Voyage de M. de Lesseps - Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps - E-Book

Voyage de M. de Lesseps E-Book

Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps

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Beschreibung

Journal d'un aventurier du 18ème siècle !

Sa destinée le fit échapper à la disparition de tous les membres de l'expédition de Jean-François de La Pérouse et des frégates l’Astrolabe et la Boussole à Vanikoro dans l’océan Pacifique. Débarqué au sud de la péninsule du Kamtchatka après deux années de navigation, Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps a franchi les fleuves, les lacs gelés, les terrains hostiles, changeant d'équipages et de guides à de multiples reprises pour amener à Versailles au péril de sa vie les documents et nouvelles que lui avait confiés La Pérouse. Son journal a été publié pour la première fois en 1790.

Plongez dans les mémoires d'un homme qui a franchi fleuves, lacs gelés, et terrains hostiles, changeant d'équipages et de guides à de multiples reprises pour amener à Versailles, au péril de sa vie, les documents contenant d'importantes nouvelles.

EXTRAIT

Le dernier coup de collier
En sortant de Gavenki, nous avions quitté la côte de l’est ; celle de l’ouest se présenta à nous à deux verstes de Poustaretsk ; de sorte que nous avions traversé cette partie du Kamtchatka dans toute sa largeur, qui n’est, comme l’on voit, que de deux cents verstes, c’est-à-dire de cinquante lieues. Nous fîmes ce trajet plus à pied qu’en traîneaux : nos chiens étaient si faibles que nous préférions de nous fatiguer nous-mêmes pour les soulager, rarement encore en allaient-ils plus vite. Nos conducteurs ne pouvaient les faire avancer qu’en s’attelant comme eux pour les aider à tirer nos voitures, et nous les agacions en leur montrant un mouchoir que nous tournions en forme de poisson ; ils suivaient cet appât qui fuyait devant eux, à mesure qu’ils s’approchaient pour s’en saisir.

Arrivée à Poustaretsk
C’est par ce moyen que nous vînmes à bout de franchir la montagne qui mène à Poustarestk. Je me crus sauvé en mettant le pied dans ce hameau. Hélas ! nous y trouvâmes les réservoirs à poissons absolument vides.

Férocité des chiens
Pendant que nous cherchions en vain, on avait dételé les chiens. Dès qu’ils furent au poteau, ils se jetèrent sur leurs liens et sur leurs harnais ; en une minute tout fut dévoré. En vain essaya-t-on de les retenir ; la plus grande partie s’échappa dans la campagne où ils erraient çà et là, mangeant tout ce que leurs dents pouvaient déchirer. Il en mourait à tous moments quelques-uns qui devenaient aussitôt la proie des autres. Ceux-ci s’élançaient sur ces cadavres et les mettaient en pièces : chaque membre était disputé au ravisseur par une troupe de rivaux qui l’attaquaient avec la même furie ; s’il succombait sous le nombre, il était à son tour l’objet d’un nouveau combat. Pour nous défendre nous-mêmes contre ces chiens affamés, nous étions réduits à ne point sortir sans nos bâtons, ou sans des armes qui puissent les écarter. À l’horreur de les voir ainsi s’entre-dévorer, succédait le triste spectacle de ceux qui assiégeaient la yourte où nous demeurions. Ces pauvres bêtes étaient toutes d’une maigreur à faire compassion ; elles pouvaient à peine remuer : leurs hurlements plaintifs et continuels semblaient nous prier de les secourir, et nous reprocher l’impossibilité où nous étions de le faire. Plusieurs qui souffraient autant du froid que de la faim se couchaient au bord de l’ouverture extérieure, pratiquée dans le toit de la yourte, et par où s’échappe la fumée ; plus ils sentaient la chaleur et plus ils s’en approchaient ; à la fin, soit faiblesse, soit défaut d’équilibre, ils tombaient dans le feu sous nos yeux.

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Couverture : Erwan Lejalle

© CLAAE 2018

Tous droits réservés. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivant du Code de la propriété intellectuelle.

ISBN 978-2-37911-054-2

EAN 9782379110542

EAN eBook : 9782379110016

Jean-Baptiste de Lesseps

Jean-Baptiste Barthélemy de Lesseps est né à Cette, en 1766.

Il avait embrassé de bonne heure la carrière diplomatique, où son père l’avait déjà précédé. Plus tard, ce fut lui et mon père qui me guidèrent à mon tour dans la même voie. Tous les membres de notre famille l’ont suivie, d’ailleurs, par tradition et par vocation. Après avoir été élevé quelques années à Hambourg, de Lesseps suivit son père, Martin de Lesseps, qui venait d’être nommé consul général à Saint-Pétersbourg. Il acquit rapidement une connaissance approfondie de la langue russe. C’est à son aptitude spéciale pour le russe qu’il dut bientôt d’être attaché à l’expédition de La Pérouse, dont la fin devait être si funeste.

En effet, comme il se trouvait à Versailles, porteur de dépêches du comte de Ségur, à l’époque où se préparait l’expédition nouvelle, Louis XVI, qui avait appris les qualités du jeune secrétaire d’ambassade, le désigna lui-même pour accompagner les navigateurs qu’il envoyait à la découverte de pays inexplorés.

On voit encore, à Versailles, un tableau du temps, bien connu, qui représente le roi de France traçant le plan général du voyage projeté.

De Lesseps devait aider les capitaines français à négocier avec les naturels du rivage du Kamtchatka. L’interprète désigné par le roi avait le grade d’enseigne, et devait contribuer dans la mesure de ses moyens à la réussite de l’expédition.

Les deux frégates de La Pérouse, la Boussole et l’Astrolabe, partirent de Brest le 1er août 1785. Embarqué tout d’abord sur la Boussole, Lesseps passa bientôt sur l’Astrolabe avec de Langle, qui lui fit, sur sa demande, un cours complet de navigation. Mon oncle m’a raconté qu’il avait dans sa chambre, à bord, une gravure représentant la mort de Cook et que la vue de cette image stimulait le zèle des navigateurs. De Langle disait souvent : Voici la mort que doivent envier les gens de notre métier.

Deux années après, en septembre 1787, les deux frégates abordèrent à Saint-Pierre-et-Saint-Paul, le port situé à l’extrémité de la presqu’île du Kamtchatka. C’est de là que partit mon oncle, chargé par La Pérouse de rapporter à Paris, à travers ces pays inconnus, les cartes, les notes et toute la première partie du travail de l’expédition.

Parti le 7 octobre d’Okostk, pendant que les frégates reprenaient la mer, il n’arriva à Saint-Pétersbourg, comme le dit son livre, qu’une année plus tard, à la fin de septembre 1788.

Il traversa en toute hâte la Russie, l’Allemagne, et arriva enfin à Paris, dans un costume si pittoresque que tout le monde le pria de le conserver pour être présenté à la reine et au roi, ce qui fut fait.

Il reçut les compliments empressés de Louis XVI, le roi décida aussitôt l’impression de sa relation aux frais de l’État. Le livre parut avec des cartes en 1790.

Pour le récompenser, on le nomma consul à Cronstadt. Son père avait entre-temps démissionné et le consulat de Saint-Pétersbourg, réservé quelque temps à Jean-Baptiste de Lesseps, avait été donné à un autre.

Au consulat de Cronstadt succéda, en 1794, le secrétariat de l’ambassade française à Constantinople, avec Ruffin, qui venait d’être nommé à ce poste sous la direction d’Aubert du Bayet.

Durant la guerre qui éclata entre la Porte et la France, en 1798, par suite de l’occupation de l’Égypte, Lesseps et tous les Français qui se trouvaient à Constantinople furent emprisonnés aux Sept-Tours. Mon oncle avait épousé la fille de Ruffin, et toute la famille fut ainsi internée pendant près de trois ans.

Enfin, la paix survint et on put rentrer en France, non sans de longues souffrances et des quarantaines imposées un peu partout, par suite de l’encombrement des lazarets de Marseille, où étaient entassés les blessés de l’armée d’Égypte.

Cela se passait en 1802, Jean-Baptiste de Lesseps a parcouru la première moitié de sa carrière. Beaucoup d’événements politiques de tous genres sont survenus. Il a servi quand même et sans distinction de parti, la France sa patrie. Il a estimé que le gouvernement nouveau méritait le concours des vrais Français, autant que le régime monarchique disparu. Ce qui fait qu’au lieu de trouver mon oncle au nombre des émigrés, nous le verrons encore et sous plusieurs régimes, s’efforçant de rendre le plus de services diplomatiques qu’il pourra, aux gouvernements successifs de cette époque troublée.

Dès le mois de mars 1802, il fut envoyé à Saint-Pétersbourg comme commissaire général des relations commerciales. Napoléon tenait à le savoir en Russie, et le czar Alexandre lui portait d’ailleurs une grande amitié.

Entre 1804 et 1807, les relations diplomatiques se tendirent entre Napoléon 1er et le czar. M. d’Oubril, chargé d’affaires de la Russie à Paris, avait quitté le territoire français en demandant ses passeports. Le général Hédouville, chargé d’affaires de France à Saint-Pétersbourg, en avait fait autant. Seul, de Lesseps restait, puisqu’il n’était considéré que comme un agent commercial ; il n’en tint pas moins Napoléon au courant de tout ce qui se passait à Saint-Pétersbourg, et faisait parvenir ses dépêches secrètes par l’intermédiaire de la légation de Bavière. Il fut un moment forcé de s’éloigner lui-même et de conduire sa famille à Dresde, mais la paix de Tilsitt le fit rentrer bientôt en Russie, où il rendit plus de services que jamais (1807).

Il donna une impulsion sensible au commerce des Français avec les Russes, et fit pour le compte de l’État des opérations remarquables, notamment l’approvisionnement des flottes en bois de Russie.

Napoléon d’ailleurs avait conçu de lui une telle idée et s’en remettait si bien à sa grande probité, qu’il écrivit un jour au bas d’un compte présenté par mon oncle :

Dorénavant les comptes de M. de Lesseps seront payés sans examen.

Aimé de tous les diplomates qui résidaient en Russie, de Lesseps avait été pris en affection par le comte Lauriston, le nouvel ambassadeur, dont les deux frères avaient péri avec La Pérouse, depuis que les deux frégates avaient quitté Saint-Pierre-et-Saint-Paul. En effet on était sans nouvelles des navigateurs depuis vingt ans, et leur perte était trop certaine.

La guerre de 1812 survint. Le chargé d’affaires commerciales dut encore quitter Pétersbourg, et cette fois précipitamment, devant la colère du czar.

Alexandre ne voulut même pas permettre, à la nourrice russe qui allaitait son dernier-né, de passer la frontière avec les Français expulsés. La famille des fugitifs se retira à Dantzig et de là de Lesseps gagna Moscou, à la suite de la Grande Armée.

L’empereur, maître de Moscou et redoutant la famine, nomma de Lesseps intendant général de la ville, contre son gré, et en dépit de tous les arguments que fit valoir le diplomate, sûr d’avance que plus tard Alexandre ne lui pardonnerait pas cette acceptation.

Mon oncle fit avec la Grande Armée la terrible retraite. Quand le duc de Trévise fit sauter le Kremlin, il échappa providentiellement à la mort, après avoir toutefois sauvé plusieurs familles françaises au péril de sa vie. Abandonnant alors ses effets et sa voiture, il suivit le maréchal pas-à-pas, toujours à cheval à ses côtés, et combattant dans toutes les escarmouches de la retraite avec les officiers de l’armée.

Il arriva à Dantzig où sa famille s’était rendue, puis à Paris, mais alors que Louis XVIII était déjà sur le trône.

Le duc de Richelieu, ministre des Affaires étrangères, aurait voulu faire nommer de Lesseps ambassadeur à Saint-Pétersbourg, mais l’affaire de Moscou avait en effet gravement offensé Alexandre, qui se refusa à toutes les sollicitations, même à celles de son frère Constantin.

Pour le dédommager, on nomma mon oncle chargé d’affaires à Lisbonne. Il n’alla prendre possession de son poste qu’après les Cent jours, en août 1815.

Depuis cette époque jusqu’à celle de sa mort survenue en 1834, l’ancien compagnon de La Pérouse s’employa à calmer les susceptibilités sans cesse renaissantes qui divisaient la France et le Portugal. Il perdit entre-temps toute sa fortune, par suite de la faillite d’un banquier en qui il avait mis toute sa confiance, et dut ainsi conserver son poste pour vivre, beaucoup plus longtemps qu’il ne l’eût désiré.

Il mourut à Lisbonne, à l’âge de soixante-huit ans, laissant sept enfants qui lui ont survécu, sur douze qu’il avait eus de son mariage avec mademoiselle Ruffin.

Voici donc à peu près complète, dans sa forme la plus précise, l’histoire de la vie de Jean-Baptiste de Lesseps, je crois que si j’avais quelques loisirs, j’arriverais, en rassemblant mes souvenirs, à écrire un volume tout entier, d’anecdotes intéressantes et d’épisodes curieux que j’ai recueillis de sa bouche, et je ne cacherai pas que j’en serais très heureux et que cela me réjouirait et me rajeunirait, de revivre par le souvenir, avec cet homme que j’ai tant aimé. Sa figure est mêlée à tout ce qui me reste, de ma jeunesse et de mon enfance.

Je le vois toujours arrivant de Russie, chez nous, rue Saint-Florentin, ou nous demeurions avec ma grand-mère et où j’habite encore. Il était vêtu d’une grande pelisse et portait des bas de soie, qui frappèrent singulièrement mon imagination d’enfant de huit ans.

Sa destinée, qui le fit échapper au désastre des malheureuses frégates l’Astrolabe et la Boussole, est d’autant plus curieuse, que lors de son incorporation dans l’état-major de La Pérouse, il fut classé, treizième et qu’on faisait à bord les plaisanteries d’usage sur ce nombre inoffensif. En ce temps-là, en effet, le chiffre réglementaire de l’état-major était de douze officiers et il avait été attaché, avec le grade d’enseigne, à titre extraordinaire d’interprète du roi.

Quoique treizième, pourtant il fut le seul qui échappa à la plus triste des morts, alors que sur la rive du Kamtchatka, où ses compagnons le débarquaient en 1787, il était peut-être considéré comme le plus aventuré des membres de l’expédition. En doublant la pointe extrême du Kamtchatka on trouve un cap, qui est marqué sur les cartes de La Pérouse et qui s’appelle le cap de Lesseps.

Les détails de sa vie nous ont été bien souvent racontés par lui-même. C’étaient des leçons autant que des exemples de courage et de probité.

Sa captivité à Constantinople fut un des plus touchants épisodes de sa vie. Pour d’autres elle eût été terrible, pour lui, elle parut douce, tant il avait porté au plus haut degré l’esprit chevaleresque et la loyauté dont les Français sont coutumiers.

En effet, le ministre ottoman, après avoir enfermé les Français aux Sept-Tours, avait consenti à donner à de Lesseps un peu de liberté. Mon oncle avait à son tour insisté pour obtenir une liberté au moins, égale pour ses compagnons. Le ministère, dans l’espérance que le diplomate lui rendrait des services, avait accordé aux compagnons de captivité de Ruffin et de Lesseps, l’autorisation de sortir chaque jour. Mais ils devaient rentrer à heure fixe, et de Lesseps et Ruffin répondaient de leur exactitude sur leur tête. Inutile de dire, puisqu’ils ont survécu tous les deux, que personne ne manqua jamais à sa parole.

La paix survenue, le sultan pria mon oncle d’aller à Marseille et de préparer divers travaux à exécuter dans les ports turcs.

Mon oncle partit donc à bord d’une corvette avec sa famille, et se rendit à Marseille.

Arrivé là, je laisse à penser s’il excita la curiosité et la sympathie de tous ses camarades.

D’ailleurs, son équipage, composé de Grecs, d’Africains, de Maltais et de gens de tous métiers, avait voulu se révolter en mer ; et c’était après des prodiges d’énergie que le commandant et la corvette avaient échappé aux bandits.

Lors de son retour à Versailles, après son long voyage du Kamtchatka à Paris, la popularité qui s’attacha à son nom fut considérable. Les voyages n’avaient pas pris encore, à ce moment-là, le développement admirable que notre XIXe siècle a su leur donner, avec la vapeur, l’électricité, et il faut le dire, avec un développement exceptionnel de l’esprit scientifique.

Le voyageur kamtschadale avait fait savoir par un courrier qu’il arriverait à trois heures de l’après-midi à Versailles.

M. de La Luzerne, secrétaire d’État à la Marine, l’attendait avec anxiété et le présenta aussitôt au roi. Le récit de de Lesseps excita, je n’ai pas besoin de le dire, à Paris et dans toute la France, la plus vive curiosité. Beaucoup de gens n’y voulaient pas croire. La publication, par l’Imprimerie royale, du livre relatant cette pérégrination merveilleuse, dissipa bientôt les doutes, et augmenta la popularité de celui qui en avait été le héros.

Quant à ses malheureux compagnons on n’en eut pas de nouvelles pendant près de quarante ans. J’étais à Lisbonne avec lui, car, l’ai-je dit ? Il me regardait plutôt comme un fils que comme un neveu, et c’est à tort qu’on a dit que j’ai commencé ma carrière diplomatique avec mon père ; c’est avec mon oncle que je l’ai commencée, et continuée. J’étais extrêmement jeune. Il m’avait emmené en Portugal et m’avait attaché au service de sa mission. Une lettre de Paris lui demanda un jour s’il ne pourrait pas venir reconnaître des objets trouvés par un capitaine anglais dans les parages des îles Vanikoro. On supposait que ces objets devaient avoir appartenu à La Pérouse ou à ses compagnons, mais rien n’était prouvé.

Mon oncle obtint un congé, et nous partîmes pour Paris. Les objets recueillis par le capitaine anglais avaient bien réellement appartenu à l’expédition. Mon oncle reconnut parfaitement des cuillers, des fourchettes, de menus instruments de bord que chacun peut voir aujourd’hui réunis en trophée au musée de la Marine.

Ferdinand de Lesseps

Avertissement

Le titre de cet ouvrage annonce ce qu’il est. Pourquoi m’éluderais-je à prévenir le jugement du lecteur ? en aurai-je plus de droit à son indulgence, quand je lui aurai déclaré que, dans le principe, je n’eus pas la prétention de faire un livre ? ma relation sera-t-elle plus intéressante, quand on saura que j’y travaillai uniquement par le besoin d’amuser utilement mon loisir, et avec la seule vanité de rapporter à ma famille le journal fidèle de mes peines et de mes observations dans le cours de mon voyage ? Il est aisé de voir que j’ai écrit par intervalles, avec soin ou négligence, suivant que les circonstances me l’ont permis, que les objets m’ont plus ou moins frappé.

Averti par le sentiment de mon inexpérience, j’ai cru me devoir à moi-même de ne laisser échapper aucune occasion de m’instruire, comme si j’eusse prévu qu’on me rendrait comptable de mes moments et des connaissances que j’étais à portée de recueillir ; mais de cette exactitude scrupuleuse à laquelle je me suis astreint, ne résultera-t-il pas le défaut de grâce et de variété dans ma narration ?

D’ailleurs, les événements qui me sont personnels se trouvaient tellement liés aux sujets de mes remarques que mon amour-propre n’a eu garde de supprimer ces détails : j’ai donc mérité le reproche d’avoir trop parlé de moi ; c’est le péché d’habitude des voyageurs de mon âge.

Indépendamment de cette fatigante maladresse, je m’accuserai encore d’être tombé dans des répétitions fréquentes qu’eût évitées une plume plus exercée. Sur certaines matières, et particulièrement en fait de voyages, comment ne pas se former un style de routine ? De là, des tours et des expressions qui reviennent sans cesse : pour peindre les mêmes objets, on ne sait employer que les mêmes couleurs.

En commençant ce Journal, le surlendemain de mon débarquement au port de Saint-Pierre-et-Saint-Paul, je fus d’abord arrêté par l’embarras des dates. Je n’avais point d’almanach français, et je finis par adopter le vieux style en usage en Russie ; il me dispensait de songer continuellement à la différence des onze jours que le nouveau style compte de plus ; mais lorsqu’il a été décidé, contre mon attente, que cet ouvrage recevrait le grand jour de l’impression, je me suis empressé de rétablir dans les dates l’ordre reçu parmi nous, c’est-à-dire le nouveau style.

Quant à la prononciation des mots russes, kamtschadales et autres, j’observerai que toutes les lettres doivent être bien articulées. Je me suis attaché, même dans le vocabulaire, à élaguer les consonnes, dont le concours confus décourage et n’est pas toujours nécessaire. Règle générale, le kh doit être prononcé de même que le ch des Allemands, ou le j des Espagnols ; et le ch comme dans notre langue. Les syllabes finales oi et in, se prononceront comme si elles étaient écrites oï et ine.

Introduction

Je compte à peine mon cinquième lustre et je suis arrivé à l’époque la plus mémorable de ma vie. Quelque longue, quelque heureuse que puisse être la carrière qui me reste à fournir, je doute que je sois destiné à être jamais employé dans une expédition aussi glorieuse que celle qu’achèvent en ce moment les deux frégates françaises, la Boussole et l’Astrolabe, commandées, la première par M. le comte de La Pérouse, chef de l’expédition, et la seconde, par M. le vicomte de Langle.

L’intérêt que le bruit de ce voyage autour du monde a excité fut trop marqué et trop universel, pour que l’on n’attende pas aujourd’hui, avec autant d’impatience que de curiosité, des nouvelles directes de ces illustres navigateurs, que leur patrie et l’Europe entière redemandent aux mers qu’ils parcourent.

Qu’il est flatteur pour moi, après avoir obtenu de M. le comte de La Pérouse l’avantage de le suivre pendant plus de deux ans, de devoir encore à son choix l’honneur d’apporter par terre ses dépêches en France ! plus je réfléchis à mon bonheur en recevant cette nouvelle preuve de sa confiance, plus je sens ce qu’exigerait une pareille mission, et tout ce qui me manque pour la remplir : mais je ne dois sans doute attribuer la préférence qui m’est accordée, qu’à la nécessité de choisir pour ce voyage quelqu’un qui parlât le russe, et qui eût déjà séjourné dans cet empire.

Saint-Pierre et Saint-Paul

Depuis le 6 septembre 1787, les frégates du roi étaient dans le port d’Avatscha, ou Saint-Pierre et Saint-Paul, à l’extrémité méridionale de la presqu’île du Kamtchatka. Le 29, j’eus l’ordre de quitter l’Astrolabe ; le même jour, M. le comte de La Pérouse me remit ses dépêches et ses instructions.

Le soir il me fallut prendre congé de notre commandant et de son digne collègue. Qu’on juge de ce que je souffris lorsque je les reconduisis aux canots qui les attendaient ; je ne pus ni parler ni les quitter ; ils m’embrassèrent tour à tour, et mes larmes ne leur prouvèrent que trop la situation de mon âme. Les officiers, tous mes amis qui étaient à terre, reçurent aussi mes adieux ; tous s’attendrirent sur moi, tous firent des vœux pour ma conservation, et me donnèrent les consolations et les secours que l’amitié put leur suggérer. Mes regrets, en m’en séparant, ne peuvent se peindre : on m’arracha de leurs bras, et je me retrouvai dans ceux de M. le colonel Kassoff-Ougrenin, commandant à Okotsk et au Kamtchatka, à qui M. le comte de La Pérouse m’avait recommandé, plus comme son fils, que comme l’officier chargé de ses dépêches.

Le 30 septembre au matin, les deux frégates appareillèrent avec un vent favorable qui nous les fit perdre de vue dans la même matinée, et qui souffla pendant plusieurs jours de suite.

M. le comte de La Pérouse m’avait recommandé de faire diligence ; mais en même temps il m’avait enjoint, ce que mon inclination me prescrivit aussitôt, de ne quitter sous aucun prétexte M. Kassoff : ce dernier lui avait promis de me conduire jusqu’à Okotsk, lieu de sa résidence.

Les affaires que M. Kassoff eut à terminer, et les préparatifs de notre départ nous retinrent encore six jours ; ce qui me permit de m’assurer que les frégates du roi n’étaient plus dans le cas de rentrer. Je profitai de ce retard pour commencer mes observations.

Le port de Saint-Pierre et Saint-Paul est situé au nord de l’entrée de la baie d’Avatscha, et se trouve fermé au sud par une langue de terre fort étroite sur laquelle est bâti l’ostrog ou village kamtschadale. Il n’est composé que d’environ trente à quarante habitations, tant d’hiver que d’été, appelées isbas et balagans ; et l’on ne compte dans toute la place, en comprenant même la garnison, que cent habitants au plus.

Les bords de la baie d’Avatscha m’ont paru hérissés de hautes montagnes, dont quelques-unes sont couvertes de bois, et d’autres volcaniques. Les vallées présentent une végétation qui m’a étonné. L’herbe y était presque de la hauteur d°un homme ; et les fleurs champêtres, telles que des roses sauvages et autres qui s’y trouvaient mêlées, répandaient au loin l’exhalaison la plus suave.

Il tombe ordinairement de grandes pluies pendant le printemps et l’automne, et les coups de vent se font fréquemment sentir dans cette dernière saison et dans l’hiver ; celui-ci est quelquefois pluvieux, mais, malgré sa longueur, on assure qu’il n’est pas si extraordinairement rigoureux, du moins dans cette partie méridionale du Kamtchatka. La neige commence à prendre pied en octobre, et le dégel n’a lieu qu’en avril ou mai ; mais en juillet même, on en voit tomber sur le sommet des hautes montagnes, et surtout des volcans. L’été est assez beau ; les plus fortes chaleurs ne durent guère que le temps du solstice. Le tonnerre s’y fait rarement entendre, et ne fait jamais de ravages. Telle est la température qui règne à peu près dans tous les environs de cette partie de la presqu’île.

Nous partîmes de Saint-Pierre et Saint-Paul, le 7 octobre, et nous nous embarquâmes sur des baidars (canots qui seront décrits plus loin) pour traverser la baie et nous rendre à Paratounka, où nous devions trouver des chevaux pour continuer notre route. Nous y arrivâmes en cinq ou six heures.

À peine y étions-nous entrés, que la pluie tomba en si grande abondance qu’elle nous força de séjourner plus longtemps que nous ne voulions.

Paratounka Habitations kamtchadales

L’ostrog de Paratounka est situé au bord de la rivière de ce nom, à deux lieues environ de son embouchure. Ce village n’est guère plus peuplé que celui de Saint-Pierre et Saint-Paul. Le nombre de balagans et d’isbas que j’y ai vus, m’a également paru à peu près le même.

Les Kamtschadales logent l’été dans les premiers, et se retirent l’hiver dans les derniers. Comme on veut les amener insensiblement à se rapprocher davantage des paysans russes, et à se loger d’une manière plus saine, il a été défendu dans cette partie méridionale du Kamtchatka, de construire désormais des yourtes ou demeures souterraines ; elles y sont toutes détruites à présent, et l’on n’en trouve plus que quelques vestiges dont l’intérieur est comblé, et qui m’ont représenté au-dehors le faîte élargi de nos glacières.

Les balagans s’élèvent au-dessus du sol sur plusieurs poteaux plantés à d’égales distances, et de la hauteur de douze à treize pieds. Cette agreste colonnade soutient en l’air une plate-forme faite de soliveaux emboîtés les uns dans les autres, et revêtus de terre glaiseuse : cette plate-forme sert de plancher à tout l’édifice, qui consiste en un comble de forme conique, couvert d’une sorte de chaume ou d’herbe séchée, étendue sur de longues perches qui se réunissent au sommet, et qui portent sur plusieurs traverses. Ce comble est à la fois le premier et le dernier étage ; il forme tout l’appartement, c’est-à-dire une chambre : un trou pratiqué dans le toit ouvre un passage à la fumée, lorsque le feu s’allume pour préparer les aliments ; cette cuisine s’établit alors au milieu de la chambre où ils mangent, se couchent et dorment pêle-mêle sans le moindre dégoût ni aucun scrupule.

Dans ces appartements, il n’est pas question de fenêtres ; on n’y trouve qu’une porte si basse et si étroite, qu’elle donne à peine entrée au jour. L’escalier est digne de la maison ; c’est une poutre, ou plutôt un arbre entaillé très grossièrement, dont un bout pose à terre et l’autre est élevé à la hauteur du plancher ; il arrive à l’angle de la porte, au niveau d’une espèce de galerie découverte qui se trouve en avant : cet arbre a conservé sa rondeur, et présente sur un côté de sa superficie ce que je ne saurais appeler des marches, vu qu’elles sont si incommodes que j’ai pensé plus d’une fois m’y rompre le cou. En effet lorsque cette maudite échelle vient à tourner sous les pieds de ceux qui n’y sont pas habitués, il leur est impossible de garder l’équilibre ; il faut qu’ils tombent à terre, et ils risquent plus ou moins, en raison de la hauteur. Veut-on annoncer au-dehors que personne n’est au logis ? On ne prend d’autre soin que de retourner l’escalier, les marches en dessous.