Une Ascension - Pauline Desnuelles - E-Book

Une Ascension E-Book

Pauline Desnuelles

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Beschreibung

« Encore quelques centaines de mètres et nous y voici, nous y sommes. Le sommet du Mont-Blanc. Tout en haut. On ne peut pas aller plus haut à moins de marcher dans l’ozone. » 

Après la disparition de Théo, emporté par une avalanche, sa femme Aurore erre entre tristesse et colère. Sur la voie de l’acceptation, elle se frotte à d’autres corps, ouvre peu à peu les yeux sur la réalité de son mariage et se confronte à la montagne. Une Ascension intérieure. 

La voix de sa fille et celle, spectrale, de la première femme à avoir descendu le Mont-Blanc à ski dessinent, à travers ce roman polyphonique, une peinture délicate des étapes du deuil.


À PROPOS DE L'AUTRICE 

Pauline Desnuelles est une autrice franco-suisse. Elle a étudié la littérature et la traduction à Lille, Paris et Berlin, avant de s’installer en Suisse il y a une vingtaine d’années. Exerçant le métier de traductrice, elle a publié plusieurs romans et récits.

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Couverture

Page de titre

À mes filles

Aurore

Mes skis glissent vers le haut. Sur ma droite, une enfilade de sommets, leurs roches gris pâle, leur élan suspendu. Sous les parois verticales, je discerne des grottes, des anfractuosités, de minces replats. Si j’étais bouquetin, je me posterais sur l’un de ces promontoires et, le museau relevé, je humerais l’air vif.

La peau de phoque adhère sur la neige, me hisse gentiment. La pente douce s’est faite raidillon. Le ciel est grand et étiré, barre de pur cobalt. J’ai le museau tellement relevé que j’en oublie de regarder devant moi. Je trébuche sur une souche et chute. Mon sac à dos est lourd. Tortue pataude, je bataille pour me relever.

De retour à la verticale, je bois du thé brûlant à petites lampées. Un rapace plane au-dessus de moi. Il glisse sur la brise, lui, sans remuer les ailes. Je me demande s’il dirige sa trajectoire ou s’abandonne dans l’éclat de la lumière, emmené par les courants. Probablement les deux, il se laisse emporter puis ajuste, d’un infime coup d’aile, d’une inflexion de la tête, il bifurque. Composer avec les vents et les aléas du jour, une saine façon de conduire sa vie. J’ai encore du dénivelé. Je reprends mon ascension.

Nul mouvement, nul son alentour. Le monde s’est tu. Je suis venue ici pour ça. Pour le silence, pour mon souffle. Pour un paysage brut d’avant les hommes.

Chaque pas me rapproche de la masse bleutée du glacier. J’observe et le paysage m’observe. Mes skis suivent les traces de randonneurs plus matinaux. J’aime la solitude de ces pentes blanches, pourtant des signes d’humains me rassurent. J’atteins un col et soudain je suis face au vent qui ébouriffe mes cheveux retenus par mon bandeau. J’ai froid malgré la braise de mes joues échauffées par la montée.

Je suis maintenant une ligne de crête bordée de sapins qui me protègent des rafales, je me baisse parfois pour éviter leurs branches striées d’aiguilles, enfin j’attaque la côte la plus raide. La neige est dure. J’ahane. Je lève les yeux vers le dernier versant glacé à gravir. J’appuie plus fort sur mes skis, sans doute devrais-je mettre les couteaux. Un animal me coupe la route, dévale la pente devant moi. Est-ce un chamois ou un bouquetin ? Il a détalé trop vite.

Mais la bête revient sur ses pas, se poste au sommet d’un monticule neigeux à quelques mètres de moi et me dévisage. Poil brun et court, petites cornes crochues, tête blanche et masque de voleur. C’est un chamois. Ses yeux dorés brillent et peut-être les miens brillent-ils tout autant dans la lumière pailletée. Nos regards se croisent. Hé humaine, que fais-tu ici ? Pourquoi monter encore ? Hé humaine, tu es aussi seule que moi. Seule seule seule.

Je crois qu’il m’invite à descendre derrière lui. Car le ciel s’est enflé d’un voile sombre.

L’animal me lance un regard interrogateur mais calme, je crois voir un de ses sourcils se lever, puis il bondit dans la pente et se volatilise dans un nuage de poudre blanche. Sa disparition fait tanguer mon humeur.

Je jette un regard contrit vers l’amont, ouvre les épaules et me redresse. Je poursuis sur un sol glissant. Je dérape sans cesse, me rattrape sur mes bâtons. Pas le choix, une halte s’impose pour fixer les couteaux sur mes skis.

Ainsi équipée, je grimpe mieux, les crans du métal mordent sur la glace. Je ne regarde pas ma montre, je monte encore deux heures, peut-être trois. Enfin j’atteins une épaule arrondie sous une aiguille rocheuse. Le glacier est tout près maintenant, avec ses crevasses, gueules immobiles et voraces, prêtes à engloutir animaux, rochers, alpinistes égarés. Je frissonne et j’enfile ma veste de duvet synthétique. Je retire les couteaux et les peaux de phoque le plus vite possible, en gardant mes gants, dans le vent froid qui a forci. Je colle les peaux poisseuses sur le filet Colltex, les enroule sur elles-mêmes et les fourre dans mon sac.

Soudain, Marco est là. Marco Siffredi – au nom grotesquement connoté par les films pornos. Ce jeune snowboardeur de l’extrême disparu avant ses vingt-cinq ans1.

Je ne sais pas si je rêve, tout a l’air si réel. Dans un prodigieux dérapage, il m’éclabousse de copeaux de neige et se campe à côté de moi. Comme moi, il se penche en avant dans la pente, la jauge. Il sourit, dévoile ses dents du bonheur écartées. Il me regarde, soulève un sourcil puis l’autre, interrogateur comme le chamois, sourit encore. – Dans la poudreuse, on est tous champions du monde. Mais dès quec’est gelé, y en a plus un pour faire le malin sur ses lattes. Je suis à plus de trois mille mètres et je respire mal. C’est de la folie, d’être montée seule ici. Il va falloir trouver le moyen de descendre. Regagner le monde d’en bas.

Côté matériel, je crois que je suis prête, mais mon esprit caracole, fait des figures compliquées. J’ai lâché la bride à l’angoisse et elle ne se gêne pas, elle prend toute la place. Je pourrais rester ici, le râle du vent dans les oreilles, devenir la démente, celle qui se tient sur les hauteurs et refuse de descendre. J’ai peur. En contrebas, plus aucune habitation. Plus de trace du monde humain. Comme s’il avait été effacé. Rayé de la surface de la Terre. Marco me tend la main, il me dit que c’est le moment d’y aller, maintenant. N’attends plus. Le ciel s’est bouffi, d’épais nuages noirs avancent derrière moi. Il me dit : Maintenant ! Tu dois y aller maintenant. Mets ton casque.

Ah oui, le casque. Lui n’en porte pas, sa chevelure peroxydée flotte à l’air libre, mais j’obéis. Je détache mon casque de mon sac à dos et le place sur ma tête, la boucle émet un petit son mat quand je la verrouille. Je vérifie mes fixations. Une dernière fois Marco plonge ses yeux dans les miens, il s’élance, disparaît de mon champ de vision, avalé par la pente la plus raide, celle que je ne comptais pas emprunter.

Encore un regard vers le ciel et une grande inspiration, un air glacé circule dans mes poumons. Ça y est, j’y vais.

Marco doit déjà être loin, à enchaîner les virages, à faire gicler en étincelles la neige sous son snow. Je dessine d’abord de petites courbes serrées dans un couloir étroit. Je reste proche d’une ligne de crête et remonte sur elle régulièrement. La neige est compacte, pas facile. Je sinue d’abord doucement, avec des pauses. Je prends enfin de la vitesse, je laisse aller. Mon sac me semble léger, je décolle parfois, les bosses me propulsent, je flotte, j’atterris, je glisse, je glisse, glisse encore, mon plaisir grandit. Je prends confiance. La douceur de cette neige me grise. L’œil en alerte, je cherche les passages moins pentus, mes cuisses brûlent dans l’effort. Je connais mes limites, je dois me ménager.

Alors que je reprends mon souffle sur une petite corniche plate, mon corps fourmille soudain, des picotements parcourent mes joues, le bout de mes doigts. Je perds l’équilibre. Mes pieds, mes jambes ne répondent plus. La montagne se dérobe sous mes skis. Mon cerveau fait une rapide analyse : je me trouve sur une plaque qui s’est détachée, mais déjà je suis projetée vers l’avant. Je chute, je roule, je dégringole, je cabriole cul par-dessus tête, des coups retentissent, ça résonne, je hurle et la montagne hurle, coups de tambour dans ma poitrine. Des décharges électriques traversent mes membres, je ne sais plus où est le ciel, où est la terre. Des cristaux froids se tassent dans ma bouche. Mes bâtons sont arrachés de mes mains par le magma qui me pétrit violemment. Autour, tout rugit et frappe. Je percute des rochers, ou alors sont-ce eux qui me percutent ? Mes yeux ne voient plus.

Les grondements s’espacent, peu à peu ils font place au silence. Je ne sais pas où est l’envers, où est l’endroit de ce monde. Je suis cosmonaute prise dans l’étau d’un air froid et solide. Mes jambes sont-elles au-dessus de ma tête ? Je ne flotte pas. Je suis enfouie. Mon corps est prisonnier. Ça pèse des tonnes, cette neige. Dans mon esprit, les recommandations données dans les cours de gestion des avalanches défilent à toute blinde. Creuser un espace devant son visage pour respirer, oui, moi, je le voudrais bien, je ne demande pas mieux ! Mais mes bras n’obéissent pas et de nouveau ma vision se brouille, je ne vois plus que du noir.

– Maman, tu as crié fort.

Je me réveille, haletante. Un torrent de sueur coule entre mes seins. Laure se tient à l’entrée de ma chambre dans son vieux tee-shirt Totoro. Elle s’avance vers mon lit, me tend ses bras longs et fins.

Elle se couche près de moi, m’enlace. Dans le lit parental, je serre ma fille contre moi. Elle pose sa tête sur mon épaule et se rendort. Mon esprit continue à s’agiter un moment, les avalanches, le barrage de Mattmark, notre week-end à Arolla. Puis le souffle de l’adolescente me berce. Avec elle, je m’enfouis dans la neige noire du sommeil.

* * *

Genève. J’ai fini mon petit-déjeuner. Je me refais du thé et mets un peu de musique. Ibrahim Maalouf donne de la trompette dans mon salon.

Depuis quelque temps, il y a cette présence, cet appel d’un autre monde. Je me suis toujours sentie escortée par l’invisible, mais ces manifestations sensorielles sont nouvelles. Un voile humide sur mes yeux et une caresse sur mon front, qui est-ce ? Ma grand-mère adorée ?

Ce n’est pas Théo, ni même Marco Siffredi qui m’apparaît en rêve. C’est une femme. Elle m’observe dans ma nudité la plus crue. Avec mes failles, mes ratés. Mes pattes d’oie au coin des yeux et le fin bourrelet de peau autour de ma cicatrice de césarienne. Ma blessure plus profonde, celle du rejet, de l’indifférence, de l’abandon.

Une douche chaude achevée par un jet d’eau froide réveille enfin mon corps. J’enfile un jean et un chemisier. Je me mets au travail. J’étale sur la table de la cuisine mes coupures de presse sur l’accident de Mattmark.

Valais, août 1965

La situation est très confuse à la suite de l’écroulement du glacier de l’Allalin, dont 200 000 mètres cubes de glace ont recouvert une partie du chantier, ensevelissant une cinquantaine d’ouvriers, peut-être plus. L’ingénieur en chefDucommun est parmi les disparus.

Le glacier de l’Allalin, dont la rupture a provoqué la catastrophe de lundi après-midi, figure parmi les dix glaciers en crue. Son avancée a été de 7,3 mètres, après un recul de 10,5 mètres en 1961-1962. Cependant, entre l’automne 1960 et l’automne 1963, la poussée a été de près de 38 mètres. Le fond du glacier se trouvait alors à 2328 mètres sur une pente rocheuse assez lisse dominant la vallée.

Il y a un peu plus de quarante ans, ce glacier était sujet à une avancée spectaculaire. Son extrémité traversait la vallée de la Viège, au-dessous de Mattmark, à 2210 mètres d’altitude, recouvrant le chemin muletier du Monte-Moro qu’il a fallu en conséquence déplacer à une ou deux reprises. Nos reporters sur les lieux de la catastrophe. Voir pages 7, 8 et 12. Nombreuses photos prises cette nuit.

Je saisis une pomme dans le compotier, la lisse entre mes doigts avant de la croquer. Le fruit en équilibre entre mes dents, je prends ma tasse, mon ordinateur, et m’allonge sur le tapis du salon pour relire mon ébauche d’article.

Soudain, c’est le fracas. La montagne se déchire. Un bloc, deux, puis tout un pan du glacier se détache. Roche et glace se fendent dans un grondement. Tout dévale, tout pulvérise. La fureur de la montagne se déverse dans un nuage épais de matières brisées. Le torrent de neige se répand vite et dégringole la pente, emporte arbustes et caillasse dans sa fumée laiteuse. Il y a des hommes en dessous, la montagne s’en fout. Elle se réveille et elle rugit. Elle s’étire, et tant pis si ça casse, tant pis si ça fait mal. En quelques minutes, elle a enseveli le chantier.

Mon rédacteur en chef trouvera mon propos trop littéraire, trop émotionnel. Il aura raison. Je manque de données factuelles. Ces derniers mois, je suis à fleur de peau, j’ai perdu ma méthode de travail, mon phrasé journalistique a déserté.

J’aimerais évoquer la montagne puissante, la crainte qu’elle inspire. Mentionner les offrandes de fleurs et d’alcool que lui font certaines populations restées proches de leurs traditions, comme je l’ai vu en Amérique du Sud. Mais je risque de verser dans l’onirique et le sentimental. J’ai encore du travail.

J’aimerais clore cet article sur Mattmark et me consacrer à mon projet personnel sur Marguette Bouvier, première femme à avoir descendu le Mont-Blanc à ski, en 1929. Cette femme me fascine. J’ai envie de publier une version moderne de la biographie en y joignant du matériel visuel et sonore, éventuellement accessible en ligne. Le fond doit être solide, les recherches étoffées. Je manque d’énergie.

Le travail quotidien pour le journal m’épuise. Mon rédacteur en chef me laisse une belle marge de manœuvre, mais je m’enlise. Je dois prendre contact avec des centres d’accueil de réfugiés pour un dossier sur la détresse psychologique des migrants. Cette thématique me passionnait, autrefois. Mais je traîne. Je n’ai guère envie de dialoguer avec des inconnus, je me retranche derrière mon ordinateur. Où est passée Aurore l’intrépide, qui sillonnait seule les cinq continents, avec une immense soif de découverte ?

Le projet sur Marguette me tient la tête hors de l’eau. Pourquoi son parcours me subjugue-t-il autant ? Sa bravoure, son destin de femme libre, son élan de vie ? Son dégagement à l’égard des conventions, sa culture sans afféterie, son intérêt pour l’art ? Je crois que je suis profondément touchée par sa relation à la montagne. Une strate profonde en moi demande à vivre une expérience du même ordre, gravir des sommets, skier dans des conditions difficiles, repousser mes limites, terrasser mes peurs.

Au fil de mes recherches, j’ai découvert en Marguette une femme supérieurement intelligente, très affirmée, courageuse, rude aussi. Était-ce une parade ? Peut-être était-ce la seule posture possible pour une femme de cette trempe dans les années 1930. J’entrevois un être avide de reconnaissance mais rejetant les conventions sociales, les poncifs du mariage et de l’amour. Ce détachement est-il un trait de caractère des femmes qui se forgent un destin ? Qui sont ces femmes faites de roc, ces indépendantes dégagées de l’amour romantique ?

1  Sur Marco Siffredi, voir La Trace de l’Ange, Éditions Paulsen, 2005.

Marguette

Être un souffle sur le pelage des chamois, la lumière de fin du jour sur le Brévent. Le torrent qui serpente entre les herbes ou le cri de la marmotte qui appelle ses petits. Je m’y suis habituée. J’ai appris à être l’invisible, à chuchoter à l’oreille des écureuils, caresser les joues des enfants ou fouetter le sang des sportifs les jours de compétition. J’ai appris à flotter dans un éther sans âge. M’enrouler dans la laine chaude des souvenirs puis remonter en flèche vers une autre matière qui ne se palpe ni ne se nomme.

Depuis qu’Aurore mène des recherches sur moi, je descends en ville. À Genève, j’observe le ballet des cygnes sur le lac, je survole le port où les mâts tintent dans la bise. Je longe le quai Gustave-Ador. Un tour rapide au Grand Théâtre, j’admire l’élégance des femmes, les cous ornés de parures, sur scène des danseurs aux gestes amples s’élancent. Je parcours les forêts anciennes du quartier des Eaux-Vives, des rues y ont été percées. Je me pose sur les branches rugueuses, m’adosse aux troncs épais qui ne sont plus. Automobilistes et cyclistes les pourfendent sans ciller.

Ce qui a été sera toujours. Je croise des chasseurs des siècles reculés, la besace pleine d’un plumage chaud et ensanglanté, et des employés de bureau pressés, smartphone à la main. Sur d’élégantes terrasses, des filles aux dents alignées côtoient sans les voir des buveurs au visage vérolé, levant leurs godets de bois moyenâgeux. Ce qui a été sera toujours. Aujourd’hui je suis là et je ne suis d’aucun monde.

Je remonte très vite en montagne, toujours. Là, dans les pentes et les buissons, je me sens de nouveau incarnée. En altitude, je redeviens sang et lymphe, tissu organique qui puise dans ses ressources et affronte la pente. La pente rocheuse, qui tantôt invite à monter, tantôt dégorge sa violence, prête à vous broyer.

Les Alpes sont des aïeules, des tantes lointaines, édentées. En apparence figées. Je connais leurs rires caverneux, le plissement lent de leurs joues, leurs rides millénaires, je connais la sagesse tapie dans la dureté de leur pierre. Cette matière sait mieux que l’humain, depuis longtemps elle observe.

J’ai toujours voulu gravir, grimper sur leur dos. Voir d’en haut le monde et toutes ses teintes.

À présent, je suis gélatine invisible et aérienne, je suis le Ciel.

Je suis flattée qu’une journaliste s’intéresse à mon parcours. Ce n’est pas n’importe qui. Aurore Marsi a un beau curriculum vitae. Elle a travaillé en Afrique et en Asie avant de se sédentariser en Suisse, certains de ses articles ont été remarqués dans la presse internationale.

* * *

Le monde retient de moi que j’ai été la première femme à avoir bravé le Mont-Blanc à ski, mais je suis bien plus que cela.

Sur Terre, je suis née le 25 août 1908 à Béni Saf. Loin des Alpes.

De l’Algérie, je me rappelle les bateaux entrant dans le port le matin, les cris des hommes, les cordes lancées et les cagettes transbahutées. Les moulinets des bras et les mains envoyant des signaux, les odeurs de poisson. Des hippocampes se balançaient sous les barques amarrées, que moi seule semblais voir. J’étais encore une très petite Marguette. Les souvenirs sont confus, images floues, au sténopé.

Je me rappelle les escaliers dans les rues étroites, la lumière encore intense à la fin du jour. Les falaises, les mines de fer dont tout le monde parlait et que je ne voyais jamais. Les petites maisons blanches serrées les unes contre les autres. Notre demeure était en retrait, à l’abri des embruns. Des domestiques s’y empressaient, doux, polis, effacés comme des animaux trop sages.

À Béni Saf, les ânes étaient partout. Ils portaient des cageots pleins de légumes, des sacs de terre et de sable. Les ânes, gentils et dociles, qui ne reculaient devant aucune mauvaise pente, aucune sente pierreuse. J’aimais leur parler, caresser leur museau, plaquer mon visage contre leurs yeux tristes. Mes parents se livraient rarement à des effusions de tendresse. Les animaux, eux, offraient une amitié tactile et ne demandaient rien en retour. Le poil épais et poisseux sous mes doigts, la compréhension sans mots, sans raisonnements ni injonctions de politesse.

Le soir, notre mère se retirait dans ses appartements. Leila, notre nourrice, nous bordait et nous guettions le retour de notre père. Parfois il entrait brusquement dans la chambre en prenant un air faussement courroucé, ou alors il poussait la porte en marchant sur les mains. Ses acrobaties circassiennes nous émerveillaient.

Une nuit, il se posta devant nos lits accompagné d’un ânon. Moi, assise dans mon lit, stupéfaite devant l’apparition. Ma sœur poussant des cris de joie stridents, qui alarmèrent notre mère.

Ma mère était un être pragmatique, raisonnable. Elle trouva insensée l’adoption d’un équidé. Mon père, farfelu et obstiné, imposa l’ânon. L’animal avait un petit air doux et naïf, je me sentais être sa mère. Ma sœur Hélène et moi changions le foin de sa mangeoire, le faisions boire à la fontaine, le brossions longuement. Le tenant par la bride, je l’emmenais faire des promenades. Nous partions en fin d’après-midi quand la chaleur était moins cuisante, à travers les champs d’alfas jaunes. Au loin, les falaises dominaient le littoral.

Aurore

Arolla, Valais. Nous avons passé la nuit à l’hôtel Kurhaus, dans une chambre du dernier étage. Derrière la fenêtre, la lumière matinale caresse les sommets, floute leurs contours. Le vaste espace sous notre balcon est encore garni d’une herbe prolifique malgré l’automne déjà bien avancé. Des chaises longues sont alignées à une extrémité, taches blanches sur l’étendue vert-jaune, là où commence un sentier qui s’enfonce dans les buissons et les mélèzes.

Laure a fait des cauchemars, elle s’est débattue toute la nuit comme si elle luttait contre un animal sauvage dans le lit double que nous partageons. Le parquet émet des craquements quand je me dirige à pas de loup vers la salle de bains. Ma fille ouvre un œil.

L’hôtel historique nous plonge dans un autre temps. Une fois habillées, nous descendons l’escalier dont le tapis de velours grenat feutre le son de nos pas, nous ralentissons devant les photos de montagne qui ornent les murs. De vieux skis en bois de différents âges sont exposés dans les couloirs.

Dans ce cadre solennel, le petit-déjeuner a des allures festives. La salle est élégante, avec ses tables revêtues de nappes blanches aux ajours délicats. Nous en choisissons une du regard. Tandis que je m’installe, Laure pose son pull sur une chaise et fonce vers le buffet. À l’extérieur, les arolles balancent leurs plumets dans un vent léger. La lumière a déjà changé, elle s’est faite tranchante et vive, les sommets cisaillent maintenant le ciel bleu de leurs contours nets. De petites fumerolles s’accrochent çà et là, se déploient en dessinant des tests de Rorschach. Je rejoins Laure devant le plateau de fromages.

Après avoir empilé dans nos assiettes salaisons, gruyère, pains spéciaux et œufs, nous regagnons notre table. Laure me tire la langue, narquoise, devant son bol de Crispy Choc arrosé de lait – je n’achète jamais de céréales sucrées. En croquant dans ma tartine, je feuillette la brochure de l’hôtel.