Viens! - Roger Sasportas - E-Book

Viens! E-Book

Roger Sasportas

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Beschreibung

1973, Myriam est une jeune femme talentueuse, comblée par son travail d’infirmière et de romancière. Il ne lui manque que l’amour. À la demande de son éditrice, elle décide d’écrire un nouveau roman. 2020, Laurent est un homme accompli, il ne manque de rien… sauf peut-être d'une femme dans sa vie. Un beau jour, il se réveille d’un coma, amnésique, avec des images fugaces d’une pandémie déferlant sur le monde. C’est alors, que l’infirmière Myriam entre dans sa chambre…


À PROPOS DE L'AUTEUR


Roger Sasportas, chef d’entreprise en journée, il libère son imaginaire grâce à l’écriture lorsque le silence de la nuit arrive. "Viens !" est son 3ème livre, roman fort écrit avec une plume fluide et poétique. Ses thématiques abordées sont traitées avec originalité et finesse. Récompensé du Prix Youve en 2021, Roger s’illustre par son style enjôleur, comme une des nouvelles plumes aguerries du paysage de la littérature française.

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Roger Sasportas

Roman

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

ISBN numérique : 978-2-38460-063-2

Dépôt légal : Novembre 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

À ma petite famille.

« Les gens comme nous, qui croient à la physique, savent que la distinction entre le passé, le présent et l’avenir n’est qu’une illusion obstinément persistante. »

Albert Einstein

« L’amour, c’est la seule force que l’on peut opposer à la mort. »

Edgar Morin

J’ai quitté mon pays et mes parents adorés pour réaliser un rêve : rencontrer l’homme de ma vie.

Si je ne l’avais pas fait ? Je serais morte.

1

« L’homme au chapeau noir humait l’air pollué de Bruxelles, à proximité de la Grand-Place. Il sortit la lame cachée dans la poche intérieure de son veston puis il patienta. Il patienta une heure, peut-être deux devant le bar malfamé dans lequel se saoulait le type qu’il voulait égorger. Le moment qu’il attendait depuis quatre mois était arrivé. Le salaud, comme il le nommait, sortit enfin, titubant sous l’effet de l’alcool, manquant de se casser la gueule. Son rire guttural résonna dans la rue. C’est à ce moment-là, à trois heures du matin, dans le clair-obscur d’une rue pavée de la capitale belge, que l’homme au chapeau noir inspira une dernière goulée d’air avant d’agripper la victime et de lui coller la lame froide et tranchante sous la gorge. Sa haine se déversa et le sang gicla… » Je referme le livre.

Quelle horreur ! Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter ce cadeau de Léon ? Je déteste les thrillers : ambiance glauque, personnages détraqués, cadavres disséqués à vous filer la nausée. Léon est un collègue infirmier à l’hôpital où je travaille, il a simplement voulu me faire plaisir connaissant ma passion pour la lecture. C’est un garçon généreux et charmant, toujours d’humeur joyeuse avec tout le monde. Il ne dit jamais non, Léon. Il a une autre particularité, il est le sosie de Johnny Hallyday. Mais si, c’est vrai, il faut voir les yeux ronds comme des billes de certains patients quand ils l’aperçoivent.

Une fois, Gustave, un vieux monsieur admis au service d’allergologie, n’en démordit pas. Pour lui, Johnny séjournait à l’hôpital : « je veux un autographe ! Je veux un autographe ! » clamait-il. Léon avait fini par céder sinon Gustave n’aurait jamais lâché le morceau. Moi qui voulais me rendormir après une insomnie, c’est peine perdue. Je me réveille souvent la nuit, angoisse, gorge nouée, sueurs froides, pensées acérées.

Je crains de boire jusqu’à la lie le calice d’une vie fade, sans amour, alors que le temps passe et cela fait plus de trente ans qu’il passe, le temps. Et me nargue.

À présent, la lumière pâle de l’aube éclaire timidement le canapé bleu outremer sur lequel je suis assise en position du lotus. Dans le salon accolé au coin cuisine de mon studio parisien de trente-deux mètres carrés où j’habite, je pense à cette journée naissante. Nous sommes le 6 octobre 1973, c’est Yom Kippour, le Jour du Grand Pardon, dans le judaïsme. Hier soir, j’ai rassuré ma mère, juive pratiquante : « c’est promis, maman, je respecterai le jeûne comme chaque année. » C’est difficile de se priver totalement de boire et de manger pendant vingt-cinq heures comme le veut la tradition. Intentionnel et calculé, le jeûne est bon pour l’organisme qui se purifie, et pour le mental, paraît-il, à l’image de Platon qui jeûnait pour améliorer ses performances intellectuelles. On découvre aussi la vaillance de son corps, la force de sa volonté, la résistance à la tentation. C’est un rendez-vous avec soi-même.

Mais lorsque ce n’est ni voulu ni programmé, c’est autre chose. Comment font les personnes, trop nombreuses, effroyablement nombreuses, privées de nourriture régulièrement, tous les jours pour certaines, sans être assurées de s’alimenter, comme nous, à la fin du jeûne, à 20 heures précises, autour d’une belle table ?

Je l’ignore. C’est terrible, mais c’est notre monde. Celui construit par l’Homme, pour lui-même, ses enfants, ses petits-enfants, un monde de paradoxes, d’injustices, de désespoirs, de folies, de haines. Cela donne envie de se révolter, de hurler, de vomir… Toute cette misère, à travers la planète, dans notre pays, celui des droits de l’homme, en bas de chez moi, à côté de chez vous. Partout.

Ma mère m’a assuré « je te téléphonerai en fin de journée, entre 20 heures 15 et 20 heures 30 ». Comme chaque année. Le temps de quitter la synagogue de Saint-Cloud au son du schofar – le rabbin souffle dans une corne de bélier pour signifier la fin du jeûne – et de rentrer à la maison, bras dessus bras dessous avec mon papa. J’entends déjà ses paroles : « allô, Myriam, ça va ? Bonne fête, ma chérie. Avec ton père, nous avons prié pour avoir un petit-fils ou une petite-fille l’année prochaine. »

Et je lui répondrai, comme chaque année, que je le souhaite ardemment, bien entendu. Cette pensée de devenir mère est tapie au fond de moi, je le sais, même si elle ne tourne pas comme une obsession dans ma tête… Enfin, si, cette pensée tourne comme une obsession dans ma tête, justement, à me rendre folle ! Mais encore faudrait-il rencontrer un homme à même de devenir le père de mon enfant, car ce n’est pas mon genre de concevoir un bébé toute seule. Et si nous étions, avec mon futur et « parfait mari », n’est-ce pas, fous amoureux l’un de l’autre, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. J’imagine bien ma mère et mon père jouer avec leur petit-fils ou leur petite-fille, lui acheter des jouets, des vêtements, amener l’enfant de leur unique enfant au parc, au manège, le voir gambader dans un jardin, l’entendre rire et prononcer ses premiers mots. S’émerveiller de son émerveillement.

Les parents, c’est sacré. On pense qu’ils sont éternels, mais non, ils s’éteindront un jour, un jour comme aujourd’hui, un jour comme demain. Je redoute ce moment cruel, douloureux, cet instant où ils emporteront avec eux l’enfant cachée en moi, le jeu, le rêve, l’insouciance, ma petite étincelle dans le regard. Je dis ils, et non il ou elle, car je n’imagine pas mon père mourir avant ma mère. Ou l’inverse. Je dis ils, car je les ai toujours connus unis, soudés, solidaires. Pour moi, une seule et même âme les anime. L’un ne pourra pas partir sans l’autre, car l’autre ne pourra pas rester sans lui. Ils vivaient à Casablanca avant d’arriver en France, prélude d’une deuxième vie heureuse dans la ville des Lumières.

Ils avaient quitté leur pays natal, ce qu’ils avaient construit et aimé : familles, amis, voisins, maison, habitudes et tous leurs repères. Restent, aujourd’hui encore, les souvenirs d’une vie gaie. Ils sont partis « car il le fallait », le cœur lourd, les yeux humides et mélancoliques. Les guerres israélo-arabes avaient engendré une tension entre les communautés musulmanes et juives et avaient eu raison d’une coexistence chaleureuse et harmonieuse.

Mon père adore, tout en lissant sa fine moustache presque identique à celle de Salvador Dali – notre voisin de palier l’appelait Albert Dali –, raconter ses racines, son enfance joyeuse, les soubresauts de son destin : « sans souvenir de son passé, aucun avenir n’est possible ! » aimait-il répéter. Il parle beaucoup, mon papa, sans retenue, en roue libre, comme si le temps lui appartenait. Les jours de marché, c’est immuable, il file avant 10 heures du matin, son chapeau Borsalino vissé sur la tête, tel un feu follet. Il réinvente le monde avec les marchands, achète des fruits chez René, du poisson chez Alexandru, un Roumain heureux d’avoir fui dans la brume d’un matin d’hiver son pays dirigé par le couple diabolique et sanguinaire, Nicolae et Élena Ceausescu. Mon père choisit ses fleurs chez Didier, un ancien gendarme reconverti en fleuriste, qui lance à ses clients, en les gratifiant d’un grand sourire : « des fleurs dans une maison, c’est comme un parfum sur la peau d’une femme. »

Jusqu’à mes douze ou treize ans, j’accompagnais souvent mon père lors de ses sorties dans Casablanca. Je me souviens, nous revenions à la maison en empruntant un chemin à travers un bois semblable à une forêt, tant les arbres me paraissaient nombreux et immenses. Nous marchions en humant les senteurs boisées et en écoutant le craquement des brindilles sous nos pieds. Il me proposait de poser mes petites mains sur un arbre afin de mieux « capter son énergie ». Je le regardais bizarrement, mais j’obéissais toujours. J’avais compris son attirance pour la nature et particulièrement pour les arbres, dont il pense qu’ils sont intelligents et communiquent entre eux.

Parfois, en revenant du marché de Casablanca, avec ses étals colorés et ses odeurs d’épices, nous faisions un détour pour nous promener sur la corniche, y regarder les vagues se fracasser sur les rochers et l’écume épouser le sable fin. D’autres fois, nous allions nager à la piscine Tahiti sur le front de mer, avant de déguster des sardines grillées, et des gâteaux aux amandes en dessert servis avec un thé à la menthe brûlant et trop sucré.

Quand j’étais triste, il avait toujours des paroles lénifiantes pour moi, de celles qui sonnent juste, redonnent confiance, apaisent. J’aurais voulu en faire autant à son égard lorsqu’il était perdu dans ses pensées, l’esprit chagrin, seul avec lui-même ou avec ses fantômes. Mais ce n’est jamais le rôle d’un enfant d’écouter les états d’âme de ses parents et encore moins de découvrir leurs secrets ou leurs regrets, voire leurs contradictions.

Un jour, alors que le temps était capricieux d’averses entre éclaircies, mon père me relatait pour la énième fois, de sa voix éraillée et nostalgique mais non sans fierté, l’épopée de ses ancêtres. Ils avaient participé à la fondation de la ville de Mogador en 1764, appelée Essaouira depuis 1957 – à ma naissance 60% des habitants de cette ville étaient juifs, sauvés des camps de concentration par le roi Mohammed V qui aurait déclaré aux autorités de Vichy et aux nazis « Il n’y a pas de citoyens juifs, ni de citoyens musulmans : il n’y a que des Marocains. » Le miracle avait consisté à réussir l’intégration des israélites dans un pays musulman, tout en gardant intactes les traditions juives, ainsi les Arabes et les Juifs du Maroc vivaient côte à côte « comme des frères », quand soudain il s’interrompit sans raison apparente. Il marqua un temps, regarda les fleurs séchées dans le vase qui trônait sur la table, puis reprit la parole : « ma douce Myriam, je t’ai parlé cent fois de mes ancêtres, tu dois en avoir marre. Voici plutôt une histoire comme une petite bulle, pour illustrer une règle importante dans la vie, ne jamais se fier aux apparences. Parlait-il de lui-même ? Avait-il deviné mon désir de savoir ce qui se cachait derrière sa logorrhée et son rire tonitruant, ou voulait-il simplement me transmettre son expérience de l’existence à travers de courts récits et deux ou trois anecdotes ?

Un monsieur se rend chez un médecin : « bonjour, docteur, puis-je avoir un traitement pour soigner ma tristesse, ma mélancolie, mon angoisse ? » Le médecin lui répond : « avant que je vous prescrive des médicaments à avaler, vous allez assister, ce soir ou demain à un spectacle hilarant qui vous fera un bien énorme. Prenez une place pour Momo, le clown et ses quarante pitreries. Ce clown vous transmettra sa joie de vivre, croyez-moi. » Le monsieur regarde le médecin et lui glisse doucement : « docteur, le clown Momo, c’est moi ! »

« Et toi, papa, tu es le monsieur ? » avais-je demandé.

Ma mère, Rébecca, yeux noirs sublimes, lèvres charnues, cheveux coupés court à la Liza Minnelli, évoque rarement son parcours personnel et familial. Est-elle moins fière de ses origines, qui remontent du temps d’Agadir, où les Juifs étaient plutôt investis dans le commerce populaire et traditionnel ? Peut-être. Elle préfère vivre dans le présent, m’avait-elle dit un soir, lors d’une de nos nombreuses discussions ouvertes et sans tabou, avec un sourire espiègle, en me fixant sans ciller pour mieux appuyer ses propos : « la vie est trop courte pour réfléchir au passé ou à l’avenir ma chérie. Inscris-toi dans le présent. » Elle avait tellement raison !

Seul le présent existe. Ce que je dois le plus à ma mère, c’est de m’avoir transmis l’ivresse de vivre alors qu’elle, à mon âge, restait à la maison et en sortait uniquement pour aller à l’école, la rue et les cafés étant exclusivement réservés aux garçons. Elle a cinquante-huit ans, mais tout le monde lui donne sept ou huit ans de moins. La peau très blanche de son visage est dépourvue de rides ou de ridules, ces stigmates du temps qui empoisonnent le quotidien des femmes de son âge. D’ailleurs, elle a décrété qu’une femme n’a pas d’âge et que la vraie beauté est à l’intérieur de chacune d’entre nous.

Le dimanche après-midi, ma mère s’adonne à sa passion, la peinture. Elle en a surpris plus d’un dans la famille. « Toi, Rebecca, tu peins ? » avait lâché sa belle-sœur avec un soupçon de condescendance. En vérité, elle n’avait pas touché un pinceau pendant de longues années et avait même caché ce don artistique jusqu’à la mort de son frère qui lui avait demandé, d’un dernier souffle sur son lit d’hôpital en lui tenant la main, de s’y remettre.

« Je me souviens encore de cette lumière sur la toile qui éclairait notre chambre d’enfants et faisait briller mes yeux », lui avait-il murmuré.

Le lendemain des funérailles – c’était déchirant de voir ma mère pleurer toutes les larmes de son corps – elle avait aménagé un petit atelier, un coin, un repaire, dans une pièce du sous-sol de notre maison à Casablanca. Un chevalet, deux chaises en bois, un portemanteau, une vieille commode pour ranger des chiffons, des gouaches et des pinceaux. Elle récupérait des couvercles de pots de confiture qu’elle utilisait comme des palettes pour le mélange des couleurs. Elle n’avait jamais mis les pieds dans une école pour apprendre cet art, chez elle, c’était inné. Elle peignait avec son âme des paysages, des couchers de soleil, des enfants jouant avec des animaux de la ferme. Scènes de la vie aux couleurs chaudes, lumineuses, vives comme le rouge vermillon, bleu Majorelle, jaune orangé, révélant la joie, le bonheur, le plaisir.

Lorsqu’un invité regardait une toile et suggérait des couleurs froides, des ombres, un clair-obscur pour créer une atmosphère différente, plus dramatique, plus sombre, ma mère aurait pu répondre : « ah non, je n’aime pas la tension sur une toile, ni l’exubérance, et encore moins la tristesse ou l’effroi. » Mais elle n’en faisait rien, ou juste une banalité, pour interdire tout échange prolongé, comme si les mots étaient trop dangereux, trop imprécis, trop réducteurs pour expliquer son travail, ses émotions, sa sensibilité profonde. Ou, comme elle me l’avait confié, parce qu’elle n’aimait pas parler de peinture, tout simplement.

Cela m’avait surprise, une artiste refusant d’évoquer son œuvre, ce n’était pas courant, mais ce qu’elle désirait avant tout, c’était se perdre une poignée heures par semaine, se perdre en silence, se perdre dans ses couleurs. S’égarer dans son imagination. Elle préférait éviter de converser au sujet de ses tableaux tout en endossant le rôle que la société lui conférait comme proposer une tasse de thé au visiteur frustré de ne pouvoir étaler toutes ses connaissances « Sentez-vous cette menthe fraîche, elle vient du jardin. » Après ses évasions colorées, ma mère retrouvait mon père, ses yeux en amande grands ouverts, comme pour entrebâiller son cœur et ses bras pour celui qu’elle aimait, qu’elle aime toujours, les affres du temps n’ayant jamais réussi à rider leur amour.

Ce qu’elle admirait le plus chez mon père, m’avait-elle raconté un soir d’été sous un ciel étoilé, c’était son humour, sa fantaisie, sa sensibilité, sa curiosité de tout, sa capacité à choisir les mots justes pour évoquer un sujet – grave ou futile. Lorsque je lui fis remarquer qu’elle en oubliait ses sautes d’humeur, ses colères volcaniques, son côté solitaire, ma mère m’avait répondu d’un beau sourire qui signifiait probablement : « quand tu rencontreras l’homme de ta vie, tu comprendras. »

J’ai quitté Casa à vingt-deux ans, un 16 février précisément, pour travailler à Paris et surtout pour rencontrer l’amour, ce qui était improbable au Maroc dans le contexte de l’époque et aussi à cause d’un évènement très personnel. J’avais dix-huit ans quand j’ai subi une agression, un soir, en rentrant plus tard que d’habitude. Un individu s’était jeté sur moi dans une rue déserte et défoncée qui me servait de raccourci pour rejoindre le boulevard d’Anfa proche de notre maison. Il avait réussi à introduire ses doigts répugnants dans mon sexe. J’avais crié, hurlé à déchirer la nuit, et griffé son visage de toutes mes forces avant de m’extirper et de fuir. Un miracle. J’avais couru, couru, couru, et près de chez moi, je vomis derrière un arbuste. J’avais réprimé ma honte et ma colère pour ne rien révéler à mes parents et ne pas les bouleverser, mais un traumatisme s’était incrusté dans mon être. Indélébile.

Depuis ce soir maudit, l’intranquillité, l’angoisse, et une rage intériorisée coulaient dans mes veines et bousillaient ma jeunesse. J’avais des nuits blanches et des idées noires. Incapable de nouer une relation avec un homme, j’ai tenu tant bien que mal avec mon secret, comme ces reptiles ou ces oiseaux qui stockent l’énergie nécessaire à leur survie dans l’attente de jours meilleurs. Pour rencontrer l’amour, pour ne pas sombrer, je devais partir ailleurs. Loin. Dans un autre pays.

Depuis mon arrivée en France, les années se sont égrenées, certaines à la vitesse de la lumière tandis que d’autres s’étirent, encore aujourd’hui, avec la lenteur de l’ennui. Je me suis constitué un cercle de connaissances qui a évolué avec l’âge, la maturité et les circonstances. Il me permet de sortir en groupe de temps en temps, mais je ne délaisse pas pour autant le plaisir d’une escapade nocturne en solitaire. Je n’ai jamais été étreinte par la peur de m’aventurer seule dans les ruelles, même sombres, de la capitale.

Je suis retournée au Maroc environ deux ans après mon départ pour rester une semaine auprès de ma mère qui était tombée malade. Mon père était venu me chercher à l’aéroport, j’avais reconnu son chapeau Borsalino de loin, et en m’apercevant il me fit un signe timide de la main. Autant que je m’en souvienne je ne l’avais jamais vu aussi triste. Il m’enlaça, m’embrassa sur le front et me demanda si j’avais fait un bon voyage en s’emparant de ma petite valise. Sur le trajet d’une trentaine de kilomètres qui séparait l’aéroport Mohammed V du quartier Anfa où mes parents habitaient encore, mon père me décrivit la situation. Et le courage dont faisait preuve ma mère. À proximité du centre-ville, et tandis que la voiture s’enfonçait dans la fournaise en serpentant entre les taxis rouges, les motos pétaradantes et les piétons qui traversaient la route comme s’ils étaient seuls au monde, j’observais à la dérobée le visage amaigri de mon père et son air soucieux. Où était passé son humour, sa fantaisie, son rire ?

Ma mère traversa dignement cette épreuve qui nous renvoie tous à notre fragilité et notre finitude. « Tu ne crois pas qu’une mère juive allait se laisser abattre en se roulant les pouces » me lancera-t-elle, au téléphone, trois mois plus tard lorsque le médecin lui annoncera sa victoire contre le mal dont elle souffrait. La mère juive, courageuse et combattante, avait été illustrée par la très belle chanson A Yiddishe Mame écrite en 1925 par Lew Pollack. Aujourd’hui, « la mère juive » est un archétype, celle qui se mêle de tout, possessive, omniprésente, dévorante d’amour, celle qui adore et protège tellement les siens qu’elle peut les étouffer. L’expression nourrit les sempiternelles discussions sur l’éducation des enfants ou les sketchs des humoristes. Ma « mère juive » à moi ne souhaite qu’une chose : voir sa fille heureuse, fonder une famille.

Je n’ai pas encore rencontré l’âme sœur, je ne tourne pas comme une toupie autour des hommes qui pourraient me plaire ni au travail ni ailleurs, j’ai ma fierté, ma pudeur. Je ne dois pas être le seul être au monde à douter, à cohabiter avec mes démons. Devrais-je provoquer davantage le hasard, la chance, m’embellir artificiellement à l’aide de moult cosmétiques, crèmes antirides, fards à paupières, rouge à lèvres criard, ou porter des bas-résille ou des robes laissant les épaules dénudées, courtes, aguichantes ? Je n’en sais rien. Quand je me ronge les sangs certains soirs, il m’arrive de boire de l’alcool, plusieurs verres, seule, assise sur mon lit, sans percevoir aucun bruit hormis le son lourd des battements de mon cœur. Je laisse alors le liquide couler lentement dans ma gorge et éteindre l’incendie de douleurs prêt à dévaster mon ventre.

2

Alors que j’enfilai une jupe grise et un chemisier couleur crème, mon regard fut attiré par la lumière de plus en plus vive à travers les interstices des volets que je m’empressai d’ouvrir.

Le ciel, lavé de tout nuage, était d’un bleu azur parfait. Un léger vent déclenchait parfois des bruissements de feuilles de peupliers, alignés impeccablement en bas de chez moi, comme le serait la garde républicaine. Il ne manquait qu’un beau pianiste pour compléter la symphonie des arbres qui semblaient me dire bonjour. Je sais, c’est un peu prétentieux de dire cela, mais j’aime bien l’idée qu’une complicité secrète et surnaturelle relie les éléments entre eux.

Évidemment, je doute fort de la loyauté de l’être humain vis-à-vis de la nature. Pourquoi détruisons-nous la maison Terre, si hospitalière, avec autant de détermination, d’irrespect, d’arrogance ? Beaucoup paraissent ignorer la beauté infinie de l’univers. Je pense à Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde. » Je l’espère infiniment, mais je fais partie des pessimistes : la courbe exponentielle de notre consommation s’arrêtera avec l’effondrement de notre civilisation. Chaque fois qu’une civilisation a disparu, c’était à cause de l’orgueil des hommes et de la certitude de leur toute-puissance.

Je décide d’aller me balader, la marche est indispensable à mon corps et à mon esprit, comme si l’oxygène apporté au sang permettait à mon être, et pourquoi pas à mon âme, d’accéder à la sérénité. Marcher m’aide aussi à réfléchir sur mon existence, mes projets, mes doutes, et facilite une forme d’introspection, si vous voulez. J’habite tout près de Nation, dans le XIe arrondissement de Paris. Privée de café pour respecter la tradition du jeûne, je choisis malgré tout de cheminer jusqu’à la place de la Bastille. Je mets des chaussures noires confortables et un blouson léger avant de claquer la porte derrière moi. J’hésite entre une demi-heure de marche accélérée et une heure en mode tranquille.

J’opte pour la tranquillité qui me permettra d’annihiler plus facilement le temps et de mieux regarder les boutiques, les librairies, les passants qui passent, de m’arrêter chez le marchand de journaux et d’entendre son accent marseillais, de balayer du regard les gros titres de l’actualité. Je m’arrête devant le cinéma de mon quartier, j’aime tant y aller, entrer dans la salle obscure et regarder un film sur grand écran sans être dérangée. Seule, de préférence, pour rester dans « le jus » du long-métrage encore quatre ou cinq minutes après la fin de la projection. Avec une amie, c’est parfois pénible, car nous quittons la bulle trop vite, trop brutalement, et lorsque nous avons des avis différents, chacune veut persuader l’autre du bien-fondé de son ressenti. Oh oui, la solitude a souvent du bon !