Vie de Milena - Jana Cerná - E-Book

Vie de Milena E-Book

Jana Černá

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Beschreibung

Biographie d'une intellectuelle et vision de l'histoire tchécoslovaque

Milena n’était pas de ces gens qui tiennent une autorité quelle qu’elle soit pour absolue. Personne ne pouvait la forcer à écrire ou à parler contre ses convictions, dans quelque intérêt que ce fût, sous couvert de la discipline du Parti ou d’ autre chose. Jana Cerná

Jana Cerná était encore une petite fille lorsqu’elle vit pour la dernière fois sa mère, Milena Jesenská, dans les couloirs de la prison de la Gestapo à Prague. Depuis sa mort à Ravensbrück en 1944, la journaliste Milena Jesenská n’a cessé de hanter l’opinion publique de son pays : exprimant ouvertement des prises de position antistaliniennes et antifascistes, elle est une des personnalités les plus remarquables de la société intellectuelle tchèque d’entre-deux-guerres. La publication des Lettres à Milena de Kafka révèle au monde celle qui fut aussi sa première traductrice. En 1955, l’Institut Yad Vashem de Jérusalem lui décerna en hommage posthume le titre de « Juste parmi les Nations ».

Jana Cerná retrace la vie de sa mère à partir de ses propres souvenirs, de témoignages récoltés, de correspondances et d’articles. Frappé d’interdit à sa sortie en 1969 en Tchécoslovaquie, Vie de Milena restitue une image personnelle et intime de Milena Jesenská et s’avère également un passionnant document historique.

Plongez-vous dans la vie d'une femme à contre-courant !

EXTRAIT

Dès les premiers temps, Milena reconnaît la valeur littéraire de Kafka. La mesurant très tôt, elle agit en conséquence : elle s’ intéresse à ses oeuvres et entreprend leur traduction. Elle sent également qu’il possède une sorte de grandeur dont elle a l’intuition dès les premières lettres. Mais c’est une grandeur tellement particulière, tellement différente de son propre naturel à elle, qu’elle en éprouve comme une angoisse.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Jana Černá, que sa mère et ses proches (Egon Bondy, Bohumil Hrabal et bien d’autres) appelaient Honza, offre aux lecteurs un document passionnant, extrêmement fouillé et sensible. - Jacques Josse, remue.net

Cette biographie vaut bien des romans, mais elle conserve sur ces derniers l'avantage d'avoir été vécue. Et puisque nous avons le désir de vouloir surprendre les hommes et les femmes dans leur vie intérieure profonde, faisons bon accueil à ce livre dont l'auteur a l'art d'aiguiser le tranchant des ses idées. L'art d'écrire en somme. - La Marseillaise

À PROPOS DES AUTEURS

Jana Černá naît à Prague en 1928, de l'architecte avant-gardiste J. Krejcar et de Milena Jesenská, la célèbre Milena de Kafka, journaliste et résistante. Confiée à son grand-père à la mort de ses parents, Jana Černá a suivi des études artistiques. Personnage fantasque à l'existence rocambolesque, elle est l'une des personnalités marquantes de la dissidence tchécoslovaque. Elle meurt en 1981 dans un accident de la route.

Barbora Faure est née à Prague où elle a passé son enfance avant de vivre en France. Passionnée par la littérature de la dissidence tchèque, elle se lance dans la traduction dès 1968, d'abord d'ouvrages de vulgarisation naturaliste, puis d'oeuvres littéraires.

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VIE DE MILENA

© Adresát Milena Jesenská, ( 1969 )© Jana Černá - heirs c/o DILIA© ( Éditions ) LA CONTRE ALLÉE ( 2014 )© crédits photo :portrait de Milena Jesenská : akg-images / Interfoto / Friedrichportrait de Jana Černá avec Jan R. Černý : Jan R. ČernýCollection LA SENTINELLE

JANA ČERNÁ

VIE DE MILENADE PRAGUE À VIENNE

TRADUIT DU TCHÈQUE PAR BARBORA FAURE

1

Savoir consume déjà tant de forces, que serait-cede l’opposé ?

Lettres à Milena, Franz KAFKA

La guerre était finie. Milena était morte depuis un an, mais je refusais toujours de le croire. Une des femmes de Ravensbrück, restée auprès de Milena jusqu’à ses derniers instants ou presque, m’en fournit la preuve. Elle m’écrivit une longue lettre sur la vie de maman en déportation. Elle y décrivait minutieusement un tissu relationnel que j’étais alors loin de pouvoir comprendre. Elle citait une foule de noms qui ne me disaient absolument rien. En elle-même, cette lettre n’aurait sans doute pas suffi à me faire admettre cette chose si claire et pourtant si difficile à comprendre : Milena n’était plus.

Quelques jours plus tard, l’amie en question se présenta chez moi. Elle m’apportait un cadeau : une dent. Milena, atteinte de parodontose, la lui avait donnée lorsque ses dents se détachaient de ses gencives une à une.

C’est dans un bureau du palais Petschek1 que j’ai vu Milena pour la dernière fois. Après, j’ai vu son portrait, un dessin qu’avait fait d’elle une Polonaise, elle aussi internée à Ravensbrück. Mais Milena en chair et en os, plus jamais.

Jusqu’à ce jour. J’avais devant moi sur la table un fragment de son corps, un éclat de son sourire, une parcelle de la bouche qui m’avait naguère parlé.

Avec ce simple commentaire : « Voilà tout ce qui reste de Milena. Je voulais te faire plaisir, alors je te l’ai apporté. »

Cette ancienne codétenue de ma mère est l’une des femmes les plus merveilleuses que je connaisse. Mais même les êtres les plus merveilleux ne peuvent parfois éviter de parler crûment. Ou plutôt : même les êtres les meilleurs se voient parfois dans l’obligation d’exprimer la réalité dans toute sa cruauté. Pour ce qui est de Milena, personne, me semble-t-il, ne l’a jamais fait avec la même concision, jointe à tant d’effroyable minutie. Pour moi en tout cas, c’était la première preuve, désormais impossible à réfuter, de la mort de maman.

Peut-on vivre aux côtés d’une urne contenant les cendres d’un proche, un corps dont la substance métamorphosée ne ressemble plus en rien à la personne vivante de naguère ? Peut-être. Je ne sais pas. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’on ne peut vivre avec le fragment d’un corps irréversiblement mort. Rester au contact du souvenir matériel d’un être qui a cessé d’exister.

Je le sais parce que je m’y suis essayée. En vain : je ne pouvais pas vivre avec cette chose à côté de moi. Je ne pouvais pas davantage m’en dessaisir. Je manquais de courage pour jeter l’irremplaçable relique autant que pour me résoudre à la donner. Par chance, je n’ai pas la mémoire infaillible de Milena. Un beau jour, ma capacité d’oubli me vint charitablement en aide. J’ai rangé la relique et je ne l’ai plus retrouvée.

À mon sens, l’oubli appartient aux droits les plus fondamentaux de l’homme. C’est l’une des rares libertés irréductibles et inaliénables de chacun d’entre nous. L’enfant qui se souviendrait de tout ce qu’il a vécu avant de faire sa paix avec le monde, serait probablement névrosé au dernier degré à cinq ans, bon pour l’asile à douze, bon pour le suicide à quinze. Pour tout dire, même le peu que l’on emmagasine dans sa mémoire atteint à la limite du supportable.

Comme l’évanouissement face à une douleur qu’on ne peut tolérer, l’oubli de ce qu’on ne peut supporter constitue l’une de nos maigres défenses contre le monde et contre nous-mêmes. Et nous avons parfois diablement besoin de nous défendre de l’un et de l’autre.

À ma connaissance, Milena n’a jamais usé de ce privilège si communément employé. Elle gardait clairement présente à l’esprit chaque minute de sa vie : on eût dit que sa mémoire, non contente de lui refuser la miséricorde de l’oubli, fabriquait avec le temps une vision plus nette et plus précise du passé. Voilà pour moi l’une des clefs de sa vie, du premier jusqu’au dernier de ses jours.

Après la mort de Milena, lorsque je me suis mise à poursuivre son souvenir dans ma propre mémoire, dans les souvenirs de ses amis ou de ses ennemis, dans ses lettres, ses articles et les quelques riens qui demeurent d’elle, je mesurai à chaque pas de quel insupportable poids cette lucidité lui avait pesé. Mais aussi quelle force secrète elle y avait puisée.

Milena morte, j’ai parlé d’elle avec un grand nombre de gens. Tous, ou presque, sont persuadés de l’avoir bien connue, d’avoir autorité pour témoigner sur elle. Là est le principal motif qui me décide à écrire ce que je sais de ma mère, vingt-trois ans après sa mort et quinze ans après la première publication des Lettres à Milena.

Aucune vie humaine ne livre facilement son mystère. La vie toute simple d’un homme sans histoires se refuse en réalité à notre investigation. L’intéressé lui-même, sans parler de son entourage, échouerait à en rendre un témoignage parfait. Tout cela, je le sais. C’est même la raison pour laquelle j’ai tant hésité à parler de Milena. En m’y décidant aujourd’hui2, je n’ai pas la moindre certitude d’arriver à tout dire d’elle. Mais, que je sache, toutes les tentatives de le faire se sont jusqu’ici soldées par des échecs.

Il est assez curieux de voir à quel point le vingtième siècle de l’ère chrétienne – un âge qui passe pour être celui de la raison, de l’esprit, de la lumière, que sais-je encore – supporte mal la vérité toute nue. Son cœur aux battements rationnels se rebiffe à l’idée que la maîtresse du grand homme ait pu être tout sauf angélique. Que sa réputation, de son vivant même, ait été celle d’une femme pleine de contradictions étranges et obscures, difficile à vivre et difficile à comprendre. (Mais est-il jamais facile de vivre aux côtés d’autrui, et surtout d’une personne « simple » ?…)

De là vient que, parlant de Milena à propos de Kafka, les auteurs s’efforcent le plus souvent de l’idéaliser, ne serait-ce qu’en taisant certaines réalités qui démentent d’une façon trop hurlante l’image de la bien-aimée séraphique du grand génie. On croirait avoir affaire à ces naïves images de foires où la Vierge Marie figure sous les traits d’une jeune fille suave et douce comme une fleur, à ces représentations de la Mère de Dieu au teint rosé, aux cheveux d’or éclatant, recouverts d’un voile azuréen. Et, de même que ces images, cette conception fausse recèle pourtant sa part d’étrange vérité.

Ainsi disent les uns. D’autres ont érigé le dogme suivant : que Milena ait été le grand amour de Franz Kafka, soit. Mais alors, ma mère devait obéissance à la discipline et aux directives du Parti, pour mériter que la chose soit admise et qu’on parle d’elle du moins à propos de Kafka. Elle était tenue d’afficher son empressement à commettre toutes les erreurs que cela imposait à l’époque. Or, elle n’a montré ni cette discipline ni cet empressement.

Nous voici donc avec un double portrait de Milena Jesenská, tantôt campée en traîtresse, sapant le moral de ses compagnes d’internement auxquelles elle soutient que, pour des raisons politiques, la pratique stalinienne du pouvoir prive de liberté une masse de gens ; tantôt représentée en ardente patriote tchèque, vêtue d’une aube blanche et prêchant l’amour de la patrie tout en arpentant l’avenue Na Příkopě ou l’avenue Ferdinand.

Selon moi, deux époques de la vie de Milena sont surtout susceptibles d’intéresser le lecteur : celle où se sont noués, déroulés, puis rompus ses liens avec Kafka, période courte, mais probablement d’une importance infinie pour l’un comme pour l’autre. Celle ensuite où Milena s’est détachée du parti communiste, où elle a cessé de croire que l’Union soviétique de son temps était le seul sauveur véritable non seulement de la classe ouvrière, mais aussi de l’ordre et de la paix mondiale.

Ni l’un ni l’autre de ces moments charnières de sa vie n’est le fait du hasard. (D’ailleurs, si peu de choses, surtout lorsqu’elles sont importantes, sont dues au hasard dans une vie humaine…) Ils viennent conclure une évolution complexe du caractère de Milena, de ses qualités, de toute sa personnalité. Et c’est cette évolution, c’est tout ce qui a précédé le moment de sa première rencontre avec Franz Kafka auteur, qui ont permis à Milena de jauger la valeur de l’écrivain et de devenir la première traductrice tchèque de son œuvre.

Dans un article publié en son temps dans Kulturní Tvorba (Création culturelle), Mme Gustina Fučíková3 déclarait qu’il était impossible de voir en Milena l’amie de Kafka sans y voir aussi la femme qui avait douté du rôle du parti communiste et de l’Union soviétique. L’amie de Kafka et la journaliste d’avant 1939 n’étaient qu’une seule et même personne.

Me pardonnera-t-on de donner sur ce point raison à Mme Fučíková ? En effet, c’est impossible. La femme qui a mesuré la grandeur de Kafka, qui a compris l’origine de son angoisse permanente, n’en fait qu’une avec celle qui, après les procès de Moscou, s’est montrée incapable de dominer sa propre angoisse face aux événements qui se déroulaient dans l’Allemagne ennemie comme au pays où J. V. Staline régnait en maître.

Cette critique-là, je l’ai entendue plus d’une fois. On reprochait à Milena d’avoir dispersé ses énergies, avant et pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il était criminel alors de condamner dans un même souffle l’Allemagne et nos propres fautes. C’est possible. C’est peut-être même vrai. Mais Milena n’avait rien d’une tacticienne. C’était une colérique. Attendre la fin de la lutte et, après seulement, purger le parti vainqueur de ses tares ne lui venait pas à l’esprit, tout bonnement parce qu’un tel comportement était contraire à sa nature. C’était hors de son univers. Lorsqu’elle s’enflammait pour une cause, Milena était capable de sacrifices démesurés, insensés. Mais garder la tête froide, rester lucide lorsque la cause ou l’être aimé l’avaient déçue, cela, elle ne le pouvait pas. Pour autant que je sache, au moment de son entrée au Parti, Milena brûlait d’enthousiasme pour l’Union soviétique. Et pour autant que nous sachions tous, cette même Union soviétique, dirigée par J. V. Staline, a déçu, cruellement et jusqu’au sang, ceux qui brûlaient pour elle. Je me trompe peut-être. Oh, comme je le voudrais ! Comme je voudrais que les années qui ont précédé le XXe congrès n’aient été qu’un mauvais songe. (Ne parlons pas de celles qui l’ont suivi, elles n’ont plus rien à voir avec Milena.) Quant aux révélations dudit congrès, elles auraient tout du cauchemar. Mais si je ne me trompe pas, qu’on me dise alors de quel droit on peut reprocher à Milena d’avoir dit sa déception et manifesté son amertume.

1 Palais Petschek : cette ancienne demeure des banquiers de Petschek est devenue le Q.G. de la Gestapo pragoise.

2 Le livre de Jana Černá fut écrit en 1967.

3 Gustina Fučíková : veuve de Julius Fučík, arrêté et torturé par la Gestapo, auteur présumé de Écrit sous la potence, lecture obligatoire dans la Tchécoslovaquie communiste.

2

Quelqu’un aurait-il engendré cent fils et reçu le don d’une longue vie, si cette vie n’a pas abondé en bienfaits… alors je dis : l’homme sans descendance est plus heureux que lui.

Salomon

Milena est née à Prague, à l’extrême fin du siècle dernier, le 10 août 1896. Son père, Jan Jesenský, médecin et professeur d’Université, était le type parfait du self-made-man. D’ailleurs la chose n’avait en elle-même rien d’exceptionnel : c’était quasiment un trait de famille. Jan Jesenský avait sept frères et sœurs, tous brillants sujets. Trois d’entre eux sont parvenus à laisser leurs noms à la postérité, chacun dans son domaine : on retrouve leurs noms dans les ouvrages ou les anthologies relatifs à leur discipline. Sans doute n’est-il pas inintéressant de signaler que, grâce au choix sélectif de mon grand-père et de Milena elle-même, je n’ai personnellement connu que ces trois frères et sœurs à succès. Les autres, je ne les ai rencontrés qu’après la mort de mon grand-père, dans son appartement plein d’horloges et de mobilier ancien. Et ce fut à qui me persuaderait le mieux parmi eux qu’il était bien « ce bon oncle » ou cette « gentille tante » que je n’avais certainement pas oublié, et à qui je donnerais bien, n’est-ce pas, un petit quelque chose de mon héritage, en souvenir du « vieux monsieur ». Tiens, un morceau d’or dentaire, peut-être, ou, pourquoi pas, justement ce tableau qui pend au mur au-dessus de nous… (Je les avais bel et bien oubliés et pour ce qui est de l’héritage, j’ai fort bien su le liquider en un temps record sans l’aide de personne. Grâce à quoi je m’entends rappeler encore aujourd’hui que je suis le portrait tout craché de ma mère, mais ça, c’est une autre histoire…)

Pour en revenir au père de Milena, c’était un excentrique au sens fort du terme. Il n’a jamais réussi à vivre en bonne intelligence avec son entourage et son entourage lui rendait allègrement la pareille.

Mon grand-père avait fait ses études dans les pires conditions possibles, tout en gagnant sa vie comme il pouvait. Doué d’une oreille absolue, il avait appris à jouer du violon et, le soir venu, il partait bercer de chatouillements musicaux les oreilles de la bonne société. Il donnait aussi des leçons. Il alla paraît-il – comme Milena le fera plus tard à Vienne – jusqu’à faire le porteur dans les gares pragoises. Bref, c’était un pauvre parmi les pauvres et sa condition sociale l’humiliait plus qu’il n’y paraissait. Ce qui le consolait et pansait un peu son orgueil blessé, c’était de savoir qu’il descendait de Jan Jesenius, ce premier professeur de médecine à l’Université Charles, exécuté en grande pompe place de la Vieille-Ville le 21 juin 1621 en même temps que vingt représentants de la noblesse tchèque4. Mais si cette conviction apaisait les blessures de son amour-propre, elle n’empêchait pas ses pantalons lustrés de reluire ni n’allégeait les valises des voyageurs fortunés.

Ses études terminées, mon grand-père épousa la fille d’un inspecteur général des écoles, Milena Hejzlarová, dont la dot lui permit d’ouvrir son propre cabinet médical. À en croire Milena, l’inspecteur et son épouse se sentaient en droit d’attendre de leur gendre un minimum de reconnaissance. Ils s’imaginaient sans doute qu’elle leur était due, vu la fortune que leur fille avait apportée à son mari. Fort bien : Jesenský resta leur débiteur toute sa vie, mais il ne pardonna jamais à sa femme ni son aide matérielle, ni sa famille. En son for intérieur il les haïssait tous cordialement, de cette haine rageuse et tenace, « prolétaire », accumulée à force de trimer de bars en gares pour payer ses études.

De petit étudiant miséreux qu’il était, il se transforma en dandy pragois. Ses armoires débordèrent de costumes, d’une coupe et d’une confection parfaites. Si on avait du mal à inventorier ses innombrables paires de souliers, il était encore plus ardu de les entretenir dans l’état de perfection qu’il exigeait absolument.

Il y eut un temps où il s’adonna aux jeux de hasard et perdit des sommes incroyables aux cartes. À une autre époque, il passa de maîtresse en maîtresse et d’une intrigue amoureuse à une autre. Une de ses aventures s’acheva même par le dernier duel dont Prague fut le témoin. Si personne n’en mourut, un peu de sang y fut quand même romantiquement versé. Et pendant tout ce temps, notre docteur poursuivait son travail avec un acharnement incroyable et s’ingéniait à donner à sa fille la plus puritaine des éducations. Il était susceptible, orgueilleux, rageur, sentimental. D’une bonne santé féroce. D’une résistance presque malsaine. Il mourut à soixante-quinze ans, deux ans après Milena, non sans avoir pris le temps d’épouser sur son lit de mort la maîtresse avec qui il vivait depuis de nombreuses années. Auparavant, il s’était toujours refusé à le faire, sans doute parce que seule la certitude d’une mort imminente pouvait le réconcilier avec la perspective d’un mariage lui ôtant la liberté.

La mère de Milena, Milena Hejzlarová, était une créature belle, fragile, atteinte d’un mal incurable. Elle mourut lorsque Milena avait seize ans. Longtemps avant sa mort, elle était devenue impotente. Milena ou son père devaient la véhiculer dans un chariot d’infirme et se relayer auprès de son lit pendant de longues et épuisantes veilles. À l’époque de son arrestation, Milena se réveillait encore chaque nuit vers une heure du matin : l’heure où la malade prenait ses médicaments et qu’il ne fallait surtout pas laisser passer quand, enfant, c’était son tour de veille.

Milena ne fut pas le seul enfant né de l’union de Jan Jesenský avec Milena Hejzlarová. La fillette avait environ quatre ans lorsque Mme Jesenská, un peu souffrante et anémique déjà, mit au monde un garçon, porteur de grandes espérances, qu’on baptisa Jan, selon la tradition familiale. Malheureusement, sa mère, affaiblie, épuisée par la maladie et l’accouchement, se montra incapable de l’allaiter. Et le professeur Jesenský, plein de répulsion envers tout ce qui n’était pas aussi férocement sain et indestructible que lui, refusa d’engager une nourrice. « Puisque ma femme ne peut pas allaiter ses enfants, elle n’a qu’à ne pas en avoir », aurait-il déclaré. On laissa donc le nouveau-né dépérir pendant plusieurs semaines, voué à la sucette et à la sollicitude des bonnes, lorsque celles-ci parvenaient à soustraire de brèves secondes à leurs tâches domestiques pour glisser au malheureux bébé qui un coin de mouchoir trempé d’eau sucrée, qui un nouet de bouillie.

Je ne sais pas exactement combien de temps le petit Jeníček survécut à ce régime de nouets, de sollicitude ancillaire et de haine paternelle. Toujours est-il que sa vie fut brève. Au bout de quelques semaines, il attrapa un catarrhe qui l’emporta rapidement. Alors seulement il recommença à exister dans la conscience du docteur Jesenský. Il fut enterré dans le caveau familial avec la pompe due à son rang et son nom vint s’ajouter sur la pierre tombale. Et je ne crois pas me tromper en disant que, dès cet instant, Milena fut la seule personne au monde qui osât en évoquer le souvenir.

Cela tient vraisemblablement d’un mystère que nous n’éluciderons jamais tout à fait : comment le docteur Jesenský a-t-il néanmoins réussi à ménager à sa fille un grand nombre de minutes heureuses ? Milena aimait tellement les longues promenades dans lesquelles son père l’entraînait qu’elle ne put y renoncer complètement même une fois infirme d’une jambe. Il lui arrivait aussi d’évoquer son père en termes affectueux. Bref, leurs rapports furent ce que j’ai jamais vu de plus bizarre en la matière. Ajoutons que cet invraisemblable salmigondis de peur, d’amour, de dégoût, de haine et de respect offre tant de points communs avec les rapports entre Kafka et son propre père que cette seule ressemblance aurait suffi à les rapprocher. Ce qu’ils avaient en commun, ce n’était pas tant leur rapport au père dans son expression concrète et définitive, mais les différentes composantes de ce lien affectif.

***

Autant qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais entendu Milena raconter une seule de ces histoires heureuses que sont généralement les « souvenirs d’enfance ». Tout ce qu’elle me livrait sur cette époque de sa vie avait sa part de laideur, de méchanceté, de tristesse ou de gêne, la plupart du temps tout cela à la fois. Même les incidents les plus anodins, presque risibles, portaient la marque de ses peurs d’enfant, d’une peur sans comparaison avec ce que l’on entend habituellement quand on évoque l’enfance comme « l’âge heureux de la vie ». Racontés par elle, ces incidents prenaient néanmoins une aura magique. Je ne m’en lassais jamais. Des années plus tard, je me suis aperçue que tout ce que je savais de ma mère n’était qu’une mosaïque d’anecdotes ou de vignettes mises en relief, comme extirpées de leur contexte temporel. Comme si pour Milena le temps n’avait pas existé. Comme si tout ce qu’elle avait vécu s’était passé la veille.

Je me souviens que j’adorais ces billes de verre dont la masse emprisonne un arc-en-ciel spiralé. Je les achetais au magasin de jouets du passage Metro, quand Milena ou mon père m’emmenaient avec eux au café ouvert à l’étage supérieur, café où je m’ennuyais à mourir. Je savais l’art de montrer mon ennui d’une manière si franchement désagréable que je finissais toujours par leur extorquer une couronne avec quoi j’achetais ces fameux « arcs-en-ciel ». Milena ne me refusait jamais cette couronne-là. J’ai longtemps ignoré pourquoi justement cette passion rencontrait chez ma mère autant de compréhension. Cela jusqu’à ce que, récemment, un article de Národní listy (Les Feuilles nationales) datant de 1925 me tombe sous la main. Milena y écrivait : « Toute petite, près de la chaise longue de maman, j’organisais des batailles entre les billes de verre et les fèves. Je m’arrangeais toujours pour faire perdre les fèves : je ne les aimais pas. » Et le bureau de Milena portait plusieurs presse-papiers, boules de verre emprisonnant dans leur masse des arcs-en-ciel ou des bulles multicolores. Milena restait fidèle à ses amours d’enfant. Sans doute parce que justement elle en avait eu si peu…

Une autre anecdote, parmi les plus anciennes, me paraît typique à la fois de l’époque et de Milena elle-même.

Elle était alors en deuxième ou troisième année d’école primaire. Un jour, je ne sais quelle sommité scolaire annonça sa visite. Tout devait s’accomplir dans les règles : il fallait entre autres trouver la jolie fillette qui remettrait au visiteur un bouquet et lui réciterait quelques vers choisis.

Milena n’avait pas de veine : elle semblait être créée pour la circonstance. Ce rôle d’enfant chargé d’accueillir le visiteur, avec révérence et petit bouquet, lui seyait comme un gant. Il était même extraordinaire qu’elle remplît à ce point toutes les conditions. Jolie, avec ses grands cheveux ondulés et ses gros yeux bleus, fille de médecin, petite-fille d’inspecteur général, il était difficile de trouver mieux. De surcroît, Milena n’était point sotte : on pouvait compter sur elle pour réciter son couplet avec un minimum d’intelligence une fois sur l’estrade, et pour remettre son bouquet avec la révérence voulue au bon moment. Elle était par ailleurs trop jeune pour manifester l’horreur qu’elle avait de ces situations où on la contraignait à faire le « singe savant » – selon son expression.

Nous étions en 1903, donc tout au début de notre siècle. Alors, les domestiques tiraient encore fierté des beaux rejetons de leurs maîtres. La cuisinière du docteur était fière de sa petite Milena comme si elle avait été sa propre fille et, de toute évidence, ce jour allait être une grande occasion. Pour Milena, la cuisinière ne rechignait devant aucun travail. Clairement, son devoir lui enjoignait de préparer sa « fifille » pour son heure de gloire. Donc, le soir venu, elle lava soigneusement les longs cheveux ondulés, les trempa dans de l’eau sucrée et, patiemment, jusque fort tard dans la nuit, elle les enroula mèche à mèche sur des papillotes. Ce n’était pas une mince affaire, car la chevelure de Milena était longue et épaisse. Il était minuit passé lorsqu’elles allèrent se coucher, la cuisinière enchantée de son chef-d’œuvre, Milena désespérée de cette espèce de sparterie odieusement gluante qui lui était poussée sur la tête.

Le matin venu, voilà notre poulotte avec une tête de mouton, des boucles de négresse, dressées comme des ressorts, raidies par l’eau sucrée, indémêlables au peigne. Elle se regarde dans la glace. Elle est laide dans sa robe de parade, sous son atroce coiffure. Elle imagine son arrivée à l’école. D’avance, elle se représente la joie mauvaise de ses compagnes. Elle entend dans sa tête les huées qui vont à coup sûr l’accueillir. Paralysée de honte, elle poussa la porte de sa classe et ce fut bien évidemment l’éclat de rire général. Milena fondit en larmes. Elle se mit à s’arracher les cheveux par poignées. La maîtresse s’interposa. Elle l’emmena jusqu’au robinet et lui relava la tête. Et ce fut avec des mèches ruisselantes le long de son dos endimanché que Milena accueillit le gros bonnet du ministère.

Une autre fois, en rentrant chez elle, Milena fut prise de panique : elle avait peur de marcher toute seule dans la rue. Prétextant qu’elle s’était perdue, elle demanda son chemin à un inconnu qui la reconduisit jusqu’à sa porte. Manque de chance, la supercherie fut découverte et Milena se couvrit de ridicule. Les railleries de ses proches la poursuivirent longtemps : « Alors, comme ça, tu as peur qu’on t’emporte, hein ? », lui disait-on en riant. Cela avait le don d’agacer la fillette : personne ne pouvait donc comprendre qu’elle n’avait pas craint le mal qu’on aurait pu lui faire, mais qu’elle avait simplement peur d’être seule ?… Cette peur est restée gravée dans sa mémoire. Dans un article écrit pour Národní listy, on peut lire : « Je m’asseyais sur les troncs d’arbres coupés, en contrebas de Letná, et je faisais des châteaux en empilant des marrons brun-rouge. Comme je traversais ensuite le pont pour rentrer, j’arrêtai un passant et lui demandai mon chemin, simplement pour que quelqu’un me parle, à moi si petite, perdue parmi ces inconnus pressés. »

Un jour, lorsque sa mère était déjà malade, Milena eut une envie folle de sortir. La patiente s’était endormie, son père était sorti – il n’arriverait sûrement rien de grave pendant ces quelques instants dérobés… Milena sortit sur la pointe des pieds, dévala l’escalier jusqu’à la rue. Elle ne s’attarda pas longtemps, une petite demi-heure à peine, et elle revint aussi discrètement qu’elle était partie. Les yeux de la malade étaient toujours fermés, tout allait bien. Un long moment s’écoula. Puis sa mère ouvrit la bouche : « Tu sais, je te comprends très bien, ma petite fille. Moi aussi, je souhaiterais tellement m’enfuir, ne serait-ce quelques instants. Si seulement je le pouvais… »

Une fois, fait exceptionnel, le docteur Jesenský eut l’idée d’apporter à son épouse un bouquet de violettes. C’était le début du printemps. Peut-être avait-il eu pitié de cette femme alitée depuis des jours et des jours. Il lui fit un très vif plaisir. Elle n’arrêtait pas de regarder ces fleurs. Milena dut les changer de place je ne sais combien de fois dans la journée. Mais le soir même, le docteur eut la visite d’une de ses séduisantes clientes. Il entra dans la chambre de sa femme, s’excusa, prit les violettes dans le vase et les offrit à sa visiteuse.

Milena se souvenait bien de cet incident. Il s’était imprimé dans sa mémoire aussi précisément que les autres. Elle n’en continua pas moins d’aimer les violettes, sans reporter sur elles toute l’amertume de cette scène, comme il lui arrivait parfois de le faire. Elle haïssait certains objets ou certaines fleurs, justement à cause des souvenirs qui s’attachaient à eux. Je me souviens d’une promenade où nous passâmes près d’une fenêtre à laquelle s’épanouissait une touffe de cœurs-de-Marie. Comme je la trouvais belle, cette plante luxuriante aux tiges chargées de cœurs ! Je ne comprenais pas pourquoi Milena détournait la tête. Elle m’expliqua sa répulsion : même quand j’étais toute petite, elle ne laissait jamais mes questions sans réponse. Une fois de plus, un incident qui remontait à son enfance expliquait tout.

Sa mère, déjà malade, se trouvait en cure dans une ville d’eaux. Elle avait emmené Milena avec elle. Un jour, Milena la chercha partout : elle ne la trouvait ni dans sa chambre ni dans les salons de l’hôtel. En désespoir de cause, l’enfant s’aventura dans le parc. Là, sous un massif de cœurs-de-Marie en fleur, elle découvrit sa mère dans les bras d’un inconnu. À pas furtifs, Milena regagna sa chambre et n’avoua jamais à sa mère qu’elle avait surpris son infidélité. Mais depuis ce jour, elle prit les cœurs-de-Marie en grippe et cette répulsion lui resta jusqu’à l’âge adulte.

Sans doute l’un ou l’autre de ses amis se souviennent encore aujourd’hui d’autres anecdotes concernant l’enfance de Milena. Mais tout souvenir venant de Milena elle-même ne peut que porter le sceau de la laideur, de la tristesse et de l’angoisse.

Curieusement, malgré ces incidents qui marquèrent son enfance, la jeune Milena échappa à la passivité, au repli sur soi-même. Ni la maladie maternelle ni le despotisme paternel n’ont obtenu d’elle cette soumission et cette absence de volonté que, chacun à sa manière, les deux parents travaillaient à obtenir. Milena connut bel et bien un temps d’apathie, mais seulement après avoir quitté la maison de son père. Pour le moment, elle réagissait à la pression par la contre-pression, à la force par la résistance.

Ses études primaires achevées, Milena fut inscrite au lycée Minerva. Cet établissement dispensait bien plus qu’une simple éducation scolaire. Minerva, c’était tout un symbole. Ses élèves devaient former l’élite des femmes cultivées de la génération montante. Parallèlement, Minerva était une véritable pépinière de forces émancipatrices, ces forces dont Milena dira, bien des années plus tard, lorsque Ravensbrück l’aura privée de la plus élémentaire liberté humaine : « Le voilà donc, le fruit de toute cette émancipation par laquelle nous avons jadis fait tant de tapage et d’agitation ! »

Au lycée Minerva, Milena fit la connaissance de nombreuses jeunes filles avec qui elle garda le contact jusqu’à l’âge adulte. Ses camarades partageaient ses intérêts et ses problèmes. Toutes étaient accablées par le joug d’une éducation familiale qui, le plus souvent, cherchait à les réduire à de simples poupées décoratives, piquées d’un brin d’instruction pour que l’effet soit meilleur. Qui plus est, Milena en était à un âge où les amitiés se nouent d’autant plus facilement qu’elles répondent à un besoin. Ajoutons que son caractère impétueux s’enflammait facilement. Elle ne pouvait exister en dehors des relations humaines.

À l’époque, elle se prend d’admiration pour des élèves plus âgées qu’elle. Elle adore aussi et surtout les chanteurs, les acteurs et les actrices qu’elle poursuit de son enthousiasme, qu’elle bombarde de fleurs achetées avec son argent de poche, qu’elle couve de regards brûlants depuis sa place dans la salle. Elle assiste à tous leurs spectacles. Elle les guette à la sortie des artistes avec d’énormes bouquets.