Unitas multiplex - Mario Prost - E-Book

Unitas multiplex E-Book

Mario Prost

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Beschreibung

La « fragmentation » est devenue une métaphore fondamentale, bien que controversée, de la doctrine du droit international à l’ère de la globalisation. Le concept d’unité, qui se situe au cœur du débat sur la fragmentation, n’a pourtant fait l’objet à ce jour d’aucune véritable mise en perspective théorique. Le plus souvent, le concept est utilisé de manière intuitive, sans être véritablement explicité. Le présent ouvrage s’emploie à dissiper ce flou théorique et aborde du point de vue de la philosophie du droit les possibles significations du concept d’unité dans le champ du droit international.

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Collection Jus Gentium

Publier des travaux de recherche originaux et fondamentaux relatifs à la théorie et la philosophie du droit international, au droit international des droits de l’homme, au droit global et à la justice globale, telle est l’ambition de la Collection Jus Gentium.

Originalité thématique, rigueur et excellence scientifique président à la sélection des manuscrits. La Collection accueille tant des ouvrages collectifs résultant d’un travail de recherche rigoureux que les monographies proposant une analyse systématique et critique d’un sujet original.

Comité scientifique :

Directeur : Ludovic Hennebel (F.N.R.S. / Université Libre de Bruxelles)

Hervé Ascensio (Université de Paris 1)

Jean d’Aspremont (Université de Manchester)

Eric De Brabandere (Université de Leiden)

Theodore Christakis (Université de Grenoble)

Makane Moïse Mbengue (Université de Genève)

Frédéric Mégret (Université de McGill)

Hélène Tigroudja (Aix-Marseille Université)

Paru précédemment dans la même collection :

Les obligations de vigilance des États parties à la Convention européenne des droits de l’homme. Essai sur la transposition en droit européen des droits de l’homme d’un concept de droit international général, Hélène Tran, 2012.

La standardisation et le droit international. Contours d’une théorie dialectique de la formation du droit, Yannick Radi, 2013.

Pour toute information sur nos fonds et nos nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez nos sites web via www.larciergroup.com.

© Groupe Larcier s.a., 2013

Éditions BruylantRue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles

Tous droits réservés pour tous pays.Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

EAN 978-2-8027-4071-1

Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

Résumé

Le droit et a fortiori les juristes ont horreur du vide et du multiple. Le débat contemporain sur la « fragmentation » du droit international en offre une illustration saillante. Cerné par les incertitudes, les paradoxes et les contradictions de son droit, l’internationaliste fait montre d’un attachement quelque peu artificiel et quasiment compulsif à l’idée d’unité de l’ordre juridique international. Acceptée partout, ou presque, comme une évidence, cette idée-là mérite pourtant un examen critique et réclame une élaboration théorique.

Que signifie en effet, pour le droit international, le fait d’être « Un » ? N’y a-t-il qu’une seule façon de concevoir l’unité de l’ordre juridique international ? L’unité du droit international est-elle simplement une affaire de normes, ou bien se joue-t-elle également du côté des formes et des valeurs juridiques ? Cette unité est-elle monocausale ou repose-t-elle sur un entrelacs complexe de dynamiques variées, dynamiques déontiques, herméneutiques, éthiques ou culturelles ?

À l’heure où la fragmentation est en train de se constituer en question canonique de la discipline du droit international, cette étude appelle à suspendre un temps le discours doctrinal conventionnel et à tenir en suspicion le postulat d’unité. Tenir en suspicion ne veut pas dire le récuser définitivement, mais simplement secouer la quiétude avec laquelle on l’accepte, l’arracher à sa quasi-évidence, montrer qu’il ne va pas de soi et qu’il n’est pas nécessairement ce qu’on croyait au premier regard.

L’argument s’articule autour d’une proposition centrale : le concept d’unité du droit, masqué par une simplicité trompeuse, recouvre en réalité une problématique complexe et multidimensionnelle. Contre les « techniciens de l’unité », qui veulent réduire la question de l’unité à la loi binaire de la règle et du conflit, la contribution principale de cette étude est d’épaissir l’analyse et de montrer qu’il existe pas moins de cinq perspectives théoriques disponibles sur l’unité du droit international. On espère ce faisant poser les jalons d’une pensée complexe de l’unité et, peut-être, ouvrir une brèche pour une réflexion renouvelée sur les enjeux de fragmentation.

À mes parents Alain et Cécile,

pour leur affection et leur humour,

si précieux quand, sur la fin,

je commençais d’en manquer…

Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement les professeurs Stephen Toope et René Provost pour leur soutien et leur contribution à cette recherche. Leur confiance et leur disponibilité sont demeurées d’une formidable constance au cours de mes six années passées à Montréal. Ils ont soutenu et ont nourri ma réflexion avec patience, finesse et intelligence. J’espère que ce travail, à sa manière et modestement, leur rendra justice.

Cette recherche a été rendue possible grâce au soutien financier de l’Université McGill et du Liberatore Major Fellowship. Ils m’ont permis de prolonger ma résidence à Montréal et de bénéficier de superbes conditions de recherches à la Faculté de droit. Je les en remercie sincèrement. Je tiens également à remercier Michael Thomson pour avoir mis à ma disposition le temps et l’espace nécessaires pour mener à bien cette recherche lors de mon arrivée à l’Université de Keele.

Je veux remercier enfin Anna et Léon, mes deux trésors, dont la légèreté et la douce folie m’enchantent tous les jours et qui supportent sans sourciller les excentricités afférentes à la vie universitaire.

Foreword

In the past decade or so international lawyers have become very interested – not to say obsessed – about the “fragmentation” of their field. The phenomenon has been understood to take two forms: normative and institutional. By normative fragmentation I mean the experience that what used to be a single unitary system of rules and principles called “public international law” has been breaking down into narrower and more specialized systems of law and legal knowledge such as “human rights law”, “trade law”, “environmental law”, “intellectual property law”, “humanitarian law” and so on. Each of these more or less new fields has energetically asserted its independence from the old general law, understood often to be quite problematic in its effects. In reaction, the specialized systems have developed their own leading principles, their specific professional ethos and objectives that have sometimes quite significantly departed from those of public international law.

Simultaneously, an “institutional fragmentation” has taken place to the extent that specialized organizations, committees, courts and tribunals have mushroomed in the international scene, each paying less deference to “old” international law than to their own rules and principles. Human rights bodies apply human rights law, environmental institutions environmental law, criminal tribunals international criminal law and so on. Concern over fragmentation began in the late 1990s precisely as a worry over the effects of proliferation over the coherence of international law. Might the new institutions develop forms or practice and jurisprudence not only to deviate from but to stand in actual conflict with the principles of public international law? Was the centre collapsing?

It may seem odd that public international lawyers have woken to the phenomenon of legal fragmentation only very recently. After all, the experience of tradition breaking down under the pressure of scientific, technological and economic developments is surely the quintessential experience of modernity, anxiously analyzed by sociological classics such as Emile Durkheim or Max Weber and more recently formalized by systems theory and ideas about legal pluralism and polycentricity. The breakdown of homogenous traditions through the division of labour and the diversification of the forms of life of social classes, groups and professions must have been one of the most important legacies of the 20th century to the future. For some time, nation-states and nationalism provided the only remaining centre around which different social groups could rally to reaffirm their belonging to some unity, to live through some shared experience. With globalization and “hyper-modernity”, that alternative may no longer be generally available. And there are serious doubts about the beneficial character of nationalism as a unifying force, especially among internationalists.

Innumerable reports have been published and articles and essays written in the past few years on the reality and significance of fragmentation. In this book Mario Prost discusses critically most of the points of view put forward, paying especial attention to the kaleidoscopic nature of the phenomenon itself, the way it changes form depending on the direction from which it is surveyed and the interest of the surveyor. In fact, I know of no more intelligent or useful discussion of the phenomenon in its various aspects than the one offered here. No significant perspective is left out, no concern unmentioned and the problems in any suggested “solution” are meticulously detailed. Already for providing the reader a full view of the many different ways in which international lawyers have been affected by the experience of fragmentation, this book is important. But that is not where I see its principal merit. The main lesson I draw from Unitas multiplex : Unités et fragmentations en droit international is that a certain change of perspective is needed, that the “problem of fragmentation” does not lie at all where we thought it lay – namely in the social and political world – but much closer to home, in the experience that we have of the world. Let me explain.

The world, including the legal world, is always a complex of disparate elements and relations whose articulation is the task of the scientific and professional, but also lay vocabularies. As a unity of its elements, as Mario Prost points out in Chapters 1 and 2 of this work, the world can always be described as a single whole – but also as an aggregate of its parts. E pluribus unum. What we see “out there” is a function of the way our vocabularies are able to explain a multifaceted world to us as a meaningful whole and help us orient ourselves in it. Sometimes we feel our inherited languages explain to us the world in a perfectly adequate and workable fashion. But at other times we struggle to understand what is going on as old concepts and ways of thinking block our ability to recognize and react to the new. The latter experience often appears to us as the “fragmentation” of the familiar world into bits and pieces that seem hard to understand or relate to each other in some greater scheme. In the latter case, “fragmentation” is less about the legal world “out there”. It is, instead, a feature of our experience of the world “in here”, transmitted to us by the weakness of our professional languages, perhaps a sense of loss of control on a world we used to be able to operate. For much of the 20th century, international law could explain the international world in a reasonably satisfactory way, pointing out things that seemed relevant, laying out projects of reform and enabling us to find our way in diplomacy and politics. It was a useful tool for understanding the world and acting in it. But in the late 20th century, that sense of familiarity and control was lost. Events of great importance took place in which international law played no role, raising novel concerns and opportunities for new groups and professions. New technical vocabularies were created to give expression to new preferences: human rights, environment, financial regulation, global trade, multiculturalism and so on. For all such languages – and their connected groups of experts – public international law seemed distant and stale, part of an old world that was best left behind. How remote were the interminable debates in the International Law Commission on state responsibility, or the principles of interpretation of the Vienna Convention on the Law of Treaties from what really counted in the world! . When journalists speak of the “Hague Court”´, they mean either the ICTY or the ICC and are surprised to hear that the city has also housed the International Court of Justice, the principal juridical organ of the UN.

So fragmentation is not something situated in what sociologists might call the real world but closer to home – “in here” as an experience of loss of control and marginality felt within a group of experts identifiable as public international lawyers. This resembles the way the above-mentioned sociological classics saw the nature of modernity at the turn of the 20th century, connecting it to path-breaking studies on alienation, suicide, anomie (Durkheim) and the de-formalization of modern law in the context of increasing complexity (Weber). Loss of control bred anxiety. To deal with it, what was needed was conceptual and psychological analysis, perhaps psychoanalysis. “How do you feel about it?” “What does it signify to you”? It is quite remarkable that then, as now, different people may feel the same situation as one of “unity” or one of “fragmentation”. But if we relate those perceptions not to the way the world is but what experience of the world we have, then the puzzle is resolved. In the world we have inherited it was always the case that while some felt in control others did not.

The great merit of the conceptual analysis carried out by Mario Prost lies in the way it opens the door for understanding the nature of the anxiety that bears the name of “fragmentation” in international law. Both “unity” and “fragmentation”, the book shows, are experiences that international lawyers have of the world. Those experiences result from the way the object – international law – has been or may be experienced from different participant perspectives. As Prost writes – “La même instance, selon la perspective retenue, peut représenter tantôt la fragmentation, tantôt la continuité, et tantôt l’unité” (“depending on one’s point of view, the same norm or decision can be interpreted as fragmentation, continuation or unity”) (page 219). This does not mean the phenomenon could not be analysed, however, as is done here, by examining it from “material”, “formal”, “cultural” or “logical” perspectives. The choice of the language, again, depends on where the interest of the observing subject – the lawyer – lies. The analysis demonstrates the power and limits of the resources (vocabularies, techniques) available for international lawyers to think about unity and fragmentation and to choose their argumentative strategies as they participate in the institutional struggles in the professional everyday. Perhaps even more importantly, the analysis begins the work of reconceiving international law in terms of the imagination and experience of a group of men and women who have chosen legal vocabularies as their access-points for engagement with the world. No doubt much needs to be done to update international law into a significant platform over which important questions of international government are decided and resources are distributed. Problems relative to confidence and anxiety, the sense of control and lack of control need to be addressed. But in the end, the experience we have of the world is really the only reliable guide we have to how we should move in it. To deal with the international world today it is necessary to first dissect the problems of unity and fragmentation. To have carried out this work with elegance and skill international lawyers owe a great debt to Mario Prost. For only once it is done, it becomes possible to move from how the world feels to us to what should be done with it.

Martti KoskenniemiUniversity of Helsinki

Sommaire

Résumé

Remerciements

Foreword

Sommaire

Introduction générale

Chapitre 1De l’unité et des perceptions qu’on en a : préambule ontologique

Chapitre 2Unité, unification, universalité : délimiter le champ d’investigation

Chapitre 3L’unité matérielle

Chapitre 4L’unité formelle

Chapitre 5L’unité culturelle

Chapitre 6L’unité logique

Conclusion générale

Bibliographie

« C’est selon l’humeur de celui qui la regarde que la ville de Zemrude prend sa forme.

Si tu y passes en sifflotant, le nez au vent, conduit par ce que tu siffles, tu la connaîtras de bas en haut : balcons, rideaux qui s’envolent, jets d’eau.

Si tu marches le menton sur la poitrine, les ongles enfoncés dans la paume de la main, ton regard ira se perdre à ras de terre, dans les ruisseaux, les bouches d’égout, les restes de poisson, les papiers sales.

Tu ne peux pas dire que l’un des aspects de la ville est plus réel que l’autre, pourtant tu entends parler de la Zemrude d’en bas, parcourant tous les jours les mêmes morceaux de rue et retrouvant le matin la mauvaise humeur de la veille collée au pied des murs.

Pour tous, vient tôt ou tard le jour où ils abaissent le regard en suivant les gouttières et ne parviennent plus à le détacher du pavé. Le cas opposé n’est pas exclu, mais il est plus rare : c’est pourquoi nous continuons à tourner dans les rues de Zemrude avec des yeux qui désormais fouillent plus bas que les caves, jusque dans les fondations et les puits. »

Italo CALVINO,Les villes invisibles,Paris, Le Seuil, 1974, à la p. 81

Introduction générale

Le droit international est une étrange discipline. Lorsqu’il émerge comme discipline académique et professionnelle dans la seconde moitié du XIXe siècle, il est d’emblée contesté : comment le droit peut-il régner entre des États souverains qui ne connaissent ni ne reconnaissent aucune autorité supérieure à la leur ? Quels peuvent bien être la valeur et le sens d’un droit dont l’obéissance et la sanction sont laissées au bon vouloir de ses sujets primaires, et notamment des plus forts ? En tout état de cause, peut-on vraiment parler d’un droit « international » quand, historiquement, ce droit-là est d’abord et avant tout un droit créé par et pour les États européens ? On crée des chaires de recherche en droit international, on met sur pied des sociétés savantes, on publie des revues scientifiques. Mais le scepticisme reste de mise. Le droit international fait pâle figure à côté des sophistications et des raffinements du droit interne. C’est, pense-t-on, un droit primitif et sous-développé, dont les normes sont aussi rares que précaires. C’est aussi un droit politique. Trop politique1.

Face à cette attitude incrédule, voire défiante, les internationalistes vont, très tôt, dépenser une énergie considérable à défendre leur projet et à démontrer l’autonomie et la positivité de leur droit. Les stratégies déployées sont variées. Certaines sont simplement rhétoriques : le droit international n’est pas primitif, dit-on, il est simplement différent. D’autres se veulent plus pragmatiques : le droit international existe, puisque les États en parlent et en usent dans leurs relations réciproques. L’essentiel des arguments est de nature analogique ou comparative néanmoins. On veut montrer que, en dépit d’apparences trompeuses, le droit international fonctionne à l’image du droit interne : les États sont comme des sujets de droit dont le territoire est comme une propriété, dont les traités sont comme des contrats, et dont la diplomatie est comme l’administration d’un système de droit. On veut montrer surtout que le droit international est une discipline tout aussi technique, concrète et sophistiquée que le droit interne. Hersch Lauterpacht, qui incarne le mieux cet effort, prétend par exemple que l’on peut, au fond, lire tout le droit international comme une réplique à l’échelle internationale des principes et institutions du droit privé (droit des contrats, tort law, droit de la propriété, droit de la succession, règles de preuve et de procédure)2.

Si ces stratégies connaissent un relatif succès dans l’entre-deux-guerres, la Seconde Guerre mondiale discrédite le droit international et, à nouveau, pose « la » question existentielle. La totale impotence du droit international face au nazisme et à l’holocauste plonge la discipline dans une sorte de spleen métaphysique. Il faut, une nouvelle fois, faire face à la critique, non seulement de l’intérieur, c’est-à-dire de la part des juristes « domestiques », mais cette fois également de l’extérieur, c’est-à-dire de la part de disciplines non juridiques, et notamment des relations internationales, où les réalistes portent les coups les plus durs. Le droit international est décrit comme une discipline utopique, sans prise sur le monde réel, et marginale. Il ne représenterait au fond pas autre chose que la politique poursuivie par d’autres moyens3. Les internationalistes d’après-guerre sont donc forcés de poursuive l’effort de leurs prédécesseurs. Le ton est différent, plus pragmatique. On ne parle pas de droit international de la même manière avant et après la shoah. Mais tout en admettant que le droit international est imparfait, on continue de développer les mêmes stratégies pour justifier de la réalité, de la positivité et de la matérialité du droit international4.

Deux décennies après la fin de la guerre, néanmoins, la discipline paraît avoir trouvé ses marques. Les stratégies autojustificatrices déployées par les internationalistes semblent porter leurs fruits et l’on entre, à partir des années 1960, dans une période de relative confiance où la discipline s’émancipe du besoin traditionnellement ressenti de prouver l’existence de son objet. En 1966, Ian Brownlie publie la première édition de son Principles of Public International Law5. Ce manuel, qui va rapidement devenir une référence incontournable, marque un changement de style notoire. Le ton est résolument antiapologétique. Brownlie veut écrire un manuel sur la substance, les méthodes et les techniques du droit international, comme on écrit des manuels sur le droit des contrats, le droit fiscal ou le droit pénal. Il assume pleinement l’existence de son droit. Son manuel propose douze chapitres traitant de douze thèmes substantiels de droit international positif. Il ne s’encombre d’aucun préalable ontologique relatif au fondement, à la réalité ou à la nature du droit international. Il laisse ces questions-là à la théorie générale du droit6.

Brownlie est le produit de son temps. De 1958 à 1969, le droit international connaît des développements décisifs : on adopte les quatre Conventions de Genève sur le droit de la mer, la Convention sur les relations diplomatiques et consulaires, et les deux Conventions de Vienne sur le droit des traités. C’est la « décade prodigieuse de la codification ». Elle engendre une assurance nouvelle, qui se confirme largement dans les années 1970 et 1980, que ce soit sur le plan diplomatique, avec l’adoption d’instruments tels la Convention de Montego Bay, ou sur le plan judiciaire, avec des décisions historiques comme l’arrêt Nicaragua rendu par la Cour internationale de justice contre la superpuissance américaine pour ses interventions contre le régime sandiniste. Dans la foulée de la chute du mur de Berlin, l’Assemblé générale va même jusqu’à proclamer la période 1990-1999 « décennie des Nations unies pour le droit international »7.

Au début des années 1990, l’humeur est donc optimiste. Les internationalistes ont bien conscience du fait que la fin de la guerre froide présente autant de défis que d’opportunités pour le droit international. Mais la discipline paraît libérée de son embarras existentiel. On dit que le droit international, selon la formule devenue célèbre de Thomas Franck, serait entré dans une ère « postontologique », où les internationalistes, dégagés des contraintes de l’ontologie défensive, peuvent s’intéresser aux seules questions qui vaillent vraiment : celles du développement matériel et de la mise en œuvre du droit international8. On parle même d’une « constitutionnalisation » de l’ordre juridique international, expression qui semble suggérer que le droit international aurait atteint un degré de réalisation et d’organisation comparable aux ordres juridiques internes9.

Mais voilà, les années 1990 réservent au droit international un drôle de paradoxe. Au moment où l’on croit la discipline débarrassée de son spleen métaphysique, un nombre croissant de juristes se met à s’inquiéter d’un mal nouveau : le phénomène dit de la fragmentation. Il se dit que le droit international serait en train de proliférer et de s’étioler dans tous les sens, à un rythme incontrôlé, qu’il y aurait trop de normes et trop d’institutions. L’unité du droit international serait en danger. On risquerait la rupture, voire le chaos. Pas moins de trois présidents successifs de la Cour internationale de justice expriment publiquement leurs inquiétudes à ce sujet, notamment devant l’Assemblée générale des Nations unies10. Cette dernière, convaincue du sérieux du problème, décide d’ailleurs d’en saisir la Commission du droit international, qui adopte un rapport définitif sur la question en 200611. Tout se passe comme si les internationalistes, trop longtemps occupés à fonder en théorie l’existence, même minimale, de leur droit, étaient pris dans une sorte d’accélération de l’histoire et, rattrapés d’un coup par les évolutions du droit international, étaient saisis d’une sorte d’angoisse postmoderne12. Mais ces évolutions, quelles sont-elles exactement ?

Section 1. Les éléments déclencheurs d’une angoisse postmoderne

Il y a d’abord l’expansion et la densification matérielle du droit international, c’est-à-dire son application à de nouveaux domaines d’activité et la diversification de ses objets et de ses techniques. Traditionnellement, on le sait, le champ d’application du droit international est demeuré relativement restreint. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il s’est pour ainsi dire limité à deux questions principales : le partage et les conditions d’exercice des compétences territoriales, d’une part, la conduite des relations diplomatiques, d’autre part. Mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et plus encore depuis la fin de la guerre froide, le droit international s’est déployé et s’est démultiplié, pour couvrir à peu de choses près tous les aspects des relations sociales : télécommunications, échanges commerciaux, protection de l’environnement, conduite des hostilités, diversité culturelle, sécurité alimentaire, droits de la personne, protection des investissements, terrorisme, assistance humanitaire, exploration spatiale, etc.13 Il y a là un phénomène que même la discipline des relations internationales, restée longtemps agnostique aux questions de droit international, a repéré : on parle d’une « légalisation » de la politique mondiale14.

Il y a ensuite un élargissement de la communauté juridique internationale. Historiquement, le droit international a d’abord existé comme un instrument de projection hégémonique d’un club restreint de « nations civilisées » – et notamment de puissances européennes – sur le reste du monde15. La communauté du droit international est donc restée longtemps un club fermé, réservé à une poignée d’États occidentaux. Les choses ont, sur ce point, sensiblement évolué. Le droit international a progressivement abandonné la référence au degré de civilisation (du moins dans sa forme classique) comme critère de membership. Il est devenu un droit à vocation universelle qui s’applique en théorie, et à proportion égale, à toutes les sociétés du globe. La décolonisation aidant, nous sommes donc passés d’une communauté de quelque quarante États en 1920 à une communauté de près de deux cents États aujourd’hui.

Le changement n’est pas seulement quantitatif. Il est qualitatif également. La communauté internationale n’est pas simplement devenue une communauté plus nombreuse. Elle est devenue également une communauté sans dehors, une communauté « sans barbares ». Sans barbares ne veut pas dire sans barbarie. Le XXe siècle restera le siècle des génocides, commis par des nations « civilisées » comme par des nations « barbares ». Mais le droit international a renoncé au couple civilisé/barbare comme couple structurant. Le droit international ne se définit plus en relation à cet ennemi du dehors. Il reste, bien entendu, des voyous (rogue states), des indésirables et des intouchables (réfugiés, populations autochtones, terroristes, ennemis combattants), et ces derniers servent à maintenir l’image du droit international comme force progressiste dans un monde sauvage et violent16. Pour autant, la figure fantasmée de l’« Autre », exclu ab initio de la communauté des nations civilisées, a largement disparu du discours du droit international17.

Si les barbares ont formellement disparu comme catégorie juridique, de nouveaux sujets parlants sont apparus néanmoins. On sait que le droit international a longtemps relevé du domaine réservé des États. L’État a représenté pour les internationalistes une figure familière, une voix rassurante, un fondement solide pour leurs théories du droit, de l’obligation et de la justice. Là encore, la chose n’est plus vraie et il n’est plus possible aujourd’hui de comprendre le droit international dans un rapport exclusif à l’État. Si l’État continue de jouer le rôle principal, d’autres entités se sont imposées comme des acteurs à part entière du droit international. C’est le cas bien entendu des individus, qui n’en sont plus simplement les lointains destinataires – comme par ricochet – mais qui sont dorénavant titulaires de droits fondamentaux, qu’ils peuvent faire valoir directement, y compris contre leur propre État national, et qui sont responsables personnellement devant la loi pénale internationale18. Les entreprises multinationales sont devenues également des interlocuteurs normaux dans la gestion des problèmes du monde, comme en témoigne le Pacte mondial, partenariat conclu entre les Nations unies et les entreprises multinationales en rapport aux droits de l’homme, aux normes du travail, à l’environnement et à la lutte contre la corruption19. Plus récemment, les villes se sont mises aussi à « faire » du droit international, dans les domaines du commerce, de la finance, des droits de la personne ou du développement durable20. Aux États-Unis, par exemple, certaines grandes villes américaines ont décidé de jouer un rôle d’avant-garde dans la lutte contre le réchauffement climatique, en adhérant unilatéralement aux objectifs du Protocole de Kyoto et en s’engageant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre21.

On n’oubliera pas, bien entendu, le rôle des organisations internationales, intergouvernementales (OI) et non gouvernementales (ONG), dans la transformation du paysage étato-centré du droit international. Les premières, quasi inexistantes au début du XXe siècle, sont aujourd’hui trois fois plus nombreuses que les États22. Si leur rôle et leurs fonctions sont variables, elles ont modifié la façon dont le droit international est produit et mis en œuvre, en plus d’agir comme des forums au sein desquels la souveraineté étatique est (re)définie, exercée et contestée23. Quant aux secondes, elles se comptent dorénavant en dizaine de milliers. Bien que ne disposant pas d’une personnalité juridique internationale au sens formel du terme, le rôle des ONG dans la négociation et la mise en œuvre des instruments internationaux est largement documenté et n’est plus guère contesté aujourd’hui24.

La dernière mutation notoire du droit international moderne concerne l’apparition de « monstres » juridiques, c’est-à-dire de formes et d’objets qui ne correspondent plus aux schèmes et aux catégories classiques du droit international. Il y a d’abord de nouvelles formes de normativité. On parle, par exemple, du droit « non officiel », c’est-à-dire des réglementations transnationales développées directement par les opérateurs privés, sans passer par l’État, dans des secteurs d’activité particuliers (lex mercatoria, lex sportiva, lex electronica, etc.). On parle aussi de la soft law, c’est-à-dire de la myriade d’instruments internationaux qui, sans être formellement contraignants, jouent un rôle essentiel dans l’émergence et le développement progressif du droit25.

Des institutions juridiques d’un genre nouveau émergent également, qui ne sont ni des institutions nationales, ni des institutions intergouvernementales au sens classique du terme. L’Union européenne est sans doute l’exemple le plus évident, dont on ne sait toujours pas dire avec certitude s’il s’agit d’une simple organisation internationale ou d’un État préfédéral26. Mais on pense encore au phénomène plus récent des juridictions internationales dites « mixtes » ou « hybrides », que ce soit dans le domaine des investissements (CIRDI) ou dans celui de la justice pénale internationale (tribunaux spéciaux pour la Sierra Leone, le Cambodge ou le Liban)27. Ces juridictions constituent des formes juridiques métissées, où siègent des juges nationaux et internationaux, et qui appliquent un mélange de droit local et de droit international. Plus récemment, on a même assisté à la création d’une institution plus étrange encore, la Cour de justice des Caraïbes (CJC) qui, unique en son genre, remplit la double fonction d’organe de règlement des différends internationaux et de cour d’appel en dernier ressort pour les États membres de la Communauté caribéenne. La CJC est donc à la fois une cour suprême de droit interne et une cour internationale de justice28.

L’expansion matérielle, l’élargissement de la communauté internationale, la multiplication des sujets parlants, la diversification des sources et l’apparition de formes juridiques monstrueuses : toutes ces évolutions, mises bout à bout, finissent par engendrer dans la discipline un sentiment d’éparpillement. Le droit international s’immisçant dans des espaces inédits, aux frontières incertaines, on craint une perte de sens et de contrôle29. L’ancien modèle westphalien, caractérisé par la séparation nette entre droit interne et droit international, est remis en cause par l’émergence d’une sorte de « désordre des ordres normatifs »30. Et à l’anarchie du système international classique se substitue l’image hétérarchique d’un droit sans pilote, qui s’écrit à plusieurs voix, à l’intersection d’espaces normatifs multiples et enchevêtrés, sans véritable plan d’ensemble.

Les choses, bien entendu, ne changent pas d’un coup dans les années 1990. Mais il s’y passe une conjonction d’événements qui précipite l’émergence de ce sentiment de diffusion et d’émiettement du droit. Il y a d’abord l’épaississement et la consolidation, coup sur coup, d’une série de régimes spéciaux : institution de l’Union européenne, création de l’ALENA, adoption groupée au Sommet de Rio de la Convention sur la biodiversité, de la Convention-cadre sur les changements climatiques et de la Convention contre la désertification, constitution de l’Organisation mondiale du commerce, entrée en vigueur de la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, adoption du Statut de la Cour pénale internationale, etc. Si les années 1960 ont représenté la décennie du droit international « général » (droit des traités, relations diplomatiques et consulaires, etc.), les années 1990 sont incontestablement la décennie du droit international « spécial ».

À cela vient s’ajouter une série de décisions rendues en l’espace de quelques années seulement par des tribunaux spécialisés, qui s’écartent des solutions retenues traditionnellement en droit international, ou qui font une lecture hermétique de leur droit, sans intégrer les développements législatifs et institutionnels qui se déploient dans des domaines voisins. L’Organe de règlement des différends de l’OMC peine dans sa jurisprudence Crevettes à intégrer des standards non commerciaux, et notamment les standards environnementaux31. La Cour européenne des droits de l’homme décide, dans les affaires Belilos et Loizidou, que les réserves aux traités sur les droits de la personne sont, ex hypothesi, inadmissibles32. Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie modifie dans son arrêt Tadic certains critères de responsabilité internationale développés par la Cour internationale de justice33.

Il se produit donc, quelque part au milieu des années 1990, un basculement. Pendant près d’un siècle, les internationalistes sont restés préoccupés par les sous-développements de leur droit. Ils ont cherché à le démultiplier, à mettre en lumière ses ramifications, ses mille déclinaisons et ses mille raffinements, pour montrer qu’il n’était pas un droit primitif et atrophié. Puis la tendance s’inverse. Les règles prolifèrent. Des conflits se font jour entre des institutions qui n’ont pas les mêmes points de vue sur le monde ni les mêmes partis pris structurels. Les oppositions canoniques qui ont traditionnellement donné sa forme à la discipline – entre civilisés et barbares, public et privé, national et international, droit et non-droit – ces oppositions-là donc, sont brouillées. Les internationalistes se mettent alors à chercher, derrière les foisonnements du droit international contemporain, des principes de cohérence et des formes d’unité. D’un complexe du « trop peu », la discipline glisse dans les perplexités du « trop plein » de droit34.

Section 2. Du « trop peu » au « trop plein » de droit : le débat sur la fragmentation

C’est dans ce contexte qu’émerge le débat sur l’unité et la fragmentation du droit international. Ce qui, au départ, paraissait n’être qu’une préoccupation relativement marginale d’un groupe restreint de juristes a pris des allures de véritable phénomène social. Elle a provoqué, et continue de le faire, un nombre incalculable de colloques, de séminaires et de publications en tous genres35. Et elle n’intéresse plus seulement les internationalistes « généralistes ». Dorénavant, c’est chaque branche du droit, chaque sous-discipline qui s’interroge sur sa propre fragmentation36. La question de la fragmentation, pour reprendre les mots de Pierre-Marie Dupuy, est devenue « le débat doctrinal par excellence […] à l’ère de la globalisation »37.

Pour bien comprendre l’apport de notre étude à ce débat-là, il convient de dire un mot ici sur ce que la doctrine en dit, mais également – et surtout – sur ce qu’elle ne dit pas. La problématique de la fragmentation, nous le verrons tout au long de cette étude, soulève un nombre considérable de questions juridiques, politiques, techniques et idéologiques. La littérature sur cette question est abondante, dense et variée. Elle est complexe et, à sa manière, fragmentée. Elle ne se laisse pas saisir facilement. On peut dire néanmoins, pour essayer d’en bien saisir les contours et les questions essentielles, qu’elle s’est développée en deux temps, qui ont donné lieu à deux générations successives de polémiques doctrinales.

Dans un premier temps, le débat sur la fragmentation s’est articulé autour de deux problématiques principales : l’autonomisation fonctionnelle des régimes spéciaux et la multiplication des tribunaux internationaux. Sur ces deux questions, les avis divergent largement.

À propos des régimes spéciaux, deux camps s’opposent. Les uns sont d’avis que, dès lors qu’un régime spécial se dote d’un appareil complet de règles secondaires – de sources et de règles de responsabilité propres – il devient autosuffisant, c’est-à-dire qu’il se découple et fonctionne indépendamment du droit international « général ». Les défenseurs de cette thèse estiment que, passé un certain stade d’autonomisation, les régimes spéciaux finissent par pourvoir par eux-mêmes, sur la base d’instruments conventionnels, à tous leurs besoins. Ils deviennent des sous-systèmes complets et fermés, dont les règles secondaires sont taillées sur mesure pour répondre à leurs besoins spécifiques, et qui n’ont plus besoin des règles générales du droit international public pour établir, interpréter et mettre en œuvre leurs règles matérielles38. Les autres objectent que l’autonomisation des régimes spéciaux est relative. Aucun régime ne se suffit jamais complètement à lui-même. Il fonctionne toujours, même minimalement, dans les paramètres du droit international général, qui constitue la toile de fond sur laquelle tout le reste s’écrit. Tout régime, aussi intégré et autonome soit-il, doit à l’occasion recourir au droit international général, ne serait-ce qu’en dernier ressort, lorsque ses propres règles secondaires sont incomplètes ou ineffectives39. Sur cette question, la Commission du droit international, dans son rapport définitif, semble avoir tranché en faveur du second camp, en affirmant qu’« aucun régime n’est un circuit juridique fermé »40. S’ils sont parfois mieux adaptés pour régler des problèmes spécifiques, et si les États peuvent choisir d’écarter certains aspects du droit international général, la Commission est d’avis que les régimes spéciaux ne peuvent être totalement dissociés du droit général : « un régime ne peut acquérir force obligatoire (être ou non validé) que par référence à des règles ou principes qui lui sont extérieurs »41. Un régime spécial peut donc déroger au droit général en tant que lex specialis, mais le droit général reste toujours pertinent dans l’interprétation et la mise en œuvre du droit spécial, ne fût-ce qu’à titre subsidiaire, comme instrument permettant de combler ses lacunes et de parer à ses défaillances.

À propos de la multiplication des tribunaux internationaux, les opinions ne sont pas aussi tranchées. Mais les positions doctrinales oscillent entre deux pôles. D’un côté, il y a ceux qui considèrent que la multiplication des tribunaux internationaux pose d’ores et déjà des problèmes de jurisprudences internationales contradictoires, qui affectent la cohérence, la prévisibilité et l’efficacité du système juridique international. Pour ces auteurs, la multiplicité des autorités et des voix judiciaires, en l’absence d’ordonnancement hiérarchique, ne peut mener qu’à la cacophonie et au désordre, le tout entraînant, in fine, la perte d’une perspective globale sur le droit international42. De l’autre, on trouve un certain nombre d’observateurs qui notent que le problème est largement virtuel, que les tribunaux internationaux communiquent par voie de jurisprudence interposée et qu’ils sont, dans l’ensemble, respectueux des principes généraux du droit international43. Souvent, ceux-là considèrent que la multiplication des juridictions internationales est le simple reflet d’un monde postmoderne marqué par la différenciation fonctionnelle, et représente même une forme de pluralisme vertueux. La multiplicité des tribunaux signifie en effet un meilleur accès à la justice et porte en elle la possibilité d’une fertilisation croisée des idées. De même rend-elle possible la remise en cause de catégories et de hiérarchies établies44.

Sur cette question, la Commission du droit international semble avoir opté pour une position intermédiaire. Tout en notant qu’il ne lui appartient pas d’arbitrer les problèmes de chevauchement de compétence entre juridictions internationales, elle considère que la multiplication des tribunaux internationaux et des complexes de règles, selon le point de vue privilégié, peut avoir des effets positifs comme des effets négatifs. D’un côté, le phénomène de prolifération des régimes peut engendrer des conflits entre normes et pratiques institutionnelles, d’une manière qui menace l’unité du droit. D’un autre côté, note la Commission, la prolifération des régimes apporte une réponse à de nouveaux besoins techniques et fonctionnels surgissant dans des domaines de réglementation de plus en plus nombreux et diversifiés. La prolifération des régimes est donc la manifestation d’une société mondiale pluraliste au sein de laquelle différents acteurs poursuivent différents projets en usant de différents principes et techniques juridiques, chaque domaine d’activité devenant de plus en plus professionnalisé, institutionnalisé et autonome. En d’autres termes, la prolifération et la fragmentation reflètent, davantage qu’elles ne la produisent, la réalité sociologique de la modernité internationale tardive45.

Passé l’émotion des débuts, la doctrine a pris cependant depuis quelques années un tournant résolument pragmatique. On voit émerger une deuxième génération d’études doctrinales qui, davantage qu’à des questions empiriques et normatives, s’intéresse à des questions d’ordre technique. La question n’est plus de savoir si, et dans quelle mesure, le droit international est en train de se fragmenter, ni de porter un jugement sur la nature – pathologique ou bénigne – du phénomène. Il s’agit plutôt, en partant de l’hypothèse que la cohérence et l’unité du droit sont des visées légitimes, de s’interroger sur les principes, les méthodes et les techniques permettant d’« ordonner le multiple », c’est-à-dire les moyens permettant de mettre en relation des régimes concurrents et d’introduire une mesure d’ordre dans l’économie du système juridique international46. Ce tournant pragmatique – qui coïncide avec la publication du rapport de la CDI – a donné naissance à une littérature foisonnante sur les règles d’interprétation des traités, et notamment sur le principe dit de l’« intégration systémique » codifié à l’article 31 (3) (c) de la Convention de Vienne47. L’accent est mis également sur les principes de la lex specialis et de la lex posterior comme principes de prioritarisation entre traités concurrents ou incompatibles48. On voit même renaître la problématique du jus cogens, un temps sommeillante, comme principe de hiérarchisation entre normes contradictoires49.

L’intérêt pour la fragmentation, donc, ne se dément pas. Il semble au contraire s’être diversifié au point de devenir une question proprement constitutive de la discipline moderne du droit international. Mais, cependant que la fragmentation semble être dans tous les esprits et dans toutes les bouches, on est frappé par une chose. Tandis que l’on parle abondamment de fragmentation, de ses sources, de ses conséquences, de ses remèdes, on parle finalement assez peu d’unité, étrange façon de travailler l’ombre sans travailler la lumière. La situation est curieuse, puisque la fragmentation présuppose nécessairement l’unité, soit comme propriété objective, soit comme valeur programmatique. Quoi qu’il en soit, parler de fragmentation n’a de sens que si l’on est capable d’articuler au préalable une certaine conception de l’unité.

Cette lacune théorique se manifeste, en premier lieu, à propos de la problématique de l’unité et de la fragmentation. Nous avons vu qu’il existe une pluralité de points de vue sur la fragmentation. Certains voient dans la fragmentation une menace. D’autres considèrent que le danger est théorique, davantage qu’historique ou réel. D’autres encore insistent sur le fait que les avantages de la fragmentation l’emportent sur ses inconvénients. Mais rien, ou presque, n’est dit sur le besoin d’unité lui-même, sur les raisons pour lesquelles l’unité, comme valeur normative, mérite d’être préservée. Le plus souvent, on se contente de poser l’unité comme un préalable qui est tellement évident – certains parlent même d’une proposition tautologique50 – que d’en débattre serait inutile et déplacé51. Lorsque mention est faite du besoin d’unité, c’est généralement de façon vague et elliptique, par référence aux problèmes de cohérence, de prévisibilité et de sécurité juridiques52. Bien qu’ils ne soient pas dénués d’intérêt ni d’importance, ces problèmes n’épuisent pas, pourtant, la question de savoir pourquoi la conception monistique du droit comme système cohérent et unifié doit être tenue pour supérieure, en tant que postulat normatif, à d’autres conceptions, comme la conception pluraliste du droit. Nous sommes donc dans une situation où l’unité, comme l’observe un philosophe du droit, est acceptée sans examen comme un principe qui s’impose au droit, aussi sûrement que le principe de causalité s’impose aux sciences naturelles53.

Ce qui est vrai de l’ethos ou du besoin d’unité l’est plus encore du concept d’unité54. Généralement, on parle d’unité comme d’un concept qui ne nécessite aucune explication, comme quelque chose qui va de soi. En réalité, la plupart des discussions ont lieu sans qu’aucune définition de l’unité ou de la fragmentation ne soit offerte. Le plus souvent, on se contente de présenter l’unité et la fragmentation comme deux positions théoriques antagonistes, sans en expliciter le sens. Le concept d’unité demeure donc un concept vague et intuitif. Nous sommes dans une situation paradoxale où la rhétorique de la fragmentation est omniprésente, mais où l’unité – préalable sans lequel le reste n’a pas de sens (seul ce qui est unitaire peut se fragmenter) – demeure totalement sous-théorisée. On observera d’ailleurs que le paradoxe n’est pas exclusif au droit international. On le trouve à l’œuvre plus largement dans le domaine de la théorie du droit. Niklas Luhmann, dans une étude consacrée à l’unité des systèmes juridiques, observait déjà ce problème en 1987 :

« L’unité du système est généralement supposée de manière implicite […] et l’on se soucie peu de la question de savoir comment le système acquiert cette unité. La situation est insatisfaisante. Elle semble mener à une situation où les sociologues laissent aux juristes, et les juristes aux sociologues, le soin de formuler des théories sur l’unité du droit »55.

Cette lacune n’a, à ce jour, toujours pas été comblée. Malgré la prolifération du discours sur la fragmentation, on omet de poser une question aussi élémentaire qu’incontournable : qu’on la désire ou non, qu’elle soit réaliste ou utopique, qu’elle relève du postulat ou du fait objectif, que signifie l’« unité » du droit international ? Que recouvre exactement cette expression un peu vague que l’on tient pour évidente ?

Section 3. Pour une philosophie exploratoire de l’unité

C’est cette question – en apparence élémentaire, mais laissée en suspens – qui constitue l’objet principal de cette étude. Il nous est apparu que le concept d’unité – masqué par une simplicité trompeuse – réclame une élaboration théorique et critique. La prémisse de cet ouvrage est que l’on ne saurait penser efficacement la fragmentation sans penser à titre liminaire l’unité. Cette étude invite donc à suspendre un temps le discours doctrinal conventionnel et à tenir en suspicion le postulat d’unité. Tenir en suspicion ne veut pas dire le récuser définitivement, mais simplement secouer la quiétude avec laquelle on l’accepte, l’arracher à sa quasi-évidence, montrer qu’il ne va pas de soi et qu’il n’est pas nécessairement ce qu’on croyait au premier regard.

Penser l’unité, il va sans dire, est un vaste programme. L’unité est de ces idées qui ont occupé avec la plus grande constance l’histoire de la philosophie, et plus généralement de la pensée. La pensée métaphysique, depuis Parménide et Aristote jusqu’à Heidegger, n’est d’ailleurs pas autre chose qu’une tentative délibérée de surmonter la multiplicité des phénomènes par la découverte des fondements premiers, du « tout », de l’« Un », du transcendant ou de l’« englobant », pour reprendre l’expression de Jaspers56. Définir l’unité n’est donc pas entreprise aisée. L’unité, en effet, n’est pas une chose. Elle est d’abord une pulsion, un instinct, un appel confus du cœur ou, comme le dirait Camus, une nostalgie57. À la considérer même comme une entité qui, ne relevant pas du seul affect, peut faire l’objet d’un savoir rationnel, on peut se demander encore si elle ne constitue pas au fond la seule réalité qui ne soit pas une. Aussi, si l’on a beaucoup parlé d’unité dans l’histoire de la pensée, il demeure que nous ne savons pas clairement ce qu’elle est. Et certainement, d’ailleurs, n’est-il pas possible de la comprendre pleinement dans un savoir stable et définitif.

Difficile, la démarche n’en demeure pas moins indispensable. À moins de s’accorder, ne serait-ce que minimalement, sur les enjeux et les contours de l’unité, on se condamne en effet à un discours un peu superficiel et éthéré, un discours qui reste à la surface des choses ou qui passe sous silence des pans entiers de la question. Les désaccords relatifs à la fragmentation pourraient en effet n’être que le reflet de désaccords plus profonds, mais non explicités, sur le sens à donner au concept d’unité. De même, un consensus de surface peut-il émerger sur la fragmentation en raison seulement d’un certain flou conceptuel sur la prémisse de l’unité. Tout argument concernant la fragmentation est construit à partir d’une position prédéterminée sur l’unité. À moins d’expliciter et de théoriser cette position, il se peut que les internationalistes parlent en réalité de choses très différentes sans le savoir. L’accord ou le désaccord, pour avoir du sens, nécessite donc de s’accorder au préalable, et a minima, sur l’objet de la controverse.

S’accorder ne veut pas dire tomber d’accord. On peut parler d’unité sans s’entendre définitivement sur son sens. Après tout, les internationalistes parlent bien de droit international sans s’entendre sur une conception universelle du droit. Mais s’accorder implique au minimum un examen de l’espace conceptuel au sein duquel l’analyse et la discussion ont lieu. En droit comme en musique, s’accorder c’est calibrer et paramétrer les instruments (dans notre cas les instruments conceptuels). C’est ce qui permet de s’écouter les uns les autres et de jouer des partitions différentes, mais au diapason, sur le même terrain harmonique. Il faut, donc, théoriser l’unité. Sans cela, le débat sur la fragmentation risque de sonner faux, de dégénérer en un concert approximatif où les arguments ne se rencontrent jamais vraiment sur le même terrain épistémologique.

Ceci étant, l’unité du droit international peut être théorisée de bien des façons. En vertu d’une approche dite descriptive, on pourrait, par exemple, chercher à montrer dans quelle mesure l’unité existe, au sens sociologique du terme, comme réalité objective dans le droit positif. Une approche normative s’attacherait davantage à évaluer l’unité par rapport à des paradigmes concurrents ou alternatifs (par exemple, le paradigme pluraliste). L’approche généalogique, pour sa part, chercherait à identifier les origines de la stipulation moniste en droit et les circonstances dans lesquelles le postulat du « droit-comme-unité » a émergé comme condition de la pensée juridique.

Bien qu’il contienne des éléments de ces diverses approches, le présent ouvrage relève d’un genre sensiblement différent. Ce qui suit est fondamentalement un travail de philosophie du droit international. La philosophie du droit ne doit pas s’entendre ici dans son sens kantien, cependant, c’est-à-dire comme une spéculation normative et évaluative sur la nature du droit et de la justice, en application de la raison pure. Nous prenons plutôt la philosophie dans son sens deleuzien, comme un mode de pensée créatif qui cherche à construire et à développer des concepts opératoires. Par concepts opératoires, Deleuze n’entend pas des catégories finies, stables et définitives. Il désigne au contraire des concepts qui, en même temps qu’ils permettent de saisir le chaos, continuent à en dire l’intensité, l’infinité et le mouvement, dans une sorte de vibration intensive58.

Notre démarche, donc, n’est ni canonique ni normative, ni même simplement descriptive. Il ne s’agit pas de prescrire comme un impératif catégorique les conditions de possibilité théoriques de l’unité ou de la fragmentation du droit international. Il ne s’agit pas non plus de porter un jugement sur le désir d’unité ou de fragmentation. Ce que l’on cherche à faire ici, c’est d’abord à travailler le concept d’unité en lui-même, d’une manière qui rende compte du nombre de ses dimensions et de ses enjeux, sans en étouffer ni le mouvement ni l’épaisseur. Pour au final le rendre plus opératoire dans le contexte du droit international, à raison même de sa complexité, de ses contradictions et de ses limites.

Cette philosophie de l’unité, comme cela apparaîtra clairement par la suite, est une philosophie essentiellement exploratoire. Notre analyse est liminaire et préparatoire. Elle ne vise nullement à fixer, de manière définitive, le concept d’unité dans une théorie complète et définitive. Elle ne fournit pas non plus de modèle « prêt à l’emploi », dont on pourrait user pour définir, décrire et interpréter le monde juridique qui nous entoure. Cet ouvrage vise avant tout à explorer les conditions de possibilité du discours sur l’unité du droit international, en identifiant et en comparant diverses conceptions de l’unité, sans juger de leurs mérites respectifs. Il vise, en d’autres termes, à faire surgir théoriquement un objet conceptuel longtemps demeuré à l’état embryonnaire et dont on use souvent sans vraiment le savoir, à questionner ses usages, à chercher, en somme, ce dont il est fait.

Cette philosphie exploratoire est également une philosophie pluraliste, bien qu’il ne faille, là encore, sans doute pas entendre la notion de pluralisme dans son sens conventionnel. Depuis trente ans qu’il est utilisé dans les disciplines juridiques et sociales, le concept de pluralisme est généralement compris de deux manières différentes. Le pluralisme comme fait renvoie au constat d’une réalité empiriquement vérifiable, à savoir l’existence d’une pluralité de droits ou d’ordres juridiques dans un espace social déterminé. Être pluraliste, dans cette perspective, c’est accepter l’hypothèse selon laquelle différents types de droit opèrent simultanément dans le même environnement sociétal. C’est donc un pluralisme portant sur les sources du droit (droit étatique, coutume, droit autochtone, règles religieuses, réglementations privées, etc.) ainsi que sur les espaces au sein desquels le droit se manifeste (État-nation, communauté internationale, villages, familles, églises, industries, écoles, etc.). Le pluralisme comme (contre-)idéologie, en revanche, renvoie à une certaine réaction intellectuelle contre l’idéologie du centralisme juridique, c’est-à-dire l’idéologie qui fait de l’État un acteur hiérarchiquement supérieur et limite l’analyse du droit aux seules règles officielles émanant de son pouvoir souverain.Être pluraliste, dans cette seconde tradition, c’est donc rejeter la notion selon laquelle l’État est la seule source d’autorité juridique pertinente et comprendre le droit comme une catégorie analytique qui recouvre, aussi, les formes juridiques non étatiques59.

Cet ouvrage n’est pluraliste dans aucune de ces deux acceptions traditionnelles. Ce qui suit relève du pluralisme comme disposition intellectuelle, davantage que du pluralisme comme fait ou idéologie. Il s’agit d’un pluralisme au sens large du terme, qui a trait à la façon dont on pense le droit. C’est un pluralisme portant, en d’autres termes, sur le concept de droit. Dans notre analyse du droit international, nous n’adhérons pas à une vision ou à un concept unique du droit. Le droit international est analysé tour à tour comme un ensemble de règles matérielles, comme un système de production et d’interprétation des règles, comme un projet intellectuel, comme une forme argumentative et comme un système de valeurs. C’est en ce sens, donc, que cette étude peut être qualifiée de philosophie pluraliste du droit international60.

Section 4. Structure de l’argument

La thèse principale de cette étude est que l’unité n’est pas – comme on le suppose souvent dans la littérature sur la fragmentation – un concept stable, permanent et univoque. C’est au contraire un concept nivelé et dynamique. Nivelé, parce qu’il se prend par plusieurs bouts, qu’il a plusieurs étages sémantiques. Dynamique, parce qu’à chaque niveau, l’unité se construit toujours au croisement de forces en tension, tantôt centrifuges, tantôt centripètes, tantôt compatibles, tantôt contradictoires.

L’argument sera développé en six chapitres, formant trois temps analytiques. Le premier temps de l’analyse servira à problématiser et à délimiter le sujet. On entrera en matière par l’histoire des idées, en particulier de la philosophie (chapitre 1er). Il paraît inconcevable d’engager une entreprise de construction théorique de l’unité sans se plier à cet exercice préliminaire qui consiste à prendre en compte nos prédécesseurs, à mettre en perspective hier et aujourd’hui. En effet la philosophie s’est de tout temps intéressée à la question de l’un et du multiple, au point d’ailleurs de la constituer en une branche à part entière, celle que l’on a appelée la « méréologie ». La méréologie ne nous livre, bien entendu, aucune réponse toute faite ou linéaire à la question de l’unité du droit international. Elle est utile à deux égards cependant. D’abord parce qu’elle fournit des outils conceptuels dont on se servira tout au long de l’analyse. Elle nous renseigne, par exemple, sur les concepts de partie, de tout, de prédicat catégorial, de rapport causal, de fondation ou de forme. Mais la méréologie est utile également parce qu’elle nous met sur la piste de la complexité. Les philosophes ont intégré de longue date la conviction que l’unité n’est jamais un donné pur et objectif, qu’elle comprend toujours une part de construction ou d’interprétation, et que dans cette construction, le rôle du sujet observant est déterminant. Cette conviction-là constituera un point d’appui pour tout le reste de l’analyse.

Une fois la question de l’unité problématisée, on effectuera un travail de délimitation du champ d’investigation (chapitre 2). Il s’agira pour l’essentiel de différencier l’unité de problématiques voisines, mais non équivalentes, et notamment des questions d’unification et d’universalité du droit, qui ne seront pas traitées dans cet ouvrage. Ce faisant, on espère éviter un certain nombre d’écueils méthodologiques dans un débat qui tend parfois à manquer de clarté et de précision.

Dans un second temps, on proposera une critique « interne » du discours conventionnel sur l’unité du droit international. Il s’agira de tenir en suspens l’idée un peu flottante que l’on se fait de l’unité et de montrer que, derrière des discours simplifiants – voire simplistes – se niche en réalité une myriade de questions complexes que l’on tend à laisser dans l’ombre. À propos de l’unité « matérielle », par exemple, on parle de conflits normatifs en faisant comme si la notion de conflit était fixée sémantiquement. En réponse à l’usage quelque peu approximatif que l’on en fait, on montrera que la notion de conflit est polysémique et controversée, qu’il en existe pas moins de trois définitions possibles, et que selon la définition retenue, on ne juge pas de l’unité du droit international de la même façon (chapitre 3).

À propos de l’unité « formelle », on verra également que l’ordonnancement des normes en un système cohérent peut s’entendre de diverses manières, qui répondent à des logiques et à des lois d’organisation différentes. Le discours conventionnel sur l’unité du droit international peut être mutilant lorsqu’il réduit l’unité formelle à un phénomène monocausal, c’est-à-dire un phénomène qui répond à une loi unique d’ordonnancement. En contrepoint notamment des doctrines qui réduisent l’unité formelle à une simple question de règles secondaires, on s’efforcera de diversifier l’analyse, en intégrant d’autres dynamiques, en particulier les dynamiques institutionnelles et herméneutiques (chapitre 4).

Ce premier niveau de critique est interne, dans la mesure où il répond aux doctrines conventionnelles de l’unité sur leur propre terrain. Le débat sur la fragmentation se limite, à ce jour, à des questions de conflits de normes et de règles secondaires, et prend place dans des paramètres essentiellement positivistes. Il nous a semblé qu’il n’était pas inutile – avant d’emmener la réflexion sur des sols non positivistes – de déconstruire le discours sur l’unité dans ces paramètres-là. C’est pourquoi on consacrera, par exemple, une section entière à la théorie de Hart, qui informe aujourd’hui l’essentiel des débats sur l’unité formelle du droit international. On verra qu’on fait souvent une lecture un peu courte de sa théorie de l’ordre juridique et que, si l’on entend prendre Hart au sérieux, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur un certain nombre de questions hautement problématiques dans l’ordre international, telles les questions de déterminabilité et d’acceptation uniforme des règles secondaires.

Le troisième et dernier temps de l’analyse sera, en revanche, consacré à une critique « externe » du discours conventionnel sur l’unité. Plutôt que de déconstruire l’orthodoxie doctrinale de l’intérieur, on s’essayera dans les derniers chapitres à développer des approches non positivistes de l’unité du droit international. On privilégiera, ce faisant, deux axes de réflexion, deux perspectives nouvelles sur l’unité. On considérera successivement l’unité « culturelle » (chapitre 5) et l’unité « logique » (chapitre 6). Dans le premier cas, on se propose de délaisser l’analyse du droit international comme ensemble organisé de normes pour l’envisager sous un jour totalement différent, en tant que discipline intellectuelle et formation discursive. Parler d’unité culturelle, nous le verrons, c’est considérer non plus les questions de conflit normatif et d’agencement des règles, mais plutôt les structures mentales et grammaticales qui charpentent le droit international comme champ social et comme langage professionnel, c’est-à-dire comme espace de production et de diffusion d’arguments juridiques. Dans le second cas (unité logique), on appréhende l’unité du droit international non plus en rapport à la compatibilité et à l’agencement des normes, mais à la lumière plutôt d’éléments de transcendance des règles positives. Ce peut être une transcendance rationnelle et abstraite, postulée a priori par le théoricien ou l’interprète du droit. On parlera alors d’unité épistémo-logique. Ce peut être également une transcendance matérielle, une surdétermination du droit par les valeurs. On parlera alors d’unité axio-logique. Dans tous les cas, on appelle à porter le regard sur des plans radicalement différents d’objets, et à imaginer de nouvelles formes et de nouveaux critères d’unité.

Section 5. Préalable méthodologique

Nous avons jusqu’ici dépeint la toile de fond, l’objet et l’argument principal du présent ouvrage. Reste à fournir certains éclaircissements de nature méthodologique. Un mot d’abord sur le champ de notre étude. Cet ouvrage a trait principalement au concept d’unité dans le champ du droit international public. Bien que la catégorie du « droit international public » soit de plus en plus contestée, le présent ouvrage ne s’intéresse que de manière oblique et marginale aux débats qui ont eu lieu dans d’autres disciplines, comme les questions d’unification en droit international privé. Cela ne revient pas à dire que ces questions sont inintéressantes ou qu’elles sont sans rapport avec notre sujet. Simplement, ces questions sont d’une nature différente de celle qui nous intéresse ici. C’est pourquoi, au nom de la clarté, elles ont été maintenues hors de notre champ d’analyse.