Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental - Marie Ujfalvy-Bourdon - E-Book

Voyage d'une Parisienne dans l'Himalaya occidental E-Book

Marie Ujfalvy-Bourdon

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Beschreibung

Après avoir accompagné mon mari deux fois en Asie centrale, dans l’espace de quatre ans, je l’ai également suivi lors de son voyage aux Indes, au Cachemire et au petit Tibet. Quant à la rapidité avec laquelle nous avons exécuté nos deux derniers voyages, quelques dates en diront plus long qu’une description. En décembre 1880 nous étions à Tachkent; en janvier 1881, sur les bords de la mer d’Aral; en avril 1881, en Égypte; en juin de la même année, au cœur de l’Himalaya.
Le 18 avril 1881, nous partions le soir de Gratz en nous dirigeant vers Trieste. Grâce à quelques largesses, nous obtenons un bon coupé. Dormons... Ah!... très bien... La  respiration devient régulière, et les reins sont bien appuyés. Un bon sommeil nous donnera des forces... Oui!... Comptons là-dessus. Des cris de détresse partent du compartiment voisin: «Au secours! Au nom du ciel, au secours!» Le train s’arrête à Laibach et les cris redoublent de plus belle. Une voyageuse éperdue paraît à la portière et crie aux employés: «Mon mari se meurt, il est empoisonné! Du lait! au nom du ciel, du lait!»

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VOYAGE D’UNE PARISIENNEDANSL’HIMALAYA OCCIDENTAL

MADAME DE UJFALVY-BOURDON.

VOYAGED’UNE PARISIENNEDANSL’HIMALAYA OCCIDENTAL

PARMME DE UJFALVY-BOURDON Officier d’Académie

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743789

A MA CHÈRE AMIEÉmilienneGIRARD DE RIALLE

HOMMAGE D’UNE SINCÈRE AFFECTION

L’AUTEUR

 

 

VOYAGEDANSL’HIMALAYA OCCIDENTAL JUSQU’AUX MONTS KARAKOROUM

CHAPITRE PREMIERDE TRIESTE A BOMBAY

Départ.—Aventure en chemin de fer.—Trieste.—Nous nous embarquons.—L’Adriatique et la Méditerranée.—Port-Saïd.—Le canal de Suez.—Orgueil justifié.—La mer Rouge et ses dangers.—Les rochers d’Aden.—L’océan Indien.—Enfin Bombay.

Après avoir accompagné mon mari deux fois en Asie centrale, dans l’espace de quatre ans, je l’ai également suivi lors de son voyage aux Indes, au Cachemire et au petit Tibet. Quant à la rapidité avec laquelle nous avons exécuté nos deux derniers voyages, quelques dates en diront plus long qu’une description. En décembre 1880 nous étions à Tachkent; en janvier 1881, sur les bords de la mer d’Aral; en avril 1881, en Égypte; en juin de la même année, au cœur de l’Himalaya.

Le 18 avril 1881, nous partions le soir de Gratz en nous dirigeant vers Trieste. Grâce à quelques largesses, nous obtenons un bon coupé. Dormons... Ah!... très bien... La respiration devient régulière, et les reins sont bien appuyés. Un bon sommeil nous donnera des forces... Oui!... Comptons là-dessus. Des cris de détresse partent du compartiment voisin: «Au secours! Au nom du ciel, au secours!» Le train s’arrête à Laibach et les cris redoublent de plus belle. Une voyageuse éperdue paraît à la portière et crie aux employés: «Mon mari se meurt, il est empoisonné! Du lait! au nom du ciel, du lait!»

Les employés se précipitent, entrent, descendent, emportent une masse grise: ce doit être le mari; suivie d’une ombre qui gesticule et crie: ce doit être la femme. Puis on n’entend plus rien. L’employé qui vient nous demander nos billets répond avec un calme parfait à nos questions: Il aura mangé trop de cochonnaille au buffet de Gratz, il se trouve mal, et sa femme croit qu’il a été empoisonné par la strychnine. Je plains ce pauvre homme, et je plains aussi la femme, malgré le côté comique de l’accident, car je ne puis m’empêcher de me reporter à mon dernier voyage dans les steppes de la mer d’Aral, où, par un froid de 37°, M. de Ujfalvy tomba à mes pieds, frappé d’une congestion. Mais enfin cette femme était en pays civilisé, à portée d’un médecin, tandis que moi j’étais au milieu du désert, sans autre secours que celui du chef de la misérable station et de sa femme, seuls habitants de ces terres émaillées çà et là de pauvres kirghises. Pour trouver un médecin, il m’aurait fallu retourner sur mes pas à Kazalinsk, soit à 150 kilomètres en arrière, et cela, pour tout moyen de locomotion, avec des chameaux, utiles animaux, sans doute, mais qui font tout tranquillement au plus leurs 40 kilomètres en dix à douze heures. On conviendra que la différence des situations était grande. Aussi, tout en plaignant la femme, je m’endormis pourtant et ne me réveillai qu’à six heures du matin, c’est-à-dire à une heure à peu près de Trieste.

Carte d’ensemble du voyage de Mme de Ujfalvy.

A quelque distance de cette ville, le chemin de fer côtoie la mer, et le château de Miramar, autrefois propriété de l’empereur Maximilien, apparaît à nos yeux. Les vagues battent ses pieds et son profil se détache nettement au milieu de la sombre verdure qui l’entoure.

Trieste est bien située sur le bord de l’Adriatique, entourée de montagnes sur lesquelles sont juchées de jolies maisons de campagne. Son effet est tout riant. La mer est si tranquille qu’on dirait un beau lac; le flux et le reflux sont presque imperceptibles.

Nous nous faisons conduire au bateau qui doit nous emporter demain et nous y déposons nos bagages. Nous choisissons une cabine sur le pont, à côté de celle du capitaine, et de là nous nous rendons à l’Hôtel de la ville. Cet hôtel est sur le port, il est au complet; on nous fait grimper au troisième étage soi-disant, mais c’est bien au sixième!

Le garçon nous console; nous aurons une vue superbe pour voir l’entrée du prince Rodolphe, qu’on attend pour le lendemain, revenant de son voyage en Orient.

En effet, la vue est splendide: la mer s’étend au loin devant nous, à peine arrêtée par les deux jetées qui servent de port.

Nous passons cette journée à nous promener et à faire nos dernières emplettes, mais il pleut, il pleut!

Le lendemain, 20 avril, tous les bâtiments ont hissé leurs pavillons et sont pavoisés.

A onze heures, le canon se fait entendre; c’est le yacht du prince qui est en vue, mais bien loin encore; à midi, les bateaux voguent à sa rencontre, et les vaisseaux de guerre alignés dans la rade font entendre leurs canons, et les détonations, répercutées par les montagnes, sont d’un effet saisissant.

Le yacht arrive, la musique joue, le prince descend de son canot sur la jetée, salue les fonctionnaires venus à sa rencontre; les troupes se mettent en marche et lui-même se rend à pied, accompagné de son entourage et de toutes les autorités, jusqu’à l’hôtel de ville, pavoisé pour le recevoir. La foule se disperse, et, après quelques heures, tout est rentré dans l’ordre.

Quant à nous, à quatre heures nous nous rendions modestement à notre navire, qui porte le nom de Polluce (Pollux) et doit nous emporter à travers les mers à Bombay.

A cinq heures et demie nous levons l’ancre. Il faut rendre justice à la compagnie du Lloyd: les bâtiments sont excellents et les aménagements sont bien compris; les cabines sur le pont sont relativement vastes, je les préfère à celles qui sont en bas; la nourriture est très abondante, et la liberté dont on jouit à bord est beaucoup plus grande que sur les navires anglais.

C’est vingt-cinq jours que nous devons passer sur cet élément mobile, mais toujours si beau et si divers, dans son uniformité, qu’on ne se lasse jamais de l’admirer. Moi qui n’ai pas le mal de mer, je n’étais pas effrayée de ce long espace de temps, mais pour M. de Ujfalvy, qui souffre continuellement de ce mal, la perspective était cruelle, et il fallait la véritable passion des voyages lointains pour s’y soumettre volontairement.

Le 22, nous voyons les côtes de l’Italie et admirons la blanche Brindisi, dont le port m’a paru plus grand que celui de Trieste, puis la verte Corfou, et enfin nous entrons dans la Méditerranée. Il faut convenir que la différence des deux mers ne m’a pas semblé perceptible.

Le 24, nous longeons l’île de Candie, l’ancienne Crète, qui montre ses flancs arides. Le nom du Minotaure vient sur mes lèvres. Que de temps s’est écoulé depuis cette époque mythologique! Le Minotaure ne dévore plus ni jeunes gens ni jeunes filles, et l’île antique et dénudée dont les montagnes dentelées défilent à nos yeux nous reporte par la pensée vers ces époques disparues.

La rencontre de goélettes, de bricks et de vapeurs nous ramène à l’actualité, qu’en dignes enfants du siècle nous préférons à ces temps fabuleux.

Soudain la petite île de Gazza surgit à notre droite, puis elle aussi s’évanouit, et notre bateau s’avance majestueusement en pleine mer, et jusqu’à Port-Saïd aucune terre n’apparaît plus à nos yeux.

Dans la journée du 20, la terre d’Égypte, toute blanche de vieillesse et toute pleine de souvenirs, se déroule à nos regards. A six heures, le phare de Port-Saïd apparaît à l’horizon. Un pilote monte à notre bord et dirige notre entrée. Les digues qu’on a posées semblent mettre la mer en fureur; elle se débat en vains efforts contre les prodiges de la volonté humaine. Le phare fiché sur ces digues a quelque chose d’impérieux; il est ferme et fier comme la volonté, et sa lumière jaillissante éclaire au loin cette belle Méditerranée.

Le 27 nous voit levés de bonne heure; nous voulons aller à la ville avant la grande chaleur, mais, malgré les assurances d’un ciel toujours bleu à Port-Saïd, cet astre, fatigué sans doute de son propre éclat, se voile la face et semble disposé à protester contre sa réputation.

Il paraît que ce qui le contrarie n’est ni plus ni moins que le canal de Suez. Le percement de l’isthme a, semble-t-il, modifié les conditions climatologiques, et les pluies, autrefois inconnues dans ces parages, sont devenues aujourd’hui, sinon fréquentes, du moins possibles. Le capitaine de notre navire m’a raconté qu’une fois, étant dans un café à Port-Saïd, la pluie était venue avec tant d’abondance qu’il avait été obligé, ainsi que tous les officiers, de monter sur des tables. Ce déluge, il est vrai, n’a pas duré longtemps. Et la neige, dont les indigènes ne soupçonnaient même pas l’existence, la neige, ce vaporeux souvenir hivernal, a voulu montrer à ces chaudes contrées sa grâce et sa beauté. Il est vrai qu’elle était si petite, si timide. Mais aussi elle pouvait bien avoir peur, la pauvrette, dans ces parages si peu accoutumés à son aspect. Qu’aurait dit Hérodote, qui prenait des flocons de neige pour des duvets apportés par le vent? Port-Saïd a été tant de fois décrit que je n’en dirai que quelques mots. La ville européenne est toute moderne, et les enseignes des marchands français frappent les yeux. L’ancien village arabe, pauvre et sale comme tous ceux de l’Orient, fait suite à la ville européenne, qui est d’une création toute nouvelle. A dix heures, la chaleur est déjà excessive, et il nous faut rentrer à bord du Polluce.

Le canal de Suez.

Les bateaux font leur réapprovisionnement de charbon dans cette ville; lorsque le nôtre est terminé, à deux heures nous levons l’ancre et nous entrons dans le canal.

En ce moment mon cœur bondit d’orgueil à la vue de cette œuvre, due au génie français. Témoins ineffaçables de notre intelligence nationale, vous apprendrez aux peuples à venir ce dont le travail et l’initiative français étaient capables.

Le canal traverse presque en ligne droite ces déserts de sable; les lacs salés et amers sont bordés de petits navires pêcheurs.

Les stations sont bâties à l’européenne, et chacune d’elles possède un mât de signal pour avertir si le canal est libre, celui-ci n’étant pas assez large pour permettre durant tout son cours le passage de deux navires de conserve; le premier arrivé passe donc avant l’autre, qui doit se garer.

Plus nous avançons, plus les stations sont riantes; tout entourées d’arbres naissants, elles semblent des oasis au milieu de ces brûlants déserts. Chaque station est habitée par un chef, qui ne doit pas quitter son poste un seul instant. Tous les trois ans on lui accorde un congé de deux à trois mois. Ses appointements s’élèvent de 3600 à 4800 francs par an, le logement en plus. Il en est de même pour les employés du télégraphe, dont les fils nous rappellent incessamment les progrès de la civilisation moderne dans ces pays lointains.

Ismaïlia, ville microscopique et toute verdoyante, marque le milieu du canal.

C’est là que l’ouverture de ce grand travail humain eut lieu sous les yeux des représentants de toutes les nations. La villa que M. de Lesseps y possède est, dit-on, très jolie. Le khédive, quand il y vient, réside dans une grande maison carrée. En cet endroit du canal, le lac salé est d’une si vaste étendue qu’on dirait une petite mer.

Qui pourrait croire qu’autrefois toute cette immense nappe d’eau était remplie par des bancs de sel qu’il a fallu faire sauter en les minant?

Le spectacle a dû être grandiose lorsque les eaux de la mer Méditerranée et celles de la mer Rouge, retenues toutes deux par une digue, ont eu leur libre cours et se sont réunies après un choc furibond. Certes, la rencontre des deux mers ne fut pas favorable aux malheureux poissons, précipités avec fureur dans un bassin qu’ils ne connaissaient pas et où les attendait une mort prématurée. Les eaux de la mer Rouge, étant plus salées que celles de la Méditerranée, leur devinrent funestes. La quantité de ces pauvres victimes de la volonté humaine était, paraît-il, pendant un certain laps de temps, prodigieuse.

En ce moment, pour augmenter la facilité de transport dans ces contrées, on fait un chemin de fer d’Ismaïlia à Port-Saïd et de cette dernière ville à Damiette. De loin en loin nous voyons la fumée de la locomotive qui se rendait d’Ismaïlia à Suez, où nous sommes arrivés le 29, à onze heures du matin.

Nous ne relâchâmes à Suez que quelques heures et le soir nous partîmes voir les illuminations de la ville, dans laquelle le khédive était arrivé le matin pour s’engager dans le canal et visiter cette merveille des temps modernes. Depuis son ouverture, vous m’avouerez qu’il y avait mis le temps.

Nous voguons maintenant sur la mer Rouge. Cette mer, la première dont le nom ait frappé mes oreilles enfantines et que j’entrevoyais comme une curiosité incompréhensible, cette mer reculant pour laisser passer les Hébreux, je la voyais, et elle était comme les autres, ce que je n’aurais jamais osé penser. A minuit nous passerons sous les tropiques et nous entrerons dans la zone torride, à droite l’Afrique, à gauche l’Arabie.

Nous avons 26° à l’ombre à sept heures du matin. Nous en avons eu jusqu’à 32. Il paraît qu’aux mois de juillet et d’août la traversée de cette mer est terrible, et il n’est pas rare que quelques personnes meurent d’insolation, tant la chaleur du soleil y est intense. Il y a jusqu’à 45° à l’ombre et pas un souffle d’air.

Notre traversée fut vraiment belle: la mer scintillait au soleil comme des myriades de diamants; des poissons volants s’ébattaient dans les airs, des dauphins bondissaient hors des vagues en suivant notre bateau, et un énorme requin nageait entre deux eaux.

C’est après l’île de Périm que nous entrons dans l’océan Indien, plutôt appelé dans cette partie le golfe d’Aden. Douze heures après, cette ville apparut à nos yeux.

Le marché d’Aden. (Voyez p. 13.)

Pittoresquement construite sur ces flancs de roches dénudées, sans un arbre pour l’abriter, battue par cette mer grandiose, Aden produit un merveilleux effet; elle s’enorgueillit de son aridité comme une autre se parerait de sa verdure, et semble dire: J’existe par ma volonté. Cette ville, la plus chaude, dit-on, de la terre, ou peu s’en faut, est très saine; elle doit cette salubrité extraordinaire à son manque de végétation. L’eau douce y est inconnue; on distille l’eau de mer.

Deux personnes dépensent de 60 à 70 francs par mois pour avoir de l’eau potable. Les fameux réservoirs d’eau douce, construits depuis des siècles, sont toujours vides, car il y pleut tous les trois ans au plus. Le marché, malgré cela, est bien approvisionné; il ne manque pas d’un certain caractère local.

Les Somâlis, qui constituent le fond de la population, sont de grands beaux hommes, dont le nez aquilin accuse une origine sémitique; la couleur jaune dont ils teignent leurs cheveux leur donne un aspect étrange.

Le 10 mai nous repartons encore, et nous naviguons sans escale jusqu’à Bombay. Devant nous l’océan Indien ouvrait sa large voie, et, pendant dix jours, aucune trace de terre ne se fit voir à l’horizon. Quoique onctueuse comme de l’huile, la mer soulève quelquefois fortement le bateau, et l’on voit ses grandes lames passer sous la surface huileuse; ce sont déjà les avant-coureurs des moussons qui se font sentir. Dans un mois d’ici, cette mer paisible se soulèvera furieuse; ses vagues en colère atteindront jusqu’à la hauteur de 9 à 10 mètres et se briseront avec une violence inouïe contre les navires qui la traversent.

Enfin le 14 mai nous étions devant Bombay; la première étape de notre voyage était faite.

A beaucoup de Parisiens, qui voyagent peu ou point, qui sont «casaniers», comme on dit familièrement, cette première étape peut sembler un voyage entier à elle seule. Eh bien, je leur assure qu’avec un peu d’habitude rien ne se fait plus agréablement qu’un long voyage. On finit par voyager comme on passe sa vie: sans s’en apercevoir. On compte par lieues marines au lieu de compter par kilomètres; et d’ailleurs «l’esprit des navigateurs, qui s’élance en avant et qui flotte comme les banderoles et les drapeaux sur les vergues»,—ce sont deux vers de Gœthe qui me reviennent à la mémoire,—l’esprit des navigateurs, dis-je, a bientôt supprimé les distances.—Voyagez, mesdames, voyagez! Vous verrez que rien au monde n’est plus charmant que d’avoir visité les plages lointaines et surtout d’en revenir.

CHAPITRE IIDE BOMBAY A SIMLA

Arrivée à Bombay.—Watson’s Esplanade Hotel.—Les Parsis.—Les tours du silence.—Mariage parsi.—Types de Bombay.—École de dessin.—Départ.—Allahabad.—Bénarès.—Oumballah.—Nature de l’Himalaya.—Simla.

Nous sommes à Bombay. Que cette rade est belle! ayant pour cadre, d’un côté cet immense océan Indien, de l’autre les Ghats occidentaux, dont les cimes blanches s’estompaient dans le lointain. Il nous fallut encore dîner à bord, en attendant la douane anglaise. La visite terminée, nous fîmes prix avec un petit bateau à voile pour nous conduire à terre. Au débarcadère nous vîmes quantité de voitures de maîtres, stationnant et attendant. Les propriétaires, nonchalamment assis, regardaient les débarquants. Cette promenade est le rendez-vous ordinaire des élégantes de Bombay. Nous nous fîmes conduire à Watson’s Esplanade Hotel, le premier de la ville, et là, moyennant 10 roupies (22 fr.) pour deux par jour, on nous donna une chambre au second étage, ayant vue sur la mer, nourriture, éclairage et bains à volonté. Nous donnons ces sèches et prosaïques indications, qui peuvent, par la comparaison avec les prix d’Europe, intéresser les lecteurs. Nous faisons un voyage pratique bien plus qu’une excursion poétique, et le lecteur sera certes bien aise de savoir, à côté de ce qu’on voit, ce qu’on paye.

Je ne décrirai pas Bombay, car ses magnificences sont connues, et, quoique ces grands monuments gothiques aux couleurs sombres que les Anglais ont construits ne soient pas en rapport avec ce beau ciel, la ville est imposante. Ce n’est pas la capitale des Indes, mais c’en est une des villes principales.

Quelle différence avec Tachkent, capitale du Turkestan (Asie centrale russe)!

A Bombay, tout le confort de la civilisation est réuni: de belles rues bien macadamisées avec des trottoirs bordés de grands arbres ombreux, parterres, fontaines, becs de gaz, beaux magasins. Les halles ou marchés sont entourés de jardins soignés à donner des regrets à nos halles parisiennes. La ville indigène aussi est parfaitement entretenue. Des tramways la sillonnent en tous sens, tout comme dans la ville anglaise; les voitures sont jolies et appropriées au climat des tropiques. Le chemin de fer qui longe le bord de la mer rappelle les merveilles de la civilisation moderne, tandis que Tachkent, malgré ses belles avenues et ses beaux arbres, n’est qu’un grand village. Il est vrai que les Russes ne font presque rien pour le confort; ce qui frappe l’œil, tout est là pour eux. Les rues, les trottoirs sont à peine entretenus; l’été, passe encore! mais l’hiver il est impossible de s’y promener sans être chaussé de bottes, car on enfonce dans ces rues jusqu’à mi-jambe; la boue est quelquefois si délayée, que, même en voiture, vous êtes tout éclaboussé. Quant aux voitures de Tachkent, on n’a pas idée d’une telle malpropreté; hormis les attelages de maîtres, les autres sont indescriptibles; l’incommodité de la forme ne le cède en rien à la vétusté. Ce n’est qu’à Moscou, la seconde capitale de la Russie, qu’on peut avoir une idée de la décrépitude de ces voitures de place. Quant à la partie indigène de Tachkent, les Russes n’ont rien fait pour y faire sentir leur présence; en été même, on ne peut la parcourir à pied.

Ici, aux portes d’une ville habitée par les Anglais, les abords s’améliorent à vue d’œil; là-bas, c’est tout le contraire. D’où vient donc cette différence, si ce n’est du caractère du peuple même? Les Russes ne manquent pas de pierres pour macadamiser leurs routes; les fonds des rivières du Tchirtchik à Tachkent, du Zérafchân près de Samarkand et le Talas près d’Aoulié-Ata pourraient leur en fournir autant qu’il leur en faudrait.

A notre second passage dans cette capitale du Turkestan, des essais de nettoyage avaient lieu. Seront-ils continués? Et combien de temps? Il faut bien le dire, les Russes, comme les Orientaux, laissent volontiers les choses se nettoyer elles-mêmes, comme elles peuvent et si elles peuvent. Il ne faut pas alléguer les distances; les Russes y sont habitués; leur empire est si vaste et en comparaison si peu peuplé que 200 kilomètres n’ont pas plus de valeur à leurs yeux que chez nous 50. D’ailleurs, comme je l’ai dit, le Tchirtchik arrose Tachkent, et ce que le général Abramof a commencé de faire à Samarkand, le général Kaufmann pouvait le faire exécuter depuis longtemps dans sa capitale. Mais, tout homme charmant et grand général qu’il est[1], il a ses défauts comme un simple mortel, et le principal est une grande faiblesse. Le général Kaufmann se laisse dominer par la personne qui, à tort ou à raison, a su s’emparer de sa confiance.

[1] A cette époque le général Kaufmann n’était pas mort.

Il est extraordinaire à remarquer comme les Russes se décrient entre eux vis-à-vis même des étrangers. Ainsi un homme du monde nous faisait, à propos du gouverneur général du Turkestan, une excellente comparaison.

«Il y a, disait-il, deux catégories d’hommes: les uns, qui naissent avec une selle; les autres, avec des éperons. Eh bien, le général Kaufmann est de la première; il faut toujours qu’il y ait quelqu’un qui le monte.»

Il est vrai que les Anglais ont les Indes depuis deux siècles, et Tachkent appartient aux Russes depuis quinze ans seulement. Mais Moscou appartient aux Russes depuis que ceux-ci sont Russes, et pourtant si par malheur vous vous trouvez dans cette ancienne capitale des tsars, en septembre par exemple, comme cela nous est arrivé à notre second passage en Russie, demandez aux dieux un temps sec, car, lorsqu’il pleut dans cette ville, les rues sont métamorphosées en lacs, et si vous n’avez de hautes bottes, il vous est impossible de les traverser.

Outre les beautés de la nature et celles dues au génie humain, on peut admirer à Bombay presque tous les types des Indes. Celui qui frappe plus particulièrement est celui des Parsis, ou adorateurs du feu. Chassés de la Perse depuis de longs siècles par l’intolérance des vainqueurs mahométans qui envahissaient leur pays, ils abordèrent aux côtes du Goudjerat et furent bien accueillis par les princes qui régnaient dans cette presqu’île.

Parsi de Bombay.

Commerçants et industrieux de nature, ils fondèrent quelques établissements et s’adonnèrent au négoce, dans lequel ils acquirent une grande réputation de bonne foi et de probité; néanmoins ils étaient peu estimés des Mahométans et des Hindous, auprès desquels ils ne constituaient qu’une minime fraction de la population des Indes. Ce n’est que depuis l’envahissement des Anglais qu’ils ont acquis une certaine prépondérance. Ces derniers les emploient beaucoup dans leurs établissements, et même comme fonctionnaires publics. Ces Parsis attirent l’attention par leur costume, composé d’une longue redingote blanche serrée à la taille et ornée quelquefois d’une large ceinture dont ils s’entourent plusieurs fois le corps; leur pantalon, en soie rouge ou verte, est d’un effet pittoresque. Leur coiffure ressemble à une mitre d’évêque et est généralement noire et peu utile contre les ardeurs du soleil. Celle qui est blanche est portée par des prêtres; quelques-uns en ont aussi de rouge, mais c’est le plus petit nombre. La figure du Parsi, avec ses grands yeux intelligents, un nez légèrement recourbé, est régulière; son expression est avenante. Le crâne des Parsis se distingue assez de celui des Hindous; il est beaucoup moins allongé, mais en revanche beaucoup plus élevé. J’ai été frappée de la ressemblance caractéristique entre tous les Parsis qu’on rencontre dans les rues de Bombay ou ailleurs. Il y a là une espèce d’air de famille très prononcé; qui en a vu un les a vus tous. Au moral, le Parsi a un esprit vif et délié; il est naturellement aimable, prévenant pour l’étranger; ses manières sont d’une urbanité parfaite. De tous les Orientaux, je crois que c’est le seul qui éprouve une sympathie sincère pour les Européens. Il est vrai que c’est la domination anglaise qui a socialement relevé les Parsis entre les indigènes des Indes. Ils sont divisés en deux partis: ceux qui ont adopté les idées européennes, et ceux qui sont restés dans leurs vieux usages. Ces derniers se reconnaissent principalement au manque de chaussure; hommes et femmes vont encore pieds nus. En général, ils parlent tous l’anglais, quelques-uns même le français, les deux langues avec une rare pureté. Ils sont instruits et très propres. Ils se soutiennent entre eux avec un merveilleux esprit de corps. Il n’y a point de mendiants, point de mauvaises femmes.

Le costume des femmes parsis est très séduisant. Les jeunes mariées retiennent leurs cheveux dans un mouchoir blanc qu’elles nouent par derrière. Un long morceau d’étoffe qu’elles arrangent à leur taille en jupe courte plissée et qu’elles tournent autour du corps de façon à le ramener sur leur tête leur donne à toutes un air de prêtresse. Ce morceau d’étoffe, en soie de différentes couleurs, selon le goût de la personne, est toujours bordé d’un large galon d’or, d’argent ou de soie. On les rencontre partout, à pied, en voiture, causant, parlant, bien différentes en cela des autres femmes orientales.

Nous avons assisté à un mariage parsi.

Dans un magnifique jardin, tous les hommes étaient assis rangés sur des chaises, tous vêtus de blanc. Aux deux extrémités du jardin s’élevaient deux bâtiments où mille et mille lumières scintillaient, éclairant de leurs lueurs riantes la mariée, les parents et les amies. A notre entrée, on nous offrit à chacun un petit bouquet et du bétel enveloppé dans des feuilles d’or. A peine étions-nous assis qu’un Parsi tenant dans sa main un flacon en argent ciselé s’approcha de nous et aspergea nos bouquets avec de la délicieuse essence de rose. La musique mêlait ses accents joyeux à cette fête de famille. Bientôt après, la mariée, suivie de tout son cortège, sortit du bâtiment de gauche, traversa le jardin et se rendit à celui de droite.

En ce moment, le marié se présenta aussi à la porte du bâtiment, et la sœur de la mariée, debout sur le seuil, le reçut et lui fit des cérémonies sur la tête d’une manière noble et digne. Après qu’elles furent terminées, elle entra dans la pièce, suivie du marié. Aussitôt la musique interrompue éclata de nouveau; des hommes s’empressèrent d’allumer toutes les lumières du jardin, qui devront brûler jusqu’à extinction, car un Parsi n’éteint jamais une lumière; l’effet en fut ravissant. Nous eûmes la permission de suivre les mariés dans le sanctuaire; en ce moment on leur liait déjà les mains, on les attacha ensuite par le corps afin de leur dire qu’ils étaient liés à tout jamais l’un à l’autre, un Parsi ne prenant qu’une femme; le prêtre jeta des grains sur eux en signe de bénédiction. Pendant cette cérémonie on m’avait fait asseoir, et toutes les parentes de la mariée étaient venues me serrer la main et me souhaiter la bienvenue avec une grâce parfaite. Trois prêtres étaient debout devant les conjoints, et, avec de grands gestes, avaient l’air de prononcer un discours. Comme il m’était impossible de comprendre les choses très intéressantes sans doute qu’ils leur disaient, j’examinai cette réunion de femmes. L’effet magique que produisaient ces différentes robes aux couleurs éclatantes et rehaussées encore par le scintillement des lumières ne saurait se décrire. Elles n’étaient pourtant pas belles, en général du moins, mais leur tournure était élégante et majestueuse. Quelques-unes autour de moi avaient de superbes bijoux, et tout cela était arrangé avec goût. Plusieurs d’entre elles avaient poussé la coquetterie jusqu’à orner le nœud de leurs souliers d’un délicieux bouton de rose naturelle. Au milieu de cette atmosphère asiatique et doucement rafraîchie par les éventails de ces jeunes femmes, le temps s’écoulait malheureusement trop vite, et il nous fallait retourner à l’hôtel. Je quittai donc ma place à regret, ne pouvant rester jusqu’à minuit, heure à laquelle la cérémonie devait recommencer jusqu’à l’accomplissement du mariage, qui a lieu lorsque le grand destour, leur prêtre, les a couverts sous un châle de cachemire et dérobés pendant vingt minutes à tous les regards. Après cette cérémonie, les jeunes gens sont unis pour la vie.

Le 20 mai nous allions, en compagnie du consul de France, M. Drouin, voir la tour du silence. Il avait obtenu pour nous une permission, et, comme il parle très bien les langues du pays, nous n’avions pas besoin d’autre guide. On doit lui en savoir gré, car c’est peut-être un des rares consuls français qui connaissent si à fond les idiomes de la contrée où ils sont appelés à représenter les intérêts de leur pays. M. Drouin s’intéresse à tout ce qui a rapport aux Indes, il est très instruit en même temps qu’homme de bonne compagnie, il sait apprécier toute chose, et, comme il joint à un savoir consommé une grande distinction, il est accueilli par les autorités aussi bien anglaises qu’indigènes. Cette tour du silence est le cimetière des Parsis. Au milieu d’un magnifique jardin, qui jouit de la plus belle vue de Bombay, s’élèvent cinq tours, dont une, la principale, est plus grande que les autres. Ces tours possèdent une seule petite porte, par laquelle on introduit les cadavres. Dans l’intérieur de cette tour, dont les murs sont très élevés, se trouvent trois rangs circulaires de niches horizontales: le premier pour les hommes, le deuxième pour les femmes, et le troisième pour les enfants. Chaque rangée est divisée par compartiments ou plutôt par cases. Au milieu de la tour se trouve un trou très profond. Un passage est réservé pour aller à ces rangées.

Une ou plusieurs heures après la mort du Parsi, on porte le corps à la tour du silence; ses parents et ses amis l’accompagnent. A l’approche de la tour, le corps est remis entre les mains des hommes qu’on pourrait appeler chez nous des fossoyeurs. Ces hommes prennent le corps, le dépouillent de ses vêtements et l’introduisent par cette petite porte dans une de ces cases. En moins d’une heure, il est dévoré par les vautours, qui, sachant qu’on leur apporte leur nourriture, ne quittent jamais le jardin. On laisse sécher le squelette au soleil, puis on jette les ossements dans le grand trou du milieu. Ainsi sont réunis le riche et le pauvre, comme le veut leur religion.

Dans la tour il y a de l’eau qui s’écoule par des conduits après avoir été filtrée sur du charbon «afin que ce qui sort de la terre soit toujours pur».

Les hommes qui prennent les corps sont au nombre de douze; c’est à peine si on les connaît, on ne leur parle jamais et on ne mange jamais avec eux. Ils n’ont enfin aucun commerce avec les autres hommes. Comme je demandais ce qu’il arriverait si l’on introduisait dans la tour une personne qui ne serait pas morte, on me répondit que cela ne s’était jamais vu. Cependant voici une histoire qui m’a été racontée à Bombay même. Il paraîtrait qu’à Kourratchi, ville commerçante située à l’embouchure de l’Indus, un Parsi avait été introduit dans la tour du silence en état de léthargie. Les vautours, qui ne se trompent jamais, en dépit même des docteurs, m’a assuré le médecin de notre bord, ne touchèrent pas au corps. Le soir, cet homme se réveilla, et, après mille difficultés pour arriver à sortir de ces murs très élevés, parvint à s’échapper la nuit de ce terrible lieu. Mais il a dû s’enfuir de Kourratchi et se cacher, dans la crainte d’être reconnu et, dit-on, tué par les Parsis, qui le recherchent à Bombay, où l’on sait qu’il s’est réfugié, car celui qui est une fois entré dans la tour du silence n’en doit plus sortir. Ce qui prouve qu’en certains cas il vaut mieux rencontrer un vautour qu’un concitoyen.

Je visitai la demeure d’un riche Parsi à Bombay, mais tout y était devenu si européen, qu’à peine y remarquai-je une immense chambre à coucher meublée de grands lits. Au centre était une petite pièce carrée dont les murs percés à jour constituaient une retraite assurée contre les moustiques. Un tourniquet à air remplaçait le panka ou éventail mobile suspendu au plafond. Quant au somptueux salon de cette habitation, il était meublé avec un mauvais goût parfait; des meubles Empire, d’immenses glaces à biseaux et des lustres invraisemblables se trouvaient là entassés pêle-mêle avec de médiocres tableaux, des cabinets italiens et des torchères de l’époque de la Renaissance.

Nous visitâmes aussi l’école de dessin que les Anglais ont établie à Bombay. Je me suis laissé dire que, par la création de cette école, le niveau de l’originalité de l’art hindou avait baissé. En leur faisant copier les modèles européens, ils ont perdu leur personnalité. Le modèle, quoique bien fait, n’est toujours qu’une mauvaise imitation de notre style. Quand un Hindou commence un ouvrage, il ne sait jamais ce qu’il va faire; l’idée lui vient en travaillant. Son inspiration est instantanée et très peu régulière; comme il possède une patience énorme et qu’il se complaît à son œuvre, le travail est toujours finement exécuté.

Les Hindous, qui forment la majeure partie de la population de Bombay, ont d’élégantes voitures à bœufs; mais la possibilité de s’asseoir dans ces sortes de véhicules est une énigme pour nous autres Européens. Aussi j’aime bien mieux les voir marcher; les femmes surtout sont si gracieuses avec leur sari de couleurs éclatantes dont elles s’enveloppent le corps à la manière grecque. Avec leurs jambes nues et leurs beaux bras qui s’élèvent gracieusement pour retenir le pot de grès ou de cuivre qu’elles portent sur leur épaule, elles ressemblent à de belles statues antiques, marchant fièrement sous un ciel pur et sans nuages.

Les Musulmanes sont moins élégantes, et cela tient sans doute au pantalon qu’elles portent, ornement des plus disgracieux, surtout pour une femme.

On rencontre aussi à Bombay maints types, tels que les Maharis, les Mahrattes, etc., etc. Les femmes brahmines ne sortent jamais qu’en voiture, et encore très rarement. Il est impossible de les voir, ainsi qu’en général les femmes des riches Hindous. On dit que parmi elles il y en a de très blanches et de fort belles.

Durant notre séjour à Bombay, nous fûmes obligés, malgré la grande chaleur, de nous occuper de nos préparatifs de voyage et de trouver un domestique qui parlât la langue des indigènes et le français. Hormis Bombay et Calcutta, il vous est plus facile, pour voyager dans l’Inde, de savoir l’hindoustani que l’anglais; les conquérants parlent la langue du pays, mais les indigènes qui savent l’anglais sont rares.

Ce sont les vaincus qui ont imposé leur langue aux vainqueurs. Enfin, nous trouvons cette perle presque unique qui répond au nom de François, et qui est Français, puisqu’il est de Pondichéry.

Aussi, le dimanche 10 mai, nous partions pour Simla par le chemin de fer.

Nous avions reçu du gouverneur du Pendjab, sir Robert Egerton, une invitation pour habiter chez lui pendant notre séjour dans ce sanatorium britannique.

Aux Indes les chemins de fer sont relativement à bon marché et parfaitement appropriés à la température du pays. On peut très bien y dormir; chaque voiture est munie d’un cabinet de toilette et, en plus, d’un ventilateur à eau; grâce à ce système, le voyage est rendu moins fatigant. Sur tout le parcours, les stations sont propres et bien tenues et possèdent toutes des buffets. La quantité d’indigènes de toutes nations qui voyagent en troisième est quelque chose de remarquable et de pittoresque.

Ces peuples orientaux acceptent les progrès de la civilisation moderne avec une superbe indifférence, dont le flegme britannique n’est qu’une pâle imitation; c’est comme une pierre fine et une pierre fausse. Ils se servent de nos progrès, quitte à reprendre l’instant d’après leurs anciennes habitudes, sans regrets, comme sans désirs; leur indifférence égale leur indolence.

De Bombay à Allahabad, où il faut nous arrêter du matin jusqu’au soir pour reprendre notre route, la distance est de trente-six heures.

Allahabad est un lieu de pèlerinage renommé.

Lorsqu’un Hindou part pour un pèlerinage, il se fait d’abord raser la tête, jeûne et offre aux morts un sacrifice qu’on appelle chraddhar; généralement le pèlerin fait le voyage à pied, car s’il le fait soit sur un bateau, soit dans un palanquin, le pèlerinage est réduit à moitié. Pendant le voyage il ne doit manger qu’un peu de riz et doit s’abstenir de ses ablutions. Le jour de son arrivée, il jeûne et, après quelque temps de repos, se rase le corps de la tête aux pieds, prend un bain et offre un second sacrifice aux morts. Le temps de son séjour dans le lieu du pèlerinage est fixé à sept jours. Puis, à son départ, les brahmines lui donnent, en échange de ses dons, des fleurs, des feuilles de toulasi et des cendres de bouse de vache qui sont restées dans le sanctuaire et ont été sanctifiées par cela même: en résumé, des cadeaux qui ne les ruinent pas. Si c’est une femme qui accomplit le pèlerinage, alors on ne lui coupe pas tous les cheveux, mais seulement une petite tresse par derrière.

Il faisait dans ce lieu réputé saint une chaleur épouvantable; nous eûmes le soir, avant le départ du train, un ouragan de sable très violent, assez fréquent ici; c’est, du reste, le seul rafraîchissement dans ces climats, chauds à plus de 45° à l’ombre.

Gaya et Bénarès sont aussi fameux pour leur sainteté. A Bénarès même, les heureux pèlerins qui meurent sans avoir fait pénitence de leur péché font malgré cela leur salut.

En faisant ces pèlerinages, l’Hindou est persuadé qu’il obtient la protection du dieu qu’il honore et que, par elle, il sera reçu au ciel (ne nous moquons pas de sa pieuse croyance), où trône le dieu qu’il a honoré.

L’Inde est fameuse pour la fabrication de ses cuivres, mais nulle part cette fabrication n’est aussi considérable qu’à Bénarès. Dans cet endroit on confectionne un alliage composé de huit métaux: or, argent, fer, étain, plomb, mercure, cuivre et zinc. Cet alliage est parfait, et les objets qu’on en fabrique ont une valeur incontestable. Outre les idoles qui garnissent la plupart des temples, on fabrique à Bénarès des vases, des coupes, des plats, etc., etc. Ces derniers objets sont exportés jusqu’en Europe, et l’on en trouve dans nos grands magasins de nouveautés.

A sept heures du soir nous partions d’Allahabad, et le lendemain à cinq heures du soir nous arrivions à Oumbala. A cet endroit nous disions adieu pour longtemps au chemin de fer et faisions prix avec le chef de la poste pour nous conduire à Simla. Notre départ est fixé au lendemain, sept heures du soir. Il fait très chaud; la route dans la plaine n’a rien de curieux; profitons de la nuit pour voyager dans ces grandes voitures qu’on appelle des dak, bien préférables aux horribles tarantass russes. Les chevaux vont très vite, les relais sont très courts; la poste est payée d’avance, ce qui évite l’ennuyeux inconvénient des voyages en Sibérie et dans le Turkestan russe, de payer presque à chaque station, ce qui met le voyageur sous la dépendance du starosta ou chef de poste, lequel rançonne les voyageurs, soit en les forçant de prendre plus de chevaux malgré le règlement, alléguant le mauvais état de la route, soit en les lui refusant, sous prétexte qu’ils sont tous partis. Impatienté d’attendre, le malheureux voyageur met la main à la poche. O pouvoir magique de l’argent! le rouble a déjà fait revenir les chevaux.

Ici tout est arrangé en vue de la commodité de celui qui voyage. La voiture vous est aussi fournie par l’administration, et vous la gardez jusqu’à destination. Chez les Russes, au contraire, il vous faut songer à votre véhicule, qui est une affaire de quelques centaines de roubles. Sinon, la poste vous en fournit bien un, mais il vous faut le changer à toutes les stations; passe encore quand on est seul, on saute d’une voiture dans l’autre; mais dans un long voyage où, n’ayant même que le strict nécessaire, on est cependant encombré de bagages, de vêtements pour le chaud, pour le froid, d’oreillers, de provisions, etc., etc., vous voyez d’ici l’agrément, sans compter la perte de temps. Puis vous étiez bien dans cette voiture, vous voilà mal dans l’autre, et cela devra se renouveler toutes les deux ou trois heures pendant au moins douze grandes journées et plus.

La poste elle-même n’est pas exempte de cette formalité; à chaque station, les lettres, les paquets sont jetés d’une voiture dans une autre, sans respect pour les pauvres colis, et cela sur un trajet de 2000 kilomètres. C’est à se demander par quel miracle les objets parviennent à destination.

Si, pour obvier à tous ces inconvénients, vous achetez une voiture, la défaite de celle-ci est bien aléatoire et dépend beaucoup de la variété des saisons.

Si par malheur vous partez d’Orenbourg pour Tachkent avec un traîneau, vous arrivez souvent à Tachkent en plein dégel; votre traîneau n’a plus de valeur, vous le vendez à vil prix, quand vous n’êtes pas obligé de le laisser en route, et la réciproque est aussi vraie, c’est-à-dire aussi désagréable. A ce sujet, il nous est arrivé une bonne histoire lors de notre voyage en Russie. Nous revenions de Tachkent avec deux tarantass, et, selon son habitude, l’hiver commençait à poindre en novembre dans cette gentille ville d’Orenbourg. Tous les marchands faisaient donc fi de nos pauvres véhicules et nous en offraient un prix dérisoire. Un charmant officier anglais, M. Shepherd, que nous avions rencontré dans le pays des Bachkirs, et qui nous avait devancés dans cette ville, avait pourtant réussi à vendre la sienne assez bien. Quant aux nôtres, impossible d’en trouver un prix raisonnable. Au moment de partir et étant à déjeuner tous les trois, le général G..., gouverneur du Tourgaï, vint nous rendre visite. Pendant la conversation, M. de Ujfalvy lui parla de sa mauvaise fortune. «N’est-ce que cela? dit-il, laissez-moi les voitures, cher monsieur, je vous les vendrai parfaitement bien au printemps et je vous enverrai l’argent.» M. de Ujfalvy crut pouvoir se fier à la parole d’un général, et les voitures lui furent laissées. Le printemps arriva, pas de nouvelles; le printemps se passa, rien; mon mari écrivit, pas de réponse; enfin l’été survint, rien encore.

Sur ces entrefaites, un monsieur dont nous avions fait la connaissance à Tachkent vint nous voir. C’était l’Exposition à Paris, il passa donc quelque temps dans cette ville. Au moment de son départ, M. de Ujfalvy lui dit: «Vous aurez probablement besoin d’une voiture pour retourner à Tachkent. Allez donc chez le général G..., demandez-lui de ma part un de mes tarantass, je vous le céderai à bon compte.» Le monsieur accepta avec empressement l’offre et partit muni d’une lettre pour le gouverneur du Tourgaï. Le général n’était pas chez lui. Ce monsieur remit pourtant la lettre, mais il fut fort mal reçu et éconduit comme un fâcheux. Depuis ce temps, nous n’avons jamais entendu parler de nos tarantass.

Mais s’il est en Russie des hauts fonctionnaires qui agissent ainsi, il en est de plus délicats, qui vous prêtent les leurs, et nous devons bien remercier le sous-préfet d’Orsk, qui, à notre second voyage en Asie centrale, nous tira d’un grand et pénible embarras en nous prêtant son traîneau jusqu’à Orenbourg. Sans lui, faute de trouver à acheter un moyen de locomotion, je ne sais quand nous serions partis. Il est vrai que nous nous empressâmes de le lui renvoyer.

Donc ici, privés de tous ces ennuis, nous arrivâmes vite à Kalka, au pied de l’Himalaya; il était deux heures du matin.

Nous y attendons le lever du soleil pour ne rien perdre des points de vue de cette première partie de notre escalade de l’Himalaya, représenté ici par de très modestes contreforts. A six heures nous montons dans une petite voiture à quatre personnes, y compris le cocher. On est placé dos à dos, et celle-ci n’a que deux roues; ce véhicule spécial pour les montagnes s’appelle tonga. Nos bagages nous suivront dans une voiture à bœufs et arriveront le lendemain.

Je ne décrirai pas les beautés de l’Himalaya, qui sont si renommées. Cependant l’impression en est saisissante. Ces gigantesques montagnes, qui s’élèvent tout d’un coup de cette immense plaine des Indes, vous imposent au delà de toute expression.

La route qui nous conduit à Simla, creusée et entretenue par les Anglais, est admirable; elle contourne des points de vue de toute beauté. Les merveilles de la végétation s’étalent sous vos yeux éblouis, depuis les plantes tropicales jusqu’aux plantes plus modestes de nos contrées tempérées. Ce qu’il y a de merveilleux, c’est de rencontrer sur un espace relativement peu étendu une flore si diverse. Au pied des montagnes, le palmier se détache sur un fond poudreux; plus loin, des bambous gigantesques forment des taillis impénétrables, et, plus loin encore, des cactus aux contours bizarres se découpent à l’horizon. On monte! Le palmier disparaît! Le rhododendron atteint les dimensions d’un grand arbre; et ses fleurs rouges, qui parsèment son feuillage sombre, font un effet ravissant! Les bambous se rapetissent et rappellent vaguement les tiges élégantes que les artistes japonais peignent sur leur porcelaine. Le cactus sort maintenant par touffes des parties rocheuses! Bientôt ce dernier disparaît aussi, le bambou n’est plus qu’un frêle arbuste, et, à côté de lui, nous voyons apparaître les premiers conifères. Le pin excelsa nous fait admirer son tronc svelte et élancé, et le majestueux cèdre deodar, le chêne de la flore himalayenne, se dresse devant nos regards ravis! Qui n’a pas vu dans la même journée—que dis-je? en quelques heures—cette nature unique de l’Himalaya passer devant ses yeux, ne peut se faire une idée de ce que le voyageur éprouve.

«La plume la plus éloquente (dit le botaniste Hooker), le pinceau le plus habile sont également impuissants à placer sous les yeux les formes et les couleurs de ces monts neigeux ou à réveiller dans l’imagination les sensations et les pensées qui l’enchaînent tout entière à ces sublimes phénomènes, quand ils se développent dans leur réalité. Rien ne peut rendre la netteté de leurs lignes et encore moins les merveilleux effets de couleurs jouant sur les pentes des neiges, les faisceaux lumineux formés par les combinaisons de l’orange, de l’or et de l’incarnat, les nuages illuminés par le lever du soleil, et enfin la teinte fantastique que revêt le tout au moment du crépuscule...» Certes nous possédons dans nos Alpes une nature merveilleuse. Mais en Asie tout a un autre caractère.

Tandis que chez nous la nature alpestre peut se comparer à une douce jeune fille dont les charmes à demi voilés nous font l’effet le plus agréable, la nature de l’Himalaya est semblable à une belle femme qui, dans toute la maturité de sa beauté, étale ses charmes au grand jour et vous subjugue par sa grandeur et sa majesté. Pardonnez-moi, chère lectrice, cette digression, et si vous songez à une Parisienne qui se trouve soudain transportée au fin fond de l’Himalaya, vous concevrez aisément que tout ce qui apparaissait à mes yeux me faisait l’effet d’un conte de fées et que j’éprouvais l’envie, certes bien excusable, d’essayer de parler le langage de ces vieux contes.

Les maisons montrent leurs toits foncés, toutes fières de se trouver sur ces hauteurs! Les villages superposés apaisent le vertige qui pourrait s’emparer de vous à cette élévation! Enfin le blé doré nous ramène en pensée aux plaines immenses de nos basses contrées.

Et l’on monte, on monte toujours. Les montagnes se croisent, s’entre-croisent! On les croit finies, elles recommencent.

Malgré le soleil splendide se détachant sur un ciel d’un bleu inimitable qui éclaire ce tableau fantastique, l’air frais vous pénètre. Il faut se couvrir. Un petit frisson parcourt votre être, et l’on doute si ce n’est de plaisir.

Tout se réunit pour nous apprendre que la nature est un maître qui n’a point son égal. Au milieu de l’émotion qui s’empare de vous devant cette écrasante beauté, on se demande comment l’homme a été assez téméraire ou assez audacieux pour s’élever jusqu’à ces hauteurs.

Quelle volonté, quelle dépense d’énergie n’a-t-il pas fallu pour soumettre ces géants! Et l’on ne sait vraiment ce qu’on doit admirer le plus, ou de la beauté de la nature, qui étale sans effort sa puissance, ou de la merveilleuse intelligence humaine, qui a su l’assouplir à sa volonté.

Au milieu de notre route nous nous arrêtons à Solen pour prendre quelque nourriture. L’air vif nous a ranimés, et l’estomac réclame ses droits avec énergie. Notre repas vite fait, nous repartons pour admirer de nouveau. Deux heures de ravissement, et Simla nous apparaît toute perchée sur une haute montagne et comme enfouie sous la verdure.

Les routes, comme de jolis rubans blancs, unissent les unes aux autres les maisons isolées.

A l’entrée de Simla il nous faut dire adieu à nos voitures, qui n’ont pas droit de cité. On me fait monter dans un tchampang, espèce de chaise à porteurs découverte, et quatre indigènes me portent chez lady Egerton, femme du lieutenant-gouverneur du Pendjab. M. de Ujfalvy me suivait à pied. Nous montions encore parmi ces détours semés de tchampang et de cavaliers, jusqu’à un gracieux perron, sous lequel je descendis, et plus gracieux encore était l’accueil de la maîtresse de la maison.

Comme elle avait dû être jolie, cette aimable femme qui nous attendait et nous reçut avec sa distinction britannique! Elle avait su le français autrefois, mais trente ans de séjour dans les Indes lui avaient fait perdre l’habitude de manier cette langue. Elle comprenait cependant ce que je lui disais, et son neveu, aimable garçon qu’elle me présenta, nous servit d’interprète. Elle nous conduisit à nos chambres et nous laissa libres. Au dîner, qui eut lieu à huit heures, sir Robert Egerton me conduisit à table. Le mari était digne de la femme, et je n’ai jamais vu figure anglaise plus sympathique et plus belle. Il était universellement aimé dans son gouvernement.

A une grande distinction il unissait une instruction qui le faisait s’intéresser à toute chose. Il ne parlait pas le français; mais son secrétaire, M. Dane, spirituel Irlandais, nous servit d’interprète; son amabilité naturelle lui tint lieu de professeur, et le dîner fut très animé.

Je n’ai pas besoin de m’étendre sur l’hospitalité anglaise, les façons de nos voisins d’outre-Manche sont connues. Aussi froids qu’ils peuvent être envers des étrangers, aussi aimables et naturels ils deviennent envers les personnes qui leur sont recommandées. Plus on reste chez eux, plus on leur fait plaisir; moins on reste chez les Russes, plus ils sont contents: voilà la différence des deux hospitalités.

Cette façon habituelle des Anglais s’est encore, je crois, développée aux Indes, où la vie est large, où le personnel des domestiques est nombreux. C’est assez dire de quelles prévenances discrètes et courtoises nous fûmes l’objet. Nous eûmes non seulement les splendeurs diverses de la nature, mais les distractions les plus agréables de la société. C’est tout ce que nous pouvions attendre de mieux: c’est plus que je n’osais espérer. Jusqu’ici nous avions voyagé sans accident d’aucune sorte: un bon vent nous avait poussés sur mer, un bon accueil nous recevait à terre, et, comme les débuts d’un voyage, comme ceux d’une campagne, influencent fortement le courage et l’humeur, je me vis dans les meilleures dispositions d’esprit pour continuer l’entreprise. Tout semble nous sourire, pensais-je; et, souhaitant, comme le dit le poète, «que l’attelage puisse durer aussi longtemps que la voiture», je me couchai en remerciant la Providence et en la priant de daigner rendre la suite de notre voyage aussi facile, aussi agréable.

CHAPITRE IIISIMLA

Simla.—Le docteur Leitner.—Mensurations anthropologiques.—Étoffes.—Bijoux, émaux.—Traitements des fonctionnaires aux Indes.—Le mont Djako et son saint.—Quelques mots sur les différents degrés de sainteté des fakirs.—Réflexions philosophiques.—Une fête dans un couvent de jeunes filles.—Départ.—Environs de Simla.—Fagou.—Mandian.—Komarsîn.

On me permettra ici quelques réflexions sur les goûts et les modes des Européens habitant le pays. Les gens grincheux contestent aux femmes bien des talents, mais du moins admettent-ils qu’elles peuvent décider en matière de chiffons et de tentures. L’habitation de sir Robert Egerton était bien la plus commode, la plus confortable et en même temps la plus élégante de Simla, n’en déplaise au vice-roi des Indes, chez lequel nous avons dîné quelques jours après; sa villa est certes plus spacieuse, mais, en voulant trop bien faire et trop imiter l’Occident, on n’a réussi qu’à élever une construction d’assez mauvais goût. Ah! que les couleurs orientales ressortent sous ce beau soleil, et que les demi-teintes de nos pays sont pâles à côté d’elles! Quelle détestable habitude avons-nous donc de vouloir tout reporter à notre civilisation et à notre goût!

Les Russes en Asie centrale et les Anglais aux Indes en font autant. Passe pour les maisons et les appartements, mais pour les ornements! Laissez ces étoffes aux couleurs franches et hardies qui supportent le soleil et la poussière de ces chaudes contrées et qui garnissent si bien ces murs où viennent se jouer les rayons du jour. Ces étoffes s’assortiraient merveilleusement aux beaux tapis orientaux; les tentures, les décorations indigènes, avec leurs vives couleurs, seraient en harmonie avec l’entourage. Les nôtres y paraissent pâles et mesquines, et la cretonne européenne, qui fait le bonheur des Occidentaux, doit donner aux indigènes une médiocre idée de notre goût.—Enfin, mesdames, soutenez-moi! N’est-il pas vrai que toute chose n’est jolie qu’à sa place? que la cacophonie des sons n’est pas plus odieuse que la cacophonie des couleurs? et qu’en entrant dans certains intérieurs, même riches et somptueux, on pense involontairement à ces nourrices qui tiennent dans chaque bras un enfant allochrome, le petit négrillon camus qu’elles doivent à leur époux, et le petit blanc, fils du maître?

A Simla, M. de Ujfalvy trouva en villégiature M. Leitner, le célèbre linguiste.

Cette ville, située sur le sommet d’une montagne, est un sanatorium anglais très fréquenté. On y vient respirer l’air pur et réparer sa santé altérée par les chaleurs de la plaine. La saison pluvieuse y est moins désagréable, les terrains en pente favorisant l’écoulement des eaux. M. Leitner s’empressa de se mettre à la disposition de mon mari; grâce à lui, M. de Ujfalvy put faire de nombreuses mensurations anthropologiques. Mon mari mensura surtout un grand nombre de Baltis (des Petits-Thibétains que la science anglaise avait jusqu’alors proclamés Mongols et qui, d’après les mensurations de M. de Ujfalvy, ne nous le paraissaient pas du tout). Tout en aidant mon mari à les mensurer, je me demandais comment le type primitif mongolique avait pu disparaître à ce point qu’on n’en retrouvait aucune trace. L’image de mes bons Kirghises ne se retrouvait pas dans ces faces brunes et ovales; leurs yeux en amande ne me rappelaient aucunement l’œil vif, pétillant, rond et légèrement bridé du Kirghise. Mais la science avait parlé, et, jusqu’à preuve du contraire, je devais me taire et jurer tous mes grands dieux qu’ils étaient Mongols. Donc Mongols je les regardais.

Chez lady Egerton je pus admirer les plus belles étoffes et les plus beaux bijoux des Indes, car tous les marchands lui offraient ce qu’ils avaient de mieux. Ils venaient sous la véranda, s’asseyaient, étalant par terre toute leur marchandise, absolument comme en Asie centrale. Mais quelle différence de richesse et de travail! leurs bijoux en or et en argent sont vraiment très remarquables.

Quant à ceux qui sont enrichis de pierreries, il faut se méfier de leur réputation.

Je ne doute pas un instant que les grands seigneurs n’aient de belles pierres, mais la plupart de leurs bijoux brillent surtout par l’arrangement et la disposition des couleurs. Les pierres ne sont d’abord pas taillées; le plus souvent, elles sont défectueuses, quand elles ne sont pas coloriées en dessous. Tel saphir, qui paraît d’un bleu merveilleux, sorti de sa case n’est plus qu’un mauvais caillou valant à peine quelques francs. Un Oriental est assez indifférent devant l’authenticité d’une pierre ou sa pureté. Tous ces trésors orientaux, examinés à la loupe, auraient peut-être à peine la moitié de la valeur qu’on leur suppose, et leurs pierres ne peuvent entrer en comparaison avec les nôtres, qui viennent presque toutes pourtant des Indes. Si nos bijoutiers sont plus soigneux dans leurs travaux et surtout plus honnêtes dans le choix des pierres fines que leurs confrères des Indes, ceux-ci possèdent, en revanche, les secrets d’un art merveilleux et supérieur.

C’est dans le Radjpoutana qu’on fabrique les plus beaux émaux. La peinture en émail et l’émail en relief, dont la Russie fournit de si beaux échantillons, sont des procédés relativement modernes, tandis que le cloisonné et le champlevé sont des procédés très anciens. Les émaux de Jaïpour sont des champlevés. On fait des émaux à Lahore, à Bénarès, à Luknor, à Moultan, à Kangra, et même au Cachemire, comme nous le verrons plus tard. A Tchamba on fabriquait aussi autrefois des émaux en champlevé d’une grande richesse de couleurs. Mais nulle part ils n’ont atteint une si grande perfection qu’à Jaïpour.

On ne peut se faire une idée, si l’on n’en a pas vu d’échantillons, de l’effet merveilleux produit par la richesse et la délicatesse des couleurs. Le rouge de rubis ou de corail, le vert d’émeraude, le bleu turquoise ou de saphir disposés sur un fond d’or mat sont d’un éclat et d’une transparence remarquables.

A Partabghar, dans le Radjpoutana, on fabrique des émaux tout particuliers. Une couche d’émail vert émeraude est étendue sur une plaque d’or brunie et recouverte de dessins divers découpés sur la surface émaillée aussi longtemps que celle-ci est encore molle au moyen du martelage.

A Routan, dans l’Inde centrale, sur les confins du Radjpoutana, on fait un travail semblable; souvent le fond en émail est bleu au lieu d’être vert comme à Partabghar.

Le vice-roi nous invita à un dîner officiel. Lui et sa femme parlaient très couramment le français. Il me parut que l’étiquette était plus sévère qu’à Tachkent. Était-ce parce que lady Ripon recevait avec son mari, puisqu’elle habite près de lui, tandis que lorsque nous étions à Tachkent, le général Kaufmann recevait seul et un peu en garçon, sa femme étant presque toujours absente de Tachkent. Cette différence peut peindre les mœurs des deux pays sans autre commentaire. Tout le monde fut excessivement aimable pour nous. M. et Mme Bering, qui avaient longtemps habité le Caire, parlaient admirablement le français (M. Bering avait été contrôleur des finances égyptiennes).

M. Lyal, secrétaire d’État au département des affaires étrangères des Indes britanniques, qui eut une longue conversation avec mon mari, lui expliqua la raison pour laquelle l’administration anglaise aux Indes jouissait d’une réputation d’honnêteté si bien établie. D’abord aucun fonctionnaire, aucun officier anglais ne peuvent recevoir de cadeaux des indigènes; s’ils en reçoivent, ils sont obligés de les déposer à l’administration centrale, qui les transporte à Calcutta, où ils sont vendus au profit des pauvres. Si quelques-uns d’entre eux violaient la loi, ils seraient aussitôt renvoyés. Ensuite le gouvernement anglais paye excessivement bien ses fonctionnaires, afin d’engager l’élite de la jeunesse anglaise à solliciter des fonctions dans le Civil service des Indes. Le traitement est si élevé que les places vacantes sont très recherchées. Ainsi, par exemple, le gouverneur du Pendjab touche un traitement de 9500 roupies, presque 20 000 francs par mois, et il n’est que lieutenant-gouverneur.

Les gouverneurs de Madras et Bombay touchent 12 000 roupies par mois, et le vice-roi des Indes 25 000 roupies, tandis que le général Kaufmann, gouverneur général du Turkestan, n’avait que 40 000 roubles par an, toutes les indemnités comprises.

La retraite des fonctionnaires du Civil service est très belle; tous, sans exception de grade, ont 1000 livres sterling, soit 25 000 francs par an. De cette manière on n’a pas le fond du panier, hommes qui, ayant peine à vivre dans leur pays en raison d’indélicatesses plus ou moins graves, acceptent avec empressement un traitement qui leur permet de végéter dans un pays où ils ne seront pas connus. Ils y apportent alors leurs habitudes relâchées et ne se font aucun scrupule de voler les indigènes. L’administration en souffre et se trouve déconsidérée. C’est ainsi que le Turkestan est peuplé de tchinovnik ou employés d’une délicatesse douteuse, et que le service civil est assez déconsidéré, car les plus hauts fonctionnaires, comme les plus modestes, ne sont pas exempts de blâme.

Les mœurs des Anglais sont aussi plus correctes que celles des Russes; en général du moins, les femmes vivent toutes avec leur mari. Au Turkestan il n’est pas rare de voir des fonctionnaires vivre maritalement avec une femme séparée d’avec son mari, et, s’il finit par pouvoir l’épouser (le divorce étant pratiqué), l’ancien époux devient très bien l’ami du nouveau. Ils vivent alors à trois dans la plus parfaite intimité, sans que personne y trouve rien à redire.

Les promenades à Simla sont superbes. La plus renommée est celle du Glane; nous nous y sommes rendus en tchampang pour y prendre le thé; le paysage est enchanteur. Le vice-roi, le gouverneur du Pendjab et le commandant des troupes ont seuls le droit d’aller en voitures attelées. Les autres personnes vont en tchampang ou à cheval; quelques petites voitures roulantes font innovation. Lorsqu’il pleut, les cavaliers ont un costume très curieux: en dehors du manteau qui les couvre, ils ont un immense tablier de même étoffe, qui, en s’attachant à la taille, leur préserve parfaitement les jambes. Quand ils n’ont pas de capuchon, ils tiennent dans leur main droite un parapluie et se rendent ainsi préservés aux plus grands dîners.

Simla, vue prise du mont Djako.