Une jeunesse en enfer - Isabelle Sattler - E-Book

Une jeunesse en enfer E-Book

Isabelle Sattler

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Beschreibung

Ce récit retrace trois années de souffrance d’un jeune «Malgré-Nous» depuis son embrigadement dans une armée qui n’était pas la sienne jusqu’à sa libération par l’Armée Américaine.
Cette histoire qui s’appuie en partie sur les témoignages de François Sattler, jeune Alsacien de 22 ans, relate trois années durant lesquelles le jeune François a côtoyé presque quotidiennement la mort mais aussi trois années entrecoupées de moments de grande fraternité, de rencontres avec des femmes et des hommes admirables de courage et de générosité sans lesquels François n’aurait pu survivre.
Avant tout ce témoignage est l’histoire d’un homme amoureux de la vie, épris de liberté et fidèle à ses valeurs.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Isabelle Sattler est née d’un père Alsacien, Malgré-Nous pendant la seconde guerre mondiale et d’une mère originaire du Lot et Garonne, institutrice, nommée en Alsace avec la mission d’apprendre le français aux petits alsaciens. Après des études de Droit à la Faculté de Strasbourg, l’Autrice a exercé jusqu’à son actuelle retraite, des fonctions de Direction au sein de l’Education Nationale.

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Isabelle Sattler

La vie qui m’a porté à travers les années est encore présente dans mes mains et dans mes yeux.

En étais-je le maître ? Je l’ignore.

Avant-propos

Ce travail de mémoire a déjà été entrepris par de nombreux écrivains alsaciens et mosellans qui ont évoqué leurs souffrances dans de poignants récits.

Ce livre est un hommage que je rends à mon père, héros ordinaire de cette guerre insensée, fratricide, qui emporta une génération de jeunes alsaciens-lorrains dans une guerre qui ne les concernait pas. Un homme ordinaire, parce que François n’a jamais cherché les honneurs mais il a manifesté tout au long de sa vie le comportement d’un homme simple, honnête, avec de véritables valeurs de courage et de générosité.

J’ai pu écrire ce livre grâce aux nombreux témoignages de mon père, marqué à jamais par cette guerre absurde qu’il a menée malgré lui.

J’ai eu toutes les peines du monde à retracer un itinéraire précis du périple de mon père, lui-même n’ayant jamais trop su où il était dans cette immensité russe. Durant cette retraite il n’avait fait que reculer, toujours en mouvement. En réalité, il n’avait qu’une approche très approximative de ses déplacements et de leurs points d’opération. Il était incapable de tracer une ligne de front avec exactitude et n’avait plus aucun souvenir des noms des villages que lui et sa compagnie étaient amenés à traverser.

Mais mon objectif en écrivant ce roman, c’est de témoigner de l’histoire dramatique de mon père, de son désespoir et du courage dont il ne s’est jamais départi.

Pourquoi témoigner, pourquoi partager cette histoire ?

Je l’ai fait pour porter à la connaissance de tous ce qu’il avait pris le temps de nous raconter avec force détails, avec cette envie, cette volonté de nous faire comprendre ce que nous ne pouvions comprendre, tellement ces événements nous paraissaient incroyables, surréalistes, inimaginables.

Je me plais à croire qu’il aurait aimé ce récit qui, au-delà de l’hommage, est une transmission nécessaire pour tous ceux qui n’ont pas connu cette période, car l’histoire qu’on nous enseigne paraît lointaine ; incarnée, elle devient réelle. Je l’avais informé de mon intention d’écrire un livre qui retracerait son histoire, et par là même celle de tous les « Malgré-Nous ». C’est donc avec beaucoup de patience et un enthousiasme certain qu’il s’était prêté à mes interrogatoires qui l’avaient obligé à se replonger dans un passé douloureux, mais encore très présent. Ce furent donc de longues heures à fouiller sa mémoire pour retracer cet invraisemblable périple dans l’immensité russe, mais aussi faire remonter d’autres souvenirs, plus heureux, de son enfance alsacienne.

J’ai moi-même constaté que beaucoup de jeunes ignoraient l’existence des « Malgré-Nous ». Alors, en racontant l’histoire de mon père et à travers ce récit, je témoigne de ce qu’a été la douleur de tous ceux qui sont restés dans leur long silence collectif.

Alors les plus forts, comme l’était mon père, ont résisté, les plus faibles se sont effondrés sous le poids d’une culpabilité qui n’était pas la leur mais qu’on leur imposait. Un dédoublement permanent entre leur être profond et cette apparence de soumission à l’oppression nazie. François ne s’est jamais soumis. Toute sa vie il s’est comporté comme un homme libre, refusant toute compromission, tout accommodement avec l’ennemi. C’est donc le récit d’un homme qui, malgré avoir revêtu l’uniforme ennemi, a toujours été en accord avec ses valeurs, libre dans sa tête, libre dans ses actes, droit dans ses bottes.

Et en rendant hommage à ce soldat ordinaire qu’était mon père, je rends hommage à tous ces jeunes soldats précipités dans un camp qui n’était pas le leur. Ils étaient devenus à leur corps défendant « des opprimés chaussés de bottes de l’oppresseur », victimes mais instruments du nazisme, objets d’une politique monstrueuse.

Ce récit est celui d’un homme courageux qui, même dans les pires moments de souffrance, de désespoir, n’a jamais baissé les bras, a su conserver sa dignité, ses valeurs au milieu du chaos. Il a toujours su conserver son libre arbitre, même dans les moments les plus difficiles où il aurait été tellement plus facile de baisser les bras, de renoncer à ses idéaux, de faire comme les autres, les assassins, ceux qui par lâcheté ou faiblesse avaient basculé dans la brutalité.

François, toute sa vie, est resté un « homme » dans le sens le plus noble du terme, un homme ordinaire, mais dans ce chaos où beaucoup se sont comportés comme des monstres, les hommes ordinaires comme mon père finissaient par devenir des héros malgré eux.

Aujourd’hui, nous ne passerions dans le paysage de notre jeunesse que comme des voyageurs. Nous sommes consumés par les faits, nous savons distinguer les nuances, comme des marchands, et reconnaître les nécessités comme des bouchers. Nous ne sommes plus insouciants, nous sommes d’une indifférence terrible. Nous serions là, mais vivrions nous ? Nous sommes délaissés comme des enfants et expérimentés comme de vieilles gens, nous sommes grossiers, tristes et superficiels. Je crois que nous sommes perdus.

ERICH MARIA REMARQUE. À l’ouest rien de nouveau.

1.Une enfance heureuse

Quelques mois après la fin de la guerre, François Sattler, mon père, naquit à Strasbourg le 19 août 1919, d’un père français alsacien et d’une mère allemande, et se trouva propulsé, pas encore majeur, dans une guerre fratricide entre deux pays frontaliers.

Mais de cette période, j’en parlerai plus loin.

Le jour de l’arrivée de François au foyer de Maria et d’Alphonse Sattler, il avait fait très chaud à Strasbourg, une chaleur lourde, oppressante, que connaissent bien les Alsaciens. Il n’avait pas plu depuis des semaines, l’air était devenu irrespirable et les rues transpiraient. Les marronniers commençaient à voir leurs feuilles jaunir prématurément. Les Alsaciens qui le pouvaient étaient allés chercher de la fraîcheur dans les forêts vosgiennes environnantes.

La guerre était terminée, l’Armistice signé, et les derniers soldats étaient revenus dans leurs foyers. L’Alsace voulait panser ses plaies et retrouver sa qualité de vie qu’on lui connaissait avant « cette foutue guerre » aux conséquences si traumatisantes pour les Alsaciens.

François avait grandi au sein d’une famille aimante, respectueuse des traditions alsaciennes, dans une banlieue populaire de Strasbourg, le Neudorf des années vingt. François nous avait raconté sa jeunesse heureuse au sein d’un foyer harmonieux, une famille issue de la classe populaire disposant de petits moyens qui, sans être élevés, permettaient à tous ses membres de vivre décemment. Certes, la famille ne partait pas en vacances, comme d’ailleurs la plupart des familles modestes de cette période d’entre-deux-guerres, mais les fins de semaines étaient l’occasion de sorties au bord du Rhin ou de balades dans les Vosges. Alphonse, le père, avait une vieille voiture à laquelle il tenait comme à la prunelle de ses yeux et qu’il briquait comme un vieux maniaque. Les Noëls étaient joyeux, les enfants ne manquaient de rien. François gardait un bon souvenir de l’ambiance qui régnait dans son quartier de Neudorf, peuplé de petits artisans encore nombreux dans ces années-là, de petits restaurateurs, de boulangers et de maraîchers. Le quartier était vivant de tous ces petits commerces qui s’activaient très tôt le matin et qui diffusaient des senteurs gourmandes de pain et de brioches chaudes si familières à François. Tout le monde se connaissait, on était entre gens simples, c’était une véritable vie de quartier, souvenirs heureux dans lesquels le jeune François avait sans nul doute puisé pour supporter les moments difficiles qui l’attendaient. C’était tous ces joyeux moments de jeunesse qui allaient lui permettre de se constituer de solides réserves d’énergie physique et mentale.

Et il était donc important, pour comprendre l’exceptionnel parcours de François et cette incroyable vitalité qu’il dégageait, de s’arrêter longuement sur cette jeunesse alsacienne, celle qui lui avait permis d’être toute sa vie durant cette force tranquille, cet homme déterminé qui avait su affronter les pires moments de sa vie avec une grande confiance en ses capacités.

Né sur la frontière entre la France et l’Allemagne, François s’était toujours senti issu de la confluence de ces deux pays et de leurs peuples, deux cultures qui s’entremêlaient par leurs chansons, leur cuisine et leur histoire. Ma grand-mère, Maria, était comme je le mentionnais plus haut elle-même d’origine allemande. Mon père avait donc ainsi parlé couramment la langue allemande avant la langue française.

Et même lorsque cette frontière naturelle qu’était le Rhin – passerelle en temps de paix entre deux pays voisins et proches – était devenue une menace permanente en temps de guerre, jamais mon père n’avait confondu peuple allemand et nazisme.

Son père, Alphonse Sattler, autant que ma mémoire de petite fille s’en souvienne, était un homme austère, taiseux, inquiet. Il était très sévère mais c’était un homme juste et bon. Il avait des convictions chevillées à l’âme et au corps. Il exerçait des fonctions administratives à la mairie de Strasbourg, qui l’avait obligé à rester à son poste au moment de l’exode des Alsaciens vers des départements d’accueil. Le jeune François avait donc été nourri très tôt à une double culture comme beaucoup de jeunes Alsaciens et, à l’exemple de tout bibliophile alsacien dans les années 1920 ou 1930, son père Alphonse s’était constitué une bibliothèque avec des ouvrages français et allemands. La pratique du dialecte lui tenait à cœur, d’autant plus qu’elle lui était interdite à l’école avec le retour du français enseigné en 1919 en Alsace-Lorraine.

Mon grand-père Alphonse était un homme diminué, chétif, marqué par la Première Guerre mondiale dont il était revenu malade, touché aux poumons par des émanations de gaz moutarde. Ce n’était plus le même homme qui était revenu dans le lit de ma grand-mère, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Inexistant et peureux, il avait une grande crainte des voitures. La guerre l’avait considérablement changé. Ma grand-mère, à l’inverse, était une belle grande femme, imposante, plantureuse, dotée d’un tempérament chaleureux. Sa figure n’était pas très régulière, ses traits n’étaient pas irréprochables, mais sa beauté charnelle et ses formes généreuses attiraient les regards des hommes fréquentant la brasserie de la Marne où elle était serveuse. Ses cheveux longs et noirs étaient négligemment ramenés en chignon et lui faisaient un port de tête magnifique à regarder. Ses yeux très noirs et rieurs lui conféraient un charme indéniable auquel on avait du mal à résister. En ces temps de guerre et de malheurs, tous les hommes permissionnaires ou pas, jeunes ou moins jeunes, nourrissaient des envies de se blottir contre sa poitrine accueillante et généreuse.

Elle n’avait d’ailleurs pas attendu le retour de son mari pour engager une relation adultère avec Joseph Steiner, bel homme, la quarantaine séduisante, salarié chez Kronenbourg. Joseph était un homme gai, facétieux, célibataire endurci non pas par conviction mais parce qu’il ne pouvait se contenter d’une seule femme ; il les aimait toutes, des plus jeunes aux plus matures, et séduire les jolies femmes mariées ou encore célibataires, peu lui importait, il n’avait pas de principes, l’amour selon lui devait lui permettre de vivre des moments agréables avec des femmes qui, comme lui, ne s’embarrassaient pas de conventions. Et Maria était de celles-là, une femme libre, libre de faire l’amour avec qui elle voulait, avec l’homme qu’elle avait choisi. Ils s’étaient choisis. Ils savaient tous deux que leur aventure serait de courte durée, mais Maria avait décidé de vivre intensément cette histoire avec cet homme dont elle ne savait au fond que peu de choses. Il lui faisait une cour effrénée, ses attentions étaient charmantes et Maria s’était laissé emporter par le désir de cet homme.

Il était un client fidèle et prenait ses repas à la brasserie de manière régulière, à la fois pour la voir mais aussi parce que l’on y mangeait bien, pour un prix très raisonnable, à la portée de toutes les bourses. Cette brasserie populaire accueillait majoritairement des ouvriers et des employés aux revenus très modestes. Il n’eut pas besoin de lui faire une cour effrénée ; son physique particulièrement avenant, ses manières franches et directes avaient eu raison de Maria qui n’était pas farouche et pour qui le principe de loyauté envers un mari parti à la guerre ne signifiait rien. Maria était une femme sensuelle qui croquait la vie à pleines dents ; dotée d’un tempérament joyeux, elle avait pour chaque client un mot aimable, des attentions personnelles, et cela la rendait infiniment populaire auprès de la clientèle masculine, très régulière. On venait à la brasserie pour boire et manger mais aussi pour voir Maria. Sans sa présence, la brasserie n’aurait probablement pas eu la fréquentation qu’on lui connaissait à cette époque-là. Maria y était très populaire, on appréciait sa bonne humeur, et sa gouaille était légendaire. Elle aimait la plaisanterie légère et bon enfant. Tout le monde adorait Maria. À la brasserie de la Marne, à Neudorf, elle était devenue une figure incontournable.

François ne ressemblait en rien à son père, ils n’avaient de commun que le nom patronymique. Autant le père était petit, de constitution chétive, le visage triste et le regard sévère dissimulé sous de petites lunettes strictes qui lui donnaient une allure de petit bonhomme vieilli prématurément, autant François, très rapidement, était devenu un jeune homme de belle prestance, grand et avenant. On n’aurait jamais dit qu’il était le fils d’Alphonse. On aurait alors murmuré qu’il était probablement le fils de Joseph. Ce secret, connu pourtant de tous et certainement du père, fut bien gardé. François était né en août 1919 ; Alphonse, lui, n’était revenu de la guerre qu’à la fin du mois de décembre 1918, après avoir effectué un séjour à l’hôpital pour soigner ses poumons endommagés par des inhalations de gaz. Il y avait donc peu de chances pour que ce soit lui le père biologique. À la fin de la guerre, c’était un homme très fatigué que Maria avait retrouvé, et Alphonse, homme de devoir, avait toujours considéré François comme son véritable fils.

Conséquences de la guerre, tous ces drames familiaux et ces secrets bien gardés étaient enfouis au plus profond des cellules familiales d’après-guerre.

Les relations père-fils avaient toujours été empreintes d’un profond respect. Alphonse n’extériorisait pas ses sentiments ; aucune manifestation excessive, cela ne se faisait pas. Les effusions étaient du ressort de la mère. À cette époque, le père de famille se comportait comme un véritable « pater familias », il avait sa place au bout de la table familiale, prérogative que personne ne remettait en cause, il coupait le pain et en assurait la distribution. On ne manquait de rien dans la famille Sattler, mais la nourriture ne devait pas être gaspillée, le pain comme le reste, et Alphonse veillait au respect de la nourriture. Il veillait à la bonne marche du foyer, au respect des règles de vie ; son autorité était réelle sur chacun des enfants Sattler et personne n’aurait songé à s’y soustraire. Alphonse était sévère mais juste. Il pouvait arriver qu’il ait recours à des châtiments corporels, François s’en souvenait, mais ces punitions étaient selon lui méritées. François était loin d’être un ange.

Et Maria, à l’instar de beaucoup de ménagères alsaciennes, savait accommoder les restes, et de si belle manière que l’on ne s’apercevait même pas qu’elle avait utilisé des aliments un peu rassis, datant de quelques jours. En effet, mon père nous racontait que certains dimanches, elle confectionnait le bedelman (mendiant) avec du pain de la veille, du lait et des fruits de saison. Et grâce au savoir-faire de Maria, ce dessert des pauvres se transformait en un mets succulent aux mille saveurs. Maria était une fée pour les enfants Sattler, elle aimait cuisiner pour sa famille, et dans cette cuisine très familiale, elle mettait non seulement tout son talent, hérité de sa mère d’origine allemande, mais aussi tout son amour de mère, car pour Maria, la cuisine se devait d’être un moment de partage et de bonheur. Faire de la bonne cuisine était pour elle un témoignage d’amour puissant, charnel, et François, toute sa vie, se souviendrait d’avoir éprouvé du bonheur à savourer la cuisine de sa mère. La cuisine de Maria était le reflet de sa personnalité, elle était honnête, sincère et simple.

Et toutes ces odeurs, ces saveurs resteront longtemps imprimées dans la mémoire de François jusqu’à le rendre souvent très injuste envers sa propre femme qui, très régulièrement, entendrait « ma mère faisait comme cela ». Il est vrai que personne ne pouvait rivaliser avec Maria. Ses compétences dépassaient les frontières de sa cuisine. Il n’était pas rare que l’on fasse appel à ses talents certains dimanches, à la brasserie où elle travaillait. En effet, certains événements, comme les baptêmes et les communions, nécessitaient son aide et afin de régaler ces grandes tablées du dimanche, on allait même jusqu’à lui demander de se mettre derrière les fourneaux. Et à la fin de ces agapes, les convives la réclamaient dans la salle pour la féliciter de ce bon gueuleton, et sans trop se faire prier, elle sortait de la cuisine les joues encore rouges, ébouriffée, sous les applaudissements et sifflements de l’ensemble des convives. Maria aimait cela, l’ambiance festive de ces dimanches dont elle respirait la chaleur bon enfant que le vin blanc et la bière, servis à volonté, venaient agrémenter. Les esprits s’échauffaient, les blagues fusaient, les hommes retiraient leurs cravates, remontaient les manches de leur chemise, les femmes parlaient de plus en plus fort et les enfants, livrés à eux-mêmes, couraient partout en hurlant. Oui, cette ambiance des dimanches de fête, Maria l’appréciait et malgré la fatigue, elle demeurait disponible et souriante.

Maria rentrait alors chez elle, épuisée mais heureuse.

François transpirait de tout son corps et par tous ses pores l’adultère de sa mère ; il suffisait de le regarder pour saisir instantanément et comprendre qu’il était le fruit d’un amour intense, probablement l’unique de sa mère. Cette mère, il l’adorait, il la vénérait, et en retour, cette mère lui vouait un amour indéfectible, à lui, ce garçon tellement désiré, fruit d’un amour interdit.

L’enfance de François fut joyeuse malgré l’âpreté des conditions de vie dans cette période d’entre-deux-guerres. Cette période de la vie de mon père, malgré des conditions matérielles difficiles, ne lui a laissé aucun mauvais souvenir, bien au contraire, elle a sans nul doute contribué à lui forger cet équilibre joyeux qui lui a permis d’affronter, mieux que d’autres, les périodes sombres de sa vie d’après.

Les années vingt, dans ces quartiers populaires des faubourgs de Strasbourg, avaient été pour François des années d’une merveilleuse jeunesse. Ces quartiers populaires de Neudorf étaient exclusivement fréquentés par des familles ouvrières aux moyens simples, mais on ne manquait de rien. Ces familles se connaissaient toutes, les enfants jouaient ensemble. La rue était un terrain de jeux extraordinaire. François se souvenait de cette liberté dont ils jouissaient, lui et ses camarades, dès la sortie de l’école. Les parents, ouvriers pour la plupart, travaillaient dur et dès lors, les enfants, quelque peu livrés à eux-mêmes, s’éparpillaient gaiement dans les rues de Neudorf. Les quartiers étaient sûrs, les voitures encore rares. On allait chercher son vélo ou ses vieux patins à roulettes et jusqu’à la tombée de la nuit, la bande de gamins, joyeuse et dissipée, déferlait dans les rues très animées du Neudorf de ces années.

Maria Sattler contribuait elle aussi à faire bouillir la marmite. Son activité de serveuse à la brasserie n’était pas une sinécure. François se souvenait l’avoir souvent retrouvée dans sa cuisine, écroulée de fatigue après le travail, endormie la tête sur la table. On pense à Zola et pourtant, ce fut une enfance heureuse pour François. Malgré les chaussures ressemelées à la maison par le père, les pieds nus dans les caniveaux, le logement étroit, on ne manquait de rien d’essentiel.

Maria sa mère était une excellente cuisinière, la confection du Kougelhopf le dimanche était une institution, et pour rien au monde Maria n’aurait dérogé à la tradition. À cette époque, où machine et robot ne figuraient pas encore dans les inventaires des cuisines, les pâtes se travaillaient à la main ; Maria la pétrissait à pleines mains et durant de longues heures, jusqu’à ce qu’elle atteigne la souplesse requise. Ce souvenir comptait sans nul doute parmi les plus doux pour François. Et plus tard, lorsqu’il serait sur le front de Russie, affrontant le froid et la faim, ces images si douces, ces odeurs, les gestes si précis de sa mère préparant cette brioche dominicale seraient pour lui d’un grand réconfort. Sans oublier les traditionnels bredele, petits gâteaux que les mères de famille s’empressaient de confectionner sitôt le mois de novembre arrivé. Les recettes familiales étaient jalousement conservées et transmises. Ces préparations faisaient le bonheur de toute la famille. Maria en préparait tous les ans plusieurs kilos et les enfants participaient joyeusement à leur réalisation, découpant dans la pâte confectionnée par leur mère différentes formes à l’aide d’emporte-pièces variés aux symboles de Noël. Ces emporte-pièces, dont l’origine remonte au début du XIXe siècle, avaient des formes de Noël simples : étoiles, sapins, cloches. Ils étaient offerts aux visiteurs et pouvaient être servis au café ou au goûter. La cuisine était dans ces moments-là un joyeux capharnaüm, tous les enfants mettaient la main à la pâte.

Et durant tout ce mois d’hiver ce n’étaient qu’odeurs de cannelle, de citron, d’orange, des parfums variés et chauds qui envahissaient toutes les cuisines d’Alsace dans une heureuse effervescence. Toutes ces traditions concouraient à l’ambiance de Noël si vivante et chaleureuse dans cette région au climat rude, surtout dans ces années-là.

La confection de ces gâteaux, à laquelle participaient tous les enfants de la famille, donnait lieu à des moments festifs inoubliables pour François et ses frères et sœurs. Cette harmonie, cette chaleur et la douce présence de la mère supervisant l’ensemble des opérations, tout cela, François le garderait en mémoire jusqu’à la fin de ses jours. Il n’oubliait pas non plus le traditionnel baeckeofe cuit chez le boulanger, la soupe à la semoule (griessuppe), la tarte aux quetsches, toutes ces douceurs qui lui avaient forgé une santé de fer, bien utile pour la suite des événements.

Maria était une mère pleine d’attentions et de tendresse pour François qu’elle appelait Mein Männchen, mon petit homme.

Dans ce foyer modeste, Noël ne donnait pas lieu à des distributions de cadeaux, comme de nos jours pour les enfants rois, mais à des oranges, si rares à cette époque que l’on osait à peine les manger. Il est vrai qu’à cette époque, les enfants se contentaient de peu et dans cette famille aux petits revenus, ces oranges représentaient un véritable luxe.

À l’occasion d’un de ces Noëls, Alphonse avait retrouvé son vieux sac d’écolier qu’il s’était empressé de porter chez le sellier du quartier afin de lui redonner vie. Et pour le Noël de l’année 1926, François s’en souvenait avec une très grande précision, il avait reçu de son père un magnifique cartable. Il était d’un beau cuir brun foncé, patiné par le temps, que monsieur Gruss, sellier de père en fils au savoir-faire incontesté, avait remis au goût du jour, remplaçant brides, attaches et fermoirs dorés. François avait alors eu le sentiment de posséder le plus bel objet du monde et son père n’avait pas eu besoin de lui dire d’en prendre soin, François non seulement y ferait très attention, mais il le conserverait toute sa scolarité.

Alphonse faisait des merveilles de ses mains et dans cette famille modeste, c’était une qualité appréciée de tous, et les Noëls dans cette famille alsacienne étaient des moments joyeux où les enfants découvraient sous le sapin des cadeaux personnalisés et originaux, confectionnés dans des matériaux nobles mais de récupération. François se souvenait de ces instants magiques, de ces moments de partage où se mélangeaient couleurs et parfums de Noël.

2. L’école, pourvoyeur essentiel du français

François avait eu une scolarité très classique, il était un garçon dissipé et joyeux mais respectueux de l’autorité des maîtres d’école qui régnaient avec une grande sévérité dans les classes d’alors.

En novembre 1918, les Alsaciens devenaient français. Beaucoup d’entre eux avaient très mal vécu le changement de nationalité, voire même ne l’avaient jamais accepté. Nombre d’entre eux, comme d’ailleurs tous les membres de ma famille, n’avaient jamais parlé français.

À cette époque-là, de toutes les façons, tout le monde parlait alsacien ; François parlait alsacien, et plus précisément le dialecte du Bas-Rhin. C’était sa langue et non le français ni l’allemand qu’il parlait pourtant couramment, sa mère étant allemande. Si la langue dialectale restait celle du quotidien, le retour à la France posait à nouveau la question de l’introduction et du développement de la langue nationale, ainsi que celle de quelle langue pour l’école. Un enseignement de la langue française, ou bien une éducation bilingue.

Des voix très fortes s’étaient exprimées alors pour donner à la jeunesse alsacienne la possibilité d’apprendre le français et d’être en mesure de participer à la culture française, sans toutefois oublier l’allemand dont la connaissance était nécessaire pour les frontaliers que sont les Alsaciens. Il avait donc fallu créer les conditions pour que les enseignants puissent exercer en français, puis faire du français la langue de l’école.

La première condition impliquait l’arrivée de nouveaux maîtres, mais aussi la formation des autres. Il allait sans dire que la mission de ces instituteurs, formés pour enseigner le français aux petits Alsaciens, n’avait pas été une sinécure. Lorsque les enfants leur étaient confiés, leur vocabulaire était pauvre et appartenait plus souvent à l’argot du quartier, au patois du village, au dialecte de la province qu’à la langue de Racine ou de Voltaire. Ces instituteurs avaient dû, pour remplir au mieux cette mission, affronter tous les obstacles car ils sentaient bien qu’assurer l’enseignement du français, ce n’était pas seulement travailler au maintien et à l’expansion d’une belle langue et d’une belle littérature, c’était fortifier l’unité nationale (v. instruction officielle du 20 juin 1923, nouveaux programmes des écoles primaires). Mais l’allemand n’avait pas disparu pour autant. D’une part il était resté en relation constante avec l’alsacien, qui restait la langue du quotidien, mais il avait bénéficié d’une reconnaissance de fait à l’école alsacienne.

Les instituteurs à cette époque étaient autoritaires et faisaient régner, pour un grand nombre d’entre eux, une relative terreur dans ces petites classes d’enfants alsaciens. Les enfants craignaient et respectaient ces maîtres à la rigidité allemande, conscients de leur pouvoir absolu sur ces enfants confiés par des parents souvent peu instruits mais confiants et désireux que leur progéniture puisse acquérir le français et un minimum d’instruction. Cette sévérité des instituteurs de l’époque pouvait s’accompagner de sévices corporels.

François nous avait raconté que son instituteur, monsieur Meyer, demandait à voir tous les matins les mains des enfants et n’hésitait pas à administrer des coups de règles sur les doigts déjà rougis par le froid des malheureux qui n’avaient pas eu le temps de brosser leurs ongles. Monsieur Meyer était, selon mon père, un homme à l’allure sévère, aux yeux couleur gris acier qui vous transperçaient, des cheveux blancs coupés très ras, une petite moustache en brosse plantée au-dessus de lèvres fines qui jamais ne souriaient. Il était de petite taille, toujours engoncé dans un costume noir élimé et trop juste pour lui. Monsieur Meyer forçait le respect de tous ses élèves, et aucun d’entre eux ne se serait permis de comportement irrévérencieux tant la peur des sanctions était forte. Pourtant, François se souvenait de la bienveillance de ce maître pour lequel le métier d’enseignant représentait un véritable sacerdoce. Il était soucieux d’amener et de préparer l’ensemble de ses élèves au certificat d’études, et pour les meilleurs d’entre eux, au brevet élémentaire. Il avait de l’ambition pour chacun de ses écoliers, confiés par des familles reconnaissantes.

La discipline était de rigueur mais les enfants ne se plaignaient pas, évitant souvent le pire à la maison. En effet, ils savaient tous, et François plus encore, qu’aucun recours n’était possible du côté des parents qui vouaient une confiance totale, absolue à l’instituteur. François savait pertinemment que s’il se faisait réprimander par son professeur, les représailles à la maison seraient encore plus terribles. Sa mère n’aurait pas hésité à le punir et rien ne lui aurait fait plus mal, car faire plaisir à sa mère avait toujours été une constante chez lui depuis sa plus tendre enfance. Il adorait sa mère qui le lui rendait bien. Maria était pour François un idéal de mère, sévère sans être tyrannique, présente sans être étouffante, elle n’économisait ni son amour ni sa tendresse pour lui. Elle reportait probablement sur lui tout l’amour qu’elle n’arrivait plus à prodiguer à son mari, depuis son retour de la guerre. Le père de François était un homme sévère, peu démonstratif et manifestant peu ses sentiments, ni envers sa femme ni envers ses enfants.

Oui, en ce temps-là, le métier d’écolier était rude mais n’altérait pas la franche camaraderie qui régnait dans ces classes d’enfants et surtout le profond respect teinté de crainte envers les instituteurs. Les valeurs enseignées étaient saines et prolongeaient les valeurs éducatives au sein de la sphère familiale où le respect de l’autorité parentale, de l’ordre moral, était des valeurs absolues. Les enfants Sattler étaient des enfants respectueux des règles établies, et l’absence de la mère, occupée à la brasserie, permettait à François de jouir d’une relative liberté.