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Après 37 ans de vie commune, Patrick-Pierre Dhombres se souvient, dans cet ouvrage, de son épouse alors décédée. Il y dépeint une relation d’abord fusionnelle, puis houleuse et déchirée avec l’usure du temps. Bien plus, l’auteur nous partage ici le résultat d’une longue introspection sur l’histoire de ces trois dernières années, de la révolte des gilets jaunes en passant par la montée de l’intégrisme, sans oublier les deux premiers confinements.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Auteur d’une dizaine d’ouvrages publiés depuis 1967,
Patrick-Pierre Dhombres nous présente, dans
Vertige du réel, un récit analytique où il investigue, sans concession et sans faux-fuyant, sa « part d’être » et son rapport à la mort.
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Seitenzahl: 190
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Patrick-Pierre Dhombres
Vertige du réel
© Lys Bleu Éditions – Patrick-Pierre Dhombres
ISBN :979-10-377-6866-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le réel c’est ce à quoi on se cogne
Jacques Lacan
Il y a, certes, bien des façons de réviser encore et encore la copie de ses propres deuils. Mais, pas plus qu’à l’école, une fois la copie rendue, chacun ne dispose plus d’une gomme à effacer ce qui a eu lieu.
Philippe Lançon
Je crie mon âme
Et quelqu’un me retient,
En moi
Quelqu’un qui vient de loin
Tout près,
Qui me prend par la main,
Non… ! non
Je ne veux pas me regarder en
face.
René Mottedo
3 octobre 2021
Ce soir, dîné dans la solitude des chandelles. Ce nouvel épisode Cévenol ayant plongé le mas dans l’obscurité. Je les regarde, ces cinq bougies piquées dans le chandelier qui s’escriment à me donner de la lumière et qui ne vont pas tarder à mourir. Cinq petites flammes comme cinq fers de lance dardant leurs volontés éphémères dans le soir absolu. J’y vois l’allégorie de la vie, puissante dans son émanence, si fragile et futile face à l’inéluctable. Pour autant, magnifiques de flamboyante volonté. Je les respecte ces petites flammes qui m’éclairent pour un moment encore, je les aime parce qu’elles me parlent.
La petite bête avait eu la délicatesse de partir sans faire de bruit et sans encombrer. Vingt ans de présence. Hormis les souvenirs, finalement c’est peu de chose. Quand ce dimanche soir je rentrai, elle n’était plus là.
Disparue. J’eus beau appeler, fouiller dans tous les coins et recoins du mas, regarder dans toutes les encoignures, ouvrir les portes des armoires où elle aimait se faufiler, faire sonner la boîte de croquettes, d’évidence elle n’était plus là. Je l’avais laissée le vendredi après avoir chargé son écuelle à ras bord et rempli un bol d’eau. Oreilles frémissantes, elle entreprenait déjà sa pitance avant même que j’eus terminé, obligé de l’écarter du pied.
Vingt-ans, pour une chatte! À peu près l’âge d’une Jeanne Calment, mais ne donnait aucun signe de vouloir en finir, goulue qu’elle était. Bouffé de remords de n’avoir été suffisamment attentif. Devait souffrir d’arthrose car elle miaulait de plus en plus lorsqu’elle s’ébrouait, sautait d’un fauteuil, remontait ou descendait péniblement l’escalier. Ces cris rauques me faisaient chaque fois sursauter; je lui criais « Didi j’suis là! », immédiatement ça la faisait taire. Pas rassurée pour autant. Elle ne cessait de me suivre. Pouvais pas faire un pas, aller pisser sans qu’elle se radine! Et puis elle parsemait de touffes de poils les coussins, le parquet, les tapis; il y en avait partout dans le mas, qui voletaient et se déposaient dans tous les coins. Et puis elle ne sentait pas bon car elle avait du mal à faire sa toilette. Manifestement elle m’importunait.
Je culpabilisais. De cette culpabilité lancinante dont on souffre, toute proportion gardée, après la disparition d’un proche et, plus particulièrement, quelques mois auparavant, la mort de Jo avec laquelle j’avais été marié plus de quarante ans. L’absence, le vide. L’apprentissage du deuil. Savoir que ça ne sera jamais plus comme avant, irrémédiable. Remords, regrets? Les mots se ressemblent, se confondent les maux. Ne pas avoir été à la hauteur, tout ce temps, ce temps perdu; n’avoir su dire, fait les gestes, pour que l’autre sache qu’il nous est important, qu’on tient à lui. Bref… qu’on l’aimait! Difficile aveu. Pudeur ou quant-à-soi, orgueil? Ou tout simplement le quotidien, habitude d’être avec et ne voir en lui ou en elle qu’un élément du décor familial. Mais quand c’est trop tard, c’est trop tard. Le manque se reconnaît seulement lorsqu’il manque. Alors… le deuil vient nous tarauder…
Vers sa fin, dont elle avait conscience, même s’il y avait un peu de provocation, Jo ne cessait de se demander à haute voix qui d’elle ou de Didi partirait la première ? Ô combien elle répétait vouloir partir la première, ne supporterait pas la disparition de sa chatte. Exaucée, elle fut. Son cancer avait duré dix mois. À peine plus qu’une grossesse. Mais dix mois où elle fut trimbalée d’hôpitaux en Ehpad, d’Ehpad en hôpitaux, d’hôpitaux en cliniques privées. Mis à part l’Ehpad où elle était restée deux mois, tout le temps qu’elle avait subi ses rayons – traitement qui s’avéra aussi douloureux qu’inefficace – les établissements de soins ne la gardaient pas plus de trois semaines. Passé ce délai, paraît que la sécu demandait des comptes, considérait qu’il fallait opter pour l’hospitalisation à domicile.
L’HAD. Ah! Les sigles. Que serait notre époque sans eux! Déshumanisation du nominé, raccourci du dire. « À domicile », vite dit! C’était Ubu méconnaissant la réalité de certaines zones rurales, Ubu qui tourne en rond. Car, le dispositif censé se substituer aux journées d’hospitalisation – on lui avait longuement seriné (à lui donner mauvaise conscience, et peu importe d’avoir cotisé toute sa vie!) le coût moyen pour la collectivité d’une hospitalisation journalière – ce dispositif d’hospitalisation à domicile nécessitait pour une malade comme Jo la présence quasi permanente d’un tiers et surtout l’assistance quotidienne d’un encadrement infirmier.
Fallait vérifier l’état de la gastrostomie chirurgicale (sinon le même préfixe, rien à voir avec la gastronomie!). La gastrostomie (pardon d’entrer dans les détails anatomiques et sordides), c’est pratiquer une ouverture dans l’estomac pour y amener directement les aliments sans passer par l’œsophage. Une opération courante pour les malheureux qui ont un cancer de la bouche ou du pharynx et ne peuvent plus se nourrir par les voies normales. C’était le cas de Jo – l’avait trop fumé, la bougresse, qui selon sa propre expression « payait maintenant sa note ». La peau qui entoure la sonde devait être régulièrement nettoyée et couverte d’un pansement. Il fallait aussi vérifier le branchement de l’alimentation, comment administrer la préparation nutritionnelle. À cela s’ajoutait, au fur et à mesure que la souffrance devenait plus forte, l’adaptation des doses de morphine par cathéter. Irresponsable de considérer que la patiente, dans l’état d’extrême faiblesse où était Jo, pouvait s’autogérer.
Or, j’avais eu beau faire des pieds et des mains, implorer les bonnes volontés, saisir « l’association Théodule » des infirmières et infirmiers libéraux, les centres d’aides aux familles, contacter tout ce que le territoire comptait de personnel de soins, alerter les édiles qui s’en lavaient les mains, nul n’avait daigné assurer une présence, fut-elle minimale. On ne pouvait l’imposer à quiconque. Monter jusqu’au mas, deux fois par jour, se taper 14 km aller-retour pour une tarification de misère qui ne couvrirait même pas le temps passé, sans compter les emplois du temps surchargés, les roulements de travail de 68 heures hebdomadaires, avaient eu raison des bonnes volontés, si tant est qu’il y en ait eu. Démuni, j’avais été, par la force des réalités, des réalités que je ne pouvais ni dominer ni contrôler.
Et quand, à la énième clinique, après trois semaines de soins palliatifs, le médecin en charge m’avait assené – alors qu’il n’en avait jamais été question à l’arrivée de Jo dans le service –, qu’il ne pourrait la garder plus longtemps, j’étais resté sans voix. Le même ponte, pourtant, qui m’avait convaincu lors de la prise en charge de la malade de l’inanité de tout acharnement thérapeutique; qu’il fallait l’accompagner en soulageant sa douleur autant qu’on le pouvait et surtout, selon ses propres mots, « lui foutre la paix ». Et voilà qu’il me proposait de trimbaler la mourante à l’Hôpital d’Alès. Ne serait-ce que pour trois jours, avant de la reprendre, promettait-il ! Que s’était-il donc passé pour qu’il y ait eu un tel revirement? Je me le demande encore. Sans doute une intervention comptable où l’humain n’a pas sa place. C’était soit ça, ou l’hospitalisation à domicile! Les propos du toubib – son ton pour présenter l’alternative – me susurraient comme un reproche. Ne pas faire assez mon possible, mauvaise volonté à me rendre disponible pour s’occuper de la mourante, mon épouse de surcroît! Pas formulé, mais ça perçait, ça s’insinuait. Et moi, à la fois ahuri et écœuré d’une telle négation des faits et des réalités du terrain, en étais quasiment à me justifier de toutes mes démarches infructueuses.
Un cercle vicieux. On en était là au XXIe siècle, en France, prétendument cinquième ou sixième puissance économique. Pas assez de lits pour des soins palliatifs à durée indéterminée. Coûtent trop cher. Les mourants ont intérêt à se restreindre, à compter les nuitées pour laisser la place. Et Jo avait laissé la place… a laissé la place. Trois jours après ce quasi-ultimatum, elle était décédée dans la nuit. Je n’en saurai jamais les circonstances. Aurait-on un peu poussé la médication? Chut! Interdit d’en dire plus, de questionner, d’investiguer…
Et deux mois après, voilà que c’était au tour de Didi de disparaître. Ne raconte-t-on pas que certains animaux domestiques ayant l’instinct de leur fin prochaine désertent le domicile pour aller mourir loin des regards? C’était comme si Jo était morte une seconde fois.
*
« Le dernier verre! » Ces dernières années, je me disais toujours ça, mais jamais assuré que ce fût le dernier. Gris, l’âme vaporeuse, mais pas « pochetronné » au point d’en perdre la raison, je grimpais l’escalier avec difficulté. À la main le sempiternel verre trembleur, J’allais retrouver mon « havre d’écriture »et l’imposant fauteuil de bureau. Là, devant l’ordinateur, tel un « Pacha » à la passerelle de son navire, j’étais le maître, maître de mon écriture, de ma création, face à mon imaginaire et au nœud de mes contradictions. Maître d’extirper toutes mes blessures, mes ombres, les mettre en lumière, les étaler sur le papier. En faire un objet de subjectivité, vaincre mon ressentiment (?), mais aussi pour chercher… les autres !
Monter les marches m’était pénible. Non seulement j’étais ivre, il y avait aussi le poids des ans… mais, surtout, je pesais mon poids. M’étais laissé aller depuis longtemps; bouffais avec boulimie, compensais. Et tous ces verres, ce sucre! On dit qu’un verre de vin équivaut à un steak. Ayant suivi les deux à trois apéros, midi et soir, un demi-litre de blanc bien tassé à chaque repas, sans compter les pousse-café. L’apéro? J’avais décrété deux saisons: printemps-été; pastis, – automne-hiver: whiskys, tourbés de préférence (la quantité n’exclut nullement la qualité. Question de moyen, mais aussi de choix). Tant et si mal que j’avoisinais les cent kilos pour seulement 1 mètre72. Plus qu’une simple surcharge pondérale! J’étais devenu obèse, trimbalais un ventre de femme au douzième mois de gestation! Et la trogne, rosée, tachetée de lunules rougeâtres, la peau qui se desquame tel un vieux crépi cévenol. Mais ça n’avait plus d’importance – la ligne, la gueule – depuis que j’avais fait le deuil d’attirer les regards féminins.
Comme on change! On arrive à se dévêtir de tout. J’avais été un homme à femmes, avais, une grande partie de mon existence, recherché la jouissance immédiate, les conquêtes, les changements de partenaire, les aventures sans lendemain, le renouveau pour me donner l’impression d’exister; et maintenant, j’en étais réduit aux souvenirs. Avec même pas de véritables regrets. Ni pincement au cœur ni vraie frustration. Seulement, la fatalité, pensais-je, l’irrémédiable érosion du temps qui passe, dévore; le temps écoulé, le temps éclopé. L’acceptation, la démission. Mais pour autant, – se résout-on jamais à ne plus être? – combien de fois dans mon ivresse, par un appel silencieux, une prière muette, j’invoquais, sans vraiment l’invoquer, l’inconnue quelque part, l’âme sœur, l’âme belle qui saurait percevoir mon authenticité. Prière muette à laquelle je ne croyais pas vraiment, sans me douter que « l’Ouvert » allait bientôt me réserver une surprise, une dernière chance en la personne de Geneviève.
« Un dernier pour la route! » Un dernier verre pour accompagner ma solitude. Tous les soirs le même rite. Je gravissais les marches après m’être délavé l’esprit de visionnages de séries policières à la télé. Un verre empli à ras bord, cognac, vieux marc, whisky, génépi – qu’importe! – philtres odorants qui susciteraient la houle d’écrire tout en me bousillant l’estomac. Mais fallait ça, me fallait ça! Et la musique, pour me mettre en route – classique de préférence. Gustav Mahler, Lohengrin, Puccini, le concerto pour hautbois d’Albinoni. La retraite aidant, l’écriture était devenue mon voyage intérieur, ma catharsis. L’écriture, avec ses milliers de possibilités de « dire », ses multiples combinaisons de mots et de silences – les silences étant aussi importants que les mots. J’ai d’ailleurs toujours rêvé d’une écriture qui fut aussi belle que le silence, puisque tout l’imaginaire est dans le silence. Et se livrer par des images, métaphoriser sa pensée. La prosodie, la poésie ! Seul, éveillé, seul dans la nuit, avec la nuit… La phrase unique qui revient et ne cesse. Une phrase, une phrase unique et qui couvrirait tout un livre. Telle une vague intarissable, sans reflux, une immense lame de fond ; un rêve d’écriture automatique aux multiples enchantements, exacerbé d’images, magnifique et magistral. Une phrase, impétueuse comme la lave, connotant toutes les apparences, les apertures, les éclats, les incantations. Une phrase dans la majesté du cri.
Je savais que, là-bas, au bout du couloir, au bout du monde, prostrée dans sa chambre, Jo avait bien fini par s’endormir. Abandonnée, abandonnée à elle-même, frustrée de désir, en deuil de ses enchantements. Comme chaque soir, vers vingt heures, juste après le repas – si tant est qu’elle l’eût pris – Jo, aussi, était péniblement montée à sa chambre après avoir grimpé avec difficulté l’échelle de meunier qui donnait à l’étage, traînant à ses basques Didi, la chatte centenaire. Percluse d’arthrite, de migraine, de rancœur, de haine ressassée. Sur le papier, elle était toujours mon épouse, mais nous n’avions plus fait l’amour depuis une éternité. Manque de désir de ma part. Le désir, usé par les années, l’habitude, l’absence de passion, de mystère; désespéré aussi par l’accumulation des cris, des disputes, des incompréhensions, des non-dits, puis – en désespoir de cause – des silences et, surtout, surtout, le délitement physique qui avait transformé la belle de jadis en une pauvre chose. Dur, à l’instant où je l’écris, de me remémorer tout cela et me la représenter ainsi.
Je la savais endormie, mais, comme toutes les fois, ça n’avait pas été sans mal. Couchée comme les poules, Jo s’était relevée à plusieurs reprises. Alors que je m’anesthésiais devant la télé, j’avais perçu le grincement du sommier, entendu les pas marteler le plancher, jusqu’à ce que je la voie descendre; ses jambes maigres que la nudité rendait encore plus squelettiques, d’abord aperçues, puis le corps nu en son entier, entité pitoyable, ridée, flétrie, corps de vieille n’ayant plus rien d’attirant. Affligeante réalité. Et d’autant que les souvenirs, douloureusement, me renvoyaient l’image, l’incarnation de la femme que j’avais connue dans la flamboyance de ses trente ans. Corps magnifique aux longues jambes, chevelure moirée d’un blond vénitien. Ô combien j’étais fier, alors, de la tenir à mon bras, serpentine. Mais là – abominables moments – aussitôt descendue, c’étaient les invectives, l’antienne de mes frasques que la furie ressassait – « m’étais comporté comme un salaud, ne me pardonnerait jamais! »Agoni, n’entravant plus rien à ce que pouvait bien raconter le téléfilm, je prenais mes clics et mes claques, dare-dare faisais retraite, laissant en plan énigme et suspects.
Me vient à l’esprit cette citation d’Ernst Jünger tirée de ses Journaux parisiens, sans doute une des plus belles, des plus justes, que l’on eût écrite sur le désamour:
« Une façon de mourir pire que la mort: quand l’être aimé tue lentement l’image de nous-même qui vivait en lui. En cette personne, nous nous éteignons. »
*
Le temps s’était accéléré. Paul – mon cadet – et moi avions laissé Jo la veille, recroquevillée sur sa couche, dans un sommeil quasi comateux. Un moment, elle avait repris connaissance et m’avait fixé de ses yeux bleus. Jamais ces yeux ne m’avaient paru aussi bleus, aussi bleus ses yeux ! Ce fut comme si je les voyais pour la première fois; sans doute, mon impression avait été accentuée parce que Jo ne portait plus ses lunettes, que rien ne faisait écran à son regard. Un bleu d’une intensité telle que j’en fus décontenancé. Un regard qui ouvrait sur l’infini. Mais était-ce bien ce dernier jour? Tout fût si précipité… se brouille dans ma mémoire.
Jo nous avait reconnus, nous avait interrogés sur Éric, l’aîné que j’avais alerté et qui allait venir. Et puis, dans son délire, elle m’avait demandé des nouvelles de l’ami Jacky, mort depuis quatre ans. Je me dois d’avouer que ça m’avait presque amusé, cette inconscience de la réalité du présent – honte à moi, honte rétrospective, ce sentiment de maîtrise et de supériorité que j’avais eu à cet instant, face à elle, à sa fragilité de mourante, cette vile impression de dominer, quasi de jouissance. Je lui avais parlé comme à une enfant, me contentant de lui répondre que Jacky n’était pas là. Afin de ne pas l’inquiéter? Nenni! Pour satisfaire mon ego d’être là, bien vivant et maître de moi, conscient du réel, de ma parole et du moment. « Vraiment pas à la hauteur le bonhomme », « Pas à la hauteur du tout! ». Je me le reprochais maintenant. Loin de l’image de commandeur que je voulais souvent me donner, lâche et aussi minable que le premier venu.
Jo passait alternativement de périodes d’éveils, où tout son corps semblait parcouru d’une violence intérieure, à une prostration létale. Lors de ces ultimes sursauts, ou bien la mourante dépensait tout ce qui lui restait d’énergie pour témoigner une fois encore de la prégnance de la vie qu’aucune mort ne saurait résoudre soit, au contraire, ainsi que l’écrit Thomas Bernhard, « dans leurs derniers instants, les mourants rassemblent toute leur énergie pour amener de vive force leur mort qui les a déjà trop longtemps tourmentés en n’arrivant pas. » À un moment, elle questionna son fils « qui es-tu toi? » Paul sortit précipitamment de la chambre… S’en est-il remis, depuis?
Nous étions remontés au mas tard dans la soirée. Pourquoi ne pas être resté au chevet de la mourante ? Cette interrogation m’était comme un reproche. L’idée ne m’en était point venue, pas plus qu’à Paul. Avions-nous accumulé une telle fatigue émotionnelle que de la veiller avait paru au-dessus de nos forces? Un constat d’impuissance face à une réalité inexorable? Par peur d’assister au dernier râle, avions-nous inconsciemment décidé de fuir? Ou, au contraire, n’avions-nous pas mentalement intégré qu’il s’agissait des ultimes instants de Jo? Paul et moi n’avions échangé aucune parole. Les questionnements roulent et ne cesseront de rouler, les images de se dérouler; se dire que l’on aurait dû faire ça ou ça… J’avais proposé à mon fils de rentrer. Il m’avait suivi sans réaction. À ce moment-là, semble-t-il, malgré ce que nous venions de vivre et ce que nous savions, n’avions-nous vraiment cru que c’était la dernière fois que nous la verrions vivante? Nous avions pris un repas puis nous nous étions couchés. Je me souvenais m’être endormi sans grande difficulté et ne pas avoir cauchemardé. À l’instant où Jo rendait son dernier soupir, je ne m’étais pas réveillé… L’éternité est inimaginable.
Au petit matin, le téléphone sonna. C’était Éric. Il hurlait: « Maman est morte! »« Elle est morte, maman! » Sur le moment, on ne comprend pas. On entend des paroles, mais on ne comprend pas. C’est un coup de massue. Le présent devient vertige; surpris, l’instant d’être passé de l’autre côté – moins la mort que soi-même face à l’inconcevable. On voudrait dérouler le film à l’envers, se donner encore du temps, prolonger l’espoir – pas maintenant le désespoir, pas maintenant! Coupable d’avoir raté quelque chose. L’irrémédiable en nous s’écroule. On réalise, mais on ne réalise pas. « Éric, nous arrivons! »Sidéré, je répercutai la nouvelle à Paul, en face de moi, tétanisé.
Et tout s’emballe. On est happé. La clinique, le couloir, une chambre, un cadavre, figé, recroquevillé, qu’