : elle avaient été élevées en français. Je me souviens qu’au retour de l’école, j’escaladais avec hâte les escaliers de notre appartement, dont la cuisine dégageait des senteurs obsédantes dues aux talents culinaires de ma chère maman.

Ce qu’elles ont pu me poursuivre dans d’autres circonstances, jusqu’à la démence !

1932, en compagnie de ma sœur Bertha.

D’autres odeurs me sont restées dans les narines, comme celles de l’épicerie que tenait M. Perel sur la chaussée de Forest, près de l’école de la place de Bethléem. Déjà sa boutique fleurait bon, les harengs saurs en tonneau, la charcuterie, le pain au cumin, etc., toutes nourritures rappelant le shtetl de Pologne. Il nous livrait en triporteur ces marchandises que nous dévorions avec délice.

Tandis que maman s’affairait aux fourneaux en fredonnant, mon père cousait à la machine, tirait l’aiguille et ne cessait de chanter et de siffler. Il fumait malheureusement beaucoup, enfumant l’appartement à notre grand dam.

C’est ce qui m’a dissuadé à vie de tomber dans ce piège mortel, et je m’en féliciterai toujours.

Certains dimanches, j’accompagnais mon père au Vieux Marché. Je le regardais avec admiration, portant à l’épaule un énorme ballot de vêtements qu’il étalait sur une couverture à même le sol. J’admirais sa force et son endurance, ce qui m’a incité à pratiquer beaucoup de sports. J’étais à des années-lumière de m’imaginer que ces exercices physiques me serviraient à supporter les affres des travaux forcés.

Coq-sur-mer 1938 : en haut à gauche Max Skala, au milieu ma sœur Bertha, à droite moi. En bas à gauche : Sarah Skala et Nicha

Mon père avait un bon client qui venait régulièrement de Liège, un homme charmant, M. Maxime Boyaert. Ce brave homme écoulait sur les marchés liégeois les vêtements achetés chez papa. Il nous gavait de bonbons et nous faisait des tours de magie. Mais la grande distraction était incontestablement le cinéma qui nous captivait, spécialement les films de cow-boys, d’aventures où le Bien triomphait toujours du Mal.

J’ai compris plus tard, que dans la vie, c’est plus souvent le contraire qui arrive. Nous riions aux larmes en admirant le jeu inénarrable de Charlot, Laurel et Hardy et surtout des Marx Brothers. Et que dire des premiers dessins animés ?

Mais les loisirs que nous préférions par-dessus tout, furent les tout premiers congés annuels en famille : les vacances à la mer qui nous changeaient tellement de la ville ! Une nouveauté pour nous qui comptions bien en jouir. Le soleil, la mer, la plage, l’air pur, toutes choses inconnues en Pologne ! À six ans, j’ai déjà profité de ces avantages à Middelkerke à la Villa Johanna, propriété du baron Hirsch qui l’avait mise à la disposition des enfants chétifs.

Nous avions loué un petit appartement, mais hélas, mon père qui devait subvenir à nos besoins, travaillait d’arrache-pied jusqu’aux petites heures de la nuit. Il venait nous voir uniquement le dimanche, nous gâtait et le temps de se détendre quelques heures, repartait aussitôt pour se remettre au travail. Le brave et courageux homme ! Il reprenait alors le fil et l’aiguille et repassait les vêtements sur une énorme et épaisse jeannette qui lui servait d’oreiller, sur la table à l’heure de la traditionnelle sieste, dont j’ai hérité l’habitude.

Tout se déroulait gentiment sans problèmes, jusqu’en 1938. Cette année-là, les choses commencèrent à se gâter et à rompre notre train-train habituel. Cela commença par l’arrivée chez nous, d’un beau jeune homme de dix-huit ans, dont le nom de famille était Rothschild. Il avait fui l’Allemagne, ignorant où se trouvaient ses parents. À la frontière belge, les Allemands lui avaient tiré dessus, le blessant à la jambe. Il s’était alors adressé à la communauté juive de Bruxelles. On l’avait soigné à l’hôpital, puis la communauté juive de Bruxelles lui avait donné notre adresse. Il logeait au petit bonheur la chance, de famille en famille, mais notre appartement était trop exigu pour accueillir une sixième personne. Nous ne lui offrîmes que les trois repas pendant quelques jours.

Mon père avait réparé ses vêtements et lui en avait offert quelques-uns.

C’est pendant les repas que nous prenions avec lui, que nos yeux s’ouvrirent sur la gravité de la situation des Juifs en Allemagne. Il nous racontait avec force détails les terribles événements qui s’y déroulaient : les vexations, les contraintes, les spoliations et les injures dont étaient victimes tous les Juifs sans distinction. Nous n’osions pas en croire le moindre mot. Mais nous dûmes nous rendre à l’évidence, surtout au vu de sa vilaine blessure à la jambe !

Alors, pourquoi la radio et les journaux étaient-ils si discrets sur ces événements monstrueux ? Pourquoi fallait-il que le peuple juif soit éternellement haï, persécuté et pourchassé ? Mon pauvre père tout particulièrement, était bouleversé par ces révélations – hélas incontestables –, et se remémorait les souffrances qu’il avait lui-même endurées dans cette maudite Allemagne ! Au bout de quelques semaines, ce malheureux garçon nous a quittés le cœur gros, en insistant sur le danger nazi et son antisémitisme délirant et maladif. Mon père lui a donné un petit viatique et après des embrassades émouvantes, il est parti. Nous ne l’avons plus jamais revu. Une atmosphère pesante régna chez nous après son départ.

C’est en 1938 également que j’ai quitté l’école primaire pour l’athénée de la place Morichar à Saint-Gilles. J’étais fier d’avoir atteint 90,5 % des points et 97,5 % en dessin, et j’étais le troisième de ma classe, moi le petit Juif de parents polonais, ignorant tout de la langue française ! Nous étions les mêmes élèves à l’école primaire, puis à l’athénée.

Mais l’événement majeur qui nous a frappés en 1938 et qui nous a ouvert définitivement les yeux, se déroula à la mer, à Coq-sur-Mer précisément. Horrifiés, nous vîmes, à même la digue, une inscription infamante peinte à la couleur blanche : « Mort aux Juifs ! », en lettres géantes. Que cela puisse advenir non seulement en Allemagne, mais aussi en Belgique, ma terre natale, la terre d’accueil de mes chers parents, nous bouleversa profondément. Pour la première fois, la peur nous étreignit.

Jamais auparavant, nous n’avions été victimes de marques de haine raciale, ni dans la rue ni à l’école. Nous avons durement accusé le coup. Les signes annonciateurs d’un grand drame encore à venir étaient déjà présents, mais nous nous sentions protégés par les forces alliées.

Nous étions rassurés par la construction de la ligne Maginot, comme par les discours grandiloquents des responsables de la Société des Nations. Cela n’empêchait pas la communauté juive d’être très inquiète et préoccupée.

Mais à part ces signes avant-coureurs et la montée au pouvoir du parti rexiste, rien autour de nous n’était perceptible. La population belge montrait à notre égard une attitude bienveillante, d’autant plus que la majorité des Juifs avaient tendance à se fixer en Belgique et à adopter sa citoyenneté.

À ce propos, je me souviens parfaitement du drame que fut pour notre communauté, la mort tragique du grand roi Albert 1er, le 17 février 1934.

Nous avons assisté aux funérailles de celui qui accepta de nous accueillir ici et d’y vivre en paix.

Cette phrase infamante, « Mort aux Juifs », m’a poursuivi durant de très nombreuses années. Nos dernières vacances à la mer, en août 1939, furent empreintes de tristesse et d’angoisse, d’autant plus que Léon Degrelle, chef de Rex, annonçait clairement à grands coups de gueule, son programme prometteur de sombres jours. Nous fûmes néanmoins rassurés lorsqu’il perdit les élections au profit de Paul Van Zeeland. Cette trop courte victoire nous rassura sur le moment.

Ma sœur cadette, Nicha.

Un autre événement vint nous conforter : la parution dans le journal LeMatch, d’un long article illustré de dessins sur la ligne Maginot, censée pouvoir stopper toute tentative allemande de nous envahir. Que nous étions naïfs, alors que tous les plans précis et détaillés de cette forteresse imprenable, tombaient sous les yeux du haut état-major allemand !

Cette même année 1939, la Pologne fut brutalement envahie et nous n’avions plus du tout de nouvelles de nos familles. Après l’Anschluss, la Tchécoslovaquie et la Pologne, nos craintes augmentaient, mais que pouvions-nous et que devions-nous faire ? Nous étions déjà informés du sort qui attendait les populations juives de ces pays occupés, et connaissions l’existence du livre de Hitler, Mein Kampf, et son contenu diabolique : la destruction du peuple juif. Mais allait-il oser joindre le geste à la parole ? Cela nous semblait totalement irréaliste, et pourtant…

Pendant que ces événements terribles se déroulaient si près de nous, notre existence continuait de se dérouler presque normalement, dans un monde inconscient. Nous étudiions toujours avec sérieux à la grande satisfaction de nos parents, et poursuivions nos jeux avec les camarades du parc de Forest. Les mamans tricotaient ou crochetaient, assises sur les bancs, et nous surveillaient en discutant avec anxiété de la situation alarmante du moment.

Entre-temps, les Français et les Anglais avaient rejoint les Alliés, et tout le monde se préparait à l’éventualité d’une agression allemande. Pendant de longs mois, nous vécûmes dans un état de non-guerre, non-paix connu sous le nom de « drôle de guerre ». Un sourd malaise régnait dans le pays, mais les plus préoccupés étaient sans conteste les Juifs, car de sinistres rumeurs circulaient, concernant spécialement la communauté juive de Pologne. Ce malaise persista jusqu’au début de 1940, et ce fut avec un sentiment mitigé de crainte et de réconfort que nous assistâmes depuis notre balcon, aux défilés de troupes anglaises venant de la gare du Midi. Nous nous sentions rassurés, et étions convaincus que les forces alliées pourraient contenir et refréner les velléités de reconquête du Reich.

Bruxelles, Boulevard Anspach 1939. Les temps du bonheur. De gauche à droite : Bertha, Nicha, Papa, Maman et moi.

Jamais je n’oublierai cette belle journée ensoleillée du 9 mai 1940, où mes amis et moi, dans la belle insouciance de notre jeunesse, jouions au ballon dans le parc de Forest. Le soir, rompu de fatigue, je me réjouissais de passer une bonne nuit réparatrice, loin de tout souci du lendemain.

Il devait être cinq heures du matin, lorsque des bruits et des détonations inhabituels nous réveillèrent soudain. Mon père eut l’idée d’allumer la radio et notre sang se figea soudain dans nos veines. « Ce matin, disait la voix du speaker, les troupes allemandes ont franchi les frontières belge, luxembourgeoise et hollandaise. Soyez calmes, restez chez vous ! » À longueur de journée, cette déclaration repassait en boucle et nous martelait le cœur et l’âme. Mes pauvres parents se doutaient bien que la vie quiète, le train-train habituel, la chaude vie de famille, seraient bientôt révolus à jamais.

Comment pouvait-il en être autrement ?

Les premiers tourments de l’exode

Ce 10 mai 1940 en effet, notre vie bascula complètement. Nous nous sentions soudain transportés sur une autre planète, loin du petit Paradis terrestre où nous avions si gentiment vécu. Nous vivions dans un stress jusqu’alors inconnu. Papa nous rappelait sans cesse ses expériences douloureuses en Allemagne et en Pologne.

Nous préparions à la hâte nos valises et baluchons, décidés à fuir les hordes allemandes et à nous réfugier dans le sud de la France, le plus loin possible. Il nous paraissait invraisemblable que l’ennemi puisse nous y rejoindre. Mes sœurs, trop jeunes pour comprendre ce qui se passait, croyaient que nous partions en vacances. Quant à moi qui adorais l’école, je regardais le cœur serré, mes cahiers calligraphiés aux annotations flatteuses que mes instituteurs y avaient portées à l’encre rouge. Je ne pouvais admettre que mes études s’interrompissent tout de go, sans espoir immédiat de retour à l’école.

Nous finissions nos valises dans l’incertitude totale du lendemain, au son lancinant de la radio qui répétait à longueur de journées : « Soyez calmes, restez chez vous ! », conseil qui ne nous concernait pas ! La sonnette de notre appartement ne cessait de retentir. C’étaient les voisins qui allaient d’une porte à l’autre pour poser les mêmes questions. Fallait-il fuir en abandonnant tout derrière soi, ou rester et subir les affres de l’occupation avec les conséquences que cela comportait ?

Le marché couvert de Revel construit sous Louis XI.

Mes parents ne savaient quels conseils leur donner, mais notre décision était irrévocable : partir le plus rapidement possible. Nous n’en dormions plus, car les nouvelles du front étaient réellement alarmantes. Le pas fut franchi le 13 mai au matin : à la gare du Midi, un train était en partance pour l’Exode.

Les compartiments regorgeaient de réfugiés. C’est à grand-peine que nous avons trouvé de la place, en nous serrant les uns contre les autres. Enfin, le convoi s’ébranla lentement, à notre plus grand soulagement. Nous étions collés aux vitres, le cœur serré de voir petit à petit disparaître notre bonne ville de Bruxelles, le berceau de notre enfance. Nous aperçûmes fugitivement notre maison, en nous demandant si nous la reverrions jamais. 

Le train prit de la vitesse, mettant la plus grande distance possible entre l’ennemi et nous. Notre wagon grouillait de familles désemparées. Les parents essayaient tant bien que mal de calmer les enfants énervés, les bébés sanglotant. Nous étions des Juifs en grande majorité, tenaillés par l’angoisse et la crainte de l’inconnu. Nous avalions les quelques victuailles que nous avions emportées. Les journées étaient spécialement torrides, le compartiment surchauffé, et nous avions très soif.

C’est dans ces conditions difficiles, parmi les cris et les pleurs, que le train franchit la frontière française. Le simple fait de savoir que nous avions enfin quitté la Belgique suffit à nous rassurer et à nous calmer un peu. Nous étions tous convaincus que la grande armée française, tant de fois victorieuse dans le passé, parviendrait à contenir les hordes allemandes et, aidée par nos alliés, à écraser finalement l’ennemi. Comme nous nous leurrions !

Le lac saint-Férréol, dernier lieu de rêve avant longtemps.

En France, le train s’arrêtait dans des gares où la Croix-Rouge et les scouts nous distribuaient nourritures et boissons à profusion et donnaient les premiers soins aux malades. L’accueil était généreux et hospitalier partout, ce qui nous conforta dans l’idée de la victoire des Alliés !

Le long voyage continua sous un soleil de plomb pendant trois interminables journées. Nous étions fourbus, dormant tant bien que mal de jour ou de nuit, dans les conditions les plus inconfortables et dans une promiscuité étouffante et désagréable. Ma pauvre maman si douce, si patiente et si sensible, était désemparée. Quant à mon père très nerveux, et souffrant au spectacle des siens si perturbés, il essayait de nous réconforter tant bien que mal.

Notre périple s’acheva enfin, après que nous eûmes vu défiler des villes et villages aux noms chantants, fleurant bon le Midi de la France. Nous étions à Toulouse. Descendus du train, nous n’eûmes que le temps de nous engouffrer dans une micheline qui nous emporta cinquante kilomètres plus loin, jusqu’à la petite ville de Revel, dans la Haute-Garonne. Et là, nous avons appris que le train qui nous suivait avait été sérieusement bombardé et mitraillé.

Comment pouvais-je savoir que la chance que nous avions eue ce jour là, était la première des innombrables chances qui me protégeraient tout au long de mes années de guerre ?

Là-bas, à Revel, une page de mon heureuse et quiète enfance venait d’être tournée.

La première étape : Revel

À notre descente du train, on nous embarqua à bord de camions qui se dirigèrent vers une colline. Nous la contournions en admirant le paysage sous le soleil de plomb. Les champs, les prés, les arbres, les petits bois qui s’étalaient à perte de vue nous donnaient une sensation de vacances, si ce n’étaient les circonstances qui nous amenaient là. Au bout de quelques minutes, nous nous dirigeâmes vers le sommet, but final de notre périple.