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Quelques observations et hypothèses sur la "vita santa Enimia", légende hagiographique du XIVème siècle du Gévaudan (Sainte-Enimie, Lozère), selon le manuscrit BNF Ms 6355 en occitan, de la bibliothèque de l'Arsenal. Avec traduction du texte occitan de la légende en français moderne.
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Seitenzahl: 214
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Introduction
Observations sur la vida
Le baptême d’une païenne selon le Nouveau Testament
Le Livre de Job de l’Ancien Testament en source
Autres sources puisées dans l’Ancien Testament
Un scribe adepte de piyyout
Autres sources puisées au Nouveau Testament
Fo Enimia nominada
: l’anthroponyme Énimia
Écriture et réécritures
La narration mérovingienne anonyme originelle
La réécriture carolingienne par Johan le Juif
Le résumé pontifiant anonyme du XIème siècle
La traduction en Occitan par Bertrans
La constitution du libelle BNF Ms 913
La copie Ceccano Ms 5146 de la
vida
Conclusion
Traduction de la
vida
en français moderne
Bibliographie
Figure 1 - Marque de bibliothèque "E" inconnue1
1 Observée au bas du folio 01 recto du manuscrit Ms 6355. Voir «Pérégrinations du manuscrit Ms 6355 » en page 59
La vita santa Enimia2 est le dossier hagiographique d’une femme sainte nommée Énimia, ayant vécu en Gévaudan à l’époque mérovingienne. Le dossier hagiographique d’Énimia constitue un mescladis3 occitan entre une vita latine et un sefer4 hébraïque.
Clovis Brunel5 nous conte ainsi l’histoire d’Énimie :
« Énimie, fille de Clovis, petite-fille de Dagobert6, dont l’aïeul Clovis fut le premier roi chrétien de France, destinée malgré elle au mariage, pria Dieu pour qu’Il lui conservât sa virginité, et devint aussitôt lépreuse. Sur l’ordre d’un ange, elle se rendit à la fontaine de Burla en Gévaudan, pour s’y baigner. Guérie, la maladie la reprend chaque fois qu’elle veut quitter les rives du Tarn. Elle décide alors de ne plus s’en éloigner, et vit en solitaire dans une caverne du Causse de Sauveterre. Elle entreprend la construction d’une abbaye, et un dragon qui venait dévaster les chantiers est contraint par l’évêque du pays, Hilarus, à se précipiter dans le fleuve. Énimie [est faite] abbesse, puis meurt. Dagobert veut conduire à Saint-Denis les restes de sa sœur, mais, au lieu du cercueil de la sainte, il emporte le corps de la filleule [éponyme] de celle-ci, enterré au-dessus. L’existence des reliques demeurées ainsi à Sainte-Énimie est miraculeusement révélée plus tard à frère Jean, moine du prieuré dépendant de l’abbaye bénédictine de Saint-Chaffre du Monastier qui avait remplacé le monastère de femmes établi par Énimie. De nombreux miracles s’opèrent près du tombeau, qui devient un lieu de pèlerinage. »
La vie et les miracles d’Énimie nous sont conservés dans deux témoins manuscrits seulement, survivants du XIVème siècle : la vita7 latine, dont le texte est rédigé par un scribe anonyme, dans un latin du début du XIème siècle ; et la vida8, en langue occitane, dont le texte est lui du milieu du XIIIème, rédigée par ce Maistre Bertrans de Masselha9, qui se nomme à l’incipit. Les deux scribes, Bertrans et l’anonyme latin auraient donc réécrit, chacun à son époque, des sources anciennes10, dans le but de les adapter à l’attente et à la sensibilité de leur propre époque, comme il était d’usage11. Bertrans revendique, dès les premiers mots de l’incipit, le caractère apologétique de sa mission, « ad honor d’una gloriosa verge sancta, de Crist esposa ». Indifférent à la lauzor de segles, il nous donnera mas majormen une orazo à la « lauzor de Dieu e de midons Sancta Enimia ». Et de fait, la vida est toute pleine d’un mélange sensible de merveilleux et de spiritualité, bien servie par les accents de la langue occitane. Cette narration était sans doute à même de toucher le cœur des rudes habitants des Gorges du Tarn, ces « paure coytos »12, pour l’édification desquels elle a été écrite. L’abbé Pourcher est, pour sa part le dernier latiniste à avoir lu la vita avec la foi du charbougnat13. Par la suite, c’est en savants laïques que les spécialistes ont édité la vie de la sainte catholique, comme le professeur Clovis Brunel, ou l’ont replacée dans le contexte méthodologique de la réécriture hagiograhique en Occident14 autour de l’an Mil, telle la professeure Monique Goullet.
Serait-t-il possible dès lors, s’appuyant sur le travail de ces spécialistes, de reconstituer des évènements historiques ou des faits littéraires, dans cette légende peuplée d’un dragon, et surchargée de miracles ?
Probablement pas, puisque le processus de réécriture15 lui-même est un fait historique qui rend illusoire la recherche de l’exactitude historique, dans le sens d’une conformité de la narration aux faits qu’elle rapporte16.
Pourtant cette vita santa Enimia, écrite ab gran trebalha et ab velha17, est émaillée de singularités autour du Nouveau Testament, et surtout de l’Ancien Testament, qui intriguent :
1ère partie
Je me propose d’observer et de qualifier d’abord ces singularités autour des Testaments.
2ème partie
Ces observations pourraient permettre ensuite de séquencer les phases d’écriture et de récriture successives de la vita, et peut-être de préciser l’identité de certains des scribes ayant participé de la chaine de transmission des manuscrits, notamment Johan, le Juif apostat du Xème siècle, et Bertrans, le troubadour issu des vycomtes de Marseille, au XIVème siècle.
3ème partie
Je propose à la fin du document une traduction de l’œuvre en français moderne.
L’Université française est probablement trop tolérante avec un salvatge18 rouergat de cœur comme moi ; elle qui me laisse me hisser sur les épaules d’immenses savants, pour ânonner leurs écrits magistraux, ou plus présomptueusement encore, remettre en cause certaines de leurs conclusions.
2 Voir le dossier informatique compagnon à l’adresse : https : //bit.ly/3DKPwyP
4Sefer : nom générique en hébreu translittéré donné à un livre d’Ancien Testament, comme le sefer Iov, Livre de Job, par exemple.
5 Brunel, La vie de sainte Énimie, poème provençal du XIIIème siècle, Introduction, p. 4.
6 Clovis Brunel choisit de conserver les incohérences généalogiques mentionnées dans la Vida.
7 Bibliothèque Nationale de France, manuscrit BNF latin Ms 913
8 Bâtiment BNF de l’Arsenal, manuscrit occitan, coté Arsenal Ms 6355 (En ligne sur Gallica).
9 Que j’appellerai simplement « Bertrans », dans la suite de ce document.
10 Sources différentes ou identiques, cette question sera étudiée dans la suite du document.
11 Goullet. La réécriture hagiographique … Avant-propos p. 11.
12 Voir le paragraphe « La métonymie fondamentale », en page xvi
13 Abbé Pierre Pourcher (1831-1915). En 1899, l’abbé Pourcher a imprimé son édition de la vita littéralement dans la cave de son presbytère de Saint-Martin de Boubaux (Lozère)
14 Goullet. Op. cit. Avant-Propos p. 14
15 Réécriture est le nom consacré par Monique Goullet, pour les transformations littéraires, tantôt amplificatrices tantôt réductrices selon l’intention poursuivie, subies par une œuvre hagiographique, au cours des siècles.
16 Goullet. Op. cit. Avant-Propos p. 12.
17 Vers 8. Je réserve le mot « vers » à une référence dans la vida selon l’édition Brunel, et le mot « verset » à un écrit des Ancien ou Nouveau Testaments.
18Vers 414
L’acmé de la vida nous narre le baptême d’une catéchumène initialement païenne :
Vida santa Enimia,
Vers 488 et suivants
Cant Enimia fo venguda lay a la fon e descenduda, mes se aqui de ginoulhos davan am totz sos companhos, e preget Dyeu, per pietat, que li redes sa sanetat. Cant fo de l'oraso levada, de sos vestirs s’es despolhada e servi li una donzela, que era aqui per servir ela. E senhet son cors e sa chara, pueys s'en intra en l'aygua clara, e cant se fo tres ves lavada, la malautia s'en es anada et ac la carn bela e monda, plus non es coloms ni colomba.
[…]
[Interpolation ensuite des miracles « de l’ondoiement » et « de la pierre qui fait siège » à partir du Livre de Job - Vers 518-53219]
Nous assistons ici à un baptême chrétien selon les rites en vigueur à l’époque mérovingienne20. Le baptême n’est plus le simple bain purificateur régulier des Juifs21, non plus le bain lustral apotropaïque connu de l’empire romain22. En revanche, on balance encore entre le bain prophylactique proto-chrétien, capable d’effacer une maladie physique comme la lèpre5, et le bain spirituel désormais capable d’effacer le péché originel23. Les étapes ordonnées et formalisées24 d’un baptême25 à l’époque, sont les suivantes :
Étape
Vers
1
Arrivée à une source d’eau vive
26
488
Cant Enimia fo venguda lay a la fon
2
Humiliation par agenouillement
27
490
mes se aqui de ginoulhos
3
Oraison personnelle
494
Cant fo de l’oratio levada
4
Dépouillement (symbolique ?) des vêtements
495
de sos vestirs s’es despolhada
5
Triple signe de croix
6
(mentionné double)
498
esenhet son cors et sa chara
6
Triple
28
immersion
29
500
tres ves lavada
[7]
[Mention de la colombe]
503
plus non es coloms ni colomba
Les rites énoncés correspondent spécifiquement au baptême d’une néophyte païenne, par opposition au baptême d’une adulte qui quitterait une obédience tierce comme l’obédience arienne, qui pratiquait également le baptême30, pour rejoindre la grande Église romaine. Il semble que le scribe de la vida s’inspire, pour nous décrire le baptême d’Énimia « davan am totz sos companhos31 », des circonstances du baptême du roi initialement païen Clodoveus, père d’Énimia32 selon la légende, et de ses 3000 compagnons d’armes, telles qu’elles nous sont rapportées par Grégoire de Tours33. La vida semble en effet présenter deux citations adaptées des Dix Livres d’Histoire :
Grégoire de Tours
Vida santa Enimia
Dix Livres d’Histoire, II, 31
Il [Clovis] descend, nouveau
495 - pueys s'en intra en l'aygua clara,
Constantin, dans la piscine pour se
[e cant se fo très ves lavada,]
guérir de la maladie d'une vieille lèpre
la malautia s'en es anada
[…] tout le temple du baptistère est
1963 – Adonc sentiro un’odor que no
imprégné d'une odeur divine, et Dieu
issi tota la melhor [ non es girofles,
y comble les assistants d'une telle
cost ni menta
35
] si que tuch aquil que
grâce qu'ils se croient transportés au milieu des parfums du paradis.
34
hi eron em paradis esser pesseron
Les spécialistes discutent encore de savoir si le dépouillement des vêtements était réel ou seulement symbolique, lors du baptême : il est possible que hommes et femmes gardaient en fait une chemise pour s’immerger. Pour le scribe en tout cas, Énimia nue dans la fons, sous le regard de la soldatesque, évoque évidemment la sublime image biblique de Bethsabée nue à son bain, sur sa terrasse, surprise par le regard concupiscent du roi David36, depuis son palais surplombant la ville de Jérusalem.
Ce passage fait une évocation de la plus humble des offrandes d’action de grâce « une tourterelle et une jeune colombe », qu’Abraham offrit, avant Énimia, quand il eut foi en la promesse de l’Éternel.
Cette offrande est également reprise par Luc (au pluriel double), lors de la présentation au Temple :
Genèse 15 : 9
[…] turturem quoque et columbam
Luc 2 : 24
« une paire de tourterelles ou deux jeunes colombes. »
Vida santa Enimia (Vers 503)
plus non es coloms ni colomba
Cette évocation de la colombe pourrait constituer une glose ajoutée postérieurement à l’époque mérovingienne. En effet, c’est l’évêque Hincmar (806-886) qui inventera la légende de l’huile sainte apportée du ciel dans une fiole par une colombe pour le sacre des rois carolingiens. Il s’agit d’une image croisée avec celle du Saint-Esprit descendu du ciel sous la forme d’une colombe lors du baptême du Christ, selon Luc 3 : 2237 : et descendit Spiritus Sanctus corporali specie sicut columba in ipsum.
Ce passage se ferme sur un retour «ves Fransa » :
544 - Cant tot ayso fo accabat et agron Jhesu Crist lauzat, e s'en retornavan ves Fransa perso que°s desson alegransa, car ilh avia recobrat son bel cors e sa gran beltat,
Le retour « ves Fransa » de la troupe représente, à défaut de toute mention du Gévaudan, la seule indication en creux pour le lieu du baptême, qui se serait donc tenu par-delà les frontières du royaume. Mais l’appellation « France » pour regnum Francorum, semble précoce pour l’époque mérovingienne, et dénote possiblement un effet de rabot des aspérités textuelles, peut-être lors de la traduction en Occitan au XIIIème.
Dans la continuité cérémonielle d’une scène de baptême, la vida occitane mentionne les deux prières fondamentales pour tout chrétien le Symbole des Apôtres38, et l’Oraison Dominicale39. Ces récitations sont partie intégrante de la liturgie d’un baptême, dès les origines. Le catéchumène, païen ou arien d’ailleurs, devait les réciter à l’issue de la cérémonie, à titre de confirmation40. Ce qui incline à penser qu’elles étaient déjà citées dans la vita vetus41, et auraient donc été simplement traduites en occitan par Bertrans42.
Étape
Vers
[8]
Récitation du Symbole des Apôtres (Credo)
21-24
[9]
Récitation de l’Oraison Dominicale (Notre-Père)
720-731
Un Symbole des Apôtres antérieur au Credo
« Les principaux dogmes, ou articles de foi du christianisme, sont renfermés dans le Symbole des Apôtres ou Credo » 43. Ce Credo subira de multiples réécritures au cours des siècles, pour conserver sa capacité à dire ce qui fait l’appartenance d’un individu à une Église chrétienne, plutôt qu’une autre. La vida présente une version de ce Symbole des Apôtres44, qui peut être mise en parallèle avec une version ancienne que nous en ayons conservée, celle de Méliton de Sarde45, datée des années 190 :
Vida santa Enimia
Méliton de Sardes
Vers 21-25
Homélie sur la Pâque
Après cant Jhesu Crist fo natz, e
C'est lui qui s'est incarné dans une vierge,
mes en cros e resuscitatz, e fo a
a été suspendu au bois,
la dextra del Payre montatz, [si
enseveli dans la terre,
com ausem retrayre]
ressuscité d'entre les morts, élevé dans les hauteurs des cieux.
Le Symbole de la Vida est succinct et ramassé, similaire en fait dans l’esprit aux formulations les plus anciennes. On peut comparer la version formalisée due à Méliton de Sardes avec celle de Saint Ignace46, antérieure mais non formalisée encore sous la forme d’une incantation, dans sa lettre47 à la communauté de Tralles48 :
Saint Ignace,
« Lettre aux Tralliens »
N'écoutez donc pas quand on vous parle d'autre chose que de Jésus Christ, issu de David, fils de Marie, qui est véritablement né, qui a mangé et qui a bu, qui a été véritablement crucifié, et qui est mort sous les regards des créatures du ciel, de la terre et des enfers, qui est aussi véritablement ressuscité d'entre les morts. C'est son Père qui l'a ressuscité et c'est lui aussi, le Père, qui, à la ressemblance de Jésus Christ, nous ressuscitera en lui, en qui nous croyons et en dehors de qui nous n'avons pas la vie véritable.
Le vers 25 final « si com ausem retrayre », n’appartient pas au Credo. Par-delà le simple rôle de rimer avec « le Payre », sa formulation légère, interpelle. Elle pourrait dénoter, de la part du scribe, une certaine distanciation avec l’orthodoxie, dans le contexte spécifique de l’occitan frondeur. On m’a objecté toutefois que Frédéric Mistral (1830-1914), en ouverture du Notre-Père de sa messe en occitan provençal, donne « aici qu’ausem dire » pour rendre le « selon Son enseignement, nous osons dire » de la liturgie catholique officielle. Je ne sais pas interpréter la double signification donnée à ausem en français : « ouïr » dans la vida, et « oser » dans le dogme.
Une Oraison Dominicale désarticulée
Le Notre-Père de la vida, aux vers 720-731, s’ouvre avec les mêmes mots que l’oraison dominicale officielle, fixée depuis les logia du Christ dans l’Évangile de Matthieu, dont elle est tirée. La citation de la Didachè49 mise en regard montre combien cette prière était stabilisée dans ses demandes, dès les premiers temps de l’Église. Le scribe a volontairement adapté les mots des 7 demandes canoniques, aux conditions physique et psychologique d’Énimia, avec une intention difficile à interpréter :
Évangile de Matthieu
Didachè
Vida santa Enimia
6 : 8-13
Chapitre 8
Vers 720-731
08 Ne les imitez donc pas
Notre Père qui es au
Senher, [fai cilh], glorios
[les païens], car votre
Ciel,
payre,
Père sait de quoi vous
que Ton Nom soit
no m laisses mais e mon
avez besoin, avant même
sanctifié.
repayre tornar, anz me
que vous l’ayez
Que Ta volonté soit
fay remaner
demandé. 09 Vous donc,
faite sur terre comme
en aquest loc al tyeu
priez ainsi :
au Ciel
plazer,
Notre Père, qui es aux
Donne nous
mas, Senher, de so qu'yeu
cieux, que ton nom soit
aujourd'hui notre pain
ti quier, car tu sap be que
sanctifié,
quotidien
m'a mestier,
10 que ton règne vienne,
Et remets-nous notre
non sya fach al mieu
que ta volonté soit faite
dette comme nous
agrat,
sur la terre comme au
remettons (la leur) à
mas fay ne tu ta voluntat,
ciel.
nos débiteurs
e si vols nezeys que yeu
11 Donne-nous
Et ne nous induis pas
aia
aujourd’hui notre pain de
dans la tentation.
tostems aquest mal, que
ce jour.
Mais délivre nous du
no m caia, Senher, ja no
12 Remets-nous nos
mal, car à Toi
m rancuraray
dettes, comme nous-
appartiennent la
ni ja meins no t'en
mêmes nous remettons
puissance et la gloire
serviray.
leurs dettes à nos
pour les siècles.
débiteurs.
13 Et ne nous laisse pas
Priez ainsi 3 fois par
entrer en tentation, mais
jour.
délivre-nous du Mal.
Le scribe restitue l’esprit et la scansion du Notre-Père sous la forme d’un agrégat de citations bibliques de Nouveau Testament. La référence au « mestier », car tu sap be que m'a mestier, car tu connais bien mon besoin, cite le verset 6 : 8 de l’Évangile de Matthieu, immédiatement précédant les versets du Notre-Père50 : «Votre Père sait de quoi vous avez besoin, avant même que vous l’ayez demandé. » Ce verset bien que non intégré à la prière du Notre-Père officielle, et donc oublié aujourd’hui, était considéré comme important dans les premiers siècles du catholicisme. Saint Augustin l’a mentionné51 par exemple, comme un élément important pour « l’efficacité » de la prière de Proba : « comme dit le Seigneur lui-même, nous prions celui qui sait, avant que nous le lui demandions, ce qui nous est nécessaire ». La mention « non sya fach al mieu agrat, mas fay ne tu ta voluntat », correspond au « Pas ma volonté, mais Ta volonté » 52 du cycle de la Passion du Christ, dans ses multiples occurrences des Évangiles synoptiques. « ni ja meins no t'en serviray » résonne comme une référence lointaine aux nombreuses Psaumes sur l’idée «Je célébrerai mon Dieu tant que j'existerai »53, déclinaisons de ce commandement du Deutéronome « de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute ma forçe »54. Mais le scribe, qui a une grande familiarité avec le texte de Matthieu, fait preuve d’une liberté théologique, que je suis bien en peine d’expliquer.
Ni polpra ni sendat
La modestie vestimentaire d’Énimie, évoquée au vers 120 : « car no°l venia ges per agrat, que portes polpra ni sendat.»55 est un topos d’hagiographie médiévale. La première attestation de la répétition métonymique polpra/sendat dans la langue occitane se trouve, selon Raynouard, au Roman de Jaufre5, qui utilise l’expression ne escarlata, ni bon cendat56, pour évoquer une tenture murale. Les auteurs du Moyen-Âge ont probablement oublié que rejeter deux étoffes de luxe de couleur rouge, constitue une évocation lointaine d’une citation du prophète Isaïe57 sur l’effacement des péchés, dans la forme poétique très classique d’Ancien Testament, d’un parallélisme synonymique58: « Vos péchés fussent-ils comme le cramoisi, ils peuvent devenir blancs comme neige ; rouges comme la pourpre, ils deviendront [blancs] comme la laine. » (Isaïe 1 : 18). Chez Isaïe, la paire d’étoffes mentionnée est cramoisi et pourpre, deux couleurs imprécises, sauf pour leur dominante rouge. Dans l’Orient à l’époque biblique, la couleur rouge59 des vêtements était réservée aux prêtres et au princeps. Dans l’empire romain, le rouge de la pourpre était réservé à la toge de l’empereur. Par la suite, un liseré de cette même couleur fut admis sur la toge des sénateurs, liseré large, et membres de l’ordre équestre60, liseré plus étroit. Mais la connaissance de la nature des pigments orientaux mis en œuvre, et partant les nuances exactes des différents rouges obtenus, s’en étaient perdues, dès l’antiquité. Jérôme, déjà, dans la Vulgate, utilise les expressions approximatives coccinum et rubra quasi vermiculus pour traduire le verset Isaïe 1 : 18. Il est possible, sans pouvoir rien affirmer, que l’évocation ni polpra ni sendat, réduite à un simple topos hagiographique dans la vida, référençait la citation d’Isaïe 1 : 18 de manière plus explicite dans la narration mérovingienne originelle du baptême. En effet, c’est sur la base de cette citation Isaïe 1 : 18 que Pères et Docteurs de l’Église, ont élaboré le dogme du baptême chrétien comme cause opérante de l’effacement des péchés ; et la néophyte61 était revêtue de vêtements blancs dès cette époque, en remontant les marches du baptistère, ou comme Énimia en remontant de la fons, « pour signifier62 » l’innocence retrouvée. Saint Ambroise rapporte63 ainsi : ensuite, tu as reçu ces vêtements blancs que tu portes, pour signifier que tu as dépouillé l'enveloppe du péché, et revêtu les vêtements purs de l'innocence, dont parle le prophète […] Si vos péchés sont comme la pourpre, je les rendrai blancs comme neige. Son contemporain Basile de Césarée64 disait pour sa part : ainsi qu'il est écrit : tu me laveras, et je serai plus blanc que neige, choisissant lui de citer plutôt le Psaume 5065, qui file la même métaphore vestimentaire que le prophète Isaïe66. La permanence du jeu littéraire sur les couleurs, du rouge du péché67 au blanc de l’innocence, s’est accommodée des oublis de la mémoire, accumulant confusion sur confusion. Le mot occitan sendat68 du vers 120 a pris, à l’époque médiévale, le sens d’un vêtement de luxe de couleur rouge, robe de soie, ou taffetas, alors que le mot sendat rattache étymologiquement au latin santalum, le santal rouge69. Or le santal rouge est un bois exotique, utilisé en menuiserie et en parfumerie, mais qui ne se prête pas au tissage en étoffe70. Tiré de l’Ancien Testament, le terme « Santal » a été assimilé, à l’époque moderne, au lexème biblique rare almoughim du Livre des Rois71, dont le roi Salomon fait des parquets pour le Temple de l’Éternel, et des instruments de musique, lyres et harpes. Mais la signification véritable de ce bois almoughim s’était perdue, dès l’antiquité. Jérôme rendait ainsi dans la Vulgate, le terme almoughim par lignis thyinis, bois de thuya. Rachi, au XIème siècle, affirmera, pour sa part, que almoughim signifie coralum « corail rouge ». Cette signification de corail rouge est de fait plus crédible, attestée qu’elle est, par les trouvailles d’archéologie : les Wisigoths en Aquitaine ont fait effectivement grand usage du corail en joaillerie, notamment dans ces fibules en forme d’oiseaux, aux incrustations cloisonnées de corail rouge72. Rachi avait à l’esprit, qu’en hébreu, les mots «pourpre» et « corail », argâmân et algoumim73, en plus de la métonymie des nuances de rouge, forment également une paronomase poétique.
Je pense donc que l’on se rapproche de l’intention poétique originelle du scribe mérovingien, malgré la surcharge des couches successives de réécriture et de traduction, en rendant le vers 120 de la vida ainsi :
Vida santa Enimia
Traduction en français moderne
74
Vers 119-120
Car no l venia ges per agrat que
Car elle ne trouvait aucun agrément à porter
portes polpra ni sendat
la toge pourpre réhaussée d’une fibule de corail rouge
75
76
Ille, évêque indispensable
Étape
Vers
[10]
Onction par l’évêque [Ille]
Voir le paragraphe « Les miracles interpolés »
Un baptême chrétien à l’époque mérovingienne ne se conçoit qu’en présence d’un évêque, chargé de marquer le nouveau baptisé de l’huile de l’onction. À cet égard, il est possible que l’onction ait été le rôle originel dévolu à l’évêque Ille de la vida77, comme l’évoque en creux le miracle d’onction, interpolé de Job78 ; avant que les réécritures ultérieures ne lui donnent le rôle fantastique de chasseur de drac, probablement par conformisme hagiographique. Considérer cette hypothèse facilior a plusieurs conséquences heureuses : elle résout l’anachronisme de la vida qui fait vivre l’évêque Ille, attesté au Concile d’Orléans de 545, un siècle trop tard, à l’époque du roi Dagobert. Elle évacue aussi complètement le besoin d’invention d’un deuxième évêque Ille dans la liste des Évêques des Gabales, non attesté par l’histoire79. En revanche, cette hypothèse obligerait à considérer que, dès ses origines, la vita santa Enimia était inscrite dans le contexte géographique du Gévaudan, et précisément même dans les Gorges du Tarn : la vita helarius nous informe que Ille y fonde un monastère d’hommes, à un endroit non précisément spécifié : les options de localisation, dans leurs appellations toponymiques modernes, sont Saint-Chely-du-Tarn80, qui porte le nom du saint évêque, La Malène, où il se rend à plusieurs reprises, ou bien à Sainte-Énimie même, seul endroit des Gorges du Tarn, où les traces archéologiques d’un monastère sont attestées81.
Clovis Brunel estimait82 qu’« en dehors de la vita [ie BNF Ms 913], notre poète83ne paraît s'être inspiré que de l’Épitre farcie de la Saint-Etienne ». Pourtant le Livre de Job de l’Ancien Testament84 semble jouer un rôle important comme source d’inspiration de la vida, même si le scribe54 n’en retient que la trame narrative85, sans en explorer l’opacité théologique86