Une année au désert - Auguste Nicaise - E-Book

Une année au désert E-Book

Auguste Nicaise

0,0
1,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Le 21 janvier 1858, je m’embarquai au Havre pour les Etats-Unis sur le clipper américain l’Ontario, dont le jeune capitaine Wilkie Fergusson était de mes amis. Je désirais toucher d’abord à Savannah, sur la côte de Géorgie, de là gagner par terre Montgommery et Mobile, au fond du golfe du Mexique, où m’appelait depuis quelque temps un parent dont l’affection avait entouré mon enfance des plus tendres soins, et que les orages politiques avaient banni de France. L’Ontario, frêté par la riche maison de Washington, Edward Bennett and Co, devait séjourner une vingtaine de jours à Savannah, faire voile ensuite pour Charlestown, dans la Caroline du Sud, et faisant escale le long des côtes de la Caroline du Nord et de la Virginie, aller enfin à Washington dans le Maryland, déposer le reste de la cargaison qu’il amenait d’Europe. De là je devais gagner New-York par terre, visiter Newhawen et Boston dans le Massachusetts, et enfin les grands lacs canadiens. Telle devait être en quelque sorte la première partie de mon voyage ; la seconde me conduisait à Saint-Louis en Missouri, à cent cinquante lieues à peine de l’immense et mystérieux Far-West américain.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



AUGUSTE NICAISE

UNE ANNÉE AU DÉSERT

SCÈNES ET RÉCITSDUFAR-WEST AMÉRICAIN

1864

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383838944

 

UNE ANNÉE AU DÉSERT

Scènes et Récits du Far-West américain.

CHAPITRE Ier.

Le départ. — La traversée. — Episode en mer. — Un capitaine abolitioniste. — Savannah. — Les chemins de fer en Amérique. — Macon et ses environs. — Montgommery. — Les rives de l’Alabama. — Mobile. — Les îles de la mer. — Une plantation de riz dans la Caroline du Sud. — L’hospitalité d’un planteur. — Une chasse aux caïmans. — Les bords du Potomac et la baie de Chesapeake.

Le 21 janvier 1858, je m’embarquai au Havre pour les Etats-Unis sur le clipper américain l’Ontario, dont le jeune capitaine Wilkie Fergusson était de mes amis. Je désirais toucher d’abord à Savannah, sur la côte de Géorgie, de là gagner par terre Montgommery et Mobile, au fond du golfe du Mexique, où m’appelait depuis quelque temps un parent dont l’affection avait entouré mon enfance des plus tendres soins, et que les orages politiques avaient banni de France. L’Ontario, frêté par la riche maison de Washington, Edward Bennett and Co, devait séjourner une vingtaine de jours à Savannah, faire voile ensuite pour Charlestown, dans la Caroline du Sud, et faisant escale le long des côtes de la Caroline du Nord et de la Virginie, aller enfin à Washington dans le Maryland, déposer le reste de la cargaison qu’il amenait d’Europe. De là je devais gagner New-York par terre, visiter Newhawen et Boston dans le Massachusetts, et enfin les grands lacs canadiens. Telle devait être en quelque sorte la première partie de mon voyage ; la seconde me conduisait à Saint-Louis en Missouri, à cent cinquante lieues à peine de l’immense et mystérieux Far-West américain.

Depuis longtemps je désirais ardemment contempler ces redoutables solitudes de l’Ouest, parcourues seulement par les Indiens, les trappeurs, les émigrants et les bêtes fauves ; de là gagner l’Orégon, ensuite redescendre au Sud à San-Francisco de Californie, y étudier dans les placers cette enivrante, mais souvent aride et périlleuse moisson de l’or, qui pousse depuis dix années vers le Sacramento des aventuriers de toutes les nations du monde. Peut-être me serait-il possible de descendre encore plus au Sud, de traverser les déserts du nouveau Mexique, ce Sahara américain, pour regagner les premiers forts du Kansas, en prenant la route espagnole, qui côtoie les hauts contreforts de la Sierra-Madre et le Rio-del-Norte. Mais cette dernière partie du voyage était tellement semée de privations et de périls, qu’il me restait des doutes nombreux sur la possibilité de l’accomplir, et de compléter ainsi un immense circuit de deux mille lieues environ.

L’Ontario n’emportait avec moi que trois passagers, un négociant de la Nouvelle-Orléans, et deux jeunes missionnaires catholiques, qui allaient répandre aux confins du Texas les lumières, les consolations de la religion, et commencer une vie de labeurs et de dangers. Le plus âgé d’entre eux n’avait pas vingt-cinq ans. Ils partaient joyeux, pleins de zèle ; la santé faisait éclater sur leurs visages de fraîches couleurs, qu’ont sans doute déjà ternies les souffrances, les veilles et l’action morbide d’une atmosphère souvent fatale aux Européens.

Nous sortîmes du Havre, par une brise du nord-est, et l’Ontario fendait gaillardement une houle assez forte. Au bout de quelques heures, la terre avait complètement disparu, et je vis sans regrets les côtes de France s’effacer dans la brume d’une triste journée d’hiver.

Les quinze premiers jours de notre traversée n’offrirent aucun incident remarquable, quelques grains de pluie ou de neige, quelques sautes de vent qui nous contraignaient à courir des bordées, ou à mettre à la cape, allure que l’Ontario supportait sans fatigue. Le vingtième jour, nous fûmes assaillis à la hauteur des Bermudes par un coup de vent qui nous jeta de vingt lieues environ en dehors de notre route. Cependant, malgré une grosse mer et des grains fréquents, nous rétablîmes facilement notre marche.

Le dix février, notre capitaine nous annonça que le lendemain matin nous découvririons probablement la côte d’Amérique. Nous accueillîmes cette nouvelle avec satisfaction ; nous étions déjà fatigués de la monotone existence du bord. Je ne dormis guère pendant cette nuit ; au lever du soleil, j’étais sur le pont, impatient, de contempler une terre nouvelle qui me promettait des émotions inconnues. La mer était houleuse, agitée encore par la tempête qui avait régné les jours précédents ; nous courions le vent au plus près, et l’Ontario, penché sur ses sabords, filait en secouant l’écume des lames qui fouettaient sa proue, lorsque, à travers les sifflements du vent et le bruit des vagues, un cri prolongé, qui ressemblait à un appel de détresse, parvint jusqu’à nous. La même clameur se répéta trois ou quatre fois dans l’espace d’une minute, en devenant toujours plus distincte. Les hommes de quart l’avaient entendue, et, montés sur les bastingages, interrogeaient l’horizon.

Au même instant, la vigie cria de la hune : « Un canot sous le vent, par le bossoir de tribord ! » Tous les regards se portèrent dans cette direction, et nous aperçûmes, à un demi-mille environ, un point noir qui disparaissait par intervalles, et semblait arriver sur nous. Nous reconnûmes bientôt que c’était une embarcation. Le capitaine fit mettre en panne, et lancer un canot à la mer, monté par le second et huit matelots vigoureux. Trois quarts d’heure après, ils ramenaient à la remorque un canot géorgien, à moitié rempli d’eau, dans lequel ils avaient trouvé, presque mort de froid et de faim, un nègre couvert pour tout vêtement d’un mince pantalon de toile de coton.

Le pauvre diable était tout ruisselant d’eau de mer ; il avait les traits fortement altérés ; on distinguait la pâleur sous l’épaisse teinte noire de sa peau. Lorsqu’il arriva sur le pont, il pouvait à peine se soutenir. Il eut cependant assez de force pour se jeter aux genoux de Fergusson, et les tenir embrassés. Il sanglotait, poussait des cris entrecoupés de paroles que nous ne pouvions distinguer. La douleur de ce malheureux fit sur moi une vive impression. Nos matelots, tout américains qu’ils étaient, semblaient aussi éprouver quelque compassion. En ce moment, je vis l’intelligente figure de notre capitaine s’animer, et une vive rougeur lui monter au front, surtout lorsque le nègre nous montra avec des gestes suppliants une blessure qui lui avait divisé presque entièrement, près de l’épaule, un des muscles du bras droit. Elle fut pansée tant bien que mal ; un verre de rhum et un peu de nourriture eurent bientôt ranimé les forces de ce malheureux.

Quatre jours après notre arrivée à Savannah, Fergusson apprit qu’un esclave s’était échappé d’une plantation de coton, située à peu de distance de la ville, et dont le propriétaire était connu pour sa brutalité envers les noirs. Le pauvre diable, arrivé d’Afrique et débarqué en contrebande quelques jours auparavant, avait été de suite employé par son nouveau maître à un travail assez difficile, dont il se tirait fort mal, malgré les bourrades qu’on lui prodiguait Effrayé et irrité tout à la fois de ces mauvais traitements, l’esclave s’assit dans un coin, en refusant de continuer de travailler.

Le maître, devenu furieux, le roua de coups, et voyant qu’il ne parvenait pas encore à le faire sortir de sa stupeur, il s’empara d’un bowie knife, et en frappa violemment le nègre au bras droit. Celui-ci, éperdu de terreur, s’enfuit de l’habitation et demeura caché pendant deux jours dans un marais voisin ; dans la nuit du deuxième au troisième jour il revint à Savannah, détacha un des canots amarrés dans le port, et croyant sans doute regagner son pays natal, à force de rames, il se dirigea vers la haute mer.

Assailli par la tourmente qui durait depuis quelques jours, il avait été emporté rapidement à trente lieues des côtes. Eperdu, mourant de faim, harassé de fatigue et de froid, il s’était couché dans la frêle embarcation, à demi remplie d’eau par les lames qu’elle embarquait à chaque instant, et il attendait une mort préférable pour lui aux souffrances de l’esclavage, lorsqu’il avait aperçu l’Ontario, et poussé les cris que nous avions entendus. Le capitaine ordonna que ce malheureux reçût tous les soins nécessaires, et qu’il restât caché à bord jusqu’à notre arrivée à Washington.

J’avais été surpris en voyant Fergusson éprouver autant de compassion pour ce nègre, car je connaissais le peu de pitié qu’excitent chez la plupart des Américains les souffrances des esclaves. Lorsque nous fûmes seuls, quelques moments après, je lui en exprimai mon étonnement :

« Cher ami, me répondit-il, avant de se révéler à vous, notre chère Amérique vient de vous montrer une de ses plaies les plus vives, l’esclavage, et les maux qui en sont inséparables. Vous m’avez vu rougir tout-à-la-fois de pitié pour ce malheureux, et de honte pour son bourreau. Il faut reconnaître cependant que tous les propriétaires d’esclaves ne les traitent pas avec la même inhumanité ; mais les exemples de cette nature sont encore trop fréquents, surtout dans les Etats du Sud. Vous allez visiter nos plus belles provinces ; vous y verrez des fleuves larges et profonds, qui, prenant leurs sources dans les glaces du pôle, courent verser leurs eaux dans les pays les plus aimés du soleil. Vous verrez des lacs grands comme des mers intérieures, des déserts dont l’œil et l’esprit ne mesurent l’immensité qu’avec effroi. Vous verrez des villes populeuses, riches en palais, des prairies luxuriantes, des forêts où la création déploie ses merveilles. Vous sentirez le génie américain éclater de toutes parts, dans ses chemins de fer, dans ses vaisseaux, dans son commerce, dans son industrie. Mais n’oubliez pas que l’Union porte au cœur un ver qui la ronge, c’est l’esclavage, source incessante de souffrances et de discordes, qui, tôt ou tard, déchirera en deux morceaux le drapeau parsemé d’étoiles, qui flotte aux mâts de mon vaisseau. »

Et Wilkie me montrait le yacht américain qui venait d’étaler ses vives couleurs, en même temps que la vigie nous annonçait la terre.

Trois heures après, nous jetions l’ancre dans le port de Savannah, et j’étais confortablement installé dans la maison d’un riche commerçant de la ville, parent de Fergusson. M. Clayton m’accueillit d’abord avec une bienveillance mêlée de réserve ; mais une fois la présentation faite par notre ami commun, il me déclara que lui et sa maison étaient à ma disposition. La présentation est en Amérique, peut-être plus encore qu’en Angleterre, le talisman qui donne aux relations les plus nouvelles l’attrait et les priviléges d’une ancienne amitié. M. Clayton mit pour le lendemain sa voiture et ses chevaux à mon service pour visiter la ville. Mais il ne pouvait m’accompagner que le matin, ses affaires exigeant dans la journée sa présence à la bourse.

Le lendemain, à neuf heures du matin, nous montions dans un élégant briska attelé de deux chevaux de race anglaise, qui nous emportaient rapidement au milieu des rues ombragées de la ville.

Savannah est assise à l’embouchure de la rivière de ce nom, qui prend sa source, à plus de cent lieues au nord, dans cette chaîne de montagnes dont le pic de la Table est le sommet le plus élevé, et qui traverse la Géorgie et la Caroline du Nord en effleurant seulement l’extrémité du territoire de la Caroline du Sud. Le terrain sur lequel Savannah est bâtie s’élève rapidement au-dessus de la rivière. Cette ville offre un aspect charmant ; elle est construite d’ailleurs d’une manière assez originale pour que peu de cités des Etats-Unis lui ressemblent. Savannah est plutôt une agglomération de riches villages qu’une ville proprement dite, et chacun de ces villages possède sa maison commune, sa promenade et son église. Chaque habitation est entourée d’un vaste jardin, embelli par une riche verdure, et où les productions des Tropiques se montrent mêlées aux fruits et aux fleurs de l’Europe. Le terrain est généralement sablonneux. Je fus frappé de la quantité d’écailles d’huîtres qui jonchaient le sol et contribuaient à la solidité des voies carrossables. Les huîtres, me dit M. Clayton, sont dans notre pays la nourriture presque exclusive du pauvre. C’est en vérité une manne que la Providence a semée sur nos côtes. Les huîtres sont chez nous une des bases de l’alimentation ; elles se présentent au déjeûner, au dîner et au souper ; et ce matin même, si je n’avais craint de heurter vos habitudes européennes, j’en aurais fait figurer sur notre table entre le thé et les sandwichs. Elles sont d’ailleurs d’une qualité parfaite.

Nous rentrâmes pour le dîner, où j’eus l’occasion de vérifier l’assertion de mon hôte au sujet des huîtres de Savannah. J’accompagnai M. Clayton à la bourse, qui présentait une assez grande animation. Il me conduisit au sommet de cet édifice, d’où l’on découvre un admirable panorama. Pour la première fois, je pus rassasier mes yeux de la nature américaine. D’un côté la mer, avec les îles qui bordent les côtes et l’embouchure de la Savannah, de l’autre un océan de verdure au milieu de laquelle se détachaient les habitations et la teinte plus pâle des rizières, enfin aux limites de l’horizon, les cimes bleuâtres des montagnes couvertes de forêts épaisses. Je m’arrêtai longtemps devant ce spectacle, et lorsque, une heure plus tard, mon hôte vint me chercher pour le retour, j’étais encore plongé dans cette délicieuse contemplation.

Quoique Savannah soit la ville la plus importante de l’Etat de Géorgie, comme population et commerce, elle n’en est cependant pas la capitale ; c’est à Milledgeville, située à soixante lieues environ de la côte, au centre de l’Etat, que ce titre appartient. Milledgeville ne renferme que trois mille habitants, tandis que Savannah en compte trente mille, dont à la vérité la moitié sont des esclaves.

Je ne pouvais prolonger mon séjour à Savannah, car j’avais hâte de me rendre à Mobile, dont trois cents lieues me séparaient encore. En ne séjournant dans aucun des points intermédiaires, il me fallait quatre jours pour effectuer ce voyage. Le chemin de fer me conduisait à Selma, où je prendrais le bateau à vapeur, qui descend l’Alabama jusqu’à Mobile. Mais j’avais l’intention de visiter Montgommery, située aux deux tiers de ma route, et en passant à Mobile sept ou huit jours, il ne me restait plus que le temps nécessaire pour regagner Savannah au moment où l’Ontario lèverait l’ancre pour Charlestown.

Le lendemain, à midi, le chemin de fer m’emportait à toute vitesse vers Macon. La voie que je parcourais fait partie de ces nombreux réseaux qui sillonnent dans tous les sens les Etats de l’Union, et activent dans ce grand corps la vie commerciale et industrielle, en même temps qu’ils favorisent le goût inné de l’Américain pour les voyages.

Le Quincy-Railway fut le premier chemin de fer construit aux Etats-Unis (1827) ; mais il ne transportait que des marchandises. Le Baltimore and Ohio railway, construit en 1830, transporta le premier des voyageurs ; sur ces deux lignes les wagons étaient traînés par des chevaux. En 1831, pour la première fois, les locomotives furent employées aux Etats-Unis sur les chemins de la Mohawk-and-Hudson et Baltimore and Ohio. Ces machines étaient excessivement lourdes, et n’atteignaient qu’une vitesse maximum de vingt milles à l’heure. Aujourd’hui cette vitesse est de cent milles. Mais, fort heureusement pour les voyageurs, cette rapidité n’est point en usage dans les transports journaliers. Si l’on considère en effet la négligence avec laquelle les voies sont construites, et la trop facile surveillance qu’on apporte en les exploitant, les accidents, nombreux déjà, se multiplieraient dans une proportion énorme sur les quatre-vingt mille milles de chemins de fer que comptent aujourd’hui les Etats-Unis.

J’arrivai à sept heures du soir à Macon, après avoir traversé de magnifiques campagnes couvertes de plantations de cotonniers. La production du coton forme la principale richesse des états de Géorgie et d’Alabama, où cette industrie a pris depuis quinze années un développement considérable. Lorsque nous approchâmes de Macon, le soleil était à son déclin, et le pays que nous parcourions avait à cette heure un charme indéfinissable. La lumière de l’astre à son couchant nuançait des plus riches couleurs la verdure des cotonniers, tandis que les montagnes revêtaient déjà les sombres teintes qui précèdent la nuit. Les nègres regagnaient les habitations en modulant un chant à la fois doux et triste. Tout cela ressemblait presque à une idylle, à un tableau de paix et de bonheur.

Le lendemain, à midi, j’arrivai à Montgommery, capitale de l’état d’Alabama, où je désirais m’arrêter quelques heures, que je regrettai bientôt ; et rien ne signalerait cette ville dans mes souvenirs, si je n’avais failli y mourir de faim, bien que je fusse descendu dans le meilleur hôtel. Il est vrai que c’était un dimanche ; j’eus toutes les peines du monde à me procurer du pain et du chocolat, que j’arrosai de brandy mêlé avec de l’eau. J’avais hâte de gagner Selma, dont douze lieues me séparaient encore, et où je pourrais peut-être me dédommager de ce jeûne forcé. J’y arrivai à huit heures du soir, et un souper assez confortable, suivi d’une nuit de repos, me consola de ma mésaventure de la journée.

Le lendemain, de bonne heure, je montai sur l’un des steamboats qui font le trajet de Wetumpka et de Selma à Mobile, et bientôt nous descendîmes rapidement le cours de l’Alabama.

L’Alabama, qui n’est en Amérique qu’une rivière de quatrième ordre, pourrait passer en Europe pour un fleuve majestueux. Elle est formée par la jonction de la Coosa et de la Talapoosa, et est navigable pour les grands steamboats jusqu’à 600 mille de son embouchure. Ses bords sont couverts d’une végétation remarquable, qui revêt encore un aspect sauvage et primitif. Nous étions quelquefois toute une journée sans apercevoir la moindre trace de civilisation.

Les tribus indiennes, qui habitaient autrefois le territoire de l’Alabama, ne sont point encore disparues entièrement. Mais ces peuplades, absorbées par la civilisation, abruties par l’usage du brandy et du rhum, tendent à s’amoindrir du jour en jour. Avant un siècle, peut-être, le dernier spécimen de cette race fera, comme rareté, la fortune d’un nouveau Barnum. Quelques indiens, trois hommes, deux femmes et un enfant, avaient été reçus par charité sur le bateau qui nous emportait. Ils s’étaient groupés timidement dans un coin sur le pont ; de temps en temps un d’eux s’approchait des voyageurs, et leur offrait des chapelets et des ornements d’écorce, la seule industrie de ces tribus. Ces descendants dégénérés d’une race autrefois puissante et forte, sont déjà bien loin de ces hardis Apaches, Comanches et Navajoes qui sont encore aujourd’hui la terreur des déserts de l’Ouest.

Après quarante-huit heures de navigation, j’arrivai à Mobile, et l’un des premiers visages que j’aperçus en débarquant fut celui d’une personne qui m’était chère à plus d’un titre.

Les premières heures de noire réunion furent consacrées tout entières au bonheur de nous revoir après une absence de neuf années. Nous parlâmes de la France, des amis que nous y avions laissés, de ceux qui n’étaient plus, de l’espoir pour les proscrits de revoir un jour le sol natal. Notre espérance n’a point été trompée ; la clémence du souverain s’est étendue sur eux, et une année plus tard l’exilé regagnait la patrie, lorsque moi-même, livré encore à toutes les chances d’un périlleux voyage, je parcourais les solitudes de l’Ouest américain.

Mobile est située à l’embouchure de la rivière de ce nom, au fond du golfe du Mexique. Elle fut fondée par un Français, au commencement du dix-huitième siècle, cédée à l’Angleterre en 1763, quelques années plus tard à l’Espagne. Il ne lui reste plus aucune trace de son origine française. Mobile n’offre rien de remarquable ; ses monuments sont construits sur des proportions assez mesquines ; elle ne renferme qu’une belle rue, celle du Gouvernement, ombragée dans toute sa longueur par des arbres magnifiques. Mobile possède un bois de magnolias gigantesques, qui sert de promenade aux habitants. Combien de fois, le soir, pendant mon rapide séjour, avons-nous passé de douces heures sous ces charmants ombrages, tandis que les brises chaudes et parfumées du golfe du Mexique répandaient autour de nous leurs senteurs enivrantes.

Mobile, voisine de la Nouvelle-Orléans, est quelquefois visitée par la fièvre jaune, le terrible vomito negro, qui dans ce moment même sévissait dans cette dernière ville. Un grand nombre de familles s’étaient réfugiées à Mobile, et je pus admirer là les traits charmants, l’élégance, et la gracieuse tournure des créoles de la Louisiane. Pourquoi faut-il qu’au milieu d’une aussi splendide nature, la Providence ait fait naître un horrible fléau, comme une ombre lugubre parmi les couleurs de ce ravissant tableau ?

Quelques jours après j’étais de retour à Savannah, et notre clipper quittait, l’embouchure de la rivière ; nous approchions de Sea-Islands, les îles de la mer, et nous étions devant Beaufort, leur ville capitale. Fergusson devait le lendemain visiter une des plantations des îles, il m’engagea à l’accompagner, en me promet tant une charmante excursion.

Les îles de la mer produisent le coton le plus estimé. Dans la saison d’été, les planteurs qui les habitent regagnent presque tous le continent pour éviter les atteintes des fièvres que les chaleurs développent dans ces parages. Mais au printemps le climat est excessivement sain. Au moment où nous visitâmes les îles, nous approchions de cette saison, et la population était au complet. Montés sur un petit sloop gréé pour cette navigation, nous entrâmes dans une série de canaux qui tantôt se resserraient de manière à laisser passer à peine de front deux embarcations, et tantôt présentaient l’aspect d’un grand fleuve. Quelquefois nous étions légèrement engravés, et le sloop n’avançait plus que poussé par de longues rames.

Le paysage était aussi ravissant que varié. A chaque instant nous apercevions d’immenses plaines couvertes de cotonniers, au milieu desquels apparaissaient des habitations. Les palmiers, les pins, les chênes, les cèdres mélangeaient cette verdure de teintes diverses. Cette scène était animée par une foule de nègres occupés aux travaux des plantations. Nous entrâmes à Beaufort à la nuit, et le lendemain, à trois heures du soir, nous jetions l’ancre dans la rade de Charlestown.

Jusqu’alors, bien que j’eusse passé déjà près d’un mois aux Etats-Unis je n’avais point encore pu examiner à loisir quels soins et quels travaux exigeaient les deux principales cultures des Etats du Sud, le coton et le riz, et je désirais vivement ne point quitter la Caroline du Sud sans emporter quelques notions à cet égard. J’exposai ce désir à Fergusson, et comme nous devions séjourner trois jours à Charlestown, il m’offrit de me faire visiter une plantation de riz, située à dix lieues de la ville.

Nous partîmes le lendemain matin. Une voie ferrée nous déposa à trois lieues de notre destination. Nous trouvâmes à la station une voiture qui nous y conduisit en une heure. Au moment où nous arrivâmes devant l’habitation, nous entendîmes plusieurs détonations, et quelques instants après le planteur accourut au-devant de nous, armé d’un fusil à deux coups, avec lequel il faisait une guerre acharnée à des bandes d’oiseaux qui s’abattaient sur de vastes rizières. Après que les formalités de la présentation eurent été remplies, M. James nous introduisit dans sa maison, près de sa femme, jeune et charmante créole des environs de Jackson. En attendant le déjeûner, et avant de visiter son exploitation, il nous fit servir d’abondants rafraîchissements où figuraient les crus les plus renommés de France, avec l’ale et le porter anglais. Puis nous sortîmes pour faire seulement le tour de l’habitation.

Cette maison était construite en bois de différentes natures, parmi lesquels on reconnaissait le cèdre, le pin et le chêne ; elle se composait d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, avec un large toit couvrant une galerie extérieure qui régnait sur les trois faces principales. Derrière l’habitation, de vastes bâtiments et hangars, légèrement construits, servaient d’écurie et abritaient les récoltes et le matériel d’exploitation. Excepté sur sa façade antérieure, cette maison était presque complètement entourée de verdure. M. James nous fit visiter son écurie, qui renfermait trois chevaux, deux de race anglaise pure, et le troisième plus ramassé dans ses formes, et qu’il nous assura être le produit d’un étalon anglais et d’une jument de race indienne. Il nous apprit qu’il avait déjà gagné avec cet animal des paris assez considérables.

Pour que nous pussions juger de ses allures et de son énergie, il le fit monter sans être sellé ni bridé par un jeune mulâtre, qui remplissait chez lui les fonctions de groom. L’animal, renfermé dans sa boxe d’érable, semble être d’une humeur excessivement douce, et se laissait volontiers approcher et toucher. Mais lorsque le groom s’avança vers lui, en lui adressant quelques mots accompagnés d’un sifflement sourd et saccadé, le cheval tressaillit, releva la tête et voulut se dresser. Ramené à terre par une main vigoureuse, il s’élança rapidement par la porte de l’écurie, et, à ma grande surprise, il s’arrêta au bout de vingt pas en hennissant et piaffant d’une manière sauvage ; je pus alors mieux examiner ses formes. Sa robe était d’une couleur indécise et probablement innommée, qui se rapprochait de la nuance appelée en France, gris étourneau. Sa crinière, presque noire et fort épaisse, lui descendait à l’épaule, tandis que sa queue tombait presque jusqu’à terre. On retrouvait la race anglaise dans les lignes du poitrail de l’encolure et les jambes de devant, quoique le sabot fût plus court et plus évasé, mais le train de derrière et la tête rappelaient par leurs formes sèches et nerveuses la race des mustangs indiens.

L’animal semblait attendre un cavalier, lorsque tout-à-coup le mulâtre jeta un cri ; aussitôt la bête fit rapidement un mouvement de flexion comme si elle voulait s’accroupir, tandis qu’au même instant le groom, par un élan rapide, s’élançait sur son dos. Il la mit devant nous à toutes les allures, en lui faisant exécuter les mouvements d’un cheval parfaitement dressé. M. James nous fit remarquer le trot allongé de cet animal, qui, en Europe, aurait pu passer pour un véritable stepper, et c’était là un succès dont le planteur paraissait fier, car les chevaux indiens trottent rarement, leur allure favorite est le galop.