Vengeances sinistres - Jean-Luc Rogge - E-Book

Vengeances sinistres E-Book

Jean-Luc Rogge

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Beschreibung

Alors qu'il marche seul, à la nuit tombante, sur l'un des sentiers de la forêt jouxtant sa jolie bourgade, Éric aperçoit dans les broussailles une inconnue s'époumonant à pousser une brouette au chargement recouvert d'une bâche. D'abord surpris par ce spectacle inattendu, ce n'est qu'après l'avoir interpellée qu'il la reconnaît : Marine, la trentaine, gérante de l'épicerie du village, charmant bout de femme, malheureusement rattrapée par le destin, un matin d'automne, il y a quelques années, quand son mari, enfant du pays, fut victime d'un fait divers affreux dont la presse locale se rassasia pendant des semaines. Sans le savoir encore, Éric vient d'entrer par le biais de cette rencontre inopinée dans l'une de ces folles aventures, sorte de cauchemar éveillé, dont aucun des protagonistes ne peut sortir entièrement indemne ! Dans ce roman redoutable aux rebondissements étonnants et à l'ambiance empruntant vers le roman noir, l'auteur s'attache à mêler habilement les points de vue des différents personnages du récit. En nous révélant les sentiments intimes de chacun d'entre eux, il nous propose une vision singulièrement variée et réjouissante de son histoire.

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Seitenzahl: 199

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Sommaire

Début du texte

Du même auteur

Première partie Automne brumeux

Éric

Mardi 15 octobre, deuxième jour

Mercredi 16 octobre, troisième jour

Vendredi 18 octobre, cinquième jour

Dimanche 20 octobre, septième jour

Mardi 22 octobre, neuvième jour

Mercredi 23 octobre, dixième jour

Vendredi 25 octobre, douzième jour

Dimanche 27 octobre, quatorzième jour

Éric

Mardi 29 octobre, seizième jour

Jeudi 31 octobre, dix-huitième jour

Éric

Camille

Marine

Éric

Nicole

Vendredi 18 avril

Bertrand

Jeudi 1er mai

Vendredi 30 mai

Marine

Dimanche 1er juin

Delphine

Camille

Bertrand

Troisième partie

Été orageux

Fête de la Musique

Éric

Merci, Estelle, pour ta relecture attentive et ta précieuse collaboration

Merci, Fabienne, pour ton soutien constant et tes conseils avisés

Du même auteur

Histoires singulières

nouvelles

Histoires à vivre avec ou sans vous

nouvelles

Histoires fâcheuses

nouvelles

De bien curieuses histoires

nouvelles

Dérapages inattendus

nouvelles

Fractures familiales

nouvelles

Rien de grave, je t’assure

Roman

Première partie

Automne brumeux

Éric

Lundi 14 octobre, premier jour

« Combien de temps… Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Un an, sans doute ; dix ans, peut-être ; vingt ans, tout au plus ! Combien ? »

Lasse de vivre, ma vieille mère a été euthanasiée à sa demande, il y a deux semaines, et j’en suis là, songeant à elle, à m’interroger sur ma propre destinée.

Perdu dans ces pensées funestes, je marche seul, machinalement et à vive allure au travers des sentiers de cette forêt que j’aime tant emprunter.

L’accès au chemin d’entrée est situé à quelques encablures seulement du village. En quelques minutes à peine, vous voilà loin de tous, en contact direct avec la nature.

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours apprécié ces sorties solitaires, en fin de journée, qui régénèrent tant le corps que l’âme.

Soudain, un bruit curieux, sorte d’ahanement, me ramène brusquement sur terre.

Aux aguets, je m’arrête aussitôt et scrute les alentours.

Là, très vite, malgré la nuit tombante, je l’aperçois sur ma droite, s’époumonant à pousser dans les broussailles une brouette au chargement recouvert d’une bâche. Harassée par le poids de son chargement, la femme cherche, à n’en pas douter, à s’éloigner le plus possible du sentier.

— Je peux vous aider ?

Surpris par ce spectacle inattendu, tout en braquant sur elle la lampe de mon smartphone, je me suis exprimé d’une voix plus forte que je l’aurais voulu !

Elle sursaute, se fige et, la main droite à hauteur des yeux pour se protéger de la lumière aveuglante, tourne la tête dans ma direction.

C’est alors seulement que je la reconnais : Marine, la gérante de l’épicerie, une connaissance, charmant bout de femme, installée au village depuis quelques années et malheureusement rattrapée par le destin, un matin d’automne, quand son mari, enfant du pays, fut victime d’un horrible accident lors d’un fait divers sordide dont la presse locale se rassasia pendant des semaines.

Apeurée, le front luisant, le regard dans le vide, le tee-shirt et le jean maculés de boue, elle reste, à l’instar d’un animal surpris par les phares d’une voiture, immobile, tétanisée.

Je tente de la rassurer :

— Oh ! Marine, c’est Éric, le demi-siècle comme tu aimes m’appeler. On a bu des pots ensemble lors de la dernière fête du village. Même qu’on était bien bourrés ! Tu te souviens de moi quand même ?

À ces mots, elle se ressaisit quelque peu, émerge de sa léthargie et, d’une voix enrouée, elle me sort cette tirade inquiétante, lourde de sous-entendus, qui me laisse pantois :

— Merde, Éric, tu ne pouvais pas mieux tomber. Faut m’aider, vite, ou ils vont me coincer. Viens, grouille-toi, on va l’enterrer !

Pas de doute, il y a des rencontres qu’il vaudrait mieux pouvoir éviter !

***

C’était il y a trois ans, le dix octobre précisément, jour qui restera gravé à jamais dans la mémoire de tous les habitants de notre bourgade, reconnue comme l’une des plus belles et des plus paisibles de France.

Entourée de forêts grandioses, elle surplombe sur ses hauteurs la vallée et les gorges environnantes. S’il n’y subsiste de nos jours qu’une boulangerie-épicerie, petit commerce multiservice, elle ne doit pas pour autant être considérée comme perdue puisqu’à quelques kilomètres à peine, dans un bourg un peu plus important, se retrouvent tous les établissements nécessaires à la vie courante et même un centre médical.

À l’époque, le plaisir d’habiter le lieu, de déambuler dans ses rues pentues, de rencontrer et discuter avec chacun de tout et de rien rendait la vie de tous, ma foi, bien agréable. Aucune des sept cents âmes résidant ici n’aurait pu imaginer alors qu’un tel drame puisse s’y produire, tant la douceur de vivre y était palpable.

Aujourd’hui, rien n’est plus pareil, chacun est sur ses gardes !

Comme elle l’expliqua plus tard aux enquêteurs, ce matin-là, vers six heures trente, Marine, jeune femme attrayante de vingt-sept ans, aux cheveux raides auburn, à la peau ambrée et à la silhouette svelte, venait de s’éveiller et profitait de son jour de repos au magasin pour flâner quelque peu au lit. Tout en se prélassant dans le lit conjugal, situé à l’étage dans l’une des deux chambres de la nouvelle villa qu’elle occupait avec son mari Guillaume depuis leur union, il y avait près de cinq ans, elle repensait aux paroles d’amour que lui avait susurrées son chéri à l’oreille avant de se lever et de descendre pour préparer le petit-déjeuner. Elle qui, pourtant, n’avait jamais imaginé jusqu’à il y a peu mettre au monde un enfant dans cet univers courant irrémédiablement à sa perte, sentait à présent grandir chaque jour un peu plus en elle le désir irrésistible de devenir mère.

Soudain, deux détonations puissantes, suivies d’un bruit d’envol de volatiles et d’un cri rauque, la firent sursauter !

Cela semblait provenir de la partie arrière du jardin entourant la maison. Son sang se glaça. Sans même prendre la peine de se couvrir de son peignoir, elle déboula les escaliers, traversa à toute allure le hall, franchit le seuil de la porte et se rua dans le jardin.

De suite, Marine avait compris que l’irrémédiable s’était produit. Chacun, présent au village à cet instant, se souvient encore aujourd’hui de l’écho du hurlement tragique, sorti du plus profond de ses entrailles, qu’elle poussa en apercevant, gisant sur la pelouse, le corps ensanglanté de celui avec lequel elle rêvait de passer son existence.

Depuis son installation ici, en chaque période de chasse, elle, la citadine, peu habituée à de telles pratiques qu’elle assimilait à de la barbarie, était saisie d’un pressentiment affreux, provoquant une peur indicible en elle. Aujourd’hui, ses angoisses récurrentes s’étaient matérialisées. En ce matin frisquet, annonciateur d’une belle journée d’automne malgré le brouillard qui tardait à se lever, l’amour de sa vie, celui qu’elle chérissait par-dessus tout, venait d’être abattu par un cinglé qui l’avait pris pour le cervidé qu’il pistait depuis l’aube avec d’autres décérébrés !

***

Le procès de l’individu s’est déroulé deux ans et demi plus tard, une éternité, devant le tribunal de la préfecture du département. Marine me l’avait résumé laconiquement lors de notre soirée arrosée.

Une mascarade, m’avait-elle dit en pleurs.

Le mec est devant la propriété, il traque soi-disant un cerf, il aperçoit un mouvement dans le jardin, derrière la haie et, pan, sans se poser la moindre question, sans la moindre hésitation, il tire !

Y’avait quand même mille fois plus de chance que ce soit un être humain plutôt qu’un cerf qui se trouve dans le jardin, non ?

Alors, bien sûr, ce pauvre chasseur, un type rougeaud, de forte corpulence, âgé de soixante-deux balais, habitant le village voisin, et à la tête d’une entreprise de transport renommée dans la région, plaide l’accident malheureux. Il dit qu’il a honte et qu’il se sent vachement coupable. Il verse même une larme en me lançant un regard affecté.

Je te jure, à voir ces yeux de fouine qui me suppliaient, j’ai eu un haut-le-coeur et j’ai failli gerber. Et comme il est plein aux as, il a pu évidemment se payer un avocat de premier plan qui a plaidé les circonstances atténuantes, qui a ressorti l’excuse du brouillard, de je ne sais quoi encore.

Puis, patatras, le verdict tombe : douze mois de prison avec sursis, retrait du permis de chasse pour dix ans et interdiction de détenir une arme pour cinq ans. De plus, cerise sur le gâteau, son avocat justifie la peine en pérorant que si, dans ce dossier, il y avait, certes, une faute qui consiste à tirer à travers une haie sans savoir ce qu’il y a derrière, cela n’en demeurait pas moins un accident.

Donc, dans ce pays, chacun est libre de buter qui il souhaite sans même passer par la case prison. Faut simplement que cela puisse ressembler à un accident. Mais, merde, Guillaume y a laissé sa putain de vie !

C’est à ce moment-là qu’elle avait éclaté en sanglots et posé la tête sur mon épaule. C’est à ce moment-là que, pris d’un subit accès de tendresse, je l’avais embrassée. C’est à ce moment-là aussi que, trop éméchés, nous nous étions, malgré le brouhaha environnant, pratiquement endormis sur place.

Il y a trois mois maintenant que la fête du village s’est déroulée. Depuis lors, hormis à l’épicerie où nous ne nous sommes échangé que des banalités, je n’ai plus revu Marine.

Évidemment, mon geste était insensé, mais une question me taraude encore aujourd’hui : l’ai-je imaginé ou, ce soir-là, Marine avait-elle réellement répondu à mon baiser ?

***

« Elle l’a buté ; elle a buté le chasseur. Elle a voulu se venger et elle l’a buté ! »

Ces quelques mots tournent en boucle dans ma tête

— Mais Marine, qu’est-ce que tu as fait ? Te rends-tu compte de ce que tu as fait ? On ne tue pas impunément ! Justice avait été rendue et même si le verdict des juges te paraissait injuste et cruel ; même s’il ne te convenait pas, il fallait l’accepter !

— Et toi, ta mère qui a été euthanasiée, tu n’es pas un peu coupable aussi de sa mort, peut-être, me lance-t-elle d’un ton glaçant.

Que les cancans du village puissent refaire surface à un tel moment me dépasse. Je dois rêver.

— Mais cela n’est pas comparable, maman voulait mourir. Elle me l’avait assez répété. Ses souffrances, tant physiques que psychiques étaient devenues insupportables. Je me suis battu face à tous, oui, mais pour une seule chose, pour que sa volonté soit respectée. Elle fut heureuse de partir effectuer son dernier voyage en Belgique, crois-moi, et elle est morte sereinement, presque joyeuse.

— Ouais, ce n’est pas ce qu’on raconte au village mais, de toute manière, ce n’est pas le propos. Allez, dépêchons-nous. Ma voiture est garée à l’entrée du chemin, dans l’impasse qui y mène. Prends mes clés. Tu trouveras une pelle et une bêche dans la remorque. Je n’ai pas pu tout emporter en une seule fois. Pendant ce temps, je continue de m’enfoncer un peu plus dans les fourrés. Rejoins-moi vite.

Le sang-froid de cette femme en de telles circonstances est étonnant !

Pour ma part, j’ai l’impression d’avoir les neurones d’un escargot. Je suis incapable de réfléchir, agis machinalement, obéis docilement et je me surprends maintenant à courir en direction de la foutue bagnole de Marine pour y dénicher le matériel nécessaire pour enterrer promptement le chasseur qu’elle vient de zigouiller.

Muni des outils, je replonge dans la forêt. La nuit est presque entièrement tombée maintenant ; je n’y vois plus grand-chose mais je reprends peu à peu mes esprits. Si j’aide Marine à faire disparaître le corps, je vais devenir, que je le veuille ou non, complice d’un assassinat et je vais me retrouver, tôt ou tard, en cabane.

Il n’y a pas trente-six solutions : il faut qu’elle se rende à la police !

***

— Ici ! C’est la cache idéale. Jamais, ils ne le retrouveront. Jamais. Allons-y !

Nous sommes à une bonne cinquantaine de mètres du chemin, sur un faux plat situé après une descente assez raide et il serait effectivement impossible à quiconque empruntant le sentier de repérer l’endroit. De plus, sous le tapis de feuilles, le sol est particulièrement meuble.

Marine se saisit de la bêche ; elle jubile.

Je voudrais la raisonner, lui demander de s’arrêter, de retrouver un semblant de lucidité. Lui expliquer que, tôt ou tard, elle sera inévitablement soupçonnée. Que les enquêteurs ont tout à leur disposition de nos jours pour débusquer les assassins. Que dès que la disparition du type leur aura été signalée, la police scientifique débarquera chez lui, que ses déplacements pourront probablement rapidement être retracés, que le moindre indice sera épluché, que toutes ces recherches les mèneront inévitablement à elle.

Je voudrais en fait surtout lui faire comprendre que je n’ai nulle intention d’être mêlé en quoi que ce soit à ce tumulte !

— T’es ma planche de salut, Éric !

Il a suffi d’une phrase pour qu’elle m’asservisse.

Les mots ne sortent pas de ma bouche. Ils s’envolent vers un horizon incertain, tout comme mon avenir d’ailleurs.

Je ne remarque plus que ses seins pointant méchamment sous son tee-shirt, ses fesses rebondies, son sourire carnassier.

À cet instant, je comprends que, par je ne sais quel sortilège, cette femme m’a envoûté depuis longtemps. Depuis le jour, en fait, où je l’ai aperçue pour la première fois au village avec Guillaume. Je comprends que mon âme est perdue, damnée à jamais.

Alors je prends la pelle et je creuse. Je creuse comme un forcené. Puis, notre tâche accomplie, je saisis la masse difforme enroulée dans la bâche et posée, tant bien que mal, sur la brouette et, tout en rugissant, je la projette dans la fosse de fortune que nous venons de terminer.

Ensuite, après avoir recouvert le sol de branches et de feuilles mortes, et comme le feraient machinalement deux jardiniers ayant terminé leur journée, nous rassemblons pelle, bêche et brouette et, silencieux, sans même nous concerter, comme si tout avait été convenu d’avance entre nous, chacun dans nos pensées, nous nous éloignons rapidement de la dernière demeure du chasseur.

Camille doit s’inquiéter à la maison !

***

— Merci, t’es comme un père pour moi.

« Oui, un père qui t’a embrassée sur la bouche et que tu n’as pas rejeté, il n’y a pas plus de trois mois ! », ne puis-je m’empêcher de penser.

Mais peut-être a-t-elle oublié. Sans doute était-elle dans un état second ce fameux soir. L’alcool désinhibe, c’est sûr.

De toute manière, ce baiser est resté sans suite. Et après tout, elle a raison, avec mes cinquante-quatre balais, je pourrais l’être, son père.

À la sortie du chemin forestier, les alentours sont déserts. Logique, hormis quelques randonneurs, nul n’emprunte cette impasse. La voiture de Marine ne doit pas avoir été remarquée.

— Bon, ben, j’te laisse. Passe demain soir à la maison, si tu veux, me dit-elle.

— Je termine à dix-neuf heures à l’épicerie. On pourrait manger un spaghetti ensemble et discuter un peu de la suite, me propose-t-elle aussi vite.

« Discuter un peu de la suite tout en avalant un spaghetti ! »

J’ai beaucoup de mal à suivre Marine dans son cheminement.

Cette femme a, je ne sais de quelle manière, abattu un mec dans la journée. Puis elle l’a enterré dans la forêt avec mon aide providentielle et maintenant, comme si de rien n’était, elle va rentrer tranquillement chez elle, probablement prendre un bon bain, regarder, peut-être, un épisode de sa série préférée, se mettre au lit et profiter d’une nuit de repos bien méritée. Tout cela avant de reprendre demain matin, très normalement, le boulot et servir ses clients, le sourire aux lèvres.

Une chappe de plomb s’abat sur mes épaules. Je suis sonné pour le compte. Je me sens las, tellement las.

— On fait comme ça alors ?

Et, avant même que j’aie pu lui rétorquer quoi que ce soit, elle démarre sans un regard dans ma direction.

Cette fois, c’est sûr, je rêve. Je vais sortir bien vite, tout en sueur, de ce cauchemar improbable et demain matin la vie reprendra son petit bonhomme de chemin !

***

Il est près de vingt et une heures lorsque je rejoins le centre du village. Ma maison, vieille demeure de caractère en pierre et au toit de lauze, est située sur les hauteurs, près de l’église. Elle dispose d’un jardin ensoleillé et offre une magnifique vue sur les alentours grâce à sa situation privilégiée. Rien à voir avec ces villas contemporaines telles que celle occupée par Marine, construites à flanc de forêt et qui nuisent à l’authenticité de notre bourgade.

Pour convaincre de nouveaux habitants de venir s’installer chez nous et ainsi rajeunir et repeupler le village, le maire avait eu l’idée, voilà une dizaine d’années, de proposer un lotissement d’une trentaine de terrains à bâtir à des conditions défiant toute concurrence à tout citadin acceptant d’y faire construire sa résidence principale. L’entreprise fut une réussite mais une destruction de l’environnement en fut le prix énorme à payer.

Camille, avachie dans le canapé, un paquet de chips à moitié vide sur les genoux et une bouteille de soda dans la main ne bronche pas quand je pénètre dans le salon. Absorbée par je ne sais quel programme à la télé, elle daigne à peine émettre un grognement en guise de bonsoir quand je la salue.

Si, habituellement, son indifférence a le don de m’exaspérer, ce soir, dans l’état dans lequel je me trouve, tant physiquement que psychiquement, elle m’arrange.

Sans tarder, je m’éclipse et rejoins la salle de bains. Après m’être longuement douché, je prends soin de déposer tous les vêtements que je portais dans la machine à laver et lance, un peu au hasard, un programme qui me les rendra débarrassés, je l’espère, de toutes les traces fâcheuses de cette foutue soirée.

Je me sens coupable et j’agis comme un coupable.

Mais dans quel merdier suis-je donc encore allé me fourrer ? Mon existence ressemble décidément de plus en plus à un énorme foutoir.

Assis à même le sol de la buanderie, la tête près du hublot, je fixe des yeux mon linge emporté dans un tourbillon incessant par le mouvement de va-et-vient du tambour de la machine à laver et ce constat implacable s’impose à moi : ma vie est du même acabit, un sempiternel tohu-bohu !

***

— Pa, j’ai aussi du linge à laver. Tu comptes passer la nuit affalé devant la machine ?

Surpris, je lève les yeux. Camille, le panier de linge à la main, me toise. Le regard désappointé qu’elle me lance me fracasse le coeur. À cet instant, je me sens misérable, tellement misérable.

— Après tu me diras encore que je vis dans ma bulle ; que je glande toute la journée ; que je me suis perdue dans mes illusions de monde meilleur ; que tu n’as pas mérité une chiffe molle comme moi. Non mais, tu t’es vu ? Tu te rends compte comment tu agis avec moi ? J’ai vécu une journée d’enfer, si cela peut t’intéresser. Une putain de journée d’enfer ! L’une de ces journées qui vous marquent pour la vie ! Mais quand tu es rentré, tout à l’heure, tu n’as même pas daigné porter le moindre regard sur moi. Mes problèmes, tu t’en branles ! Mais, avant de partir te vider l’esprit, comme t’aimes si bien le dire, en forêt pour une toute petite heure, tu avais pris soin de me laisser un post-it me demandant si, à mon retour, je ne pourrais pas préparer la bouffe. Malgré mes emmerdes, conne comme je suis, j’obéis, je me décarcasse, je te prépare ton plat favori. Mais toi, sans même prévenir, tu te repointes à la maison, tout salopé, sans explications, trois heures plus tard, et tu disparais aussitôt dans la salle de bains. Eh bien, si tu veux savoir, ton plat, je l’ai balancé à la poubelle.

Pour que Camille me sorte une telle tartine, elle qui d’habitude, ne se contente plus que de communiquer par onomatopées, faut vraiment qu’elle soit à cran.

— Désolé Camille, mais la promenade a pris un tour inattendu, lui dis-je, l’air coupable.

— Ouais, ouais, répond-elle en haussant les épaules.

Puis, tandis que je me relève péniblement, elle ouvre le hublot de la machine, en sort mon linge tout humide et me le fourre dans les bras.

Décidément, depuis quelque temps, nos relations se sont fâcheusement détériorées !

***

Le monde va mal et je vais mal.

Impossible de fermer l’oeil, évidemment.

La cloche de l’église vient de sonner trois coups et j’en suis toujours à tourner et à retourner sous la couette.

J’ai chaud ; j’ai soif ; je suis nauséeux.

Sûr que c’était pas une bonne idée de siffler trois whiskys avant de me coucher.

Les idées noires défilent dans ma tête à une cadence accélérée. Je repense à cette foutue soirée et aux conséquences fâcheuses qui surviendront inévitablement.

Mais comment Marine a-t-elle pu en arriver à une solution si radicale ?

Faudra que je joue serré demain soir avec elle. Faudra qu’elle me raconte tout, dans les moindres détails et faudra alors que je réussisse à la persuader de tout balancer aux flics.

Mais ne suis-je pas déjà trop impliqué ? Mince, faudra aussi que je la persuade de ne pas leur parler de mon intervention. Oui, c’est cela, elle s’est débrouillée seule, comme une grande. Elle n’a rencontré personne et basta !

Maintenant, faut que je dorme, que je récupère !

Mais bien que j’essaie de me vider l’esprit, et pour je ne sais quelle raison, l’image de Murielle s’impose à moi.

J’ai été heureux avec Murielle. Trente années de vie commune sans anicroches ! Puis, un soir, voici trois ans, quelque mois avant l’accident qui coûta la vie à Guillaume d’ailleurs, elle m’annonce qu’elle me quitte. Elle me dit qu’elle n’a rien à me reprocher mais qu’elle éprouve une énorme lassitude. Elle veut, à l’aube de fêter son demi-siècle, larguer les amarres, quitter ce village soudain trop étroit pour elle, tenter de vivre autrement, avant qu’il ne soit trop tard. Elle me jure qu’il n’y a personne, que je n’y suis pour rien, que je vais m’en remettre. Je la supplie, lui demande de réfléchir, lui promets de me remettre en question, de tout faire pour la satisfaire. Rien n’y fait. Elle s’est volatilisée, seule, une semaine plus tard. Depuis lors, hormis via son avocat me proposant d’accepter un divorce à l’amiable, demande que j’ai refusée d’ailleurs, je n’ai plus aucune nouvelle d’elle. Plus aucune nouvelle de celle qui est pourtant toujours mon épouse légitime !

Le départ de Murielle n’a pas surpris Camille. Elle l’a accepté sans broncher. Âgée aujourd’hui de vingt-cinq ans, notre enfant est un beau brin de fille. Je ne lui ai jamais connu la moindre relation et elle loge encore à la maison. C’est dans l’air du temps, les jeunes restent de plus en plus longtemps chez leurs parents. Pourtant, avec son boulot d’assistante vétérinaire, elle pourrait se payer facilement un appartement en ville. Camille est une révoltée, une écorchée. L’inaction devant le réchauffement climatique la désole ; le rejet des immigrés la désespère ; les tueries sans fin dans la bande de Gaza et au Liban, sous l’oeil indifférent des puissances occidentales, l’affligent. Elle voudrait que le monde réagisse, que la masse se révolte devant tant de misère, tant d’injustice. Résolue, elle prend part à toutes les marches de protestation. J’ai essayé souvent de lui parler, de lui faire comprendre que nous n’avons pas les moyens d’agir, que nous sommes pieds et poings liés, à la merci des cinglés qui nous dirigent. Je lui ai avoué aussi ma peur de la voir revenir éborgnée au soir d’une manifestation, lui ai demandé de s’assagir. Elle ne l’a pas accepté, nous a traités de couillon, moi et tous les vieux de mon espèce. J’aime ses emportements, j’en suis fier, mais j’ai peur à présent, car son impuissance la détruit et je la vois, telle une huître, se refermer peu à peu sur elle-même, s’éloigner du monde des vivants et s’enfermer dans celui de chimères.