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Né dans une vieille famille protestante française, Charles-Édouard Babut (1835-1916) a marqué non seulement la ville de Nîmes par sa prédication évangélique et par son exemple, mais encore l'ensemble du protestantisme par son courage et ses prises de position déterminées face au libéralisme. Lors de la vogue du symbolo-fidéisme (mouvement initié par Auguste Sabatier qui, sommairement, remet en question la nécessité de croire au sacrifice de Christ pour être sauvé), C.-E. Babut prit une position sans ambiguïté. Au point de vue homilétique, ses sermons sont des modèles de clarté dans la structure, de fidélité biblique, de culture et de style. Cette numérisation ThéoTeX regroupe deux volumes parus en 1897.
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Seitenzahl: 608
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322474462
Auteur Charles-Édouard Babut. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.ThéoTEX
site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]Cher et vénéré père,
Il est juste que votre nom soit écrit en tête d'une publication que, pour une large part, vos indulgents et persévérants conseils ont provoquée. Vous savez quel motif m'a longtemps détourné de les suivre : c'est le douloureux sentiment de tout ce qui manque au prédicateur, et par conséquent à sa parole et à son œuvre… Le désir de vous procurer, pendant que nous avons encore le grand privilège de vous posséder ici-bas, une satisfaction à laquelle vous paraissez attacher un certain prix, a beaucoup contribué à triompher de mes scrupules. Puissiez-vous, du moins, vous qui avez consacré une si grande part de votre vie et de vos forces à commenter le Nouveau Testament, trouver dans chacun de ces discours une exposition sérieuse et solide d'un passage biblique ! Et puisse le présent volume être pour quelques-uns de mes jeunes et aussi de mes futurs collègues dans le ministère évangélique, un encouragement à une étude attentive de la Parole de Dieu en vue de la prédication ! Ce qu'il y a de bon dans ces pages vient d'elle, je suis responsable du reste.
C.-E. Babut
L'extrême bienveillance avec laquelle mon premier volume de Sermons a été accueilli me décide à en publier un second. Pour répondre à un vœu de quelques-uns de mes trop indulgents critiques, j'y ai fait entrer deux discours qui avaient déjà été publiés à part : Le Témoignage que Jésus se rend à lui-même et Pêcheurs d'hommes.
Parmi les neuf autres sermons qui composent le présent volume, il en est six qui se rapportent à diverses fêtes solennelles : Noël, le dimanche des Rameaux, la Semaine sainte, le jour de Pâques, et qui peuvent, à ce titre, être considérés comme formant une sériea. J'aime à espérer qu'en nos jours de fêtes, l'un ou l'autre de ces discours sera lu volontiers au sein de telle famille isolée, ou de tel petit groupe protestant qui ne reçoit que rarement la visite du pasteur. D'ailleurs ces anniversaires religieux fournissent au prédicateur de précieuses occasions de rendre témoignage au Sauveur et d'exposer directement les grandes vérités de l'Évangile.
Je l'ai fait bien pauvrement à mon gré, je ne puis m'empêcher de le redire. Si, comme on me l'assure de divers côtés, mes discours, tels qu'ils sont, sont pourtant utiles à quelques-uns, qu'ils veuillent bien en retour prier pour l'auteur, afin que Dieu fasse de lui un serviteur intelligent et fidèle de son Fils, un pasteur et un prédicateur tel que le temps présent en réclame, un vrai Pêcheur d'hommes enfin !
Mes chers frères,
Les paroles du Seigneur que j'ai choisies pour texte auront, je l'espère, cette fortune, assez rare dans ces temps de doute et de trouble, d'être reçues avec une docilité et une confiance égales par tous ceux qui m'entendent. Si diverses que puissent être nos vues sur d'autres matières, nous nous courbons tous sous la loi d'amour que Jésus de Nazareth a donnée au monde ; nous prétendons et nous voulons tous être chrétiens selon le sommaire de la loi. Si l'on proposait de faire des deux articles du sommaire une profession de foi pour nos Églises, il n'y a, je pense, ni pasteur, ni laïque d'un esprit religieux qui fît difficulté d'y souscrire. Mais dès qu'il s'agit de déterminer la place que ce résumé de la morale chrétienne doit occuper dans l'ensemble de notre christianisme, on cesse de s'accorder ; ce malheureux esprit qui nous rend plus jaloux de discuter la vérité évangélique que de la pratiquer, reprend son empire, et trouve dans le commandement même de l'amour un sujet et un prétexte de divisions. Les uns disent : Aimer Dieu et son prochain, c'est la loi et les prophètes, a dit Jésus-Christ ; c'est aussi tout le christianisme. Le christianisme est une morale, morale à la fois simple et sublime, qui s'impose d'elle-même à la raison et à la conscience. Quiconque s'applique à pratiquer cette morale est chrétien, quelles que soient d'ailleurs ses opinions sur les parties contestées de la religion, les doctrines et les faits surnaturels. D'autres répondent : Le sommaire de la loi, comme son nom l'indique, est un admirable et divin résumé, non de l'Évangile mais de la loi de Moïse. Comme cette loi elle-même, il est destiné à servir de pédagogue pour amener les âmes à Jésus-Christ, en excitant en elles, par la connaissance de leurs transgressions et de leur misère morale, le besoin de ce pardon, de cette justification, qui ne s'obtient que par la foi en un Rédempteur crucifié. La doctrine du salut et du Sauveur, voilà l'essence du christianisme ; le sommaire de la loi, le sermon sur la montagne, n'en sont que la préface.
Pour nous, nous rejetons l'opinion de ceux-là sans être satisfaits de la réponse de ceux-ci. Nous croyons qu'en dégageant ces deux grands commandements, enfouis dans la multitude, des préceptes mosaïques, pour y montrer l'éternelle substance de la volonté divine à l'égard de l'homme, Jésus-Christ a fait une chose vraiment grande et nouvelle ; que le sommaire de la loi fait partie intégrante de l'Évangile ; que la morale chrétienne, qui y est résumée, n'est pas moins originale que la doctrine chrétienne et, si les gens du monde y réfléchissaient et la prenaient au sérieux, leur paraîtrait tout autant un paradoxe et une folie. Mais nous croyons en même temps que le paradoxe de la morale implique le paradoxe de la doctrine ; qu'on ne saurait isoler le sommaire de la loi du reste de l'Évangile sans une singulière inconséquence ; qu'il suffit au contraire de l'envisager de près, de chercher où il conduit et sur quels fondements il repose, de le traduire, pour ainsi dire, du mode impératif dans le mode indicatif, pour être amené à reconnaître la nécessité, la réalité, le prix immense de la révélation chrétienne tout entière. C'est à établir cette double vérité que sera consacrée notre méditation de ce jour. D'abord, considérant le sommaire de la loi en lui-même, nous y découvrirons les traits essentiels et distinctifs de la morale chrétienne. Puis, recherchant les bases et les conséquences de cette morale, nous tâcherons de montrer les liens étroits qui la rattachent à la doctrine évangélique. Obligé de traiter en quelques moments une matière aussi étendue, nous comptons sur votre bienveillante et sérieuse attention.
Ce qui me frappe d'abord dans la morale du sommaire de la loi, c'est que c'est une morale positive. Jésus-Christ ne dit pas : « Tu ne haïras point », mais : « Tu aimeras ». Ce premier trait suffirait distinguer la morale chrétienne de la plupart des autres morales. La morale de l'homme enfant est négative : « Tu ne mangeras pas de ce fruit » Sa volonté, qui se porte avec ardeur vers l'objet de sa convoitise, se heurte contre le précepte divin comme contre un obstacle ; si elle passe outre, la voix intérieure et quelquefois le châtiment extérieur l'avertissent qu'elle est dans le désordre… S'abstenir de ce qui est défendu, c'est alors toute la vertu. La morale des païens était négative : pour eux, l'homme sage était celui qui ne se laissait pas entraîner par la passion à franchir les bornes éternelles de la justice, ni enivrer par l'orgueil de la prospérité jusqu'à mépriser les dieux. La morale divinement enseignée au peuple élu, quoiqu'elle contienne des préceptes qui devancent l'Évangile, entre autres ceux-là même dont Jésus a fait le sommaire de la loi, était essentiellement négative : presque tous les commandements du Décalogue sont des prohibitions ; les rabbins ont pris la peine de compter dans la loi entière cent treize commandements positifs et jusqu'à trois cent soixante-cinq négatifs ; ce qui est plus digne de remarque, c'est que, dans la langue de l'Ancien Testament, le méchant, le pécheur, est toujours, un homme qui, par quelque transgression manifeste et éclatante, s'est élevé contre la loi de Dieu. La morale courante encore aujourd'hui dans le monde, la morale des honnêtes gens, comme on dit, est presque purement négative ; vous aurez satisfait à toutes ses exigences pourvu que vous évitiez de poursuivre vos propres intérêts jusqu'à léser le droit d'autrui, et qu'à une certaine modération dans la recherche du plaisir vous ajoutiez une facile mesure de bienveillance. Tout autre est l'esprit de la morale chrétienne. Avec Jésus, elle dit : « Quiconque n'est pas pour moi est contre moib » ; ce n'est pas toujours le pécheur scandaleux qu'elle condamne, c'est plus souvent le serviteur infidèle qui a enfoui son talent, le riche qui a laissé le pauvre languir à sa porte, l'égoïste qui n'a pas visité, secouru, consolé les membres souffrants de Jésus-Christ. Avec l'apôtre Jacques, elle affirme que le péché consiste surtout à omettre le bien que l'on peut fairec. Avec le Dante, elle relègue à l'entrée des enfers le groupe vulgaire des âmes qui n'ont fait ni le bien ni le mal. Elle pose en principe que Dieu a sur l'âme humaine des droits absolus ; que l'homme n'est pas né pour être servi ni pour se servir lui-même, mais pour servir Dieu en servant ses frères, et que celui qui se dérobe à cette vocation sainte demeure dans la mort et sous la condamnation.
Cette morale, mon cher auditeur, cette morale positive, est-elle la vôtre ? Est-ce ainsi que vous avez compris le devoir et la vie ? Êtes-vous partout et à toute heure possédé par le sentiment d'une tâche divine à accomplir ? La loi de Dieu est-elle pour vous une lumière ou une gêne, un guide ou un obstacle, un aiguillon ou un frein ? Êtes-vous l'enfant qui dit : « Comment ferai-je pour accomplir la-volonté de mon père ? » ou l'esclave qui se demande : « Jusqu'où puis-je suivre le désir de mon cœur sans offenser et irriter mon maître ? » êtes-vous le chrétien qui court vers le but, la perfection, croyant n'avoir rien fait tant qu'il lui reste quelque chose à faire, ou le pharisien qui s'applaudit en lui-même parce qu'il n'est pas ravisseur, injuste, adultère, comme le reste des hommes ? Si la seconde alternative était la vraie, vous n'auriez pas encore fait le premier pas dans la voie étroite ; votre christianisme ne serait pas celui du sommaire de la loi.
J'ai dit que la morale chrétienne est positive ; j'ajoute qu'elle est intérieure ou spirituelle. Car elle ne dit pas : « Tu feras », mais : « Tu aimeras ». Elle ne se contente pas de l'homme extérieur, elle prétend dominer, non seulement sur les intentions de notre volonté, mais sur ce qu'il y a de plus capricieux et de plus indocile au monde, les impressions et les mouvements de nos cœurs.
Ce nouveau trait est, encore plus que le précédent, particulier à la morale chrétienne. La loi de Moïse, prise à la lettre, paraissait en général ne condamner que l'acte mauvais ; la loi de Jésus-Christ pénètre le cœur comme un glaive et frappe le mal à sa racine ; c'est le contraste qui remplit une grande partie du sermon sur la montagne. La morale des philosophes, à son tour, ne va guère au delà de l'extérieur. Par exemple, selon la morale philosophique, le sage qui, gravement offensé, est parvenu à cacher et à maîtriser sa colère, mérite d'être cité comme un modèle de grandeur d'âme ; dans de semblables circonstances, un chrétien, tout en rendant grâces à Dieu, qui ne l'a pas abandonné entièrement à la tentation, s'humiliera devant son Père céleste ; car il a éprouvé un sentiment coupable et il a presque été meurtrier de son frère dans son cœur. Selon la morale philosophique, l'homme qui meurt pour une noble cause est toujours un héros et un martyr ; avant de le couronner et même de l'approuver, la morale chrétienne lui demandera compte de ses motifs ; car s'il eût agi par vaine gloire, son action lui rapporterait encore plus de honte devant Dieu que d'honneur devant les hommes. En un mot, le but où la plus haute sagesse humaine nous enseigne à tendre est la vertu, c'est-à-dire un état où l'âme soumet ses passions au contrôle de la raison et sacrifie le plaisir au devoir : l'objet des préceptes et des promesses de l'évangile est la sainteté, c'est-à-dire un état où les passions mauvaises sont, non plus réprimées, mais supprimées ; où l'enfant de Dieu fait le bien avec simplicité et avec joie, comme le bon arbre porte de bons fruits ; où il devient imitateur de la perfection et de la liberté de son Père céleste. C'est ici que vous reconnaîtrez que la morale chrétienne est bien, comme je le disais en commençant, un paradoxe pour le cœur de l'homme. O Dieu ! tu veux que mon cœur et ma pensée soient à toi ; puis-je donc penser et sentir à volonté ? Tu me commandes de t'aimer de toute mon âme et d'aimer mon prochain comme moi-même ; est-il en mon pouvoir d'aimer ainsi un Dieu que je connais si peu ou tel de mes semblables que je connais trop bien ? Tu dis : « Que la paix règne dans vos cœursd » ; suis-je le maître de chasser de mon cœur le doute, la crainte, l'inquiétude ? Tu m'ordonnes d'être toujours joyeux ; comment me forcer à la joie quand la désolation est dans mon cœur et le deuil dans ma maison ? Étonnez-vous tant que vous voudrez ; pour le moment, je ne justifie pas la morale chrétienne, je l'expose, et j'affirme, sans crainte d'être contredit, que toute la loi, selon Jésus-Christ, résidant dans l'amour, tout acte qui ne procède pas d'un saint amour est une violation de la loi. Puis je vous demande une seconde fois : Cette morale de Jésus-Christ, cette morale spirituelle, est-elle la vôtre ? Non contents de conserver les apparences d'une conduite irréprochable, êtes-vous jaloux d'ôter de votre cœur tout ce qui trouble votre communion avec Dieu ? Non contents de publier que le christianisme consiste dans l'amour de Dieu et du prochain, aimez-vous Dieu et votre prochain ? Et si vous ne pouvez aimer parfaitement, tendez-vous du moins à la perfection de l'amour, vous repentez-vous d'un manque d'amour comme d'une offense envers Dieu, invoquez-vous cet esprit d'amour qui descend en nous du ciel et du cœur déchiré de Jésus-Christ ? Si vous étiez étrangers à ces expériences, à ces efforts, à ces douleurs, à ces prières, vous n'auriez pas encore fait le premier pas dans la voie étroite, votre christianisme ne serait pas celui du sommaire de la loi.
Considérant de plus près les sentiments que commande le sommaire de la loi, à savoir un amour absolu pour Dieu, un amour pour le prochain égal à celui que chacun a pour soi-même, j'arrive à caractériser mieux encore la morale chrétienne en l'appelant une morale d'enthousiasme, je veux dire une morale qui suppose et commande l'enthousiasme. Ce que j'appelle enthousiasme, ce n'est pas, vous le pensez bien, une exaltation maladive et déréglée, c'est une ardeur généreuse qui élève l'homme au-dessus de lui-même et qui multiplie ses forces en portant toutes ses pensées et ses volontés vers un seul objet. Ainsi, la science, la poésie, les beaux-arts, les affections du cœur, ont leur enthousiasme. Chacun de nous, à son heure et à sa manière, a été enthousiaste. Mais rien ne mérite autant le nom d'enthousiasme que ce double et saint amour qui, s'éveillant au contact de la personne de Jésus-Christ, en qui la divinité et l'humanité se révèlent, embrasse à la fois Dieu et les hommes. C'est le feu que le Sauveur est venu allumer sur la terre. L'amour ou l'enthousiasme est, selon Jésus-Christ, le premier devoir du chrétien et celui qui seul le rend capable de remplir les autres. Pour vous en convaincre, passez en revue les préceptes favoris de Jésus-Christ, si j'ose ainsi parler : pardonner jusqu'à septante fois sept fois, rendre l'amour pour la haine et la prière pour la persécution, conquérir le monde à la foi, tout quitter pour suivre le Maître, tressaillir de joie parmi des souffrances endurées pour la justice, rien de tout cela se peut-il faire avec un cœur froid ? ne faut-il pas que Jésus ait compté qu'un saint enthousiasme serait l'état normal et habituel de ses disciples ? Mais, quoi ! l'attente de Jésus a-t-elle été trompée ? Le Nouveau Testament tout entier ne respire-t-il pas cet enthousiasme dans ses récits et dans ses enseignements ? Ne l'entendez-vous pas éclater sur les lèvres des premiers chrétiens en langues nouvelles et magnifiques ? Ne le voyez-vous pas à l'œuvre dans la vie intérieure et le merveilleux développement de l'Église de Jérusalem, dans les voyages et les travaux d'un saint Paul ? Ne le discernez-vous pas aussi bien sous la dialectique serrée de ce grand apôtre, parfois interrompue par des élans d'adoration, que sous les vives exhortations d'un Jacques ou d'un Pierre, sous la sérénité et la tendresse des épîtres de Jean ? Et ne croyez pas que cette flamme divine se soit éteinte sous les cendres du dernier apôtre. Chaque fois que l'Esprit de Dieu est venu visiter et ranimer l'Église, il a produit des hommes extraordinaires par l'ardeur de leur foi, de leur espérance et de leur amour ; le réveil religieux du dix-neuvième siècle en a fourni des exemples aussi bien que la Réforme du seizième. Il faut l'avouer, toutefois : trop souvent, par la faute de l'homme, à ces temps de bénédictions succèdent des jours d'affaissement et de langueur, où la charité de plusieurs se refroidit ; où l'amour de Dieu ne paraît plus s'exprimer que par un culte plus correct que vivant et l'amour du prochain que par le jeu régulier de quelques institutions philanthropiques ; où, la foi diminuant en même temps que l'amour, il paraît superflu à plusieurs de chercher à une vie chrétienne réduite à des proportions si terrestres une cause surnaturelle ; où des chrétiens dégénérés, rabaissant les textes sacrés à la mesure de leur expérience appauvrie, se figurent volontiers que l'amour de Dieu ne signifie pas autre chose que le respect de ses commandements et que l'amour du prochain n'est rien de plus qu'un juste égard à ses intérêts et à ses droits. Mais l'infidélité de l'homme ne saurait obscurcir le sens évident de la parole de Dieu. Aimer, c'est aimer ; aimer de toute son âme, aimer comme soi-même, c'est aimer du plus grand amour dont le cœur humain soit capable. Cette morale de Jésus, cette morale d'enthousiasme, est-elle la vôtre, mon frère ? Éprouvez-vous pour la gloire de Dieu et pour le bien de vos frères une passion sainte, semblable par son ardeur aux passions qui jadis vous égaraient, mais plus forte encore en même temps que plus pure ? Êtes-vous mécontent de vous-même, avide de vous abreuver aux sources vives de la grâce, quand votre cœur, appesanti par les soucis de la terre, a cessé un moment de battre pour les choses de Dieu ? Si ces sentiments n'étaient pas les vôtres, vous n'auriez pas fait le premier pas dans la voie étroite, votre christianisme ne serait pas celui du sommaire de la loi.
Je ne puis qu'indiquer un dernier caractère de la morale chrétienne, c'est qu'elle unit et fond ensemble, pour ainsi dire, les devoirs envers Dieu et les devoirs envers nos semblables, la piété et la charité. Au premier abord, il semble qu'il y ait contradiction entre les deux commandements du sommaire de la loi. Car si j'aime Dieu de toute ma pensée et de toutes mes forces, que restera-t-il pour mon prochain ? Et si j'aime mon prochain de cet amour infatigable et sans bornes que je me porte naturellement à moi-même, comment réserver tout mon cœur à Dieu ? Il n'y a qu'une solution à cette difficulté : c'est d'admettre que le véritable amour de Dieu et un saint amour du prochain ne sauraient se disputer et se partager le cœur de l'homme ; que chacun d'eux le possède tout entier ; que ces deux sentiments, n'étant que deux manifestations d'une même vie, se couvrent et se confondent en quelque sorte, règnent de concert et se soutiennent l'un par l'autre, l'amour de Dieu se traduisant par l'amour du prochain et l'amour du prochain reposant sur l'amour de Dieu. Telle est en effet la pensée chrétienne ; vous ne la trouverez dans aucune autre morale. Ainsi, plus ces deux amours seront étroitement liés l'un à l'autre dans nos cœurs ; plus notre religion sera charitable et notre charité religieuse ; plus chacune de nos œuvres aura pour inspiration et pour but à la fois l'avancement du règne de Dieu et le bien de notre prochain, plus aussi nous serons entrés dans le véritable esprit de la morale évangélique. Au contraire, si quelqu'un de nous effaçait l'une des deux obligations fondamentales ou les séparait l'une de l'autre, s'il joignait à une religion sans vertu sanctifiante une morale sans sève religieuse, s'il était ou de ces faux dévots qui n'aiment pas leur frère qu'ils voient et prétendent aimer Dieu qu'ils ne voient point, ou de ces mondains qui pensent que l'honnêteté et la bienfaisance composent tout le devoir de l'homme et que Dieu ne saurait être l'objet d'un sentiment tel que l'amour, cet homme serait encore étranger à l'esprit de l'Évangile, il n'aurait pas fait le premier pas dans la voie étroite et son christianisme n'aurait rien de commun avec celui du sommaire de la loi.
Telle étant la morale de Jésus-Christ, la morale vraie, je demande maintenant : Quelle doctrine religieuse est impliquée ou réclamée par cette morale ? En effet, toute morale suppose évidemment une doctrine, nos obligations dérivant à la fois de notre propre nature, et de celle de l'Être envers qui nous sommes obligés. Je ne m'arrête pas à montrer que la morale chrétienne a pour fondement ces vérités religieuses générales qui composent ce qu'on nomme tantôt la religion naturelle, tantôt le théisme ou le spiritualisme chrétien. Dieu, le Dieu unique, vivant, vrai, personnel, souverainement digne d'amour par ses perfections autant que par ses bienfaits ; ce Dieu des cieux et de la terre étant d'une manière plus spéciale le Dieu de l'homme, qu'il a fait à son image ; ce même Dieu, – tout à la fois le Dieu de nos consciences, puisqu'il nous commande avec une autorité absolue, et le Dieu de nos cœurs, puisque ce qu'il nous commande, c'est l'amour, – appelant l'homme à entrer avec lui par l'obéissance et par l'amour dans une relation tout à la fois infiniment respectueuse et infiniment tendre ; l'homme étant à son tour une personne morale, douée d'une liberté que Dieu même respecte, puisqu'il ne la veut point contraindre, mais n'ayant reçu cette merveilleuse faculté de disposer de soi-même que pour se donner soi-même à Dieu et à ses semblables et trouver, dans cette abnégation suprême, la suprême félicité ; tous les hommes égaux en droits et en devoirs et frères les uns des autres, parce qu'ils sont les enfants d'un même Père : voilà des vérités que l'examen le plus superficiel du sommaire de la loi suffit à y découvrir. Ces vérités nous sont chères et sacrées ; elles constituent le patrimoine spirituel du monde chrétien ; ceux qui les attaquent ne savent ce qu'ils font, et ceux qui les défendent, sous quelque drapeau qu'ils combattent, ne nous paraissent pas éloignés du royaume de Dieu. Mais ces autres vérités plus contestées, qu'on désigne plus spécialement sous le nom de doctrines évangéliques, sont-elles donc étrangères au sommaire de la loi ? Vous allez en juger.
Le christianisme n'a pas autant changé qu'on le dit à travers les âges. Aujourd'hui, comme au temps, de Pascal et comme au temps de saint Paul, la doctrine évangélique consiste essentiellement dans l'affirmation de deux faits : un fait humain qu'elle constate et qu'elle découvre, le péché ; un fait divin qu'elle apporte et qu'elle révèle, la rédemption par Jésus-Christ. Or je dis que le sommaire de la loi, mis en regard de l'expérience et des besoins de l'homme, montre à quiconque a des yeux pour voir, la réalité et la gravité du péché, la nécessité de la rédemption.
Qu'est-ce en premier lieu que le péché ? Est-ce seulement une imperfection, une faiblesse ou un désordre mortel ? Est-ce le vice de quelques âmes égarées, ou le mal universel et radical de la nature humaine ? – Comme le péché est en tout cas la transgression d'une loi, la réponse aux questions que je viens de poser dépend en grande partie du caractère de la loi devant laquelle je me place et par laquelle je me juge. Si je n'ai d'autres règles de mes appréciations que l'opinion et les maximes du siècle, il me sera facile de satisfaire à une loi que l'homme pécheur a commencé par rabaisser à sa mesure. Si je ne connais que le Décalogue, et si je m'arrête à la lettre et à l'écorce des commandements qu'il renferme, il me sera possible encore de me figurer orgueilleusement, à l'exemple du jeune riche de l'Évangile, que j'ai gardé toutes ces choses dès ma jeunesse. Mais si ma morale est celle du sommaire de la loi, qu'il sera différent, ô mon Dieu, le jugement que je serai contraint de porter sur moi-même ! Comment subsisterai-je devant cette loi si complète dans sa brièveté, si sévère dans sa douceur ? Quoi ! mon devoir était donc d'aimer Dieu de toute mon âme et mon prochain comme moi-même, et tout ce qui n'a pas été accomplissement de ce double précepte est péché ?… Mais, à ce compte, où le péché n'est-il pas ? Comment trouver dans mon passé tout entier, un seul moment, une seule pensée vraiment agréables à Dieu ? Avec quelle confusion je reconnais que le péché a infecté tout mon être et que les sources mêmes de ma vie sont empoisonnées ! Aimer Dieu de toute votre âme et de toute votre pensée… l'avez-vous essayé, mon cher frère ? Ah ! si vous l'avez tenté sérieusement et avec persévérance, vous aurez rencontré en vous-même des résistances qui vous auront révélé le fond de votre cœur. Vous aurez éprouvé que les choses de Dieu ne vous inspiraient qu'un attrait médiocre ; que l'indifférence pour Dieu, je n'ose pas dire l'aversion pour sa volonté sainte, est devenue plus naturelle au cœur dégénéré de l'homme que l'amour de Dieu. Vous aurez vu chacune des perfections de Dieu, qui devait concourir à vous le rendre aimable, vous rendre au contraire l'amour de Dieu plus difficile en manifestant un nouveau contraste entre Dieu et vous. Dieu est esprit, et je suis charnel ; mes pensées, mes affections surtout, dépendent singulièrement des impressions de mes sens. Comment aimer un Dieu que je ne vois point, un Dieu dont le caractère et l'existence même flottent pour moi dans le vague et qui ne se révèle qu'intérieurement aux cœurs purs ? Dieu est saint, et je suis pécheur : plus d'un remords secret me tourmente. Comment aimer un Dieu dont j'ai mérité la condamnation et avec qui je ne suis point en paix ? Dieu est miséricordieux sans doute, mais insondable dans ses voies, il est patient, parce qu'il est éternel ; pour moi, les douleurs ou les joies de la vie présente me possèdent tout entier. Comment aimer un Dieu dont le soleil consume aussi bien qu'il réchauffe, dont les pluies tour à tour fécondent et ravagent, dont la main retire les dons qu'elle a faits et brise les liens qu'elle a formés ? Craindre, adorer, obéir, je le puis à quelque degré ; mais aimer Dieu, l'aimer au sens vrai de ce mot, le plus simple et le plus profond de tous… Ah ! je comprends cette sentence d'un philosophe païene : Il est impossible d'aimer Dieu ! Ne pouvais-tu donc, ô Jésus, abaisser d'un degré tes exigences ? demande à l'homme de s'assujettir la terre et de mesurer les cieux ; demande-lui de murmurer de longues prières, de coller son front humilié à la pierre glacée, de déchirer sa chair avec la verge et de livrer son corps pour être brûlé, mais ne lui demande pas de donner son cœur à Dieu !… Mes frères, ce vœu que je formais est chimérique, injuste, impie ; la morale de Jésus, la morale de l'amour est la seule vraie, la seule digne de Dieu et de l'homme même. Mais, alors, que faut-il penser d'une volonté si profondément rebelle à une loi si juste ? que penser d'un être qui a tout reçu de Dieu, et à qui rien au monde n'est plus difficile, plus impossible que d'aimer Dieu ? que penser de lui, si ce n'est qu'il est dans le désordre, qu'il a renié sa vraie nature, qu'il est en danger de se perdre lui-même ?
Si nous paraissons avoir mieux observé le second commandement, ce n'est qu'une apparence. En effet, nos affections d'instinct ou de choix ne sont pas même un accomplissement partiel du divin précepte : les péagers même, disait Jésus, n'en font-ils pas autant ? Aimer notre prochain, c'est aimer l'homme en tout homme, même chez ceux que nous sommes portés à considérer comme indifférents ou comme ennemis ; aimer notre prochain comme nous-même, c'est l'aimer d'un amour ardent, sincère, diligent, ingénieux, patient, inépuisable ; aimer comme le veut Jésus, c'est aimer selon l'esprit de Jésus, d'un amour saint, jaloux avant tout du bien spirituel de ceux qu'il aime, et prêt à donner sa vie pour leur salut. Or, étant ce que nous sommes, si exclusifs dans nos sympathies, si sévères pour ceux qui nous déplaisent ; si prompts à apercevoir et à défendre nos propres intérêts, si lents à reconnaître le droit d'autrui ; si touchés de nos propres maux, si vite consolés de ceux des autres ; si sensibles aux moindres blessures faites à notre amour-propre ; si facilement lassés de faire le bien et de sacrifier quelque chose pour nos semblables ; si habiles à chercher notre propre avantage alors même que nous paraissons le plus désintéressés, et à nous payer en orgueil en attendant que l'on nous paye en louanges… quand avons-nous pratiqué l'amour chrétien du prochain ? quand avons-nous seulement compris ce devoir dans toute son étendue et aspiré de toutes nos forces à l'accomplir ? Cet égoïsme subtil et opiniâtre, qui fait le fond de notre nature, n'est-il qu'une imperfection dont l'éducation et la culture des mœurs triomphent par degrés ? Mieux dissimulé et plus intelligent, je le veux, l'égoïsme est-il moindre en réalité chez l'homme que chez l'enfant, chez l'homme du dix-neuvième siècle que chez l'homme du dixième ? Ou bien l'égoïsme n'est-il qu'une faiblesse dont un généreux effort suffise à nous affranchir ? N'est-il pas vrai plutôt que notre volonté, capable de réprimer quelques manifestations extérieures du mal, est impuissante à réformer et à renouveler nos cœurs ? Frères qui vous indignez du jugement sévère que l'Écriture sainte porte sur la nature humaine, ah ! je vous le dis encore, prenez au sérieux cette morale évangélique que vous admirez ; gravissez par la pensée les hauteurs lumineuses de la loi parfaite, et vous serez effrayés de voir combien les hommes sont petits, dans quelles basses régions ils vivent, dans quelles ténèbres morales ils se meuvent. Vous ne ferez plus de difficulté de dire avec saint Paul : « Il n'y a point de distinction, parce que tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieuf. » Efforcez-vous en vérité de devenir semblables à Jésus-Christ, de soumettre tout votre être à la loi de l'amour, et bientôt, convaincus de l'empire odieux que « la loi des membres » exerce sur l'esprit, brisés, humiliés, mais éclairés aussi par vos luttes stériles et vos chutes multipliées, vous vous écrierez avec le même apôtre : « Misérable que je suis ! qui me délivrerag ? »
Ce cri ne peut rester sans réponse, ce profond besoin de l'âme sans satisfaction : le sommaire de la loi lui-même nous en assure. Car Jésus, le juste et charitable Jésus, n'a pu se proposer comme dernière fin de son enseignement et de son œuvre de désespérer l'homme en lui proposant un but dont il lui serait à jamais impossible d'approcher. S'il nous montre l'inaccessible sommet de la perfection et nous ordonne d'y atteindre, c'est qu'il veut et qu'il peut nous donner des ailes. S'il nous impose une tâche hors de toute proportion avec les forces humaines, c'est qu'il nous apporte des forces divines. S'il nous commande, à nous que l'égoïsme asservit, d'aimer Dieu de tout notre cœur et notre prochain comme nous-même, c'est qu'il nous fournit aussi quelque motif d'aimer nouveau et extraordinaire. Quel peut être ce motif ? L'amour seul provoque et engendre l'amour ; la source de l'amour humain ne peut être qu'une manifestation de l'amour divin ; une morale dont l'article fondamental est : « Tu aimeras Dieu » doit reposer sur une doctrine qui se résume en ceci : « Dieu t'aime ». Il me semble en outre que l'examen que nous avons fait des résistances que le cœur naturel de l'homme oppose à la loi parfaite, nous permet de pressentir quelques-uns des caractères de cette manifestation de l'amour de Dieu qui seule en pourra triompher. Une simple assurance, une parole, si divine fût-elle, n'y suffirait pas ; pour produire ce miracle moral, le renouvellement du cœur de l'homme, il ne faudra rien moins qu'un autre miracle, un fait qui soit au-dessus de tout ce que l'esprit de l'homme peut prévoir et de tout ce que la nature peut fournir. Nous ne pouvions pas aimer Dieu, avons-nous dit, parce que Dieu était invisible ; il faudra donc que Dieu devienne visible ; que ses éternelles perfections éclatent à nos yeux ; qu'il paraisse sur la terre un être semblable à nous, pour que nous puissions l'aimer et le comprendre, et qui pourtant puisse dire : « Celui qui m'a vu, a vu Dieu ». Nous ne pouvions pas aimer Dieu, parce que Dieu est juste et saint et que nous sommes pécheurs ; il faudra donc, non pas sans doute que Dieu cesse d'être juste et saint – le supposer serait un blasphème – mais, au contraire, que, sans que sa sainteté soit obscurcie, nous puissions nous confier sans réserve en sa miséricorde ; qu'une réconciliation soit accomplie, qu'une justice nous soit accordée, qui nous permette de nous approcher sans crainte, tout indignes et impurs que nous sommes, du Père des lumières et du Juge suprême. Nous ne pouvions pas aimer Dieu, parce que dans ses dispensations la sévérité se mêle à la bonté et que dans la nature son amour se cache sous les apparences de la fatalité ; il faudra donc que sur un point du monde et de l'histoire, l'amour de Dieu paraisse tout seul et avec un invincible éclat ; et comme il est dans la nature de l'homme de mesurer la grandeur de l'amour aux sacrifices qu'il s'impose, il faudra que l'amour divin lui-même, si étrange que cela paraisse, se manifeste par le sacrifice, et par un sacrifice digne de Dieu ! Nous ne pouvions pas aimer Dieu, parce que l'amour de nous-même remplissait notre cœur ; il faudra donc que cet amour inné que nous nous portons à nous-même soit satisfait dans ce qu'il a de légitime pour être vaincu dans ce qu'il a d'injuste et d'impie, et que, délivrée par un don immense et une promesse certaine, de l'inquiétude qu'elle nourrissait secrètement touchant sa propre destinée, l'âme humaine soit par là rendue capable de sortir d'elle-même et de se répandre en charité. Il faudra enfin que cette même manifestation de l'amour divin qui m'apprendra à aimer le Père m'apprenne aussi à aimer les frères, et que par elle tout homme me devienne cher et sacré. Si vous ne connaissez pas cette révélation suprême de l'amour de Dieu après laquelle mon cœur et ma conscience soupirent ; si, en m'éclairant sur mes devoirs, vous ne m'enseignez pas le secret et ne me communiquez pas la force de les accomplir, épargnez-moi, par pitié, votre morale sublime et impraticable ; ou plutôt enseignez-la-moi pourtant, car après tout elle est vraie, et, quoi qu'il en coûte, je ne veux ignorer volontairement aucune vérité ; mais ne prétendez pas que votre religion sans révélation et sans vertu surnaturelle, que votre christianisme sans rédemption suffise à mon âme ; car le dernier mot en serait un noble désespoir. Mais si l'Évangile tel que Dieu nous l'a donné et qu'il nous est venu du ciel contient tout ce que je réclame et même beaucoup au delà de ce que mon cœur naturel savait demander et penser ; si ce docteur qui enseigne une morale si pure est en même temps le Fils de Dieu en qui j'adore et je contemple le Père, le Fils de l'Homme qui m'apprend à respecter et à aimer l'humanité, le Rédempteur dont le sanglant sacrifice assure mon pardon et scelle entre le Dieu saint et le dernier des pécheurs une alliance nouvelle et indissoluble, l'ami toujours présent qui m'assiste dans mes tentations et déploie la puissance de son Esprit dans mon infirmité,… ah ! de grâce, ne divisez pas Jésus-Christ, ne déchirez pas l'Évangile, n'en retranchez pas la moitié la plus nécessaire et la mieux appropriée à ma faiblesse ; en m'invitant à courir vers le but, ne commencez pas par supprimer le chemin ; ou si vous le faites, souffrez que je me détourne de votre froide et désolante sagesse pour retourner à Celui qui est le chemin, la vérité et la vie !
Oui, mes frères, Jésus-Christ ne peut être divisé : que la conviction vivante et pratique de cette vérité soit pour nous le fruit de ce discours. Il nous présente d'une part une loi parfaite et un saint exemple, de l'autre le pardon et la paix avec Dieu par sa croix ; et il est impossible d'accepter sérieusement et jusqu'au bout l'une de ces deux parts de l'Évangile sans recevoir aussi l'autre. A ceux qui se contentent de la grâce sans la loi, et qui, heureux d'espérer la félicité du ciel comme fruit des souffrances de Jésus-Christ, n'éprouvent aucune soif de sainteté et ne font rien d'extraordinaire pour le Sauveur ; à ceux surtout qui, tout en croyant à l'amour gratuit du Père et à la rédemption opérée par le Fils, ne montreraient qu'une sympathie tiède, intermittente, bientôt épuisée, à ces petits, à ces pauvres, à ces malheureux dans la personne desquels Jésus-Christ lui-même les sollicite et leur tend les bras, nous dirons : Vous n'avez pas compris la grâce ; si votre cœur s'était véritablement ouvert à l'amour de Dieu en Jésus-Christ, vous seriez intérieurement pressés de ne plus vivre pour vous-mêmes, mais pour Celui qui est mort et ressuscité pour vous. A ceux qui ne veulent que la loi sans la grâce, et qui se flattent de poursuivre l'idéal sublime que Jésus-Christ propose sans avoir cherché la paix et la force au pied de sa croix, nous dirons : Vous n'avez pas compris la morale évangélique ; si elle eût illuminé vos consciences de sa clarté, elle vous aurait montré votre culpabilité et votre impuissance, et vous aurait attirés vers le Rédempteur. Recevons donc Jésus-Christ tout entier, et dès aujourd'hui. Que la loi, en nous découvrant ce que nous sommes devant Dieu, excite et renouvelle constamment en nous le besoin de la grâce ; que la grâce, en nous révélant ce que Dieu a fait pour nous, nous ramène à une pratique toujours plus fidèle et plus évangélique de la loi. Rendons grâces à Dieu de ce qu'il nous a donné cette loi parfaite que le sommaire de la loi résume ; mais rendons-lui grâces surtout de ce que le sommaire de la loi trouve le complément qu'il réclame dans ces paroles du disciple bien-aimé : « Nous l'aimons, parce qu'il nous a aimés le premier. Nous avons connu ce que c'est que l'amour, en ce que Jésus-Christ a mis sa vie pour nous ; nous sommes donc aussi obligés à mettre notre vie pour nos frèresh. »
Nous sommes heureux de reconnaître que le vif souci des misères et des souffrances de la classe indigente n'est pas particulier à notre Église, ni même aux Églises en général, et qu'il constitue l'un des côtés les plus honorables et les plus chrétiens de notre société contemporaine, si peu chrétienne à d'autres égards. Toutefois, si l'Évangile est la puissance de Dieu pour le salut et la sanctification de tous ceux qui croient, – de ceux qui croient, vous l'entendez, et non pas également et indistinctement de ceux qui croient et de ceux qui ne croient pas, – et si la charité est la vertu chrétienne par excellence, on a droit de s'attendre, en ce qui touche l'exercice de la charité, à ce qu'il y ait une différence réelle, appréciable, considérable, entre ceux qui par la foi ont reçu Jésus-Christ comme leur Sauveur et ceux qui subissent plus ou moins l'influence des idées chrétiennes sans être, de leur propre aveu, personnellement chrétiens. Si donc nous sommes chrétiens, et si nous voulons être des chrétiens conséquents, ce n'est pas assez, quoique cela soit nécessaire et élémentaire, que notre charité ne reste point en arrière de la philanthropie des gens du monde ; ce n'est pas même assez que nous les dépassions par l'abondance de nos offrandes, je veux dire par leur importance mesurée à nos ressources, il faut que notre charité ait certains caractères distinctifs que la simple philanthropie ne possède pas, et qui permettront de discerner en nous les vrais disciples de Jésus-Christ, héritiers en quelque mesure de son Esprit et continuateurs de son œuvre. Je crois que ces traits caractéristiques de la charité chrétienne existent en effet, et que nous les retrouverons sans beaucoup d'effort dans la parole que j'ai choisie pour texte. Parole admirable, du reste, sous sa forme à la fois familière et paradoxale, et qui justifie ce qui est dit ailleurs du Maître, enseignant à Nazareth : « Tous admiraient les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouchei ». Jésus est invité à dîner chez un pharisien. Les convives sont nombreux, empressés, bruyants ; ils se disputent les premières places. En pareil cas, les plus fidèles d'entre nous auraient probablement gardé un silence improbateur, à moins qu'ils n'eussent trouvé moyen de glisser dans une oreille bien préparée quelque réflexion moitié pieuse et moitié médisante. Jésus, lui, prend occasion de ce qui se passe pour prononcer des paroles pleines de sel et d'à-propos, faites pour se graver dans toutes les mémoires ; paroles qui ont l'air de ne se rapporter qu'aux conviés et aux festins, mais qui renferment, pour tout esprit attentif, deux grandes lois du royaume de Dieu, la loi de l'humilité et la loi de la charité. Il conseille d'une part aux convives de choisir les dernières places, d'autre part à l'hôte d'inviter, une autre fois, non pas ses parents, ses amis ou ses riches voisins, mais les pauvres, les boiteux et les aveugles. C'est cette dernière parole, celle qui a trait à la charité, qui nous occupera, mes chers frères ; appliquons-nous à écouter les enseignements du Sauveur comme étant vraiment ses disciples, jaloux, non seulement de comprendre sa parole, mais de la pratiquer, de bâtir sur le roc, et non sur le sable. Car c'est surtout lorsqu'il s'agit de charité que nous avons besoin de nous souvenir de l'avertissement qu'il nous a donné : « Vous savez ces choses… vous êtes bienheureux, si vous les faites.j »
Un premier caractère de la charité ou, pour préciser davantage, de la bienfaisance chrétienne, c'est quelle suppose le renoncement ou le sacrifice. « N'invite pas tes amis, tes parents, tes riches voisins, dit Jésus, mais invite les pauvres, les impotents, les boiteux et les aveugles. » Comme s'il disait : « Tu ne peux faire à la fois ceci et cela. Si tu convies tes parents et tes amis à ta table – ceux du riche sont toujours nombreux – il n'y aura plus de place pour les pauvres et les petits. Puisqu'un choix est nécessaire, choisis les humbles et les déshérités de ce monde. Ainsi tu seras vraiment un enfant de Dieu. »
Je sais tout ce qu'on peut dire contre une interprétation rigoureusement littérale du précepte de mon texte, et j'en admets en grande partie la justesse. Jésus n'a certainement pas voulu condamner toute sorte de repas de famille et d'amis, lui qui assista aux noces de Cana et qui s'assit à Béthanie à la table de Simon le lépreux. Mais il n'y a guère lieu de craindre, à cet égard du moins, que nous ne nous placions sous le joug de la lettre ; ce qu'il faut redouter plutôt, c'est cette fausse largeur qui ôte tout le nerf de la parole évangélique, qui accommode la morale du Maître à la pratique de ses disciples les moins fidèles, et qui part de cette donnée, que le chrétien ne doit jamais rien faire d'extraordinaire, tandis que Jésus au contraire a fait de l'extraordinaire le sceau et la marque de l'obéissance chrétienne. Assurément il n'est permis d'user de liberté à l'égard de la lettre d'une parole du Seigneur que pour en mieux pratiquer l'esprit. Or le précepte que nous méditons signifie au moins ceci : « Tout ce que tu peux donner, c'est aux pauvres qu'il faut le donner, et non pas aux riches ou à toi-même. Le superflu du chrétien n'appartient pas à la vanité ou au plaisir, mais à la charité. » Ce n'est pas sur ce principe, avouons-le, que la plupart du temps nous réglons nos dépenses. – « D'abord, dit-on, je dois prendre soin de ma famille. » – Je l'accorde, à condition qu'il s'agisse de pourvoir aux intérêts et aux besoins réels des membres de votre famille, et non à leurs fantaisies ou aux vôtres ; à condition que tel caprice déraisonnable d'un de vos enfants n'ait pas plus de pouvoir sur votre cœur que la plainte de cet enfant, pauvre, ou malade, ou orphelin ; à condition enfin que dans l'emploi de cette partie de votre fortune, qu'à juste titre vous consacrez à votre famille, vous ayez en vue le vrai bien des êtres chéris qui vous sont confiés, et par conséquent en définitive la gloire et le service de Dieu. – « Ensuite, ajoute-t-on, je dois vivre à la hauteur de ma position ; je ne dois négliger aucun devoir de politesse, aucune convenance sociale. » – Ah ! que ce prétendu principe est élastique, et comme il est décevant ! Que faites-vous de l'ordre donné aux chrétiens de ne pas se conformer au siècle présent ? L'un des côtés les plus fâcheux du siècle présent est précisément ce besoin de paraître, cet étalage de ce qu'on possède et de ce qu'on ne possède pas, ces onéreuses concessions à la mode ou à la vanité, que vous blâmez chez d'autres peut-être, en particulier chez ceux qui sont dans une position moins aisée que la vôtre, sans avoir le courage de vous en affranchir vous-même. – « Enfin, ajoute-t-on, il faut mettre de côté pour les jours mauvais ; et puis il faut bien donner quelque chose au plaisir, à de légitimes délassements. » – En vérité, et que restera-t-il pour la charité ? A en juger par la place que vous lui faites, on pourrait croire que vous la regardez comme le dernier et le moindre de vos devoirs, et qu'à vos yeux le rebut du monde, les restes du festin, sont assez bons pour Jésus-Christ et pour ses pauvres. Raisonner et agir de la sorte, ce n'est pas être le disciple de celui qui a dit : « Vendez ce que vous avez et le donnez en aumônesk », et qui, joignant l'exemple au précepte, de riche qu'il était s'est fait pauvre pour nous, afin que par sa pauvreté nous fussions rendus richesl. Jésus nous l'a dit, il faut choisir : nous ne pouvons pas à la fois vivre pour jouir et vivre pour servir ; ne nous refuser aucun des raffinements du bien-être et du luxe, et goûter les pures joies de la charité. Si nous voulons pouvoir ouvrir notre cœur, nos oreilles et notre bourse aux appels de la misère, il faut savoir les fermer aux suggestions de la vanité ou de l'avarice ; si nous voulons recevoir les malheureux à notre table, comme Jésus nous le commande, il faut en écarter résolument ces convives avides et empressés qui assiègent notre porte, je veux dire les passions et les convoitises. – C'est parce que cette nécessité est peu comprise parmi nous, c'est parce qu'on n'a pas même l'idée que la charité chrétienne a pour base le renoncement à soi-même et commence où commence le sacrifice ; c'est pour cette raison, dis-je, que nos libéralités sont rares et médiocres, comparées à celles de nos frères d'Angleterre ou d'Amérique par exemple, et que ces offrandes princières qui fondent une œuvre et lui assurent un magnifique développement, sont une exception presque inouïe au sein de notre protestantisme français. Rappelez-vous ce que Paul dit des chrétiens de Macédoine : « Leur profonde pauvreté s'est répandue en libéralités abondantes ;… ils ont donné volontairement selon leur pouvoir et même au delà de leur pouvoir ;… ils ont commencé par se donner eux-mêmes au Seigneur et à nous, selon la volonté de Dieum. » Vous l'entendez : c'étaient des pauvres, par conséquent leur exemple vous concerne, vous, pauvres ; et vous, riches, il vous confond. « Ils ont commencé par se donner eux-mêmes au Seigneur et à nous. » C'est la définition même de la charité chrétienne. Croire au don que Dieu nous a fait de lui-même en Christ, c'est la substance de la foi ; répondre à ce don divin en donnant à Dieu, et par conséquent aux hommes, soi-même et le reste par surcroît, c'est la substance de la charité.
Un deuxième caractère de la bienfaisance chrétienne, c'est le désintéressement. La vraie charité est compatible avec l'espoir d'une récompense éternelle et divine ; nous aurons l'occasion de revenir sur cette pensée. Mais elle exclut certainement la recherche d'une récompense temporelle et humaine. Le soin jaloux avec lequel le Seigneur Jésus écarte de l'accomplissement du devoir toute considération d'un intérêt de ce monde, est certainement l'un des traits distinctifs de sa morale. Cette pensée est exprimée dans notre texte d'une manière bien frappante : « N'invite pas tes amis ni tes riches voisins… de peur qu'ils ne te rendent la pareille ! » Voilà une crainte, avouons-le, que le monde ne connaît guère, non plus que le bonheur dont il est question aussitôt après : « Tu seras heureux de ce qu'ils ne peuvent pas te le rendre ! » Ce n'est pas que le monde ne se pique à sa manière de désintéressement ; mais bien souvent il ne recherche que les apparences de cette vertu, Jésus en demande la réalité ; ou bien le monde la réserve pour quelques relations de choix, Jésus veut la faire régner sur la vie entière. C'est pourquoi il nous commande d'être obligeants, affectueux, dévoués envers tous les hommes, sans doute, mais surtout et d'abord envers ceux qui peuvent le moins nous le rendre, envers les pauvres et les malheureux. C'est précisément l'inverse de nos dispositions naturelles et de nos habitudes sociales. Vis-à-vis des gens haut ou honorablement placés dans le monde, les protestations de dévouement viennent aisément sur nos lèvres ou sous notre plume ; les petites complaisances, les sacrifices apparents ou même réels nous coûtent peu. Comparez à cela l'accueil que trouvent auprès de nous ceux de qui nous n'espérons rien !
Jésus est loin d'ignorer que la bienfaisance elle-même n'est pas toujours désintéressée. Il avait vu les pharisiens publier leurs aumônes à son de trompette, et vous savez ce qu'il en pensait. Aussi ces mots de notre texte : « De peur qu'ils ne te rendent la pareille », nous fournissent-ils une règle au moyen de laquelle nous pouvons juger ce que valent nos charités. Sans doute, celui qui donne à un pauvre n'espère pas que sa libéralité lui sera rendue en argent, mais il peut se flatter en secret d'être payé d'une autre manière. L'antiquité païenne n'a guère connu, ni le nom de la charité, ni la chose même ; cependant il n'était pas rare, à Rome par exemple, que de riches patriciens fissent de larges distributions de blé à la multitude à la veille d'une élection où leur ambition était engagée, et l'on ne peut pas dire que notre temps n'ait rien vu de semblable à ces largesses corruptrices, qui assurément n'ont rien de commun avec la charité. Venons à des faits qui nous touchent de plus près. Il peut arriver, il arrive que nous donnions à quelque bonne œuvre, dans l'intérêt de notre réputation ; on voudrait refuser, on ne l'ose pas à cause du qu'en-dira-t-on ; on s'inscrit donc sur la liste de souscription, mais l'on règle son offrande, non sur les besoins de l'œuvre, mais sur ce qu'a donné Monsieur un tel, sans autre préoccupation que celle de ne pas faire mauvaise figure. Si c'est là de la charité, c'est celle qui reçoit, comme le dit Jésus, toute sa récompense ici-bas. Ou bien encore nous donnons dans l'intérêt de notre repos : un solliciteur nous importune, nous lui accordons quelque chose, le moins possible, moins pour le soulager que pour nous débarrasser de lui. Ou bien enfin, en prenant une part active à des entreprises charitables et philanthropiques, nous croyons nous assurer la reconnaissance et le bon vouloir de ceux que nous obligeons ; nous nous flattons de devenir populaires ; l'insuccès et l'ingratitude ne nous attristent pas seulement, ce qui est légitime, mais nous irritent et refroidissent notre zèle. Ce n'est pas là l'esprit de la véritable charité chrétienne.
« Que votre main gauche, nous dit Jésus, ne sache pas ce que fait votre main droite ; faites du bien sans en rien espérer, afin que vous soyez enfants de votre Père qui est dans les cieux, car il est bon envers des ingrats et des méchantsn. » Il n'y a d'acte vraiment charitable que celui qui, procédant d'un principe d'obéissance à Dieu et d'amour pour le prochain, est accompli au nom, dans l'esprit et comme de la part de Jésus-Christ. A ce compte, n'est-il pas à craindre qu'il n'y ait souvent bien peu de charité dans nos charités ?
Vous vous en convaincrez surtout si vous considérez un troisième caractère de la bienfaisance chrétienne : elle est vraiment fraternelle. C'est ici surtout que paraît le côté paradoxal, extraordinaire de la charité, telle que l'entend Jésus. S'il avait seulement dit au riche : « Permets au pauvre de ramasser les miettes qui tombent de ta table », ou même : « Conserve exprès pour lui quelques restes de ton festin », cela paraîtrait tout simple. Mais il dit : « Invite chez toi, fais asseoir à ta table, à tes côtés, avec ta propre famille, les indigents, les infirmes et les aveugles », et voilà ce qui confond. Je l'ai déjà dit : je ne veux pas insister sur l'observation littérale de ce précepte, quoique la répugnance qu'elle inspirerait à beaucoup d'entre nous ne soit pas un signe de conformité entre l'esprit qui les anime et l'esprit de Jésus. N'ayons égard qu'au sens spirituel et intime du passage qui nous occupe. Ce qu'il implique, c'est que la charité vraiment chrétienne est toute pénétrée d'amour et de respect pour le pauvre. Elle ne se contente pas de l'empêcher de mourir de faim ; elle veut, autant qu'il est en elle, qu'il ait sa part des biens et des joies de la vie. Surtout elle ne se place pas vis-à-vis de lui sur le pied d'une supériorité dédaigneuse ; elle le traite en ami et en frère. Inviter à sa table, c'est un signe d'amitié et de fraternité en tout pays, mais tout particulièrement dans ces contrées de l'Orient où vivait Jésus. Vous représentez-vous l'étonnement de ce pharisien qui a réuni chez lui une nombreuse et brillante compagnie et qui a fait au Charpentier de Nazareth, moitié par curiosité, moitié peut-être par un motif moins avouable, l'honneur de l'y associer, lorsque Jésus lui dit en face, avec cette autorité tranquille et douce qui n'appartient qu'à lui : « Une autre fois, quand tu feras un festin, n'invite pas tes amis ni tes riches, voisins, mais invite les indigents et les infirmes. » – Quoi ! ces gens-là à ma table ? – Oui, à ta table, pharisien orgueilleux, qui te sais si bon gré de tes dîmes et de tes aumônes ; reconnais, à l'espèce d'indignation que soulève en toi cette pensée, la distance qui existe entre la charité telle que tu l'entends et la pratiques et la charité de Jésus. – Et toi, chrétien, comprends la pensée de ton Maître. Si tu es vraiment son disciple, tu ne mépriseras aucun homme, tu n'en considéreras aucun comme indigne de s'asseoir à ta table, tu seras pénétré du principe de l'égalité et de la fraternité humaines ; seulement, au lieu de le faire consister, comme le font la plupart de ceux qui ont toujours ces mots à la bouche, à t'égaler à ceux qui sont au-dessus de toi, tu t'efforceras plutôt d'égaler à toi ceux qui paraissent être au-dessous. Si tu es vraiment disciple de Jésus, tu ne pourras pas te contenter de jouir en égoïste, avec un petit nombre d'amis de choix, des biens que Dieu t'a accordés ; ton ambition sera de donner, de communiquer largement ce que tu as reçu, d'associer à ton bonheur et, à tes privilèges un nombre aussi grand que possible des déshérités de ce monde. Es-tu, par exemple, de ceux que Dieu a fait asseoir au banquet du bien-être ? Tu ne passeras pas fièrement ou négligemment à côté du pauvre Lazare étendu à ta porte ; tu ne te contenteras pas non plus de lui jeter un morceau de pain, mais tu le prendras par la main et tu le feras asseoir à ta table, à tes côtés. Je veux dire : loin de t'enfermer dans la satisfaction égoïste d'être au nombre des privilégiés, tu souffriras de cette inégalité des conditions humaines, mal inévitable, je le reconnais, mais que la charité doit adoucir ; tu n'épargneras aucun effort, aucun sacrifice pour améliorer le sort du pauvre, pour lui procurer sa part d'aisance et d'indépendance ; en particulier dans tes jours de fête domestique, tu te souviendras de ceux qui souffrent et qui ont faim, et tu ne pourras pas manger ton pain avec tranquillité sans l'avoir partagé avec eux et sans avoir fait descendre jusqu'à eux un rayon de ta joie. Es-tu assis, pour ainsi parler, au banquet de la pensée et de l'intelligence ? es-tu de ceux qui jouissent des bienfaits d'une instruction variée, d'une culture étendue, mille fois plus précieux que les biens matériels de la fortune ? Tu ne voudras pas garder ces avantages pour toi seul ou en jouir à ton aise avec un petit nombre d'esprits délicats et raffinés ; tu ne seras pas de ceux qui pensent que l'ignorance est salutaire au peuple, et que les uns sont faits pour vivre d'une vie supérieure et intellectuelle, les autres pour s'ensevelir dans la matière ; autant qu'il dépend de toi, tu convieras tes plus humbles frères aux bienfaits de l'instruction ; tu travailleras de toutes tes forces, dans le cercle où s'exerce ton influence, à la diffusion des lumières, à la propagation de toutes les connaissances qui peuvent élever l'âme et embellir la vie ; tu rompras de tes propres mains aux pauvres, aux aveugles, aux impotents de la pensée, le pain de la science et de la vérité. Enfin, as-tu reçu en partage ces biens spirituels qui sont infiniment supérieurs aux richesses matérielles et à celles même de l'intelligence ? As-tu connu la vérité qui sauve ? as-tu reçu le pardon de tes péchés ? as-tu goûté que le Seigneur est doux ? Dieu même t'a-t-il admis au nombre de ses enfants et pour ainsi dire fait asseoir à sa table ? Ah ! s'il en est vraiment ainsi, tu ne te contenteras pas de jouir de tes privilèges, de repasser dans ton cœur et de célébrer dans quelque pieux cénacle, avec des amis riches de la même foi, les bontés du Seigneur et les magnificences de l'espérance chrétienne. Comme Jésus lui-même, tu seras ému de compassion pour cette multitude qui vit et qui meurt sans Dieu et sans espérance ; fidèle serviteur du père de famille, tu iras chercher dans les rues ou le long des haies les boiteux et les aveugles spirituels, et de préférence les plus misérables de tous ; sans te lasser, sans te laisser décourager par leur mépris ou leurs railleries, tu leur répéteras le message de grâce ; tu les presseras de venir s'asseoir à cette table qui n'est pas la tienne, mais celle du Seigneur ; tu les contraindras, en quelque sorte, par ton amour et tes supplications, d'entrer dans la salle du festin. Telle est, dans sa vraie nature et dans sa plus haute expression, la charité que Jésus inspire et dont il a donné l'exemple.