"Vous n'arrêterez pas la mer avec les bras !" - Robert Cuénod - E-Book

"Vous n'arrêterez pas la mer avec les bras !" E-Book

Robert Cuénod

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Beschreibung

Les drames de l’immigration clandestine en méditerranée et aux Canaries font régulièrement la « Une » des journaux télévisés ainsi que de la presse quotidienne.

Ce roman est inspiré de faits réels qui, depuis des années, hantent les eaux entre l’Afrique et les Iles Canaries. Il veut illustrer cette tragique immigration par la mer. Le dénouement est toutefois ici hors-norme !

« La pirogue fonçait dans la nuit noire. Elle fonçait, emportant avec elle les rêves et les espoirs de son équipage disparate. Elle chevauchait un océan mauvais, désordonné, peuplé de déferlantes que balayaient de furieuses rafales glacées dont les hurlements, depuis des heures, leur servaient de paysage sonore.

Tous étaient éveillés. Tendus, l’estomac noué par la peur, la plupart priaient.

Deux milles nautiques droit devant, au milieu d’un enchevêtrement de rochers bordant l’île, La Sentinelle, dominant ce chaos de fin du monde, assaillie par les vagues, giflée par les bourrasques, veillait seule, sans les éclats bienveillants du phare éteint par la tempête quelques heures plus tôt... »






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Robert Cuénod

« Vous n’arrêterez pas la mer avec les bras ! »

1

Sur les carreaux, la pluie, ivre de peur, persécutée par les rafales, se fracasse sans répit pour mourir en ruisselant jusqu’au sol. Dans le ciel, au-delà des embruns qui masquent l’horizon, les nuages anthracite fuient, affolés de tant de violence. Les vagues, gonflées par le vent, grossissent à chaque instant et prennent d’assaut les rochers bordant la côte en se brisant dans un fracas sourd et profond. Le ciel n’est qu’une masse sombre, confuse, ne faisant qu’un avec la mer. Celle-ci, énorme, explose en dépouillant les vagues de ce qui leur reste de consistance pour les vaporiser en un chaos tourbillonnant de flocons d’écume envahissant toutes les anfractuosités, créant un épais tapis de mousse blanche roulant sur elle-même. L’écume vole si dense qu’elle paraît suspendue au-dessus des rochers.

Julien est hypnotisé. Plus qu’à un spectacle c’est à une tragédie à laquelle il assiste. Le rugissement du vent, continu, lancinant, assourdissant, broie l’espace, l’air, le sol, d’un hurlement de fin du monde. Les tympans, le corps entier de Julien, vibrent de cette agonie. Sous ses pieds, il sent la maison vaciller sous l’onde de choc.

–Ça va encore forcir ! grogne Bruno.

Julien se retourne. Bruno est assis à la petite table et lit. Il ne lève pas la tête. « Il a raison, ça va encore forcir, se dit Julien. C’est bien ce qui m’inquiète… Les airs sont au sud, ils vont passer au sud-ouest, puis ce sera le front froid, et là ! »

Un volet claque si fort qu’il manque s’arracher de ses gonds.

–Il faut les fermer tout de suite ! rugit Bruno.

–J’y vais, j’y vais ! crie Julien.

« Bon Dieu, il ne peut pas le dire sur un autre ton ?! »

Passant devant Cécile, il lui adresse un regard apaisant. Elle aussi lit, enfouie au fond de l’un des vieux fauteuils en cuir rouge. Le regard qu’elle adresse à Julien est troublé par l’inquiétude.

–Ce ne sera pas long, dit-il pour la rassurer.

Il saisit sa veste de ciré, assure son capuchon, prend une grosse respiration et ouvre la porte. La brutalité de la rafale qui s’abat sur lui le surprend. Il se plie en deux pour passer le seuil et lutter contre cette force qui le repousse à l’intérieur. La baraque n’est pas grande. Il en fait rapidement le tour en s’accrochant tant bien que mal à la façade et en refermant les volets un à un.

Maintenant, il peut faire face. Il se retourne. Hésite. Va-t-il tenter une sortie vers la mer ? Cécile est sur le qui-vive, il le sait. Mais s’il est impressionné par les hurlements des éléments, il se sent irrésistiblement attiré par leur force et leur sauvagerie. Après quelques instants, il décide de s’engager sur le sentier conduisant à l’anse de La Sentinelle, ce grand rocher qui lui a fait si forte impression lors de leur visite de l’île deux jours plustôt.

–Je fais un rapide tour pour voir l’état de la mer, lance-t-il en passant la tête par la porte.

–Tu penses que c’est le moment ? lui répond Bruno. C’est vraiment mauvais !

Julien a déjà refermé la porte. De toute façon, Bruno est de mauvais poil, alors, tant qu’à faire ! Il n’y voit rien. La pluie lui fouette le visage et le vent est si fort qu’il ne peut avancer qu’à tâtons, une main devant les yeux. Péniblement, il progresse pour atteindre un grand roc qui domine la baie et l’entrelacs de rochers se dressant entre l’île et l’océan. Là, Julien peut prendre la mesure de la tempête.

Il en frissonne. Ce spectacle éveille en lui l’origine, la source de la vie, le chaos originel. Il a l’impression de descendre au cœur de l’univers et, paradoxalement, ce sentiment le rassure. Les yeux fermés, il voit défiler les images du grand large auquel il s’est si souvent confronté ces dernières années. Des images pleines, enivrantes parfois, lorsque la grande houle anthracite plaçait son voilier au sommet de ce champ infini de collines et de vallées qu’il fallait, sans jamais faillir, monter et redescendre, monter, puis redescendre, encore et encore... Et ce vertige qu’il ressentait lorsque le bateau entamait sa longue glissade du plus haut de la vague jusqu’aux abysses... Il était saisi d’un sentiment contrasté de plénitude et d’angoisse, de peur sourde et de sérénité. Se mesurer ainsi aux éléments, avec la conscience omniprésente de la mort accrochée à son ciré, procure une sensation unique et enivrante...

Au bout de quelques instants, pris d’un frisson, il décide d’avancer, de se rapprocher de la bête, d’aller jusqu’à la toucher. Une rafale lui arrache son capuchon. Il reçoit en plein visage la pluie, la neige d’écume et les embruns volant à l’horizontale.

Voilà à peine deux jours qu’il est sur cette petite île et celle-ci s’offre maintenant à lui dans un univers d’apocalypse maritime et de survie.

Il redresse la tête pour essayer de déchiffrer le ciel. Il n’y a plus de ciel, il n’y a qu’une masse confuse, grise, blanche et noire...

2

Deux jours plus tôt, Julien et Cécile, débarquèrent sur l’île par un très beau temps. Bruno les reçut sans chaleur, presque froidement. Il leur fit néanmoins visiter la maison et ses abords immédiats.

Une bâtisse en pierres sèche dont la façade principale et l’entrée sont orientées plein sud. Passé le seuil, on met le pied dans une petite cuisine des années soixante, meublée d’une table en bois revêtue d’un formica à petits carreaux jaunes et verts, encadrée par quatre chaises en bois. Sous la fenêtre de la façade est, un petit évier en grès et son égouttoir inox, puis une cuisinière au butane adossée à la paroi nord et un grand frigo beige. Un vieux buffet décapé est appuyé sur le mur séparant la cuisine du salon. À gauche de l’entrée, une porte en fer donne accès au phare lui-même, par un vieil escalier à vis. Côté nord, deux chambres sont séparées par une petite salle de bain.

La maison et son phare sont entourés d’un enclos et d’une petite cabane en bois qui abrite trois chèvres et quelques poules. Un réduit en pierres sèches, lui aussi, est accroché à la façade nord. C’est là que Bruno entrepose ses vivres et du matériel. Du bric-à-brac. Un gros cylindre en polyester, attenant au réduit, lui permet de récupérer l’eau de pluie.

–On est entouré d’eau ici, mais c’est elle qui manque le plus sur l’île, il est presque vide ! dit Bruno dépité.

Ils restèrent quelques instants dans le petit pré respirant à pleins poumons l’air vivifiant du large. Ils découvraient la beauté sauvage de ce bout de caillou planté au milieu de l’océan. Celui-ci, d’un bleu profond, scintillait une lumière pure qui les irradiait. Quelques moutons parcouraient la grande houle atlantique.

–Que c’est beau, s’écria Cécile ! Si nous nous allions en faire le tour ? Vous nous la faites visiter Bruno ?

–Allez-y si vous voulez, lança-t-il en balançant sa main vers le ciel. Elle n’est pas grande. Vous n’allez pas vous perdre, où que vous soyez, vous verrez le phare !

–Mais, vous pouvez nous orienter, lui répondit Cécile agacée par ce refus discourtois. Par où commencer ?

–Si vous allez par-là, indiqua-t-il du menton, et que vous prenez le sentier, vous arriverez à la petite anse du Nord. Puis, vous pourrez longer la côte vers lesud.

Et, là-dessus, il tourna les talons et s’engouffra dans la maison.

Julien et Cécile se regardèrent, décontenancés par cet accueil.

–Laisse. Il a raison, on ne va pas se perdre, dit Julien en prenant Cécile par l’épaule et la serrant contre lui. C’est un vieil ours qu’on a dérangé en pleine hibernation !

–Oui, sauf qu’on est en juin !

–Ben... c’est un vieux grincheux alors ! Allez, viens, allons en faire le tour de cetteîle.

À partir du phare, ils suivirent le petit sentier couvert d’herbes grasses serpentant entre les rochers en direction du nord. Au bout de quelques minutes, ils abordèrent la grève de la première petiteanse.

–Regarde, fit Julien, c’est l’étale de basse mer. Elle est à son niveau le plus bas. Tu sens, elle a déposé du varech sur les galets.

Julien respira profondément cet air libre du large, cet air chargé d’espace, sans limite, ouvert à tous les possibles.

Cécile lui prit la main. Elle fixa la ligne d’horizon comme si elle voulait voir au-delà. Il la sentit vaciller.

–Ça va ? fit Julien, en la saisissant par lebras.

–Oui... ce n’estrien…

Elle resta immobile face à l’océan. Julien l’attira contre lui et l’entoura de sesbras.

–Tu vois cette beauté ? C’est ce dont nous avions besoin, lui chuchota-t-il dans le creux de l’oreille.

Elle sourit et ferma les yeux. Au bout de quelques instants, dans un mouvement très lent, ils se remirent en route.

L’île n’est pas bien grande, un peu plus d’un kilomètre de long et peut-être quatre cents mètres dans sa plus grande largeur. Elle est jonchée de quelques herbes folles poussant au pied d’imposants blocs de lave noire façonnés par le temps, formant un paysage de fin du monde un peu angoissant. Paradoxalement, ils éprouvèrent le sentiment de marcher dans un décor où chaque rocher incarnait un être vivant qui communiquait avec les autres…

Quelques centaines de mètres plus loin, ils atteignirent la grande anse du Nord. Un peu plus vaste que la première, elle est protégée de la houle du large par un gros îlot planté à cent cinquante mètres de lacôte.

Julien s’assit. Cécile resta debout, face à la mer et au soleil qui déclinait. Son visage se détachait en ombre chinoise sur un ciel mordoré. Julien la contempla, ému.

« Comme je l’aime. Je l’aime du plus profond de mon âme. Elle sait m’aimer comme jamais on ne m’a aimé. Elle a l’incomparable qualité de permettre à l’autre de dévoiler le meilleur de lui-même ! C’est un papillon de bonheur, pensa-t-il. »

À cet instant, Cécile porta son regard vers lui, accompagné d’un très gracieux sourire. Il sentit son cœur chavirer. Puis elle se tourna vers le soleil couchant où apparaissait un cargo traçant un sillage doré sur un océan qui virait à l’anthracite. Ils le suivirent pendant de longues minutes sans rien dire. Seul le clapotis des vagues sur la grève accompagna leurs rêveries. Ce fut un moment particulièrement doux et apaisant.

–Où vont-ils ? D’où viennent-ils ? J’aime ce mystère qui les entoure, murmura Cécile. Ils passent, ne laissant qu’une éphémère trace sur l’eau. Si éphémère...

Julien sourit. Il aime le regard qu’elle porte sur les choses et, plus encore, sur les êtres.

Enfin, ils reprirent le petit sentier qui les conduisit à une anse large formant un lac intérieur enserrant deux petites plages séparées par un gros massif de rochers.

Elles sont orientées sud-ouest pour l’une et ouest pour l’autre. Une bien mauvaise orientation face aux vents dominants. L’anse est néanmoins protégée par trois gros îlots plantés à une centaine de mètres de la rive. En son centre, une imposante colonne de basalte se dresse à dix mètres de hauteur au moins, telle une statue de pierre.

–C’est fascinant, un homme de pierre ! s’exclama Julien. Il me fait penser à une sculpture de Giacometti. Regarde comme il est façonné, travaillé par le temps.

–C’est beau et sauvage, renchérit Cécile. C’est l’endroit le plus sauvage de l’île. J’aime !

Une petite houle, une ondulation douce, caressait les pieds de la statue.

–Regarde, un phoque ! fit Julien en pointant sa main vers l’eau. Une petite tête sombre et de grands yeux ronds les fixèrent sans bouger pendant de longues secondes. Puis, le phoque plongea pour réapparaître un peu plus près, entre deux rochers. Une approche en douceur. Tous deux s’assirent sur les galets et trois paires d’yeux s’observèrent ainsi pendant quelques minutes. Enfin, sans doute lassé par le peu d’intérêt que devaient représenter leurs deux masses inertes, le phoque disparut.

Ils se tournèrent alors vers le soleil qui empourprait l’horizon.

–J’aime voir la partie inférieure du disque effleurer la ligne d’horizon, dit Julien. Ça me renvoie à chaque fois au moment où je devais faire le point au sextant pendant nos premières traversées de l’Atlantique. Depuis, j’ai toujours aimé ce lien avec les astres.

–Viens, fit Cécile en lui tendant la main, rentrons. La nuit tombe et j’ai un peu froid !

Ils reprirent le sentier qui semblait vouloir retourner vers le nord. Au bout de quelques minutes, ils se trouvèrent face à une bâtisse en pierres sèches, couverte d’un toit en ardoises noires, comme la maison du phare. Julien en fit le tour.

–Tu vois cette porte à deux grands battants et les rails qui descendent le long de la cale ? C’est un hangar à bateau !

Il se tourna en direction du plan d’eau. « Cette jolie anse offre sans aucun doute un très bon abri, se dit-il. Elle est bien protégée et sa taille permet de manœuvrer sans risque. »

–On demandera à Bruno, je suis certain qu’il y a un bateau à l’intérieur.

Ils contournèrent le hangar par l’arrière pour rejoindre le sentier qui traçait un sillon en direction du phare. Les roches irradiaient la chaleur accumulée tout au long de la journée et Julien sentit monter en lui une plénitude qui le submergea. Ému, il se tourna vers Cécile. Elle lui sourit et se lova dans ses bras. Enlacés, ils attendirent encore quelques instants, fixant le moment où le soleil allait disparaître sous l’horizon en clignant des yeux pour ne pas être éblouis.

–Tu crois qu’on verra le rayon vert ? murmura-t-elle en frissonnant.

Il n’y eut pas de rayon vert, mais un ciel qui s’approfondit de minute en minute pour glisser au vermillon, puis au pourpre et, enfin, faire place au bleu profond d’une nuit scintillante d’étoiles.

3

Une détonation sourde ramène Julien au cœur de la tempête. Ces digressions dans son passé récent ne l’ont pas éloigné des hurlements du vent et du chaos qui règne autour delui.

Une pluie hargneuse lui cingle le visage. L’explosion des vagues sur les rochers l’assourdit. Il cherche un refuge. Entre deux rafales, il repère une petite anfractuosité blottie au milieu de concrétions de lave et, d’un bond, s’y réfugie.

Là, goûtant avec délectation au contraste que lui offre le déchaînement des éléments et la douce plénitude des journées précédentes, il laisse sa mémoire dériver...

Lorsqu’ils franchirent le seuil de la cuisine, Bruno leur réserva un accueil glacial.

–Vous vous êtes perdus ?

–Ah, lui répondit Cécile confuse en voyant la table dressée, excusez-nous. Nous n’avons pas réalisé qu’il était sitard.

Sur la table, une belle quiche dorée les attendait. Bruno avait également sorti une bouteille de vin rouge.

L’ours s’ébroue, pensa Julien.

–Cette quiche est magnifique Bruno ! lança-t-il un peu faux-cul.

–Elle sent bon, compléta Cécile en s’asseyant.

Bruno les regarda, maussade.

–Alors, vous ne vous êtes pas perdus ? lâcha-t-il les lèvres serrées.

–Nous avons fait le tour de l’île, dit Cécile. Elle est...

Bruno l’écoutait, tendu.

–Elle... C’est une petite terre sauvage comme je les aime, lâcha-t-elle. Elle est très jolie et elle a du caractère... Plus encore... elle a uneâme !

L’expression et le visage de Bruno se transformèrent. Il esquissa un sourire.

–Une âme ?

–Oui, elle est habitée. Je... Je ne sais pas comment l’expliquer...

Bruno l’observa avec curiosité. Ses yeux brillaient.

–Oui, enchaîna-t-il, comme les bateaux, les maisons peuvent avoir une âme. Des lieux aussi peuvent être habités. C’est vrai...

Julien et Cécile échangèrent un regard. Ils connaissaient bien les bateaux et eux aussi étaient convaincus qu’ils possédaient une âme. Quand on a vécu sur l’un d’eux, quand on a traversé un océan sur un voilier dont notre vie dépend, qu’on a souffert avec lui dans le gros mauvais temps, dans des mers démontées qui veulent votre peau, on se surprend à communiquer avec lui, à le considérer, le prendre à témoin. On lui parle, on le flatte, on lui insuffle du courage quand il faut puiser dans ses propres ressources pour en trouver un peu pour soi-même.

Dans le silence qui suivit, les fragrances de la quiche éveillèrent les appétits. Cécile saisit son couteau.

–Et si nous attaquions cette belle quiche ?

–Elle est là pour ça, fit Bruno.

–À propos d’âme et de bateau, reprit Julien, au cours de notre visite, nous sommes tombés sur un gros hangar. Deux rails en sortent et descendent le long d’une cale jusqu’à l’eau. Est-ce qu’il y a un bateau dedans ?

Bruno leva la tête et le regarda froidement. Puis il soupira...

–Oui.

–Euh, qu’est-ce que c’est comme bateau, fit Julien hésitant ?

–Un coquillier.

–Un coquillier ?

Bruno regarda dans le vide...

Julien comprit qu’il ne voulait pas en dire plus. C’était bien le personnage que Juan leur avait décrit.

Ils avaient rencontré Juan par hasard à Barcelone, quelques jours plus tôt, sur la terrasse d’un café de la Rambla. Juan avait voulu savoir d’où ils venaient, ce qu’ils faisaient à Barcelone, où ils allaient.

–Ah, vous ne savez pas où aller ?

–Nous cherchons un endroit vraiment calme où nous reposer. Cécile a eu de gros problèmes de santé et il lui faut reprendre des forces.

–Je crois que j’ai ce que vous cherchez. C’est un lieu magique, un petit bijou. Bien sûr, si vous voulez voir du monde, si vous aimez la ville, ce n’est pas là qu’il faut aller !

–Non, ce n’est pas la foule et la ville que nous cherchons. Plutôt un lieu isolé où l’on peut prendre de la distance, du recul, avait dit Cécile.

–Alors, c’est ça ! Oui, certainement vous y serez bien. Vous aimez la mer ? Je veux dire l’univers maritime avec ses bons et mauvais côtés, pas la plage et ses parasols ?

Ils s’étaient regardés, complices.

–Oui, nous l’aimons. Nous l’aimons même beaucoup et... nous la connaissons unpeu.

–Parfait ! C’est ce qu’il vous faut, une petite île au milieu de l’océan Atlantique. Enfin, pas exactement au milieu, mais au large des côtes de l’Afrique, à une journée de bateau des Canaries et, surtout, parfaitement isolée. Ignorée de tous. Ça, c’est important ! Oui, vraiment, vous ne serez pas dérangés. Vous pourrez y rester le temps que vous voudrez. La vie entière si vous voulez ! avait-il lancé en riant.

–Oh, nous ne voulons pas jouer les « Robinson ». Mais du temps, oui, certainement, il nous faudra un peu de temps, avait ajouté Julien.

–Ah, une chose quand même, il y a un gardien sur l’île. Bruno, c’est son nom. Il était le gardien du phare lorsque je l’ai achetée au gouvernement espagnol, il y a quinze ans. Il m’a demandé s’il pouvait rester sur « son » île. C’est un homme étonnant. Il est un peu, comment dire, solitaire ! Un vieil ours dans sa caverne. Mais il est cultivé, instruit. Il a passé plus de trente ans sur ce bout de caillou. En fait, ça m’arrange bien. Il est très attaché à ce lieu et c’est la meilleure des garanties.

–Eh bien, au contraire, ça nous plaît. Elle est bien séduisante, ta proposition, Juan. Vraiment, nous ne savons pas comment te dire à quel point cela nous convient ! Mais...

Julien et Cécile s’étaient regardés avec la même interrogation, la même excitation, la même envie de dire oui, tout de suite. Ils étaient partis à la dérive sans savoir où le hasard allait les guider. Et là, maintenant, s’offrait à eux une voie presque miraculeuse.

–Nous ne savons pas comment, je veux dire, bien sûr, nous paierons une pension, enfin...

–Non, s’il vous plaît, je ne veux rien. Non, rien. J’aimerais juste que vous puissiez accepter comme ça, simplement. Vous savez, c’est si peu. J’ai fait la folie de m’acheter une île sur laquelle je ne vais presque jamais, c’est bien la moindre des choses que d’en faire profiter des personnes qui pourraient en avoir besoin. Comme vous !

–C’est quand même très généreux de ta part, on ne se connaît même pas, avait insisté Julien. Tu vois, nous sommes partis il y a trois jours. Une dérive... On est en route, on suit notre voie, notre destin diraient certains. Mais, le destin, je l’ai toujours pensé, n’est-il pas l’expression de notre capacité à décoder le hasard ? Pourquoi avons-nous pris ce train pour Barcelone ? Pourquoi nous sommes-nous arrêtés à cette table, et toi après nous, juste à celle d’à côté ? J’ai la conviction que nous ne sommes menés par le destin que si nous ne prenons pas le recul nécessaire pour porter un autre regard sur le hasard. Le décoder c’est comprendre que nous pouvons prendre, ici ou là, une décision qui peut tout changer, tout modifier. Je crois que rien n’est inéluctable.

La discussion s’était poursuivie dans un restaurant renommé pour la qualité de ses poissons et fruits de mer. Puis, comme des marins, Cécile toujours partante, ils avaient écumé quelques bars des ruelles du vieux port. Ils avaient ensuite déambulé jusque tard dans la nuit, à l’écart des entrepôts réhabilités, de leurs restaurants et discothèques où se pressent les touristes.

Le lendemain matin, après avoir une fois encore remercié Juan pour son hospitalité, Julien et Cécile embarquaient sur le ferry pour les Canaries.

4

La mer est démontée, beaucoup plus grosse encore que tout à l’heure. Julien se redresse pour évaluer la situation. Autour de lui, les rochers, violentés par l’agressivité des vagues, figés à jamais dans leur immobilité minérale, hurlent une complainte qui le transit.

Il ne peut s’extraire de ce paysage que la furie des éléments torture. Ce déchaînement le fascine. Lui aussi se sent agressé. Il lui semble même que la bête le cherche, qu’elle en veut à sa peau, comme un fauve veut sa proie.

Il s’accroupit et s’engage plus profondément encore entre les rochers qui le protègent. Blotti au fond de son abri, calfeutré dans son ciré, il laisse une fois encore sa mémoire dériver...

Ils terminèrent le repas dans une atmosphère tendue. Bruno ne desserra plus les mâchoires. Il les convia néanmoins à passer dans le petit salon où crépitait un feu qu’il venait d’allumer.

Cécile s’assit du bout des fesses dans l’un des trois fauteuils en cuir rouge disposés dans la petite pièce autour d’une table basse que dominait une horloge comtoise. Bruno s’enfonça dans l’un des deux autres. Julien resta debout. Il avait décidé de crever l’abcès.

–Bruno, commença-t-il la bouche sèche, je comprends que notre venue puisse vous déranger. C’est bien normal. Nous arrivons ici par surprise, sans crier gare, et ça ne doit pas être très agréable pour vous...

Bruno le regarda sans rien dire, impassible. Ou feignant de l’être.

–Voilà, si nous vous importunons, je préfère que vous nous le disiez. Je préfère que les choses soient claires entre nous. Si nous ne sommes pas les bienvenus, dites-le. Mais... Mais, vivre dans un espace comme celui-là, sur une si petite île dans le conflit, je pense qu’aucun de nous ne le souhaite.

L’horloge sonna vingt-deux heures. Deux fois. Bruno sembla troublé par les propos de Julien. Enfoncé dans son fauteuil, il décroisa les jambes. Seul le crépitement du feu osa perturber le silence.

–Nous ne voulons pas troubler la paix de cette île, ajouta Cécile avec douceur. Nous ne voulons pas vous embarrasser, Bruno. Je veux que vous le sachiez !

Bruno se redressa.

–Il y a trois jours, murmura-t-il entre les dents, Juan m’a prévenu par radio que vous alliez arriver… Je ne voulais pas vous faire mauvais accueil… Mais... Je… Enfin… Je ne m’attendais pas moi-même au changement que cela pouvait produire autour de moi… Il fit une longue pose. Vous pouvez rester, bien sûr... Il faut me donner un peu de temps... Deux, trois jours. Mais vous êtes les bienvenus ! finit-il par lâcher.

–Nous ne resterons de toute manière que quelques jours. Deux ou trois semaines tout au plus, compléta Julien pour le rassurer. Le temps nécessaire pour permettre à Cécile de se remettre de son opération.

Bruno les regarda surpris.

–Ah, je ne savais pas. Bien sûr. Oui, bien sûr, vous pouvez rester le temps qu’ilfaut.

Sur ces mots, il se détendit quelque peu. Il semblait décontenancé, pris au dépourvu. Enfin, il se leva et se dirigea dans un angle de la pièce, vers un petit coffre orné de vieilles ferrures. Il en sortit trois verres.

–Vous voudrez bien boire un verre de whisky ? fit-il sur le ton du pardon. J’ai un excellent Oban de quinze ans d’âge.

–Avec plaisir, lança Julien, très soulagé de la tournure que prenaient les évènements.

Cécile sourit, apaisée elle aussi.

–Il faut que je me fasse à votre présence, quoi qu’il en soit, ajouta Bruno en posant les verres sur la petite table.

« Oui, pensa Julien, il lui faudra un peu de temps. »

–Mais, Bruno, ce bateau... Il est en état de naviguer ?

–Tu aimes les bateaux ? fit Bruno passant sans transition au tutoiement.

–Oui, nous aimons les bateaux, je veux dire les voiliers, dit Julien en regardant Cécile. Nous avons beaucoup navigué en mer ces dernières années. Ce sont ces navigations qui nous ont fait aimer lesîles.

–Ah, je comprends, fit Bruno en revenant avec la bouteille d’Oban et en leur servant le whisky ambré.

–J’ai navigué longtemps sur un vieux gréement, ajouta Julien. Un petit bateau de six mètres. C’est le bateau que j’ai le plusaimé.

Bruno se redressa et le regarda, la bouteille à lamain.

–Maria-Pilar, c’est son nom. Maria-Pilar est un bon bateau en parfait état. Je l’entretiens depuis trente ans. C’est un bon voilier.

Dès ce moment, l’atmosphère se détendit tout à fait. À tel point que Bruno les invita à tirer un bord le lendemain pour leur faire découvrir l’île par lamer.

–Ça compensera le fait que je ne vous aie pas accompagnés pour vous la faire visiter à terre.

Ils convinrent de se lever tôt le lendemain…

Lorsque Julien pénétra dans la cuisine, l’odeur du café lui fit un accueil qui s’accorda avec bonheur aux premières sensations de cette matinée. Il sourit à Bruno qui venait de le préparer.

–Merci pour le café !

–Cécile n’est pas levée ?

–Non, elle est fatiguée et préfère se reposer encore un peu. Elle nous rejoindra peut-être au bateau à notre retour.

Tout en disant cela, Julien saisit la cafetière et servit lecafé.

–Penses-tu que nous puissions le gréer à deux ? Je suis curieux de voir comment elle se comporte sous voile cette Maria-Pilar.

–Bien, tu verras. Elle est franche et sa barre nous dit tout de suite ce qu’elle souhaite. Mais il est vrai que nous n’allons pas chômer pour la rendre navigable !

Bruno but une longue gorgée de café...

–Je me suis levé plus tôt pour vérifier l’état du Perkins et de la batterie. Sans eux, pas moyen de mettre le bateau à l’eau !

–Alors, tout estOK ?

–Oui, la batterie n’était pas trop chargée, mais cela a suffi. Le Perkins est parti en toussotant un peu, mais il tourne bien. On va pouvoir gréer, conclut Bruno en saisissant sa tasse.

Un long silence... Les deux hommes, doucement, s’apprivoisaient. Julien pensa qu’ils ne devaient pas être si éloignés l’un de l’autre. Mais ce n’était qu’une intuition.

–J’ai aimé découvrir cette île hier. Après tant d’années, si belle soit-elle, tu ne t’en es jamais lassé ?

–Non. Jamais... C’est comme habiter son corps... Peut-être que je me lasserai plus vite de ma carcasse que de l’île, fit-il en posant la main sur sa poitrine.

Le regard de Julien glissa sur cette main. C’était une main large, musclée, elle portait de nombreuses cicatrices. Une main de marin. En même temps, il sentait que c’était difficile pour Bruno. Les mots ne viennent pas comme ça. Ils sont souvent entravés au plus profond de nous.

–Depuis combien de temps es-tulà ?

–Oh, ça doit faire une trentaine d’années.

–Tu avais quarante-cinq ans, quelque chose commeça ?

–Oui.

Un rayon de soleil se posa sur la table et apporta une chaleur douce à ce matin naissant.

–J’ai vécu sur le continent, poursuivit-il. J’étais ingénieur. Je participais à des recherches sur des turbines sous-marines. Des turbines qui devaient tourner avec les courants de marée. On en était aux balbutiements. C’était une très bonne approche des énergies renouvelables.

–Sans aucun doute, mais c’était tôt, je veux dire, ce n’est toujours pas au point aujourd’hui !

–C’est un programme qui a démarré après la première crise pétrolière de soixante-treize. Mais sitôt le danger passé, hors de vue, on l’oublie. Et puis, les budgets diminuent et les projets capotent !

–C’est pour ça que tu es parti ?

–Pour le travail ? Oui et non. Je me suis adapté. Comme tout le monde ! J’étais chef de projet. Mais quand il n’y a plus de projet, alors il n’y a plus de chef ! Je n’ai plus eu la même foi, la même envie. La raison de mon exil, si je peux dire, ce n’est pas que ça...

Le regard de Bruno se figea à nouveau, toujours plus loin, plus profondément enfoui en lui-même. Julien regarda par la fenêtre. Le temps était radieux et la mer scintillait jusqu’à l’horizon. Une risée la caressait en la marquant de sillons obliques qui s’orientaient vers la côte. Ce sera une très belle journée, se dit-il. Pourtant, il était partagé entre l’envie de partir en mer avec Maria-Pilar et le souci de prolonger ce moment d’intimité avec Bruno.

–Tu vois, reprit Bruno, il y a des deuils plus difficiles que d’autres. Il se versa encore un peu de café. Nous nous étions aimés. Vraiment ! Et puis, un jour... le jour où j’ai perdu mon boulot ! Elle m’a annoncé qu’elle me quittait…

Bruno regarda au fond de sa tasse. Au fond de lui-même. Il but encore une pleine gorgée de café chaud. Le soleil éclairait maintenant le fond de la cuisine et y apportait une lumière bienfaisante.

–Voilà. Je n’avais plus rien. D’un seul coup ! Alors, je suis parti...

Il se leva, ramassa sa tasse et son assiette et les déposa dans l’évier.

–Allez, Maria-Pilar nous attend !

–Je vais voir Cécile et j’arrive.

Julien entra dans la chambre. Elle était couchée, visiblement encore endormie. Il la contempla, ému de la laisser seule ici alors qu’elle avait une si belle envie de venir naviguer sur Maria-Pilar. Il se pencha et l’embrassa sur le front. Elle s’étira dans un demi-sommeil.

–Ne t’inquiète pas, je viendrai vous rejoindre dans l’après-midi, sourit-elle.

–Repose-toi. La journée sera belle et douce, profites-en !

Avant de quitter la pièce, il déposa sur la table de nuit une feuille de papier pliée en deux, puis il sortit sans bruit. Bruno l’attendait. Il avait en main un sac à dos dans lequel il avait placé un thermos de café, des spéculoos, une bouteille de vin, du pain, du fromage et un saucisson. De quoi tenir la journée.

Ils cheminèrent en silence sur le petit sentier conduisant à la barque, tout en observant la mer, le sens des risées qui la caressait et leur donnait de précieuses indications sur la manière d’appareiller, de quitter la darse pour gagner la pleinemer.

–Le vent s’est orienté au sud, dit Bruno, ça nous permettra tout juste de sortir en tirant des bords au plus près, mais çaira !

Arrivé au hangar, Bruno ouvrit les deux battants d’une grande porte dont la peinture verte souffrait manifestement du soleil et de l’air marin.

–La voilà ! Elle est bien à l’abri. C’est un voilier en bois de plus de onze mètres de long. Tu vois, la ligne de la coque est fine et son pont remonte joliment jusqu’à l’étrave. Elle est ainsi bien défendue de la vague. Le pont est en chêne, son pavois est peint en bleu, fit-il en pointant sa main vers le haut. Ses francs-bords en noir, comme tu peux le voir, dit-il en caressant la coque, et ses œuvres vives en rouge, ajouta-t-il en se reculant pour mieux voir toute cette partie immergée du bateau.

En levant la tête, Julien contempla sur le tableau arrière, une belle plaque de bois verni avec le nom « Maria-Pilar » gravé dessus. Il sourit. « Il ne manque que Robert, pensa-t-il. » Le sloop était calé sur un grand chariot rustique posé sur deux rails qui descendaient le long d’une rampe en béton jusqu’à l’eau.

–C’est un bateau de travail, un déplacement lourd qui passe la vague en douceur, sans mouiller. Elle est très agréable à naviguer sous voiles. C’est un coquillier de la rade de Brest... Je n’ai jamais su comment elle était arrivée jusqu’ici !

Se retournant, Bruno désigna quatre espars, entreposés sur deux grosses équerres le long dumur.

–Voilà le gréement ! Ici le mât, le plus long, et, là, le pic qui va permettre de monter et de maintenir la grand-voile. Et celui-ci, désignant un troisième espar plus petit et de moindre diamètre, c’est la livarde qui nous permet par beau temps d’envoyer la voile de flèche. Et voilà le bout-dehors qui permet d’envoyer le foc sur l’avant. Ce sont de vieux espars, comme elle, mais solides et souples. La grand-voile, la trinquette, le foc et la voile de flèche sont là dans leur sac, ajouta-t-il en montrant un grand coffre qu’il ouvrit d’une main. Elles sont ocre, pour ne pas dépareiller avec la silhouette ancienne du voilier.

–Tiens, Julien, nous allons les poser sur le pont, elles serviront de matelas aux espars. Là ! Aide-moi à sortir la grand-voile.

Elle était soigneusement pliée au fond d’un gros sac de toile épaisse, difficile à saisir. Julien, qui n’avait plus les mains d’un marin, en souffrit. Elle devait bien peser une quarantaine de kilos et il crut s’arracher les ongles tant le tissu était rigide. S’arc-boutant chacun sur un escabeau, ils parvinrent à passer la voile sur le pont avant du voilier.

–Allez, lança Bruno, on finit avec les plus légères.

Il saisit la trinquette et, d’un geste souple, prenant le sac par les coins, s’aidant du genou, la fit passer sur son épaule, puis en grimpant sur l’escabeau, la balança sur lepont.

Une fois les voiles sur le bateau, ils y montèrent à leur tour et les disposèrent sur le plat-bord de telle manière qu’ils pourraient ensuite y déposer le mât, la bôme, le pic et la livarde sur celles-ci sans abîmer le pont.

Au bout de quelques minutes, les deux hommes ayant bien coordonné leurs efforts, les espars étaient sur Maria-Pilar. Il fallait maintenant faire descendre le bateau le long de la cale de mise à l’eau et le gréer. Une autre affaire !

Bruno se dirigea vers le Perkins et sa table de commandes. Il tourna la clé de contact et appuya sur le bouton de préchauffage. Le moteur démarra au quart de tour.

–Parfait ! Je vais actionner le treuil et toi tu vas contrôler la descente sur les rails. En principe tout se passe sans difficulté, mais on ne sait jamais. C’est plutôt le câble qui peut nous poser des problèmes en se déroulant.

Bruno actionna le levier de commande du treuil et celui-ci se mit à tourner. Maria-Pilar, doucement, sortit de son abri. Aux yeux de Julien, qui était placé juste en dessous, elle paraissait encore plus grande et imposante.

Il leur fallut bien dix minutes pour atteindre l’eau. À ce moment-là, Bruno stoppa la manœuvre et rejoignit Julien en apportant deux longues aussières qu’ils fixèrent respectivement sur un taquet avant et un taquet arrière.

–Tiens, maintenant nous allons la faire descendre jusqu’à ce qu’elle flotte. Il faudra que tu gardes en main les deux aussières. Quand elle flottera, je viendrai te rejoindre.

Il remonta prestement vers le treuil et l’engagea. Quelques instants plus tard, Maria-Pilar flottait ! Elle était bien dans ces lignes. Julien raidit un peu l’aussière arrière lorsque le voilier se dégagea du chariot.

–C’est bon, elle est libre !

Il entendit alors le Perkins caler, puis les pas souples de Bruno qui venait le rejoindre. Il lui tendit l’aussière arrière en se dégageant pour le laisser manœuvrer. Ce dernier raidit immédiatement le bout et Maria-Pilar commença de pivoter.

Bruno jeta un coup d’œil au plan d’eau, puis plus au large. Les risées, encore faibles, étaient orientées au sud. « C’est bien, pensa-t-il, elles vont nous ramener son cul vers nous. »

–Écarte-toi un peu sur la droite pour donner du champ à la proue !

Julien se décala et laissa l’avant du bateau gagner le centre de l’anse. Comme prévu, le léger souffle fit pivoter Maria-Pilar sur elle-même. Bruno accompagna le mouvement et plaça la barque le long de lacale.

Un chaud rayon de soleil enlaçait maintenant la petite île en faisant miroiter les vaguelettes qui caressaient les flancs du voilier.

5

Au même instant, ce même doux rayon de soleil caressa le visage de Cécile. Elle s’étira longuement et ouvrit les yeux sur cette petite chambre aux murs jaune clair. Elle se souvint que Julien l’avait embrassée avant de partir, le soleil n’était pas encore levé. « Ils doivent la mettre à l’eau. J’espère qu’ils pourront tirer un bord cet après-midi. Un joli bord par ce beau temps ! pensa-t-elle. »

La chambre était lumineuse et cette clarté apaisante lui fit du bien. Elle s’enfonça dans le lit chaud et se laissa envahir par un très agréable sentiment de quiétude. Elle goûta sans état d’âme à ce bonheur simple.

Des images de la veille lui revinrent en mémoire. « C’est une très bonne chose que d’être venus ici. Cette petite terre a une âme. J’avais besoin de cette sérénité. »

Une pensée qui la ramena au début de leur voyage. Un voyage sans destination, dont la seule fin ne pouvait être que sa guérison. Elle pensa aux mots de Nicolas Bouvier : « ...le voyage se suffit à lui-même... ». Pourtant, elle le savait, son voyage était fait d’une autre substance, d’une autre nature, plus amère et définitive.

Un an plus tôt, ils étaient revenus d’une difficile traversée de l’Atlantique sur leur voilier. Quinze jours à naviguer dans des airs toujours soutenus, parfois forts, le voilier gîté en permanence, dans une mer hachée et cassante. Leurs organismes avaient été mis à rude épreuve. Son corps, son ventre, l’avait torturée tout au long de la traversée. À leur arrivée aux Açores, Cécile n’en pouvait plus. Cette douleur sourde l’avait épuisée. Sur place, elle avait fait des examens qui n’avaient donné aucun résultat probant.

De retour en Europe, les douleurs avaient persisté. Ce n’est qu’à la suite d’examens approfondis qu’avait été mis en évidence l’impensable. La bête était là, sournoise, tapie au plus profond de son corps. Quel choc ! Elle n’y avait pas cru. On ne croit pas à l’impossible.

Cécile se retourna dans le lit, pour échapper à l’angoisse. Le rayon de soleil lui caressa la joue. Elle pleura, très doucement, pour elle-même. Elle pensa à Julien. Il l’aimait. Elle était certaine de son amour. Cette pensée chassa l’angoisse. Entre les larmes, elle parvint à esquisser un sourire.

Elle n’avait jamais cédé à l’abattement. Elle était courageuse. Lorsque la difficulté, l’obstacle, l’adversité était là, elle ne se retournait que pour lui faire face. Cécile affrontait. Quelques mois plus tard, après un traitement qui, heureusement, avait donné de bons résultats, ils avaient pu trouver la force de croire en un futur possible.