Voyage en soi - Samantha Soreil - E-Book

Voyage en soi E-Book

Samantha Soreil

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Beschreibung

Tara, Française d'origne indienne, part à la découverte de l'Inde et de ses racines.

C’est l’histoire d’un double voyage. Un trajet visible à travers l’Inde où l’on se perd au gré de rencontres troublantes et envoûtantes. Un itinéraire invisible, intérieur, au cœur de notre être.
Lassée par une vie terne et un emploi confortable mais qui n’a plus de sens, Tara, jeune Française d’origine indienne, part retrouver ses racines. De ville en ville, elle s’égare dans ce pays qui est le sien mais qui lui semble totalement étranger. Un véritable voyage initiatique au cours duquel Tara interrogera son passé, ses peurs, ses projets dans cette Inde tout à la fois bouleversante, fascinante et mystique.

Embarquez aux côtés de Tara pour un voyage en Inde à la découverte d'un pays, d'une culture, mais aussi à la découverte d'elle-même et de ses racines.

EXTRAIT

Il n’est pas tout à fait sept heures lorsque nous arrivons à Panjim. La ville est étonnamment calme, c’est le choc après trois jours à Mumbai ! Les Indiens se pressent autour d’Emma et moi, je surprends les regards lubriques qui se glissent dans son décolleté et longent ses épaules nues ; elle n’a certainement pas choisi la tenue la plus appropriée pour voyager, mais elle semble imperturbable.
Un taxi nous interpelle. L’homme se gare et sort de la voiture. Il n’a pas l’air bien méchant, mais son insistance nous agace. Il nous suit alors que nous nous dirigeons vers la ville, nous nous appliquons à l’ignorer. Nous nous asseyons à une terrasse pour prendre un café, le taxi qui est toujours là discute avec le patron, je comprends qu’il dit être avec nous. Le ton monte et le type s’en va en nous lançant un regard noir au passage.
Nous trouvons rapidement une guest house et nous nous endormons immédiatement sans même avoir pris le temps de nous doucher. Nous nous écroulons sur le grand lit moelleux et la rue baigne dans un calme dont je n’osais même pas rêver il y a vingt-quatre heures. On peut dire que l’on écoute le son du silence, ce vide un brin angoissant, mais si apaisant. Je me réveille vers midi ; Emma est déjà levée. Elle veut aller à la plage en bus mais je préfère visiter un peu la ville, nous convenons donc de nous retrouver sur la plage à la tombée du jour pour la fête qui doit y avoir lieu. Je ne suis pas une grande adepte des fêtes et des soirées en groupes, mais j’essaie de laisser de côté mes a priori.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Samantha Soreil, originaire de La Rochelle, habite actuellement à Lyon où elle s’est installée après avoir parcouru l’Asie. Elle partage son temps entre la rédaction, la traduction et l’enseignement du hatha yoga traditionnel. Son roman mêle ses trois grandes passions : la philosophie indienne, la découverte de soi au travers de voyages et l’écriture. Elle transmet également ses réflexions sur la spiritualité, le yoga et sa quête de sens en réalisant des articles sur son site : dharmalyon.com

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Présentation de l'auteur

Samantha Soreil, originaire de La Rochelle, habite actuellement à Lyon où elle s’est installée après avoir parcouru l’Asie. Elle partage son temps entre la rédaction, la traduction et l’enseignement du hatha yoga traditionnel. Son roman mêle ses trois grandes passions : la philosophie indienne, la découverte de soi au travers de voyages et l’écriture. Elle transmet également ses réflexions sur la spiritualité, le yoga et sa quête de sens en réalisant des articles sur son site : dharmalyon.com

1

Je pourrai oublier l’expression de ces quatre visages vides et fatigués dans quarante-cinq minutes. J’ai presque le temps de me saouler pour rendre ces trois petits quarts d’heure plus supportables. J’ai tenu un peu plus d’un an en leur compagnie, mais c’est bien connu, les derniers instants sont ceux qui paraissent les plus longs.

J’en profite pour imprimer chacun des traits du visage de Marc : sa peau un peu luisante, son gros nez qui ressemble à une fraise d’Espagne qui n’a pas mûri, ses yeux noirs aux coins ridés, il a l’air d’avoir dix ans de plus que son âge. Il semble fier de sa bêtise et il a le port droit et altier des imbéciles, imbu de sa personne. C’est le type même du pashu1. Ma mère est indienne et le pashu, chez elle, chez nous, c’est celui qui vit sans conscience et qui est esclave de ses pulsions et de ses conditionnements. Accessoirement, qui empoisonne la vie de ceux qui ont le malheur de le côtoyer. J’ai toujours été très étonnée que nous n’ayons pas en français de mot équivalent, d’autant plus que nous avons chez nous de beaux spécimens.

Nous sommes cinq avachis sur les canapés flétris d’un vieux pub d’un village perdu au nord de Lyon. En semaine, il n’y a personne à part quelques habitués déjà bien éméchés. On détonne un peu dans ce décor miteux, vous pensez, cinq cadres qui vont s’enfiler des bières à la sortie du boulot, le gratin de la banque du coin alimente les discussions.

— Tu prends autre chose ?

Agnès me sort de ma contemplation du gros pif luisant de Marc. Elle est gentille, Agnès, mais je ne la reverrai pas après ce soir, ça me rappellerait trop les autres, cette ambiance toxique dans laquelle j’ai baigné.

— Oui, une brune. (Je me lève.) Quelqu’un prendra autre chose ? C’est mon pot de départ, c’est moi qui offre.

Va pour quatre brunes, Linda ne prend rien, elle aime bien se distinguer et j’ai envie de lui suggérer de boire pour oublier que pendant encore quarante-cinq minutes (quarante, maintenant) elle ne sera pas le centre de l’attention. Un vrai drame. Marc ne m’a pas décroché un mot depuis que nous sommes sortis de la banque. C’est drôle, je ne lui ai jamais dit formellement que je démissionnais et j’ai directement prévenu mon N+2 comme la procédure le prévoit. Je discute avec Agnès et Robin, Linda dévore Marc des yeux en riant très fort dès qu’il ouvre la bouche, je pense qu’elle ne va pas tarder à avoir sa promotion.

— Et tu vas faire quoi, maintenant ? Tu arrêtes définitivement la banque ? Linda, les pieds en plein dans le plat. Un petit air supérieur qui m’insupporte.

— J’ai plusieurs projets, je vais me mettre à mon compte dans tous les cas. Je tiens trop à ma liberté pour rester salariée.

Elle fait une petite moue, je ne sais pas trop comment l’interpréter, mais je pense qu’il y a un peu de mépris et peut-être une pointe d’envie. Une pulsion sadique pointe son nez, je ne peux qu’espérer qu’elle me jalouse.

— Bon, c’est pas tout ça, mais je ne vais pas tarder à aller prendre mon train.

— Moi, pour mon pot de départ, j’aimerais bien qu’on aille faire une bouffe après, l’autre jour, avec Marc, on a trouvé un petit resto…

Grand bien t’en fasse, ma grande, pour moi, il n’y aura pas de bouffe. Tout le monde fait la gueule, mais je jubile intérieurement. On marche tout doucement jusqu’à la banque, je compte les pas. Ce chemin a la même saveur que celui que doivent emprunter les prisonniers lorsqu’ils marchent vers la grille qui symbolise le retour vers leur chère liberté. La différence entre eux et moi c’est que je ne sais pas pour quel motif j’ai été condamnée. Volonté de me conformer aux normes de la société ? Ambition de devenir une cadre moyenne bien payée vivant en banlieue lyonnaise ? Peu importe, mon crime doit être de vouloir devenir ce que je ne suis pas.

— Tu reviendras nous voir de temps en temps ? Passe manger un midi, ça nous fera plaisir.

Robin sait très bien que je ne viendrai pas. Pourquoi tant de banalités ? Je ne me sens pas d’humeur hypocrite, ce soir.

— On verra.

Je sens dans mon sac le livre qu’il m’a offert ce matin, de l’autre côté, les cadeaux des autres, de superbes stylos qui coûtent un bras. J’ai hâte de lire son bouquin. Je fais la bise à tout le monde, souhaite bon courage en rigolant à Agnès qui prend ma place, elle n’a pas l’air de savoir s’il faut le prendre sur le ton de la plaisanterie. Je me retourne une fois, ils sont déjà loin.

Alors c’est fini, c’était si simple que ça ? Je pars, enfin ! Je quitte ce village pour revenir au cœur de la ville grouillante où je me sens bien. Je n’y remettrai les pieds sous aucun prétexte. Je souris toute seule et les gens me regardent. Ils semblent se demander si je suis dérangée, mais mon sourire est contagieux et je vois quelques visages s’illuminer presque malgré eux. C’est admis de faire la gueule dans le métro, mais on traitera d’allumée une personne qui a un petit sourire aux lèvres. En rentrant chez moi, je laverai ma petite robe noire toute droite qui me donne l’air d’une banquière coincée, ce sera comme si j’effaçais les dernières traces de ce monde sur moi. Je me sens légère, joyeuse et un peu ivre.

Je m’arrête chez le buraliste, je n’ai pas fumé depuis des mois. Moi, la petite fille sage, je me sens pousser des ailes maintenant que je suis enfin libre. Je fume en marchant, c’est très mauvais et c’est très bon. J’ai le sentiment de faire un truc interdit comme lorsque je sortais fumer dans la cour du lycée alors que la cloche de la récréation n’avait pas encore sonné et que je prétextais un passage à l’infirmerie. La tête me tourne un peu plus quand j’arrive sur le quai de la gare, euphorique, impossible d’effacer ce sourire un peu béat qui reste scotché à mon visage. Mon train est là, je monte et il démarre presque aussitôt. J’ai envie de lire, mais je suis trop excitée, je veux vraiment rester seule avec moi-même pour savourer ce moment.

Le paysage défile, il fait beau et chaud, c’est la fin de l’été. J’ai validé mon diplôme il y a quelques jours et je quitte ce job qui signifiait tant pour moi il y a quelques mois encore : l’hypocrisie ambiante, la hiérarchie trop pesante et le trajet d’une heure et demie tous les matins, très peu pour moi. Ce petit TER bringuebalant me conduit vers la liberté. Ce que je vais faire ? Je m’en moque, tout, mais pas la même chose que ces derniers mois. J’ai économisé dans le seul but d’avoir suffisamment de temps pour moi avant de prendre un nouveau départ.

Le type à côté de moi appelle sa mère et je comprends qu’il sort de prison. Ça me fait sourire parce que moi aussi d’une certaine manière. Son voisin en costume cravate et attaché-case s’empresse de changer de siège. Lui, visiblement, en a encore pour quelques années d’incarcération au sein d’un bureau austère devant lui.

Je n’aime pas spécialement sortir, je suis plutôt du genre asocial, mais en descendant du train j’ai envie de crier ma joie au monde. Victor m’attend chez nous prêt à aller fêter la fin de mon esclavage, comme il dit. Notre couple a un peu souffert de cette année où la pression était importante pour moi. J’aimerais me rattraper, mais peut-être faudra-t-il prendre un peu de distance pour « faire le point » comme on dit. Je lui en ai parlé, il comprend. Il comprend toujours de toute façon. Un tempérament flegmatique que j’ai du mal à apprivoiser. Il m’attend à la gare et nos deux sourires se rejoignent avant même que je ne me sois jetée dans ses bras.

Le vendredi soir, les étudiants envahissent le centre-ville, c’est bientôt la rentrée pour eux. Nous nous asseyons dans un bar et les riffs agressifs nous déchirent les oreilles tandis que nous grignotons une assiette de frites tout en dégustant des bières parfumées. De temps à autre, je sors pour m’en griller une. Nous ne connaissons personne, mais les gens nous parlent et nous finissons tous la soirée autour d’une grande table à refaire le monde et à parler de destinations lointaines. Pourquoi pas un voyage ? Quoi de mieux pour célébrer cette liberté retrouvée ? Paradoxalement, je voyageais beaucoup étant étudiante alors que j’avais peu de moyens et c’est une fois entrée dans le monde actif que j’ai cessé de parcourir le monde.

Nous rentrons à pied et j’en profite pour tâter le terrain.

Un brin ivre, je sais que j’ai tendance à aligner toutes les pensées qui me traversent la tête et à attendre le lendemain pour faire le tri.

— Ça ne te dirait pas maintenant que je suis plus libre de partir un peu en voyage ? On plaque tout, on part un an, on va en Inde parce que je suis à moitié indienne, c’est une honte de ne même pas y être allée une fois.

Victor rit, me dit que j’ai bu et qu’on en reparle demain. Oui, j’ai bu, mais ça ne veut pas dire que mes propos sont forcément incohérents.

Je me couche et tombe dans un sommeil lourd. Tous les soirs en m’endormant je tente de saisir le passage qui me conduit vers le sommeil, cet instant où les bras de Morphée nous accueillent à la frontière entre conscience et inconscience. Parfois, j’y parviens et c’est un sentiment troublant d’habiter son corps alors que l’on ne peut pas le bouger puis de voir les images défiler de plus en plus vite jusqu’à ce que l’on se sente tomber un peu comme Alice qui passe de l’autre côté. C’est un art le sommeil conscient et je m’y adonne toutes les nuits avec beaucoup d’essais, mais peu de succès. Tout ce temps de sommeil perdu, ça m’embête un peu. Sans surprise, ce soir, le tourbillon incessant des images ne me permet pas de saisir le passage.

Ce soir, la plongée dans le sommeil se fait rapidement et je perds vite conscience. Pour la première fois depuis des mois, je m’enfonce dans une lourde torpeur qui ne laisse aucune place au rêve.

1. [Retour au texte] – Du sanskrit pasha, le lien : désigne une personne qui est asservie aux conditionnements et qui mène une existence vide, sans conscience.

2

Nous sommes samedi matin et il n’est que huit heures. J’ai dû dormir seulement quatre heures, mais je suis en pleine forme. C’est le parfum de liberté qui me donne des ailes. Victor est encore endormi. Je n’ai jamais le temps de le regarder dormir le matin d’habitude. Il a l’air aussi paisible qu’un enfant avec ses cheveux châtains tout bouclés qui lui donnent un air angélique. Sa peau très claire contraste avec la mienne qui est très brune, lorsque je me recule pour le regarder enroulé dans les draps, j’ai l’impression de contempler un tableau de la Renaissance. Je l’embrasse, mais il ne se réveille pas. Je vais savourer ma matinée comme je n’ai pas eu l’occasion de le faire depuis longtemps. Juste prendre le temps de ne rien faire et d’être là. Je fais couler le café et un parfum de vacances emplit l’appartement. C’est l’odeur qui me réveillait le matin quand on partait en été avec mes parents. Je revois la petite fille à l’énergie débordante qui courait dans le jardin aux premières heures du jour et je souris : que reste-t-il de cette enfant en moi ? Suis-je encore elle ? Je regarde chaque goutte s’écraser tandis qu’un rayon de soleil me réchauffe. La fenêtre est ouverte, mais il n’y a pas un bruit dans la rue. J’ai l’impression d’avoir la ville à moi dans ce petit moment de solitude où personne n’est levé.

Je repense aux discussions d’hier où chacun parlait de ses voyages. J’ai vu beaucoup de pays, les États-Unis, l’Amérique du Sud et une partie de l’Afrique. Mais ma mère est indienne et je n’ai jamais eu l’occasion de visiter son pays. Pourquoi pas maintenant ? Une petite voix me fait sentir coupable, c’est la voix de la petite fille sérieuse que je me suis appliquée à être si longtemps. Et c’est la voix de la famille et des amis qui travaillent, eux, et qui me pressent de trouver un emploi stable pour acheter un appartement et avoir une vie « normale » le plus vite possible. Je bâille. Je ne sais pas si j’ai envie d’être normale, justement. J’assume presque le fait d’être gravement immature et je suis persuadée que je n’ai pas eu l’adolescence que je devais avoir. C’est pour cette raison que j’ai besoin de vivre ces instants maintenant. À quoi bon repousser davantage ?

La tasse de café fumant à la main, je me scrute dans la grande glace de l’entrée. Je n’ai plus le look de la fille sage : mes cheveux bruns hirsutes partent dans tous les sens, on dirait des locks. Avec mon jean large tout déchiré et mon sourire béat qui ne s’efface pas depuis hier, je fais vraiment baba cool. Je fais un peace à la glace avec une grimace avant de filer me doucher.

Je dois appeler la famille, leur dire que c’est fini et que tout va bien. Maman, d’abord. Ils savent que j’attends l’échéance depuis longtemps et l’attendent aussi dans un certain sens, à moitié dépités de mon incapacité à rentrer dans le moule, mais aussi soulagés que je ne fasse plus un travail qui commençait sérieusement à me scier les nerfs. Maman décroche dès la deuxième sonnerie.

— Alors, heureuse d’en avoir fini avec ces abrutis ?

Je ris, elle sera toujours de mon côté, maman.

— Au fait, je t’ai pas dit, je pars en Inde.

Silence.

— Avec Victor ?

— Je ne sais pas, on doit encore en parler.

Je la sens un peu inquiète, mais heureuse, car elle me pose tout un tas de questions sur l’itinéraire que je n’ai pas prévu. Je la rassure en faisant des recherches sur l’ordinateur au fur et à mesure, à la fin de la discussion, j’ai une dizaine d’onglets ouverts, Google map, des itinéraires de voyages, les pages Wikipédia de certaines villes, et un comparateur de prix pour les billets. Six cents euros aller/retour. Elle ne le sait pas quand je raccroche, mais elle vient de me conforter dans mon choix avec toutes ses questions : je veux partir, il faut que je parte. C’est devenu une véritable nécessité, une urgence, alors qu’il y a une heure de ça, je ne l’aurais pas envisagé si sérieusement.

Victor est levé, il lève un sourcil en regardant le curseur qui passe sur le bouton « réserver ».

— C’était sérieux alors ?

— Tu viendrais ?

Il s’assoit, mal réveillé. Ses longs cheveux bouclés encadrent son visage et j’admire la douceur et la sérénité qu’il dégage.

— Je ne sais pas, tu sais, j’ai mon boulot ici et je ne peux pas tout plaquer comme ça. Il faudrait que tu me laisses quelques mois, peut-être un an pour m’organiser.

Je me sens frustrée qu’il ne partage pas mon enthousiasme. Et qu’il me donne un horizon de temps aussi lointain, je me demande s’il pense vraiment ce qu’il dit ou s’il essaie juste de retarder l’échéance en espérant que je change d’avis.

— Ça t’embêterait que je parte toute seule ?

Il joue à faire de petits cercles rouges en promenant son sachet de thé à la framboise dans le bol. L’odeur de fruits rouges synthétiques se diffuse comme un parfum d’ambiance. Un parfum que je qualifierais de féminin, de doux. Je l’embrasse pour y goûter.

— Ça me ferait un peu peur, je crois. Mais si tu veux absolument y aller, et je vois que ça semble important pour toi, je t’encourage à faire ce que tu veux.

Je suis à la fois rassurée d’avoir son approbation et ennuyée de constater qu’il me laisserait partir avec si peu de réticences. Je replonge dans les sites de voyage, il prend son petit-déjeuner à côté de moi en me posant des questions sur telle ou telle ville tandis que je construis mentalement un itinéraire pour mon voyage. Une demande de visa et quelques coups de fil plus tard, je passe enfin la commande pour un billet aller-retour. Je ne suis jamais partie seule, et je sens que c’est l’excitation liée à ma liberté retrouvée qui me pousse, que demain je le regretterai.

Les mantras résonnent dans tout l’appartement, peut-être même dans toute la rue, car les fenêtres sont grandes ouvertes : je ne saisis absolument pas le sens des paroles en sanskrit, mais je sens comme un avant-goût d’exotisme. Je fais mon sac, prends le strict minimum. Je pars un mois et je compte bien m’acheter des saris sur place. J’ai toujours adoré les vêtements traditionnels et colorés alors que ma garde-robe est noire et grise, travail oblige.

J’appelle mon frère, qui ne décroche qu’une fois qu’il a entendu ma voix sur le répondeur. Ce type est un maniaque du contrôle, rien d’imprévu, même un coup de fil, ne doit venir le déranger. Sans surprise, il me questionne sur le but de ce voyage.

— Mais justement, il n’y a pas de but. L’objectif, c’est de goûter à la liberté. De reprendre ma vie en main, faire le point, tu vois ?

— Tu ferais mieux de trouver un travail stable et de te dépêcher de devenir propriétaire, de penser au jour où tu voudras des enfants. Tu auras trente-deux ans l’année prochaine, au cas où tu l’aurais oublié.

Merci. Non. Comment pourrais-je l’oublier, tout le monde me le scande comme un terrible mantra ! Devrais-je vraiment être raisonnable ? J’ai parfois le sentiment que oui, mais là, c’est simplement au-dessus de mes forces, j’étouffe. J’encaisse encore quelques conseils sans broncher.

— Je sens bien ton impatience, mais tu devrais te faire une raison : sois adulte un peu ! Tu as changé trois fois d’entreprise ces cinq dernières années…

— Justement, je prends enfin du temps pour savoir ce que je veux vraiment. Je n’arrive même pas à définir à quoi je veux passer ma vie ! À quoi ça sert de se démener dans tous les sens, de rentrer dans le troupeau et de faire comme tout le monde sans trop comprendre pourquoi ?

Je me sens comme une bobo capricieuse qui tente tant bien que mal de justifier sa lubie du moment en face d’une personne extrêmement lucide et pragmatique. Mes paroles sonnent faux, car je suis agacée, je suis agacée de devoir rendre des comptes.

— La stabilité financière est certainement un concept trop éloigné pour toi. Tu n’as aucune responsabilité, pas de famille à charge, pas de crédit…

C’est à ce moment précis que je renonce à expliquer mon choix. Je n’ai pas à m’expliquer, à me justifier : c’est ma vie, j’ai le droit de prendre le temps d’en trouver le sens. Même ma fierté s’incline sous le poids de la normalité et du sacro-saint conformisme lorsque je lui assène un « tu as raison » qui paraît presque sincère.

3

J’ai peur de l’avion depuis que je suis en âge de comprendre que cette fabuleuse machine peut s’écraser sur le sol. Même si statistiquement les chances de mourir en avion sont bien moins élevées que celles de mourir en voiture, je ne peux me résoudre à voir la mort arriver de façon si spectaculaire. Si je n’avais qu’un souhait à faire de mon vivant, ce serait d’avoir une mort paisible.

Les voix des hôtesses annoncent les numéros des vols et les correspondances. Je me demande si je ne suis pas en train de faire une grosse erreur. Je sens l’adrénaline qui commence à monter, dans ma volonté de me rebeller contre tout et de changer radicalement de vie, n’ai-je pas été inconsciente ? Mes velléités « antisystème » commencent à s’évanouir, je pense au confort et à la stabilité que j’ai ici où tout est prévu, connu. Ce départ précipité frise le ridicule : partir seule, dans un pays que je ne connais pas, dont je ne parle pas la langue, en étant une fille en plus… Ma ceinture verte de judo ne me sauvera pas. Et contre la peur, il n’y a aucun remède. J’ai peur de l’avion, j’aime avoir une main à tenir au décollage, mais là, je serai seule. Je pleure vraiment maintenant, enfouie dans le col du pull de Victor que je tartine de mascara. Sentir son odeur en me disant que je vais partir me déchire encore un peu plus le cœur.

— Allez, ma chérie, tu vas bien t’amuser. Et tu reviens quand tu veux de toute façon. Même si dans deux semaines tu en as marre, n’oublie pas que c’est toi qui décides.

Il a toujours les mots qu’il faut. Ça va me manquer.

Je serre fort Victor contre moi, j’inspire profondément pour me nourrir de son odeur et je sens les larmes monter. Ne plus me réveiller à côté de lui le matin, ne plus voir son sourire, ne plus sentir sa peau douce contre moi quand j’ai fait un cauchemar la nuit. Il m’embrasse, il n’a pas l’air triste, lui. J’admire son détachement, j’aimerais avoir la capacité de prendre autant de recul par rapport aux événements sans me laisser submerger par mon émotivité et mon extrême réactivité.

Mes parents ont voulu venir aussi, ils m’embrassent après m’avoir recommandé une bonne centaine de fois de bien faire attention. Oui papa, oui maman. Je suis un peu irritée, ils me prennent encore pour une gamine. En un sens, malgré ma peur et ma peine, j’ai hâte de partir pour être seule, être une grande, être adulte. Je veux aussi me confronter aux situations délicates, savoir si oui ou non je suis capable d’y faire face quand je n’ai pas de bras dans lesquels me blottir. Je ris intérieurement : de toute manière, je n’aurai pas le choix. Les bagages sont enregistrés, la tension est palpable.

L’embarquement commence, je me dirige vers la porte. Je sens que je vais détester ce moment où l’on peut se voir à travers les portes vitrées tout en étant séparés, chacun allant dans une direction opposée. Je rentre dans le sas, ça sent la pollution et la chaleur est étouffante. Le sourire des hôtesses me rassure un peu : auraient-elles ce sourire s’il y avait un réel risque que l’on s’écrase ? Elles prendront l’avion peut-être dix ou vingt mille fois au cours de leur carrière, et tout se passe bien. Je rentre dans la machine infernale, je tends mon billet serré dans ma main moite. Je prends le Figaro pour me donner une contenance avant de rejoindre mon siège. C’est parti. Exaltée, inquiète, je m’envole littéralement vers quelque chose de nouveau. La main de mon voisin est sèche et pleine de taches brunes, je repense aux mains douces et claires de Victor et je sens les larmes qui montent doucement, accompagnées de cette légère pression sur le crâne que l’on peut ressentir en essayant de les retenir.

Mon voisin dort, malgré la fatigue, je suis bien incapable de fermer l’œil. Il sent le tabac froid et a l’air renfrogné, j’espère que son mal-être n’est pas trop contagieux.

J’arrive péniblement à avaler les plats qui nous sont servis, je regarde le bleu à perte de vue et les nuages en dessous de nous. Il commence à faire froid, j’enfile un gros sweat qui sent le parfum de Victor, celui qui me donne l’air d’avoir quinze ans. Je me blottis au fond du siège et je sors le livre que Robin m’a offert pour mon départ il y a un mois. S’il savait que je m’envolais pour l’inconnu…

À cette heure-ci, il doit être enfermé dans son bureau. Ou alors en réunion, il me semble que le jeudi c’est réunion à quinze heures. L’odeur d’un curry fade envahit l’avion. L’homme qui voulait être heureux. Je l’ai lu en une journée, puis une seconde fois en une semaine en m’arrêtant bien sur chaque passage. J’ai décidé que ce serait mon nouveau livre préféré. Si Robin me l’a offert, ce n’est pas innocent. Le dernier matin, après le café, il m’a tendu un paquet. Je pense que ce titre, il l’a choisi pour moi, mais aussi pour lui. « C’est un live que j’ai beaucoup lu. » Il n’a pas dédicacé la première page et je n’ai pas osé lui demander de m’ajouter un mot, juste une phrase que j’aurai pu relire, comme un lien avec lui à travers les lettres tracées de son écriture bien nette.

L’histoire d’un homme qui a enfin le courage de tout plaquer et de prendre ses rêves à bras-le-corps. Un homme qui voyage loin pour se retrouver. J’ai pris ça comme un signe, une confirmation qu’il fallait que je m’éloigne. Je plonge une nouvelle fois dans les mots familiers comme s’ils avaient sans cesse quelque chose de nouveau à me dire, comme si le sens changeait en fonction de ce que je souhaitais trouver dans ces pages.

Lorsque nous atterrissons, je me sens vraiment vaseuse, je n’aurais pas dû m’assoupir. À l’ouverture des portes, une vague de chaleur humide et étouffante me signifie très clairement que nous ne sommes plus en Europe. Trop fatiguée pour être excitée d’être enfin arrivée, je m’engouffre à la suite des voyageurs en priant pour trouver rapidement une guest house. L’air est irrespirable dans l’aéroport de Mumbai. Les hommes en costume côtoient ceux en haillons et les femmes se précipitent en parlant des dialectes que je ne connais pas. Il y a très peu d’Occidentaux, les vacances viennent de se terminer.

Check out, c’est à mon tour de passer, le type du guichet a l’air extrêmement désagréable et parle sans articuler. Je comprends qu’il ne veut pas me laisser sortir de l’aéroport tant que je ne lui ai pas dit où j’allais.

— À Mumbai, je reste là quelques jours.

— Quelle adresse ? Il ne me regarde même pas quand il parle, c’est vraiment agaçant.

— Je ne sais pas, je vous dis, je vais chercher une guest house.

— Laquelle ?

Je suis fatiguée par le voyage, j’ai chaud et je me sens sale, les cheveux collés sur mon front par la sueur et l’humidité, des gouttes de transpiration salée dégoulinent dans mes yeux.

Il n’attend pas ma réponse et quitte le guichet. Va-t-il chercher quelqu’un ? Entre anxiété et soulagement, je commence à construire tout un scénario qui aboutirait à mon expulsion. Je note rapidement une adresse sur le papier qu’on m’a demandé de remplir, un hôtel de catégorie moyenne pris au hasard sur l’une des pages du Lonely Planet. Le type revient, un chaï2 à la main. Je lui tends le papier, il me fait signe d’avancer sans un regard. Ça y est, ça va commencer.

2. [Retour au texte] – Thé au lait et aux épices que l’on boit tout au long de la journée en Inde.

4

Le soleil est aveuglant, les tuk-tuks alignés me rappellent le Sri Lanka où je suis allée plusieurs fois avec mes parents quand j’étais petite. La chaleur est encore plus étouffante qu’à l’intérieur, l’humidité m’oppresse. Ma paranoïa reprend le dessus : je vais monter toute seule dans ce pot de yaourt avec un type que je ne connais pas, dans un pays que je ne connais pas. J’inspire profondément et choisis un conducteur.

— Première fois en Inde ?

Il me regarde d’un air suspicieux, il ne sait pas si je suis indienne. Mes cheveux sont trop clairs pour être d’ici, mais j’ai le teint un peu trop foncé pour une Occidentale. Mes manières ne sont certainement pas celles des jeunes filles indiennes. J’acquiesce et je réponds à toute une série de questions indiscrètes, quel est mon âge, si je suis mariée, combien je gagne, ce que je fais ici. Ça m’amuse un temps, mais je sens que ma bonne humeur sera de courte durée si tout le monde me pose ce genre de questions.