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Extrait : "Me voilà à Marseille, et je crois toucher à l'Égypte. Marseille est maintenant à sept journées d'Alexandrie. Les noms des bateaux à vapeur qui rapprochent le Delta du Rhône et le Delta du Nil, ces noms sont eux-mêmes égyptiens : c'est le Sésostris, le Rhamsès, le Luxor. Je partirai demain sur l'Alexandre. Que cette gloire protège mon obscurité ! que le nom du conquérant soit d'un bon augure à mes petites conquêtes !..."
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Seitenzahl: 642
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335054071
©Ligaran 2015
Ce n’est jamais sans un cruel serrement de cœur, que l’on conduit un ami à sa demeure dernière ; bien plus cruel encore est celui que l’on ressent, lorsque, sur le bord de la tombe qui va se refermer sur l’homme que l’on aimait, on est appelé à lui adresser le suprême adieu, au nom d’une compagnie à laquelle il appartenait. En pareil moment, la douleur de l’éternelle séparation domine tout ; à peine est-il possible de dire en quelques courtes phrases l’estime que l’on avait vouée à l’homme désormais perdu pour la science ; on passe tristement sur les qualités de l’esprit, parce que l’on comprend qu’en face de la mort, ce sont les qualités de ce cœur qui ne bat plus, qu’il est juste de mettre en saillie. Cette contrainte de convenance, j’en ai souffert devant le cercueil d’Ampère ; on ne s’étonnera donc pas que j’éprouve une joie que je ne saurais cacher, lorsqu’il m’est enfin permis de parler à l’aise du savant et de l’ami qui m’a devancé au tombeau.
Quelle nature d’élite ! quel esprit fin et sagace ! quel cœur d’or !
Depuis bien des années déjà, nous étions unis par les liens d’une franche et solide amitié, sur laquelle ni le temps ni l’éloignement ne pouvait rien. De loin, comme de près, chacun de nous suivait avec un intérêt cordial, les travaux de l’ami absent, applaudissant aux heureux résultats obtenus, lui, rarement et pour cause, moi, bien souvent, et pour cause encore ! Hélas ! pourquoi faut-il que je sois aujourd’hui réduit à ne plus glorifier que des succès passés et dont le cours est à jamais arrêté !
Ampère appartenait à cette école profondément loyale, qui veut se rendre compte des découvertes d’autrui, et qui ne recule jamais devant un travail long et pénible, pour conquérir le droit de parler hautement et en connaissance de cause de ce que tant d’autres, par légèreté, par indifférence ou par paresse, se laissent aller à décrier ou même à nier à tout hasard. Ne vivons-nous pas dans un pays où les négateurs résolus sont en grande majorité, et ont plus de chance d’être écoutés que les timides affirmateurs ?
Ampère le savait à merveille, et honnête de cœur, comme il l’était, il se révoltait contre cette tendance déplorable. Joignez à cela une curiosité fiévreuse qui le poussait invinciblement à se rendre compte des mystères scientifiques dont les autres n’avaient aucun souci, parce qu’ils ne se sentaient pas, comme lui, capables de les pénétrer, et vous aurez le dernier mot de la vie scientifique d’Ampère, vie trop courte, hélas !
J’ai parfois entendu reprocher à cet homme éminent, l’éparpillement de ses efforts sur les sujets d’étude les plus disparates. Blâme ridicule des impuissants que la virilité d’autrui exaspère !
Oui ! c’est vrai ! bien des sujets divers ont tour à tour captivé l’esprit, rempli les veilles d’Ampère ; mais osez dire quel est celui des sujets abordés par lui, sur lequel il n’ait pas enfoncé un coup de griffe digne d’un lion ! Eunuques contempteurs, tâchez donc de l’imiter, au lieu de lui imputer à défaut ce qui chez lui fut une qualité merveilleuse !
Je n’ai pas le dessein d’énumérer ici toutes les sciences qu’Ampère a glorieusement cultivées, et non pas effleurées, ainsi qu’on voudrait le faire croire à la foule niaise qui ne vit que de jugements tout faits, qu’elle s’approprie à si bon marché. Je ne dois m’occuper ici que des études égyptiennes.
Les études égyptiennes ! beau sujet, naguère, de dédains et de sarcasmes ; car il n’y a encore que bien peu d’années que sarcasmes et dédains ont tourné à la honte des imprudents qui les mettaient en œuvre pour étouffer une des plus splendides découvertes de la science française. Ah ! si le déchiffrement des hiéroglyphes eût été la propriété d’un Allemand ou d’un Anglais, on l’eût exalté sans aucun doute ! Mais d’un Français, fi donc !
Ampère avait été témoin maintes fois de cet inconcevable parti pris, qui faisait dénier à notre illustre Champollion la découverte qui a fait de son nom un nom impérissable ! À force de se heurter dans le monde à une incrédulité hautaine, Ampère comprit, avec sa finesse habituelle, que ce que l’on essayait de ridiculiser avec tant d’opiniâtreté, ne pouvait pas être d’une nullité absolue. Quelques hommes de savoir et de bonne foi, d’ailleurs, proclamaient hautement envers et contre tous, que Champollion avait fait preuve de génie, et que sa découverte était évidente comme la lumière du jour, pour quiconque se décidait à l’examiner d’un peu près. Dès lors, pour Ampère, le parti à prendre ne pouvait plus être le sujet de la moindre hésitation. – Je veux voir, par moi-même, ce qu’il y a au fond de ce débat étrange entre quelques individualités clairsemées et le vulgaire. Peut-être bien trouverai-je une fois de plus, que ce qui s’appelle légion n’est qu’une légion de mauvaise foi. – Voilà ce que se dit Ampère.
Entre une détermination adoptée par lui et l’exécution, il y avait, d’habitude, tout juste le temps rigoureusement nécessaire pour se mettre à l’œuvre. Les livres indispensables une fois rassemblés autour de lui, Ampère les dévora et se les assimila avec la sagacité qu’il apportait à tout ce qu’il entreprenait. En quelques semaines il savait à quoi s’en tenir ; sa conviction était faite, et si bien faite, qu’il n’eut plus qu’une pensée, plus qu’un désir : visiter la terre des Pharaons, et y recueillir de nouveaux matériaux, dignes d’entrer dans la construction du noble édifice dont il avait le droit maintenant de proclamer la splendeur.
Je viens de le dire, pour Ampère, le projet et l’exécution naissaient pour ainsi dire au même jour, à la même heure. Il partit donc et parcourut avec une curiosité infatigable cette vallée du Nil, si riche en monuments de tous les âges, que l’on peut, en quelque sorte, affirmer que jamais elle n’aura dit son dernier mot sur l’histoire de l’humanité.
Pendant bien des semaines, Ampère, accompagné d’un artiste de grand mérite, M. Durand, fouilla les recoins les plus obscurs des temples et des catacombes, relevant des textes ignorés, colligeant des myriades de notes qui devaient être les éléments d’un vaste dictionnaire de la langue égyptienne ; mais la maladie vint l’étreindre de sa griffe impitoyable, et faillit le condamner à ne revoir jamais cette France qu’il adorait !
Après des mois passés entre la vie et la mort, il aborda à Marseille ; puis il retrouva Paris et tous ceux qu’il aimait et qui le lui rendaient si bien.
Je le vois encore, faible, souffreteux, en proie à d’incessantes rechutes, et n’ayant pas le courage de renoncer au travail, de ne pas se livrer à la joie de compulser les trésors qu’il avait conquis au péril de sa vie, on peut le dire !
Je n’ai pas le moins du monde le dessein d’analyser les écrits égyptologiques d’Ampère. À Dieu ne plaise que j’essaye brutalement de les déflorer ! Qu’on lise donc les premières pages de ce livre charmant, et, je ne crains pas de l’affirmer, on ira jusqu’au bout sans s’en douter, et l’on trouvera, en fin de compte, que l’œuvre aurait dû être plus longue.
J’ai commencé par repousser de toutes mes forces le reproche que certains esprits adressent à la mémoire d’Ampère, et ne voilà-t-il pas que, fatalement, j’en viens moi-même à déplorer que cet illustre et savant ami ait aussi promptement quitté une étude pour laquelle il était prédestiné ?
Oui, je le confesse, dût-on m’accuser d’incohérence, je regrette qu’Ampère n’ait pas poussé plus profondément le sillon magistral qu’il avait ouvert sur le sol de la science égyptologique. Je le regretterais bien plus encore, si cet abandon ne nous avait valu d’autres livres pleins de talent et de charme, comme tous ceux qui tombaient de sa plume ardente.
Ampère, s’il l’avait voulu, aurait contribué puissamment à mettre à la portée de tous une science que l’on n’ose plus décrier aujourd’hui, mais que l’on n’ose guère, non plus, aborder avec résolution. Il s’est contenté de laisser la porte entrouverte, après l’avoir franchie bravement, abandonnant à ceux qui viendraient après lui, le bonheur de puiser à pleines mains dans les trésors dont il lui avait suffi d’entrevoir la réalité et la merveilleuse richesse.
Pour toutes les sciences qu’il a abordées, c’est là ce qu’Ampère a toujours fait. Qui donc oserait l’en blâmer ?
F. DE SAULCY.
Paris, 6 janvier 1868.
J’avais vu l’Italie, la Grèce et une partie de l’Asie Mineure ; je voulais voir l’Égypte. En me préparant à cette excursion nouvelle, j’ouvris la Grammaire égyptienne de Champollion. J’avais entendu dire que Champollion était parvenu à lire les noms des Pharaons, des Ptolémées et des empereurs romains, gravés en caractères hiéroglyphiques sur les monuments de l’Égypte. Quelques personnes ajoutaient qu’il avait fait plus : qu’avec le secours du copte, débris de l’ancienne langue égyptienne, il avait pu retrouver des mots et déchiffrer des phrases ; mais je voyais régner à cet égard une grande défiance parmi les savants, et une incrédulité générale parmi les gens du monde ; peu d’entre les premiers se risquaient à dire que la découverte de Champollion dépassât la lecture des noms propres ; cela même était contesté par plusieurs. Un certain public, ce public qui tour à tour admet sans preuve ce qui est absurde et rejette sans motif ce qui est certain, satisfait dans les deux cas, parce qu’il se donne le plaisir de trancher les questions en s’épargnant la peine de les examiner ; ce public qui croit aux Osages, quand ils viennent de Saint-Malo, mais qui ne croit pas aux Chinois, quand ils viennent de Pékin ; qui est fermement convaincu de l’existence de Pharamond, et n’est pas bien sûr que le latin et l’allemand puissent être de la même famille que le sanscrit ; ce public gobe-mouche quand il faut douter, esprit fort quand il faut croire, hochait et hoche encore la tête au nom de Champollion, trouvant plus commode et plus court de nier sa découverte que d’ouvrir sa grammaire.
J’étais assez disposé à m’en rapporter aux timides négations des doctes et aux doutes assurés des ignorants, quand un bon génie me fit rencontrer cette admirable grammaire. À ma grande surprise, je vis un système de lecture et d’interprétation justifié par de nombreux exemples. De la multitude de ces exemples résulta pour moi et, je ne crains pas de le dire, résultera pour tout esprit droit et sans prévention, la conviction que le secret de l’écriture hiéroglyphique n’est plus à trouver, que la lecture de la plupart des mots écrits en hiéroglyphes est certaine, que le sens d’un assez grand nombre de ces mots est découvert, que les règles essentielles de la grammaire hiéroglyphique, analogues dans leur ensemble aux règles de la grammaire copte, sont connues ; qu’à l’aide de ces mots dont le sens a été découvert, et de cette grammaire dont les règles sont connues, on peut lire, sinon tous les textes, sinon des textes très étendus, nul ne l’a fait jusqu’ici d’une manière satisfaisante, on peut lire, dis-je, des phrases, plusieurs phrases de suite, avec une entière certitude. Voilà où en est la science ; elle n’est ni en deçà ni au-delà.
Cette affirmation ne sera, je m’assure, démentie par aucun de ceux qui se sont occupés sérieusement et sans idée préconçue des travaux de Champollion ; elle ne le sera en France ni par M. Lenormant, le digne compagnon de Champollion, dont il lui appartiendrait mieux qu’à personne de continuer l’œuvre parmi nous, ni par M. de Saulcy, dont les recherches sur le démotique ont fondé une nouvelle ère dans les études égyptiennes, et qui a rendu un si éclatant hommage à la découverte de Champollion, ni par la sévère critique de M. Letronne, ni par la vaste érudition de M. Raoul Rochette. Elle ne le sera en Angleterre ni par M. Wilkinson ni par M. Birch ; elle ne le sera en Italie ni par M. Barucchi à Turin, ni par M. Migliarini à Florence, ni par le père Ungarelli à Rome ; elle ne le sera pas en Allemagne par M. Lepsius, qui vient d’éprouver la méthode de Champollion par trois années d’études au milieu des monuments de l’Égypte ; elle ne le sera pas en Amérique par M. Gliddon, qui a passionné pour elle le public peu enthousiaste des États-Unis. Dans la mesure que j’ai indiquée, la lecture des hiéroglyphes est un fait acquis à la science ; un fait qu’ont reconnu, parmi les illustres morts, de Sacy et Cuvier ; qu’un des plus illustres vivants, M. Arago, a proclamé dans l’éloge du rival de Champollion. Tant pis pour qui ne se rangera pas avec ces hommes célèbres du côté de l’évidence et de la justice.
Je devais commencer par cette profession de foi, car le principal objet du voyage qu’on va lire a été d’aller appliquer la méthode, et, s’il se pouvait, étendre la découverte de Champollion, d’aller étudier les principaux monuments de l’Égypte et de la Nubie à la lueur de ce flambeau éteint depuis quinze siècles qu’il a rallumé pour le monde. Avant lui, il était souvent impossible de connaître l’âge et la destination des monuments, les savants les plus respectables s’y trompaient. Si on n’accordait qu’une médiocre antiquité aux monuments élevés par Sésostris ou ses prédécesseurs, on reportait à l’époque la plus reculée le portique du temple de Dendéra, bâti sous Tibère ; c’est qu’on n’avait pas lu sur les premiers les noms des anciens Pharaons, sur le second les noms des empereurs. Les peintures et les bas-reliefs étaient mal interprétés, faute d’entendre l’inscription hiéroglyphique, souvent très claire, qui les explique : on prenait un triomphe pour un sacrifice, un dieu pour un prêtre, le Pyrée pour un homme ; mais, grâce à la lecture des hiéroglyphes, si incomplète qu’elle soit encore, on sait quel est l’âge historique des monuments, à quelle divinité ils sont consacrés, de quel roi ils ont reçu les restes, car les monuments de l’Égypte sont à la fois des tableaux et des manuscrits ; ce sont des tableaux avec une légende qui énonce le sujet comme dans les peintures du moyen-âge, ce sont des manuscrits éclaircis par des figures comme les livres illustrés de nos jours. Avec ce double secours, jamais de doute possible sur la destination d’un monument. On peut dès aujourd’hui lire sans nulle chance d’erreur les noms des dieux et même les formules dédicatoires de leurs temples, les noms des rois, ceux des particuliers, les termes qui expriment les professions, les degrés de parenté ; on sait donc toujours à quelle divinité appartient le temple dans lequel on se trouve, quel roi l’a fait construire, souvent même en quelle année de son règne il a été élevé. Quand un édifice renferme des parties d’origine diverse, on sait à quelle époque elles se rapportent, quel souverain a construit ou réparé chacune d’elles. Tout cela est indiqué avec une clarté parfaite par des formules bien connues et faciles à comprendre ; si on pénètre dans les tombeaux des rois, des reines, des princes, des prêtres, des juges, des grands dignitaires du palais ou des chefs de l’armée, on sait toujours quels furent le nom et le rang du mort auquel on rend visite. Le défunt est représenté entouré de sa famille, qui lui offre ses hommages ; les noms, les professions, les rapports de parenté de tous les membres, souvent très nombreux, de cette famille, sont écrits à côté de chaque personnage ; les scènes de la vie ordinaire sont peintes ou sculptées sur les murs de ces innombrables demeures funèbres ; étude, gymnastique, fêtes, banquets, guerres, sacrifices, mort, funérailles, sont retracés fidèlement dans ces tableaux de mœurs, qui sont quelquefois des tableaux épiques. Toutes les conditions, tous les arts, tous les métiers, figurent dans cette vaste encyclopédie pittoresque, depuis le roi, le prêtre, le guerrier, jusqu’à l’agriculteur et à l’artisan. On voit dans l’exercice de leur art le peintre, le sculpteur, le musicien, le danseur, et dans l’exercice de leur industrie le tisserand, le cordonnier, le verrier ; on voit des vétérinaires soignant des bestiaux, des manœuvres traînant un colosse, des esclaves pétrissant la brique ainsi que les Israélites. Ces galeries funèbres de peinture sont en même temps des musées d’antiquités. Tous les ustensiles, les instruments, les petits meubles relatifs aux diverses professions, aux divers besoins de la vie, existent en nature dans ce Pompeï colossal. Les bijoux, les parures, l’écritoire, la coudée, l’encensoir, jusqu’à des jouets d’enfant et des poupées, se trouvent dans les tombeaux comme pour éclairer l’étude par la comparaison des objets avec leur image ; le mort lui-même est peint sur les parois funèbres, sa statue assise dans une niche, et son portrait reproduit par de nombreuses figurines ; il y a plus, l’hôte de ces demeures sépulcrales, si l’avidité des marchands de cadavres ne l’a pas arraché à son repos séculaire, est là pour vous recevoir, conservé par un art savant avec ses cheveux, ses dents, ses ongles, sa chair ; tout est vivant, même la mort.
Vous avez vu se dérouler l’existence égyptienne tout entière. Maintenant dans les tombes, surtout dans les tombes royales, sur les parois des sarcophages, sur les caisses des momies, sur les papyrus ensevelis avec elles, une autre série de peintures plus considérables, plus variées, et d’une richesse infinie, vont vous offrir l’histoire de l’âme après la mort, les épreuves qu’elle traverse, les jugements qu’elle subit, toutes les aventures enfin de cette pérégrination à travers des régions inconnues, à travers les étangs de feu et les champs destinés aux âmes heureuses, au milieu d’une foule innombrable de génies et de divinités funèbres. Ainsi la vie présente et la vie à venir, notre monde et l’autre, tout ce que les Égyptiens connaissaient de celui-ci et imaginaient de celui-là a été représenté mille fois par eux, et ces représentations subsistent. L’ancienne Égypte peut donc se retrouver dans ses ruines, nous parlant un double langage, complétant les représentations figurées par les inscriptions hiéroglyphiques, expliquant les inscriptions par le spectacle des objets quelles accompagnent, des scènes qu’elles traduisent. Lors même qu’on ne lit pas ces inscriptions, on sait en général à quoi se rapporte ce qu’on ne peut pas lire, on sait si ce qu’on a devant les yeux est une prière ou une dédicace, ou une commémoration historique ; on sait, de plus, à quel dieu s’adresse cette prière, quel roi a fait cette dédicace, de quel évènement cette légende a conservé la mémoire. Enfin, si l’on ne sait pas tout ce que disent les hiéroglyphes, on sait, et c’est beaucoup, ce qu’ils ne disent pas. On ne leur demande plus les secrets merveilleux, les connaissances supérieures dont on croyait depuis deux mille ans qu’ils renfermaient le mystère ; il faut renoncer à y lire les oracles d’Hermès, comme le père Kircher, ou, comme on l’a fait de nos jours, les psaumes de David. Il n’y a, à vrai dire, que des inscriptions sur les monuments de l’Égypte : les unes religieuses, les autres historiques, les autres domestiques et privées ; mais ces inscriptions sont sans nombre, et quelques-unes, grâce à leur étendue, peuvent passer pour des livres de religion ou des chapitres d’histoire. Nul n’ignore combien ont fourni de renseignements précieux sur l’antiquité les inscriptions grecques et latines en général si courtes, et dont les sujets ne dépassent pas un cercle assez restreint ; que ne doit-on pas attendre de cette épigraphie colossale dont les pages et les volumes se déroulent sur les murs des palais et des temples, dans des proportions que sont loin d’atteindre les inscriptions tracées sur les murailles de Ninive ou les rochers de Bisitoun ? Les lacunes que présente l’explication, encore incomplète, des hiéroglyphes correspondent aux lacunes qu’offrent les textes mutilés des inscriptions grecques et latines. On peut deviner ce qui reste obscur dans les premières au moyen de ce qui est déjà compris, comme on restitue dans les secondes, avec le secours des lettres et des mots qui restent, les lettres et les mots effacés, et il y a entre les inscriptions hiéroglyphiques et les inscriptions grecques et latines cette différence, à l’avantage des premières, que les lacunes qu’elles présentent peuvent être comblées avec le temps par les progrès de la science. Laissant de côté tous les textes dont le sens est douteux, et s’attachant à ceux dont le sens est certainement connu, on peut, en les rapprochant, en les comparant, les compléter, les éclairer les uns par les autres, et parvenir à en tirer quelques enseignements sur le peuple extraordinaire qui a tracé ces lignes si longtemps muettes. En un mot, on peut dès aujourd’hui appliquer l’étude des hiéroglyphes à deux objets : à l’histoire des évènements et à l’histoire des idées, des mœurs de la société égyptienne.
Les travaux de Champollion ont montré le parti qu’on pouvait tirer de la lecture des noms de rois, comparés avec la liste que nous a laissée le prêtre égyptien Manéthon, pour rétablir la série chronologique des Pharaons. Depuis Champollion, beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire dans cet ordre de recherches, même après le savant et ingénieux ouvrage dans lequel M. Bunsen vient de donner pour la première fois une série des règnes de toutes les anciennes dynasties depuis Menès. Des travaux importants sur ce vaste et difficile sujet sont près de paraître. On attend surtout avec impatience le Livre des Rois de M. Lepsius. L’abondance et la nouveauté des matériaux recueillis en Égypte et jusque dans la haute Nubie, la sagacité de l’auteur, prouvée par d’autres travaux, font espérer que la chronologie égyptienne, embrassée dans son ensemble, lui devra un véritable progrès.
L’étude des hiéroglyphes n’a donc pas été sans fruit pour l’histoire, comme on le répète encore un peu légèrement. La suite, la durée des règnes rapportées aux monuments qu’ils ont vu élever et aux grands évènements qu’ils ont vu accomplir, tels que la prépondérance de Thèbes ou de Memphis, l’union ou la division des diverses parties de l’Égypte, l’invasion des pasteurs, tout cela, c’est de l’histoire. Outre les noms des Pharaons, ceux de leurs épouses, de leurs fils, de leurs filles, les noms des peuples qu’ils ont soumis, des pays qu’ils ont conquis, c’est aussi de l’histoire.
Si l’on trouve cette histoire trop pauvre, il en est une autre, selon moi, encore plus curieuse, et pour laquelle les matériaux abondent : c’est l’histoire des croyances, des institutions, des mœurs, et celle-ci est écrite sur toutes les pierres des monuments, sur tous les papyrus, sur toutes les caisses de momie, jusque sur les meubles et les ustensiles d’un usage journalier. D’après ce qu’on peut lire de ces inscriptions hiéroglyphiques, qui forment comme une littérature éparse sur les monuments, on peut dès à présent se faire une idée des croyances religieuses et morales, de l’organisation sociale et domestique des anciens Égyptiens ; on peut, sur ces objets importants, la religion, la société, la famille, l’industrie, compléter, modifier, et, sur beaucoup de points, corriger ce que les anciens nous ont appris, les anciens, si nouveaux par rapport à la vieille civilisation de l’Égypte, les anciens, qui trop souvent ont prêté leurs idées à un pays tardivement et toujours imparfaitement connu. Pour moi, je l’avoue, le plus grand intérêt qu’offrent les hiéroglyphes et les peintures qui les accompagnent, c’est de nous aider à percer au cœur de cette nation célèbre et mystérieuse que la Grèce, policée tant de siècles après elle, regardait comme son institutrice, et qui a pu agir aussi sur la Judée, cette autre maîtresse de l’humanité.
Quelle a été l’action de l’Égypte sur ces deux peuples, qui tiennent la plus grande place dans l’histoire de notre culture moderne, qui nous ont donné, l’un notre philosophie et nos arts, l’autre notre religion ? Quels ont été les rapports de l’Égypte avec la Phénicie, l’Assyrie, l’Inde ? Placée entre le monde asiatique et le monde grec, l’Égypte aurait-elle été soustraite aux influences de l’un, serait-elle demeurée sans action sur l’autre ? Il est difficile de l’admettre. Et alors quel a été son rôle ? D’où vient-elle ? Jusqu’où sont allées ses colonies et ses conquêtes ? Quelle place sa mythologie et ses arts tiennent-ils dans l’histoire de la mythologie et des arts de la Grèce ? Toutes ces grandes questions ne peuvent être résolues, si l’on ne connaît à fond l’Égypte elle-même.
Or, ce n’est pas dans les témoignages souvent suspects des anciens, ou dans les systèmes presque toujours trompeurs des modernes, qu’il faut la chercher. Il faut demander l’Égypte à ses propres monuments avant d’étudier ses rapports avec Babylone, Jérusalem, Argos ; il faut l’observer chez elle, dans les deux expressions vivantes qu’elle a laissées, les tableaux qui aident à comprendre les hiéroglyphes, et les hiéroglyphes qui achèvent de faire comprendre les tableaux.
Tout cet ordre de recherches a été le but principal de mes explorations, mais n’a pas été leur but unique. Il n’y a pas seulement des hiéroglyphes en Égypte ; ce pays offre des sujets d’observation et de méditation que ne peut entièrement négliger un voyageur, quel qu’il soit, s’il a des yeux pour voir, une mémoire pour se souvenir, et un peu d’imagination pour rêver. Qui pourrait être indifférent aux tableaux de cette étrange nature des bords du Nil, au spectacle de ce pays-fleuve auquel ne ressemble nul autre pays ? Qui ne serait ému en présence de ce peuple qui fit de si grandes choses et qui est réduit à une si extrême misère ? Qui visiterait Alexandrie, le Caire, les pyramides, Héliopolis, Thèbes, sans être assailli des plus imposants souvenirs et des plus variés ? Y a-t-il dans le monde un pays plus à part des autres pays et plus mêlé à leur histoire ? La Bible, Homère, la philosophie, les sciences, la Grèce, Rome, le christianisme, les hérésies, les moines, l’islamisme, les croisades, la révolution française, presque tout ce qu’il y a eu de grand dans le monde se rencontre sur le chemin de celui qui traverse cette contrée mémorable. Abraham, Sésostris, Moïse, Hélène, Agésilas, Alexandre, Pompée, César, Cléopâtre, Aristarque, Plotin, Pacome, Origène, Athanase, Saladin, saint Louis, Napoléon, quels noms ! quels contrastes ! La Grèce et l’Italie en présentent moins peut-être et de moins frappants. L’Égypte, qui éveille tous les grands souvenirs du passé, intéresse encore dans le présent et dans l’avenir : dans le présent, par l’agonie de son douloureux enfantement ; dans l’avenir, par les destinées que l’Europe lui prépare quand elle l’aura prise, ce qui ne peut tarder. Pays fait pour occuper éternellement le monde, l’Égypte apparaît à l’origine des traditions de la Judée et de la Grèce. Moïse en sort, Platon y court. Elle attire la pensée et le tombeau d’Alexandre, la piété de saint Louis et la fortune de Bonaparte. Et aujourd’hui, pendant que j’écris ces lignes, l’objet de l’empressement un peu exagéré de Paris et de Londres, c’est le fils de Méhémet-Ali.
Tel est le pays à travers lequel je demande au lecteur de me suivre, offrant d’être pour lui un cicérone peut-être assez bien renseigné par l’étude et l’observation. En lui communiquant jour par jour mes impressions personnelles dans toute leur spontanéité, je m’efforcerai toujours de lui fournir le moyen de les compléter, de les redresser même en les comparant avec les observations des autres voyageurs qui m’ont précédé dans ce pays, tant visité depuis Hérodote jusqu’à Champollion. Le tissu de cet ouvrage sera formé d’une double trame. On y trouvera ce que j’ai vu et senti sur place, et aussi le résultat des études que le spectacle des lieux m’a fait entreprendre et a pu féconder. Je voudrais que le voyage en Égypte, dont je donne aujourd’hui l’ébauche, fût un livre sur l’Égypte ; je voudrais que ce livre fût dans son ensemble au niveau des connaissances acquises ; je voudrais que, sur les sujets auxquels des études spéciales m’ont préparé, il pût aider aux progrès de la science et parfois les devancer un peu.
Paris, le 1er août 1846.
ARRIVÉE À ALEXANDRIE
Marseille, 30 novembre 1844.
Me voilà à Marseille, et je crois toucher à l’Égypte. Marseille est maintenant à sept journées d’Alexandrie. Les noms des bateaux à vapeur qui rapprochent le Delta du Rhône et le Delta du Nil, ces noms sont eux-mêmes égyptiens : c’est le Sésostris, le Rhamsès, le Luxor. Je partirai demain sur l’Alexandre. Que cette gloire protège mon obscurité ! que le nom du conquérant soit d’un bon augure à mes petites conquêtes ! Je ne vais pas fonder une ville, mais travailler humblement aux fondements d’une science. Puisse la terre d’Égypte ne pas être la terre de mon sépulcre !
À Marseille, j’ai trouvé M. P. Durand, mon compagnon de voyage, qui m’y avait devancé. Nous n’étions pas embarrassés de deux jours à passer dans la ville des Phocéens. Beaucoup d’emplettes et de préparatifs nous restaient à faire : au premier rang était la provision de papier non collé pour estamper. Rien n’est plus précieux pour le voyageur archéologue que cet estampage si simple, et dont on ne s’est malheureusement avisé que depuis peu de temps. Avec une feuille de papier, un verre d’eau, une brosse, on prend en quelques minutes l’empreinte d’une inscription ou d’un bas-relief ; c’est une sorte de typographie portative qui permet de multiplier à volonté les copies d’un original qu’on ne peut déplacer. Nulle transcription, nul dessin ne vaut cette reproduction mécanique. L’œil et la main de celui qui copie peuvent se lasser ou se tromper ; mais l’estampage n’est sujet ni aux distractions ni aux erreurs. Grâce à lui, on emporte moulé fidèlement et sûrement l’objet lui-même. Le papier à empreinte et la chambre claire sont les deux principaux instruments d’une reproduction exacte et facile des monuments. Le daguerréotype se présente avec des prétentions merveilleuses à la promptitude ; en fait, il est rarement d’un usage commode. Nous emportons cependant un de ces instruments ; mais on me dit qu’il ne sera pas si utile qu’il semblerait devoir l’être.
Avant de quitter Marseille, nous avons trouvé, M. Durand une figure égyptienne à dessiner, moi des hiéroglyphes à lire. En effet, le musée de cette ville possédait sans s’en douter, dans une statue en basalte noir dont la partie inférieure est mutilée, quoi ? le portrait en pied d’une fille de Sésostris.
Il y a un an que, me trouvant à Marseille avec le docteur Roulin, le docteur me parla d’une statue égyptienne qu’il avait aperçue dans l’angle d’une petite salle par où l’on passe quand on va du musée à la bibliothèque. En me glissant par derrière la statue, entre elle et le mur, je m’assurai que sur l’appui postérieur auquel elle est accolée étaient gravés des hiéroglyphes. Il ne me fut pas difficile d’y reconnaître le prénom de Rhamsès le Grand, que l’on s’accorde à identifier avec Sésostris. Outre le prénom de ce Rhamsès, on voit derrière la figure en question les hiéroglyphes dont se compose ce qu’on appelle la bannière ou l’étendard, et qu’on pourrait appeler la devise de ce Pharaon. Il faut savoir que chacun des rois d’Égypte a, outre son nom de race et son nom propre, une devise tracée sur une sorte de drapeau. Ici le nom et la devise de Sésostris sont gravés sur la statue dont j’ai le premier signalé l’existence ; mais cette statue n’est pas celle d’un conquérant, c’est celle d’une femme. Qu’était à Sésostris cette femme qui porte son nom ? Sa mère ? La figure a trop de jeunesse ; d’ailleurs, nous connaissons les traits de la mère de Sésostris par une magnifique statue du Vatican. Les traits fiers et sombres de cette reine, marqués comme toujours d’un caractère individuel très prononcé, ne rappellent point les traits adoucis de la statue de Marseille. Au reste, l’âge de celle-ci ne permet d’hésiter qu’entre une épouse et une fille de Sésostris. L’antiquité ne nous a rien dit des épouses de ce Pharaon, mais les monuments nous font connaître que, durant un règne qu’ils nous apprennent aussi avoir duré plus de soixante années, Sésostris eut au moins deux femmes. Est-ce une d’elles que représente notre statue ? Si la partie inférieure de la figure n’avait pas péri, nul doute ne subsisterait à cet égard, car le nom de la princesse s’y pourrait lire accompagné de l’épithète épouse ou fille royale ; mais la mutilation du monument nous réduisant aux conjectures, on peut dire que l’extrême jeunesse de la figure convient mieux à une fille qu’à une femme du conquérant. Le front d’une reine porterait probablement le basilic, signe caractéristique de la royauté ; or, ce signe n’est pas ici. Nous contemplons donc probablement les traits d’une des treize filles de Sésostris, dont je verrai bientôt les images sculptées sur les parois du Memnonium à Thèbes, et du temple d’Essebouâh en Nubie, dont l’une, la princesse Batianté, m’attend ; figure colossale, au seuil de la grande salle de Karnac.
La statue de Marseille n’est point sans valeur sous le rapport de l’art. Les bras, en particulier, sont traités avec un sentiment remarquable, mais le mérite principal de cette sculpture est de porter écrit un nom qui est une date et une désignation d’origine. Les statues-portraits de grandeur naturelle, et surtout les statues de femmes, ne sont pas nombreuses dans les musées égyptiens. Il est déplorable que celle-ci soit reléguée dans un passage, et rencognée de telle sorte qu’on ne puisse sans beaucoup d’efforts lire l’inscription hiéroglyphique à laquelle elle doit son principal intérêt. M. Reynard, député de Marseille, si zélé pour tout ce qui concerne l’embellissement de cette ville, et qui, sous la Restauration, fut, avec le savant et spirituel docteur Cauvières, le fondateur de cet athénée où je m’honore d’avoir débuté dans la carrière de l’enseignement, M. Reynard ne saurait être indifférent au sort de la statue égyptienne de Marseille ; il m’a promis de la faire placer au milieu d’une salle, de manière qu’on puisse tourner autour et lire le nom de Sésostris. Je ne serai content que quand je verrai tout à fait revenue à la lumière cette princesse égyptienne qu’un heureux hasard m’a fait découvrir. Puisse cette première rencontre avec l’Égypte sur le sol de France porter bonheur à mes explorations futures dans le pays des Pharaons !
12 décembre, en vue de la côte d’Égypte.
On ne peut plus dire, comme au temps d’Homère : Le voyage d’Égypte est long et difficile. Rien de plus aisé, au contraire, que de s’embarquer à Marseille sur les bateaux à vapeur qui partent chaque mois. En sept jours, peut-être en six, on sera comme je le suis à celle heure en vue de la côte d’Égypte. Si j’en ai mis douze à venir de Marseille, c’est que j’ai employé une semaine à revoir les antiquités égyptiennes de Rome et à visiter celles de Naples.
Arriverons-nous aujourd’hui à Alexandrie ? Le cœur me bat à cette question que j’entends poser et discuter auprès de moi. Il faut être à l’entrée des passes avant la nuit pour que le pilote arabe puisse sortir du port et venir nous chercher. La nuit approche ; on est dans l’incertitude ; tous les regards sont fixés vers le point de la côte où de moment en moment on s’attend à voir surgir Alexandrie. À l’ouest, quelques bandes jaunes s’étendent horizontalement au-dessus de la mer, grise comme les nuages ; mais une déchirure laisse voir un lambeau de ciel parfaitement vert, tel que Bernardin de Saint-Pierre dit l’avoir remarqué sous les tropiques. L’Orient perce le voile. Des poissons volants nous offrent aussi un spectacle nouveau qui commence à dépayser nos regards ; leur vol est un vol véritable, leurs nageoires brunes se meuvent d’un battement continu comme des ailes ; on dirait des moineaux quand ils rasent la terre avant de s’abattre. Le temps est doux, l’air léger et suave. Une longue rive blanche, à peine visible au-dessus des flots, c’est tout ce qu’on aperçoit de cette terre d’Égypte dont nous sommes si proches. On dirait, au bout des lagunes de Venise, la ligne faiblement ondulée du Lido.
Il est permis de se souvenir de Venise, en saluant Alexandrie. Alexandrie fut au Moyen Âge le principal marché où Venise s’approvisionnait des denrées orientales qu’elle revendait à l’Europe. Le fondateur du siège épiscopal d’Alexandrie devait être le protecteur et le parrain de la république de Saint-Marc. Une tradition qu’il est impossible de défendre fait siéger saint Marc à Aquilée, avant Alexandrie. Au quatorzième siècle (1329), les Vénitiens s’emparèrent de l’évangéliste qui devait leur être un patron si glorieux. Pour dérober le corps du saint, ils usèrent d’une étrange ruse : ils le couvrirent de jambons, le protégeant ainsi contre les recherches des musulmans de toute l’horreur qu’inspire à ceux-ci une chair pour eux immonde ; bon tour de marchands accoutumés à frauder la douane. Les îles s’ouvraient devant les reliques de celui qui avait fait parler la lune pour refuser un culte idolâtre et proclamer le vrai Dieu. Ces reliques semblaient transporter l’héritage d’Alexandrie dans cette Venise, destinée à être dans les temps modernes le lien de l’Orient et de l’Occident, comme la cité d’Alexandre le fut pour l’ancien monde.
Mais les approches d’Alexandrie éveillent de plus vieux souvenirs. L’île de Pharos, autrefois séparée de la terre et qui lui est maintenant unie, l’île de Pharos est déjà dans Homère. L’Égypte apparaît à l’horizon de la tradition grecque comme elle m’apparaît en ce moment à l’horizon de la Méditerranée, brillant théâtre de cette tradition brillante, c’est-à-dire comme une terre entrevue à peine à travers les flots et la nuit.
On s’est laissé embarrasser fort mal à propos par un vers d’Homère, qui place cette île de Pharos à une journée de l’Égypte. On a supposé un immense accroissement du Delta entre le temps d’Homère et celui d’Alexandre ; mais, comme j’aurai occasion de l’établir d’après les meilleures autorités, ce grand accroissement n’est qu’une chimère. Après avoir voulu faire violence à la nature, on a voulu faire violence à la langue, en supposant que le mot Égypte désignait ici le Nil, et qu’il s’agissait de la distance de l’île, non au rivage le plus proche, mais à l’embouchure du fleuve. Le Nil, en effet, s’appelle Aiguptos dans Homère, le mot Neilos ne paraît que dans Hésiode ; mais M. Letronne ayant fait voir que toutes les fois que les anciens se servent de l’expression Aiguptos pour désigner le Nil et non le pays d’Égypte, ils y ajoutent le mot fleuve, il a été prouvé que c’était bien de la terre d’Égypte et nullement de l’embouchure du Nil que l’île de Pharos était éloignée d’une journée, d’après Homère. Ceux qui voulaient à tout prix faire accorder la nature et le poète, qu’on est en effet assez accoutumé à voir d’intelligence avec elle, ne se sont pas tenus pour battus, et l’on a prêté à Homère l’idée beaucoup trop ingénieuse d’avoir voulu peindre, non ce qui était de son temps, mais ce qu’il supposait avoir existé plus anciennement, pour accommoder sa description à l’âge des évènements racontés dans son poème. Rien, il faut le reconnaître, n’est moins dans le génie de l’épopée primitive qu’un pareil calcul. Le chanteur ou les chanteurs à qui nous devons l’Odyssée ne faisaient ni de la couleur historique, ni de la couleur locale, et ne s’inquiétaient pas plus d’un anachronisme que les peintres du quinzième siècle. Virgile, poète d’une époque savante, le siècle d’Auguste, disciple d’une école savante, l’école alexandrine, Virgile ne se fait point scrupule de mettre dans la bouche d’Énée une description de la ville d’Agrigente étalant ses immenses murailles, telle que lui-même l’avait contemplée sans doute quand il faisait son voyage de Grèce, mais comme Énée eût eu quelque peine à la peindre plusieurs siècles avant qu’elle fût fondée. Il y avait une explication plus simple et plus vraie à donner de l’inexactitude d’Homère : c’était de n’en point donner du tout. Homère, peintre si fidèle des lieux qu’il connaissait, s’est trompé sur la situation de l’île de Pharos, parce qu’il ne connaissait point l’Égypte. Il a placé cette île à une journée du rivage qu’elle touche, comme Shakespeare a mis un port de mer en Bohème, et comme le chroniqueur Glaber a fait rouler des glaçons par le Nil ; mais il y a des savants qui ne consentiront jamais à dire d’un auteur favori ce qu’ils ne permettent à personne de dire d’eux-mêmes : Il s’est trompé.
L’Égypte est pour Homère un pays merveilleux et inconnu, comme l’Inde le fut pour les Grecs et pour le Moyen Âge. Le passage de l’Iliade sur Thèbes aux cent portes, par chacune desquelles sortaient deux cents chars, paraît interpolé. L’Égypte de l’Odyssée n’est pas moins fantastique. Elle est placée au-delà d’une mer que les oiseaux ne peuvent franchir en une année. Les migrations des oiseaux qu’on ne voyait revenir qu’au bout d’un an, ont peut-être donné lieu à cette fable par une exagération qui aurait confondu le terme de leur passage avec l’époque de leur retour. Du reste, si l’on admettait cette distance comme on a fait pour celle de l’île de Pharos, il faudrait reculer l’Égypte jusqu’à la Nouvelle-Hollande.
Quelques traits de la peinture homérique ne manquent pas d’une certaine vérité. La tradition est rarement tout à fait mensongère, comme elle n’est jamais tout à fait véridique. Il y avait aussi dans les merveilles de l’Inde ancienne et moderne quelques détails vrais au milieu de mille fables. Dans le récit d’Ulysse, les Égyptiens figurent comme un peuple civilisé, humain, riche, avancé dans les arts, et les Grecs comme des pirates venus pour tenter un coup de main sur les bords du Nil. Au moment où ils vont être exterminés par les habitants comme ils le méritent, ils doivent leur salut à la générosité du roi, et conservent leur liberté au milieu du peuple qu’ils ont voulu piller. Déjà se montre ici une notion confuse de l’antériorité de la civilisation égyptienne et de cette justice tant vantée depuis.
La terre d’Égypte était donc pour les Grecs du temps d’Homère une terre de merveilles ; mais, avant de la bien connaître, ils s’étaient empressés, suivant l’usage, de la rattacher à leurs traditions poétiques : ils conduisirent Hélène sur les bords que devait enchanter Cléopâtre. Hélène en rapporta ce précieux népenthès qui, « mêlé au vin de la coupe, endormait la colère et la douleur, et ne permettait pas pour tout un jour de verser des larmes, même à ceux qui auraient perdu un père ou une mère, ou qui auraient vu un frère ou un fils chéri égorgé sous leurs yeux. » Il me semble impossible de ne pas reconnaître dans le népenthès d’Hélène le hachich si usité aux bords du Nil, et dont on commence à parler en Occident. Le hachich, auquel un poète arabe disait, sans se douter qu’il répétait Homère : « Repousse loin de moi tous les chagrins et les maux les plus amers, » le hachich ne se mêle point au vin, mais on le prend en buvant, et son effet paraît être de délivrer l’âme de toute impression pénible, et d’exciter en elle un sentiment de joie sans motif et sans bornes.
On sait que le Vieux de la montagne se servait du hachich pour plonger dans une ivresse délicieuse ceux qu’il voulait armer contre ses ennemis, et que de là est venu le mot français assassin. « L’effet du hachich, dit M. de Sacy, était de leur procurer un état extatique, une douce et profonde rêverie, pendant laquelle ils jouissaient ou s’imaginaient jouir de toutes les voluptés qui embellissent le paradis de Mahomet. » Les jardins enchantés où le Vieux de la montagne faisait porter les jeunes gens étaient, pense M. de Sacy, un fantôme produit par l’imagination de ces jeunes gens enivrés par le hachich, et qu’on avait longtemps bercés de l’image de ce bonheur. On peut croire que la première idée des jardins d’Armide a été empruntée à la description de ces jardins fantastiques, embellis encore par les récits de la croisade ; le philtre d’Hélène aurait produit les enchantements d’Armide.
La douceur des fruits de l’Égypte est peut-être entrée pour quelque chose dans ce qu’Homère a dit des propriétés merveilleuses du lotos, qui faisait oublier à ceux qui s’en nourrissaient le charme de la patrie. On place le pays des lotophages un peu à l’ouest de la côte d’Égypte, et on reconnaît l’arbre merveilleux dans le jujubier ; mais il ne faut pas oublier que la plante sacrée des Égyptiens s’appelait aussi lotos, qu’avec la racine de cette plante, qui est le nénuphar, on peut préparer une sorte de pain. Sans doute l’on confondait, dans l’idée qu’on se faisait du lotos, et le nénuphar d’Égypte et quelque autre plante dont le fruit devait être très sucré. Bien que la plupart des botanistes anciens et modernes s’accordent à retrouver ce fruit délicieux dans la baie du jujubier, je crois qu’à l’idée qu’on se formait du lotos se mêlait une notion vague de plusieurs autres fruits encore plus doux, peut-être les dattes, peut-être les bananes, dont les chrétiens d’Égypte, au Moyen Âge, exprimant aussi par une fable l’incomparable douceur, disaient que c’était le fruit pour lequel Adam avait renoncé au paradis.
La tradition homérique a placé aussi sur ces bords le mythe de Protée ; la patrie véritable de ce personnage obscur est l’Égypte ; c’est celle que connaît Homère. Cet être singulier me semble avoir été pour les Grecs une personnification merveilleuse de l’antique sagesse de l’Égypte. Dans cette supposition, son nom Proteus (le premier) exprimerait l’idée, de bonne heure accréditée, que l’Égyptien était le plus ancien comme le plus éclairé des peuples. Les mille formes qu’il prenait tour à tour feraient allusion aux métamorphoses symboliques de la divinité qui se montrait en Égypte sous des figures variées et monstrueuses.
Le mythe de Protée, personnage antique, difforme et savant, ne rendant ses oracles que vaincu dans une lutte laborieuse après avoir étonné par des apparences bizarres, ce mythe me paraît avoir été chez les Grecs comme le premier écho de la renommée que dès lors répandait au loin la sagesse égyptienne enveloppée de symboles étranges. Je dirai bientôt ce que je pense de cette sagesse tant vantée ; mais, quelle qu’elle fût, elle a gardé son secret jusqu’à nous. Aujourd’hui seulement nous pouvons espérer d’entendre sa voix, aujourd’hui qu’elle a commencé à rendre ses oracles, aujourd’hui que, par de si puissants et de si persévérants efforts, Champollion a enchaîné Protée.
Un phare moderne s’élève sur le rocher de Pharos, qui a donné son nom à tous les phares. Un tel édifice ne pouvait dater que de l’époque grecque. L’Égypte, ennemie des étrangers, se plaisait à les voir repoussés par les bas-fonds et les écueils de ses rivages, et n’eût rien fait pour leur en faciliter l’accès ; mais, dès que les Grecs ont posé le pied sur le rivage d’Égypte, elle éleva dans les airs cette lumière, symbole de l’éclat qu’Alexandrie allait répandre sur le monde. Le phare fut construit par ordre du second des Ptolémées, l’ami des lettres et des arts. On sait que l’architecte Sostrate s’était assuré, par une supercherie ingénieuse et légitime, l’immortalité qu’il méritait ; on sait comment il avait tracé sur l’enduit fragile du monument l’inscription officielle en l’honneur du roi, et sur la pierre durable une inscription en son propre honneur ; inscription qui, dès le temps de Strabon, était seule visible, et qui, ainsi que l’a très bien montré M. Letronne, n’aurait pu être telle que l’ont vue Strabon et Lucien, si elle n’avait pas eu l’origine qu’ils lui ont donnée. Déjà au quatrième siècle la légende, qui commençait à se former autour du nom de Cléopâtre, attribuait à cette reine la fondation d’un monument plus utile que les magnificences insensées dans lesquelles elle épuisait ses trésors pour amuser Antoine, d’un monument sans lequel la grande richesse et par suite la grande importance d’Alexandrie n’eussent pas été possibles.
Les dimensions du phare ont été exagérées par les anciens et surtout par les Arabes. On lui a donné une base et une hauteur qui surpasseraient celles de la grande pyramide. M. Letronne a fait bonne justice de ces exagérations, et a ramené la hauteur du phare d’Alexandrie à peu près à celle de la tour de Cordouan. Pourtant, ce qui reste certain, d’après toutes les descriptions et tous les récits, c’est qu’il ne faut pas se représenter le phare d’Alexandrie comme une tour ordinaire, mais comme un édifice de forme pyramidale à plusieurs étages rentrants dont chacun était entouré par une galerie extérieure, tel que la pyramide de Meidoun et les pyramides mexicaines, tel que le phare romain de Boulogne, qui existait il y a cent cinquante ans. Le phare d’Alexandrie s’élevait, dit Hérodien, comme un catafalque. Tout devait avoir un aspect funèbre dans ce pays des grands monuments de la mort ; mais il ne contenait pas les trois cents appartements où l’on s’égarait, dont parlent les auteurs arabes, et qui me semblent être nés d’une confusion avec ce que l’on racontait du labyrinthe de Mœris. Au reste, les auteurs orientaux font mille récits merveilleux du phare comme des pyramides. Ils racontent, par exemple, pour donner une idée de sa hauteur, qu’un certain vizir fit monter à son sommet un homme auquel il ordonna de laisser tomber une pierre quand il verrait disparaître le soleil, et que la pierre tomba à l’heure de la seconde prière de nuit.
Ces fables suffiraient à prouver que ce curieux monument a survécu à la conquête musulmane. De plus, les musulmans énumèrent les tremblements de terre qui ont ébranlé et entamé sa masse de siècle en siècle jusqu’en 1303. Au douzième siècle, Édrisi et Abdallatif parlent du phare comme existant de leur temps. Il en est de même d’Abulféda, qui visita plusieurs fois l’Égypte au commencement du quatorzième siècle. On est donc certain que cette merveille de l’antiquité était encore debout à cette époque. D’après une tradition arabe qui peut avoir plus d’importance que celle que je rappelais tout à l’heure, il aurait existé au sommet du phare d’Alexandrie un miroir, construit par un ouvrier chinois, au moyen duquel on découvrait au loin tous les vaisseaux. Ce miroir, ouvrage merveilleux d’Aristote, et talisman de la ville d’Alexandrie, dans lequel on voyait le ciel, la terre et toute la nature, pourrait bien n’être pas plus réel que le miroir des Pharaons, au moyen duquel ils apercevaient tout ce qui se passait dans leur empire, et que plusieurs autres miroirs magiques dont il est question au Moyen Âge ; car, comme dit agréablement le père Montfaucon, c’est assez le génie des Orientaux d’inventer des choses si déraisonnablement fabuleuses. Cependant un savant distingué et point crédule, M. Libri, a considéré comme admissible que le miroir fût un télescope placé sur le phare d’Alexandrie. Il ne faut pas oublier que divers passages tirés des auteurs anciens et des écrivains du Moyen Âge donnent lieu de penser que le grossissement des objets au moyen de certains miroirs était connu avant la découverte de Galilée. Or, il paraît certain à M. Libri qu’un instrument analogue à un télescope existait à Raguse plusieurs siècles avant Newton ; et Burratini, architecte italien, qui a visité Alexandrie au dix-septième siècle, regarde cet instrument, conservé à Raguse, comme celui qui était à Alexandrie du temps des Ptolémées. La supposition de Burratini est hardie, ce me semble, et sa justesse n’est rien moins que démontrée. Dans tous les cas, si l’on admettait l’existence d’un télescope sur le phare d’Alexandrie, ce ne pourrait être, comme le dit M. Libri, qu’à l’époque arabe et non au temps des Ptolémées, car, si un tel instrument eût existé dès lors, les auteurs anciens l’eussent mentionné parmi les merveilles tant célébrées d’Alexandrie.
Aujourd’hui la première chose qu’on aperçoit de la mer, c’est la grande colonne appelée si improprement colonne de Pompée. Elle paraît comme une voile, disent les portulans ; puis, en approchant, on voit se dresser les mâts de vaisseaux qui semblent fichés dans le sable et font ressembler la ville d’Alexandrie, suivant la judicieuse comparaison du docteur Robillard, à un paquet d’aiguilles plantées sur une pelote jaune. Des moulins à vent couvrent les hauteurs voisines de la ville ; les Français ont construit les deux premiers, les autres sont l’œuvre du pacha ; les Français n’ont fait que rapporter à l’Orient ce qu’ils en avaient reçu au temps des croisades, et rendre à l’Égypte une invention de l’Égypte. La côte est trop plate pour que la ville puisse se présenter avec avantage. Venise seule, bien que bâtie au ras des flots, est d’un effet admirable ; elle le doit à ses clochers et à ses dômes. Alexandrie ne nous frappe point par son aspect, elle ne nous attire que par son nom, ses souvenirs, et par l’espoir d’une nuit sans roulis et sans mal de mer.
Mais entrerons-nous ce soir dans la rade ? Déjà sous cette latitude le jour baisse rapidement. Une petite barque s’avance vers nous, elle apporte le pilote arabe… Non, elle s’éloigne, on s’était trompé. Notre capitaine, M. de Brun, dont la hardiesse est connue, parle de s’aventurer sans pilote dans les passes, témérité que le pacha naguère a punie de mort sur un officier égyptien. Cependant un autre bateau se dirige vers nous : cette fois c’est le pilote qui approche. Dieu veuille qu’il soit de la race de ces pilotes égyptiens que Philon disait habiles à conduire les vaisseaux, comme les cochers du cirque à guider les chars ! Le musulman prend place sur une des roues à côté du capitaine. Le grand turban blanc, les amples vêtements du premier, forment avec la casquette bleue et l’uniforme étriqué du second un contraste qui n’est pas à l’avantage de l’Europe. Nous admirons la belle et sérieuse figure de l’Arabe, qui promène sur la mer un regard attentif comme sur un livre connu, mais difficile ; on avance prudemment, car la nuit est venue. Tour à tour on fait marcher la machine et on ralentit son mouvement ; enfin le bâtiment s’arrête, nous sommes dans la rade d’Alexandrie.
Ce port où nous entrons est celui que les Grecs appelaient du bon retour, parce que, tourné vers l’ouest, les vents les plus ordinaires et le grand courant qui vient de Gibraltar y poussent naturellement les vaisseaux. Autrefois réservé aux musulmans, Méhémet-Ali l’a ouvert aux chrétiens, qui jusque-là devaient se contenter du port de l’est, moins profond et moins sûr. Nous ne prendrons terre que demain ; mais quelques passagers impatients veulent dès ce soir aller avec les officiers faire une visite au consulat. Empressé de poser le pied sur la terre d’Égypte, je les suis. Notre petite embarcation circule à travers les vaisseaux de la flotte, qui dessinent leurs masses noires sur le ciel étoilé. Aucun bruit, aucune lumière ne nous révèle l’approche de la ville endormie ; nous nous dirigeons en tâtonnant, pour ainsi dire, vers cette cité célèbre, qui semble se cacher ; nous abordons furtivement dans ce port qu’animait le commerce du monde ; je saute à terre, je suis en Égypte. À terre, le même silence m’attendait. La nuit, les villes d’Orient sont muettes et ténébreuses ; point de bruit dans les rues, aucune voix qui sorte des maisons, aucune lumière aux fenêtres ; les boutiques sont fermées, les bazars déserts. À dix heures, Alexandrie me semblait presque inhabitée ; seulement quelques groupes accroupis fumaient silencieusement, quelques figures noires enveloppées du burnous blanc glissaient dans les ténèbres. Ce calme rend plus sensible encore le contraste du présent et du passé. Quelle différence entre cette ville sans bruit, sans voix, et cette Alexandrie dont les festins de Cléopâtre animaient les nuits bruyantes, où deux mille ans plus tôt j’aurais pu, à pareille heure, rencontrer la folle reine, comme dit Amyot, battant le pavé avec Antoine ! Ici ce n’était pas encore la gravité de l’Égypte, c’était une population mêlée de Grecs, de Juifs, de Romains, d’indigènes, une population de matelots et de soldats, de prêtres et de sophistes. Jéhova, Jupiter, Sérapis, tous les cultes, toutes les langues, tous les costumes, toutes les idées, toutes les erreurs, toutes les sagesses, tous les délires de l’ancien monde, se heurtaient et s’agitaient comme en tumulte dans cette ville qui à cette heure semble morte, qui en effet l’était naguère, mais qui commence à revivre. Demain, je verrai Alexandrie, je l’entendrai ; ce soir, je ne connais encore que son sommeil et son silence.
Mais, si du présent on remonte au passé, comme tout ce silence va s’animer ! comme toute cette solitude va se remplir ! Je ne pense pas qu’il y ait dans le monde une seule ville, Rome comprise, qui recueille et concentre des souvenirs si nombreux et si divers. Je me bornerai à citer trois noms, les trois plus grands peut-être de l’histoire, et qui ne se sont jamais rencontrés qu’ici : qu’on me montre une autre ville fondée par Alexandre, défendue par César et prise par Napoléon.
Alexandrie, 10 décembre.
Le silence d’hier soir a complètement disparu, la plage est couverte d’une foule bruyante ; les âniers se disputent les nouveaux débarqués avec des gestes frénétiques et des cris étourdissants, au milieu desquels on distingue quelques mots de français ; les douaniers, les porteurs s’empressent ; la gravité orientale n’est représentée que par les chameaux qui attendent les bagages des voyageurs, et qui, au-dessus de la multitude agitée, élèvent leur long col et leur figure ennuyée. Quand on commence à se remettre du premier désordre de l’arrivée, quand on a séduit avec quelques piastres les douaniers du pacha, quand les bagages sont bien attachés sur les chameaux, quand on a pu choisir un âne au milieu du troupeau serré que les âniers précipitent sur le voyageur assourdi par leurs clameurs et menacé par leur empressement, on commence à regarder autour de soi et à observer la ville dans laquelle on vient d’entrer.
La partie qu’on traverse pour gagner la grande place, où sont les auberges et les consulats, a peu de physionomie ; c’est un quartier presque entièrement neuf. Des rues assez droites et assez larges sont bordées de maisons blanches. Dans toute cette partie de la ville, rien ne rappelle l’antiquité, sauf quelques tronçons de granit incrustés dans les murs des maisons. En parcourant ces rues modernes, on a bien besoin de se dire que la propreté, l’air et l’espace assainissent les villes, pour ne pas regretter les rues tortueuses et les vieilles maisons arabes que des constructions sans caractère ont remplacées ; mais il faut reconnaître qu’on ne peut sacrifier la santé des hommes au plaisir des touristes : la couleur locale est bonne jusqu’à la peste exclusivement.
La place des consulats est vaste et régulière, mais on aurait dû donner plus de style aux bâtiments qui l’entourent, et surtout ne pas planter au milieu un diminutif d’obélisque en albâtre. Il ne faudrait pas refaire dans une ville d’Égypte les antiquités égyptiennes en joujou. Allons bien vite voir de vrais obélisques de granit.
Des deux obélisques qu’Abdallatif vit debout au douzième siècle, un seul s’élève encore sur sa base de travail grec, l’autre est gisant sur le sol. Ce dernier a été donné par le pacha aux Anglais, qui, vu le mauvais état des hiéroglyphes, ont dédaigné de l’emporter. C’est là toute l’origine d’une erreur que la rivalité nationale a fait naître, et qui est chère aux badauds de Paris. Le jour où on a érigé notre obélisque de la place Louis XV, j’ai entendu vingt voix répéter dans la foule : Ah ! les Anglais vont être bien vexés, eux qui ont brisé leur obélisque. Le plus léger prétexte suffit pour donner du retentissement au bruit le plus absurde, surtout quand ce bruit est l’écho d’un sentiment populaire.
Les deux obélisques d’Alexandrie étaient placés devant le temple de César, temple qu’on suppose avoir été élevé par Cléopâtre au père de Césarion. Elle aurait donc plus de droit d’attacher son nom à ses aiguilles qu’à son canal, qu’elle n’a point creusé, ni à ses bains, qui sont des tombeaux. En effet, les obélisques ont été placés là où ils sont quand a été construit le temple, dont ils formaient une dépendance, car, selon l’usage égyptien, les obélisques constamment accouplés s’élevaient un peu en avant des deux montants d’une porte ou des deux jambages d’un pylône.