Voyages littéraires sur les quais de Paris - Adolphe de Fontaine de Resbecq - E-Book

Voyages littéraires sur les quais de Paris E-Book

Adolphe de Fontaine de Resbecq

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Beschreibung

Extrait : "Vous aimez les livres, mon cher ami ; mais comme vous avez le malheur de ne point habiter Paris, vous me demandez de vous tenir au courant des excursions que j'ai pu faire sur nos quais ; ce sera bien volontiers, je vous assure, et dussent encore en rire les turbulents amis que vous aviez l'autre jour à dîner avec moi, j'afficherai ma passion."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 404

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Préface

Les Voyages littéraires sur les quais de Paris, publiés en 1857, avaient eu surtout pour but d’attirer l’attention des amateurs sur des ouvrages d’une certaine valeur, tels que les éditions originales des classiques français ; mais des trouvailles de ce genre sont rares, et tout le monde sait que presque toujours les chercheurs de livres ne rentrent chez eux qu’avec de véritables bouquins. C’est ce qui m’est arrivé le plus fréquemment. Il faut qu’on sache cependant que ces modestes acquisitions ont, souvent un charme profitable. Sans se passionner pour le médiocre, on peut goûter mille détails charmants dans ces innombrables publications qui n’ont vécu qu’un jour. En effet, comme l’a dit M. Géruzez dans ses Essais d’histoire littéraire, il y a deux littératures distinctes « l’une exprime les modes, les caprices mobiles de la société à une certaine époque ; l’autre, les sentiments durables, les éternels intérêts, les immuables instincts de l’humanité. Le trésor littéraire des nations ne se grossit que des ouvrages où sont burinés ses passions générales et ses grands intérêts ; la religion, le patriotisme, la morale, la liberté, tel est le fond commun, l’étoffe des œuvres qui subsistent, que les générations se transmettent et qui deviennent le glorieux patrimoine du genre humain. Celles qui expriment la fantaisie, les caprices, les petites passions, les petits intérêts, forment ce qu’on pourrait appeler la littérature de consommation : l’époque qui les produit les dévore et les ensevelit ; c’est une pâture quotidienne, ce n’est pas cette nourriture universelle, ce pain mystérieux qui se multiplie et qui ne manque jamais quel que soit le nombre de ceux qui se le partagent. »

Les volumes que j’ai analysés ont été choisis dans un bien plus grand nombre qui, depuis ont passé de nouveau dans les boîtes des quais.

Oui, j’aime à le dire, il y a quelquefois de bonnes fortunes dans la boîte à quatre sols (je dis vingt centimes pour être d’accord avec la loi), plus d’un chercheur de livres l’a éprouvé comme moi. Ce n’est pas que je veuille assurer qu’on trouve dans cette boîte des livres rarissimes, bien que cela puisse arriver cependant pour des ouvrages en langue étrangère (notamment en italien) que le commun des fureteurs, moi le premier, ne connaissons pas. Quatre sols ! c’est le chiffre moyen auquel se vendent ces vrais bouquins que les étalagistes recherchent pour faire nombre. Ces livres entrent généralement dans la vie des quais (qu’on me pardonne cette expression) par la boîte à douze sols. Le marchand qui les y place suppose bien qu’ils n’y séjourneront pas longtemps ; – son intention est de les en retirer après trois ou quatre jours si l’acheteur n’a pas mordu à ce premier taux. – Le pauvre bouquin parcourt alors très rapidement les cases à huit sols, cinq sols et quatre sols. Tel est l’élément producteur de cette boîte après laquelle vient celle de dix centimes, pour enfin nous servir de l’expression légale. Si on demande quelle sorte de livres vient le plus fréquemment remplir les flancs de cette boîte singulière, je répondrai que le plus souvent ce sont les vieux in-12 du dix-huitième siècle, les romans de l’Empire, de la Restauration, les brochures politiques, etc., etc., puis, dans ce véritable flot, ces pages encore curieuses de livres incomplets, véritables énigmes, pour le vulgaire, mais pleines d’un doux parfum pour le bibliophile.

Mon recueil forme sans doute une réunion assez singulière. Les ouvrages cités comprennent une période de plus de deux cents ans. C’est un petit bataillon qui a son enseignement et qui pourrait au besoin fournir les éléments d’un chapitre de l’histoire littéraire de la librairie. On remarquera aussi que bon nombre se vendaient précisément dans cette Galerie du Palais où se passe la scène qui m’a servi d’épigraphe et dont on trouvera d’ailleurs une curieuse description dans ce livre même, due à la plume de Dufresny en ses Amusements, sérieux et comiques.

L’abbé Trublet disait :

« Il y a longtemps qu’on crie contre la multitude des livres, mais on convient aussi, et il est comme passé en proverbe qu’il n’y en a point où il n’y ait quelque chose de bon. Il serait donc à souhaiter, ajoutait-il, qu’on en supprimât les trois quarts, après en avoir extrait ce qui mériterait d’être conservé. Ce serait un livre très curieux, s’il était bien fait, que celui qui aurait pour titre : Extrait des livres qu’on ne lit point. »

Je n’ai pas la prétention d’avoir réalisé ce programme, mais si l’amour des bouquins inspirait un nouveau marquis de Paulmy, je pourrais être pour lui un second Contant d’Orville.

Qu’on se rassure. Je ne propose la réimpression d’aucun des livres que j’ai analysés, – personne ne l’ignore, – la postérité a bien jugé. – Les portes du temple de la Pensée resteront longtemps fermées, si ce n’est pour toujours, sur les noms des Bossuet, des Fénelon, des Pascal, des la Bruyère, des Racine et des Corneille.

Mon but a été de trouver de doux loisirs avec les souvenirs du passé. Puissent mes lecteurs goûter ce que j’ai fait !

PREMIÈRE PARTIEVoyages littéraires sur les quais de Paris
Lettre I

Vous aimez les livres, mon cher ami ; mais comme vous avez le malheur de ne point habiter Paris, vous me demandez de vous tenir au courant des excursions que j’ai pu faire et que je ferai sur nos quais ; ce sera bien volontiers, je vous assure, et dussent encore en rire les turbulents amis que vous aviez l’autre jour à dîner avec moi, j’afficherai ma passion. J’avoue que lorsqu’on a, comme ces messieurs, une fortune qui non seulement peut donner toutes les joies de ce monde, mais dont l’administration impose aussi des occupations très réelles, on peut se plaire à rire d’un pauvre diable qui revient soir et matin sur une même promenade pour brouter le papier, comme le disait le gros railleur auprès duquel vous m’aviez placé. Il y a des bibliomanes, mais avant eux des bibliophiles, et je crois que vous et moi nous pouvons nous dire de ces derniers. C’est avec un grand plaisir, je vous le répète, que je me rends à votre demande ; vous aurez mes bulletins, mais je vous en préviens, si comme Montaigne : « je ne me prens guère aux livres nouveaux, parce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides, » je dois ajouter que, comme lui aussi, j’aime à donner les choses comme elles viennent à mon esprit. Persuadez-vous, d’ailleurs, que votre correspondant n’est point un maniaque ; qu’il aime les livres, mais qu’il ne ressemble pas à certains amateurs qui ne raisonnent plus dès qu’ils veulent posséder : je n’en suis pas là, grâce à Dieu ; je sais attendre, si mes ressources m’imposent de renoncer à une occasion. Je me berce de l’espoir qu’elle se reproduira ; les étalages des quais, sans cesse renouvelés, sont assez riches pour dédommager leurs amants, lorsque la fortune trahit la bonne volonté d’acquérir qu’ils ont toujours. Je ne prétends pas convertir vos amis à ce point de les faire renoncer à leurs jardins, à leurs chevaux, à leurs meutes. J’espère seulement me justifier, et les faire convenir que, lorsque par situation, on n’a, comme un postillon, qu’un petit relai à parcourir tous les jours, il n’est pas sot d’avoir choisi le chemin dans lequel on peut à chaque pas serrer, pour ainsi dire, la main d’un homme de mérite, et même, de temps en temps, d’un grand écrivain. Dans le Juif errant des quais, le vulgaire ne voit souvent qu’un maniaque, des livres sous le bras, tandis que déjà ses poches en sont pleines. Détrompez-vous : ce type décrit, je crois, par Ch. Nodier, disparait. Je rencontre tous les jours des gens fort élégants qui ne craignent pas de salir leurs mains lorsque déjà le format, la reliure d’un livre trahit quelque bonne chose ; car les vieux routiers en sont arrivés, voyez-vous, à lire avec les doigts ; je n’en veux pour preuve que mon digne confrère, M. H… Devenu aveugle, ce courageux bibliophile se faisait conduire par son domestique sur le quai Voltaire, qui avait été sa promenade favorite. On l’approchait des boîtes, il passait alors légèrement les mains sur les livres, parcourait ainsi quelquefois plusieurs mètres sans rien dire, puis, saisissant quelque mince volume, il disait à son guide : « N’est-ce pas de chez Barbin ? » (ou tel autre nom de libraire célèbre). Il se trompait souvent, sans doute, mais il lui est arrivé plus d’une fois de deviner juste, alors sa joie était inexprimable ; il achetait dans ce cas ce qu’il avait déjà ou ce qui lui était indifférent. C’était, disait-il, sa manière de remercier le Créateur de lui avoir conservé l’ombre d’un sens perdu. Cela fait vivre le marchand, Dieu sera satisfait ! Telle était sa pensée.

À propos de cet aveugle, souffrez que je vous raconte un fait dont j’ai été témoin dernièrement ; il vous prouvera que notre attention n’est pas tellement absorbée que nous ne puissions rien sentir de ce qui se passe autour de nous.

Je cheminais l’autre soir en longeant les boîtes du quai Malaquais, et j’étais arrivé presque à l’extrémité de celles qui touchent au pont des Saints-Pères, lorsque j’entendis derrière moi comme un bruit de frottement. C’était un aveugle qui, tenant son chien en laisse de la main gauche, passait la droite sur les livres comme en les tâtant. « Vois-tu, Médor, dit-il, je m’appuie ici sur des raisonneurs, des raisonneurs qui en ont dit, va, mais des raisonneurs maintenant silencieux. » Puis, s’arrêtant tout à coup, parce qu’avec le tact merveilleux des aveugles, il sentait que le moment de se détourner était venu. « Eh ! cria-t-il, ne suis-je pas en face de la rue des Saints-Pères ? – Oui, lui dis-je, mais il y a bien des voitures. – Ah ! ça ne fait rien, répondit-il ; Médor va me passer. » Puis, tirant sur la corde de son fidèle compagnon. « Allons, Médor, passe-moi… »

Alors je fus témoin d’un admirable spectacle : ce malheureux chien, qui jusqu’à ce moment venait de guider son maître sans bruit, se mit, en portant sa tête tantôt à droite, tantôt à gauche, à aboyer pour faire remarquer des cochers et des chevaux l’homme dont il lui était donné de protéger l’infirmité !

Qu’en dites-vous, mon cher ami ? Pour moi j’en avais les larmes aux yeux ; je quittai les boîtes et je constatai que le bon caniche ne cessa d’aboyer que lorsque son maître eut traversé la chaussée.

Lettre II

Vous me dites, mon cher ami, que vous et votre femme vous avez lu avec grand intérêt ma première lettre, et vous insistez l’un et l’autre pour que je continue à vous donner de temps en temps des nouvelles de mes pérégrinations. Soit ! peut-être en serez-vous au regret. Mais, puisque vous le voulez, il en sera selon vos désirs. – Je vous répète, toutefois, que n’entendant pas vous faire un cours de bibliographie en règle, mes récits iront un peu en zigzag, à la façon de tout flâneur.

Vous ne l’ignorez pas, le champ est vaste, et ce que l’on trouve sur les quais permettrait de traiter bien des questions. Qu’y voit-on, en effet ? Des œuvres écrites dans le feu de la jeunesse et reniées aujourd’hui par leurs auteurs ; des brochures attestant la versatilité des hommes ; des professions de foi politiques ou religieuses, que la vie de ceux qui les ont faites a démenties cent fois ; des milliers de projets pour réformer le monde et ses environs ! des plaidoyers pour M. N., pour madame V. ; des livres offerts, qui n’ont pas été lus, et qu’on a vendus sans avoir même effacé les dédicaces ; des documents administratifs vieux et nouveaux ; des budgets, des règlements qui, sous tous les régimes, ont été distribués avec parcimonie à ceux qui en avaient besoin, et qu’on trouve là en masse, livres au poids par des coquins de valets, comme dirait Voltaire.

Puis, sous tout cela, ou à côté, de bons petits volumes, dont la reliure, forte comme une écaille de tortue, semble avoir été faite pour protéger l’œuvre qu’elle renferme pendant les trajets que lui imposent des circonstances plus inconnues les unes que les autres.

Quelle reliure, même dans son expression la plus ordinaire ! ! « Nos petits-fils, disait M. de Malden dans le Bulletin du Bibliophile (mars 1857), ne verront pas vestiges de nos livres affronter sur les quais l’intempérie des saisons, tandis qu’ils y trouveront encore ternis, mais toujours cuirassés, ceux de la grande époque dont le papier, la colle, les nerfs, le cuir, et souvent la dorure, ont défié les fortunes les plus diverses. »

J’ai moi-même un exemple de cette étonnante conservation dans une brochure originale de Bossuet sur le quiétisme. On voit, par l’état extérieur de cette plaquette, qu’elle a dû nécessairement séjourner beaucoup d’années dans les boîtes des quais ; mais, à l’intérieur, les dorures sont d’une merveilleuse conservation. Il y a lieu de supposer, par ce qu’on voit encore, que cette reliure a été fort riche. L’exemplaire a d’ailleurs appartenu à Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, dont il porte la signature en plusieurs endroits.

Le jour où j’ai fait cette trouvaille a été un de mes jours heureux ; je vous assure aussi que, malgré ma vénération pour la Bruyère, je n’ai pu m’empêcher de le trouver exagéré, injuste même, dans ce passage où il dit :

« Un homme m’annonce, par ses discours, qu’il a une bibliothèque. Je souhaite de la voir. Je vais trouver cet homme, qui me reçoit dans une maison où, dès l’escalier, je tombe en faiblesse d’une odeur de maroquin noir, dont tous ses livres sont couverts. Il a beau me crier aux oreilles, pour me ranimer, qu’ils sont dorés sur tranche, ornés de filets d’or, et de bonne édition ; me nommer les meilleurs l’un après l’autre ; dire que sa galerie est remplie, à quelques endroits près, qui sont peints de manière qu’on les prendrait pour de vrais livres arrangés sur les tablettes, et que l’œil s’y trompe ; ajouter qu’il ne lit jamais, qu’il ne met pas le pied dans cette galerie, qu’il y viendra pour me faire plaisir ; je le remercie de sa complaisance, et ne veux non plus que lui voir sa tannerie, qu’il appelle bibliothèque. »

Convenez, avec moi, que l’amateur ainsi critiqué a cependant rendu un grand service aux lettres : quelques-uns des ouvrages qu’il posséda ont acquis depuis une très grande importance ; la reliure dont il les a revêtus les a protégés, et il est arrivé ainsi qu’un livre précieux est parvenu, de siècle en siècle, à quelque érudit qui en a profité. Nous serions encore bien plus pauvres sans cela. Comment aurions-nous, je vous le demande, tant de livres précieux ? Le roman de la Rose, par exemple, ce roman que ses possesseurs n’ont peut-être jamais lu, ainsi que le dit la Bruyère, eut une grande influence au quatorzième et au quinzième siècle. Tous les historiens de notre littérature en ont parlé.

Laissez-moi dire en passant que l’exposé le plus net de ce livre célèbre a été fait par Baïf. Le poète s’adresse à Charles IX :

Sire, sous le discours d’un songe imaginé,
Dedans ce vieux roman vous trouverez déduite
D’un amant désireux la pénible poursuite,
Contre mille travaux en sa flamme obstiné ;
Par avant que venir à son bien destiné
Mallebouche et Dangier tâchent le mettre en fuite ;
À la fin Bel Accueil en prenant la conduite,
Le loge après l’avoir longuement cheminé ;
L’amant dans le verger, pour loyer des traverses
Qu’il passe constamment souffrant peines diverses
Cueil du rosier fleuri le bouton précieux.
Sire, c’est le sujet du roman de la Rose,
Où d’amours épineux la poursuite est enclose ;
La rose c’est d’amour le guerdon précieux.

Faites lire ceci à M. de L…, et dites-lui que, selon ma promesse, je lui enverrai prochainement le bel exemplaire que je possède, car j’ai adopté pour mes livres la maxime célèbre : À Grolier et à ses amis. J’ajoute : et aux amis de mes amis.

Lettre III

Heinsius, bibliothécaire de l’université de Leyde, disait, en parlant de la bibliothèque confiée à ses soins : « Je ne suis pas plutôt entré dans cette bibliothèque que je ferme la porte sur moi, et que je bannis de cette manière la concupiscence, l’ambition, l’ivrognerie, la paresse et tous les vices dont l’oisiveté, mère de l’ignorance et de la mélancolie, est la source ; je siège au sein même de l’éternité, parmi ces hommes divins, avec tant d’orgueil, avec tant de satisfaction, que je prends en pitié tous les grands et tous les riches qui sont étrangers à cette félicité. »

Pour moi, une collection de livres, qu’elle soit installée dans l’ébène, dans l’acajou, dans le bois sculpté ou dans la boîte du bouquiniste, m’arrache à tout, comme Heinsius.

J’avouerai cependant que mon cœur bat plus fort devant les boîtes que dans une bibliothèque riche et bien distribuée, parce qu’en parcourant les boîtes j’ai la pensée, l’espérance de découvrir une rareté, tandis que dans la bibliothèque, si cette rareté s’y trouve, on la connaît, on en sait le prix ; l’heureux maître est en possession depuis quelque temps de son trésor, joie déjà bien moins vive que celle qui est due au moment… (il faudrait un mot céleste pour peindre cela) où l’on trouve…

Devons-nous cependant rechercher ces livres qui, peut-être, ne sont rares que par le peu d’estime qu’ils ont mérité dans le temps où ils ont paru, et n’offrent que

L’amas curieux et bizarre
De vieux manuscrits vermoulus.
Et la suite inutile et rare
D’écrivains qu’on n’a jamais lus ?

Je ne le pense pas, vous le savez, et tous mes efforts tendent à imiter de loin Voltaire, qui s’est montré, avec raison, si difficile dans le Temple du Goût.

Comme le disait un sage qui avait aussi beaucoup bouquiné : « Entasser des amas de livres sans nécessité, sans discernement, c’est une chose absurde. Rassembler tous ceux qu’on estime par leur rareté, par la beauté singulière des éditions, par la magnificence des reliures, c’est un excès de luxe, un amour déréglé du merveilleux, une prodigalité ruineuse. Préférer enfin ceux dont le seul mérite consiste dans la singularité grotesque et imaginaire des matières qu’ils renferment ou qui n’ont d’autre qualité que d’être pernicieux aux bonnes mœurs, et contraires aux maximes de la religion, c’est bizarrerie, caprice, travers d’esprit, libertinage. »

Quelques bibliomanes, je le sais, recherchent avec avidité certains livres qui n’ont de curieux que des titres plus ou moins sales ou scandaleux. Je dois me rendre cette justice que j’ai toujours éprouvé pour ces indignes productions une instinctive horreur.

Il en est de même de ces nombreux romans écrits dans le siècle dernier en vue d’attiser le feu des mœurs dissolues de l’époque. Pour l’histoire, j’ai su aussi me garer de tous ces mémoires apocryphes, de ces prétendus testaments politiques, de ces prétendues histoires secrètes composées par ceux qui, ainsi que le dit Voltaire, n’ont été dans aucun secret. Je ne sais ce que dit le catalogue d’histoire de France de la bibliothèque impériale récemment publié, mais déjà du temps du Père Lelong on trouvait dans la bibliothèque qu’il nous a donnée 17 427 ouvrages sur l’histoire nationale. On nous permettra de croire que, sauf d’illustres exceptions, le nombre en a doublé sans grand profit pour nos études historiques. Plus je vais, plus je tiens aux maîtres de la science dans chaque ordre ; sans doute ils ne disent pas tout, mais ils font penser davantage. Quoi de plus ?

Lettre IV

Je rencontrais souvent sur les quais un élégant jeune homme chez lequel l’amour du bouquin me paraissait faire chaque jour des progrès énormes. Bien que ne pouvant pas blâmer en lui une passion qui est aussi la mienne et qui va quelquefois jusqu’à nous donner la fièvre, je me disais à part moi : « Voilà un débutant bien frais aujourd’hui dans toute sa personne, nous verrons si dans quelques années cette douce passion ne l’aura pas conduit à se négliger un peu dans sa mise. » (C’est un reproche que les femmes font souvent à certains maris bouquineurs.) Ce serait dommage, pensai-je. Je fus ensuite quelques mois sans le rencontrer, lorsqu’un jour, c’était un dimanche, je le vis près du pont Royal ; il faisait un temps magnifique ; cette fois, il n’était plus seul : une femme charmante, blanche de peau, noire de cheveux, lui donnait le bras et se penchait gracieusement sur lui, tantôt en regardant curieusement les livres, ou riant et paraissant se moquer des titres qu’elle avait sous les yeux. J’étais très près de ce gracieux ménage lorsque la cloche du bateau à vapeur qui est au bas du quai d’Orsay sonna : aussitôt tous deux s’arrachèrent des boîtes, mais en passant près de moi, l’heureux possesseur de la jolie femme dit en me regardant : « Ce n’est que le premier coup de cloche, ma chère ; tiens, ajouta-t-il, en me saluant, voici monsieur, qui bouquine comme moi tous les jours ; je suis bien certain que sa femme ne le tourmente pas. – Ah ! monsieur, lui dis-je avec un sourire, nous avons un vice qui nous fait souvent négliger nos affections. – Mais c’est qu’il n’en est pas ainsi, répliqua-t-il vivement : ma femme, que je vous présente, est pour moi le plus beau des livres ! » Je saluai la dame, qui avait paru très bien goûter le compliment. « Monsieur votre mari a bien raison, lui dis-je en même temps, car Montaigne, dont les Essais en vieux exemplaires nous sont surtout précieux, après avoir énuméré (5e édit., Paris, Abel l’Angelier, 1588) les qualités physiques et morales de la femme, s’écrie : Le monde n’a rien de plus grand ! » Un très joyeux et très gracieux salut du beau couple fut la réponse à cette petite citation que venait d’ailleurs d’interrompre le dernier coup de cloche du bateau destiné à les conduire sur les rives enchantées de la Seine.

Je profitai de la leçon que leur rencontre m’avait donnée, je revins pour chercher ma petite bande d’enfants, mais…

Le temps se gâta, il plut, et je bouquinai sur mes rayons.

Le premier livre qui me tomba sous la main était la deuxième édition des Maximes de la Rochefoucauld. La maxime qui frappa mes regards est celle-ci :

« Il y a de bons mariages, il n’y a pas de délicieux mariage. »

Je voulus la méditer.

Je supposai que la Rochefoucauld a entendu ménage. Les éditions postérieures à celle que je tenais furent vérifiées, et je reconnus non seulement qu’il n’y avait pas de variante, mais que les commentateurs, Amelot de la Houssaye, l’abbé de la Roche, l’abbé Brotier, M. Aimé Martin avaient peu médité cette maxime. Faisant alors ce qu’ils avaient négligé, je me demandai s’il n’y avait réellement pas de délicieux ménage.

D’abord, dans quel cas le ménage ou le mariage peut-il être délicieux ?

Si je suppose un couple jeune et pur, formé par une inclination réciproque, pénétré des sentiments délicats qui sont susceptibles de procurer cet heureux état, – ma raison me dit bien vite qu’un beau jour la satiété vient tout déranger, une lune de miel plus ou moins prolongée n’est jamais qu’une lune de miel. – Il me sembla alors qu’un délicieux ménage pourrait être celui de deux êtres éprouvés par une première union et qui, brisés par ce malheur si commun, hélas ! se rencontrent, se comprennent et jugent que de leurs blessures encore saignantes peut naître une existence nouvelle.

Ils s’unissent, et tout ce qui leur avait été douleur leur est joie. L’expérience qu’ils ont acquise prévient les moindres chocs. L’harmonie est complète et ils sont arrivés à la délicieuse respiration des mille circonstances dont la vie se compose. – Un de mes amis, qui avait fait les deux épreuves, entra en ce moment ! « Parbleu, mon cher, lui dis-je, vous arrivez bien, et vous allez m’aider à donner tort à M. de la Rochefoucauld. » Je lui exposai ma thèse, mais il m’arrêta aussitôt : « Détrompez-vous, me dit-il, avec un soupir ; j’ai été certainement on ne peut plus heureux dans la seconde union que la mort vient de briser, mais, je dois l’avouer, c’était toujours au moment où je sentais l’heureux état de ma situation que le souvenir d’une affection première, qui n’avait pas été ce que j’aurais voulu, empoisonnait mon bonheur, et je dois ajouter que, dans ma conviction, il en était de même chez celle que je viens de perdre. Ainsi l’heureux amant de madame de Longueville avait raison. – Il y a de bons mariages, il n’y a pas de délicieux mariages. »

Que pensez-vous de cette appréciation ? Priez surtout votre chère femme, qui, j’espère, ne fera pas la seconde épreuve, de m’en dire son opinion.

Lettre V

Hier, à onze heures, le temps se brouilla tout à coup et j’eus la douleur, en arrivant au pont de la Concorde, de voir le chef de ma première station fermer ses boîtes avec une activité mêlée de grognements.

« Parbleu ! me dis-je, voilà une occasion de me livrer à une intéressante statistique ; il y a longtemps que je voyage sur cette route vraiment enchantée de la littérature et je n’ai pas encore eu le soin de compter le nombre des étalages ; cela sera bientôt fait, d’autant plus que n’ayant pas besoin de m’arrêter pour cela, je puis prendre un train direct. » Cela dit, je partis, et, trente-cinq minutes après avoir pris cette belle résolution, je savais combien il y a de bouquinistes. Les voici :

Sur le quai d’Orsay5Sur le quai Voltaire10Sur le quai Manquais15Sur le quai Conti10Sur le quai des Grands-Augustins7Sur le quai Saint-Michel6Sur le quai Montebello1Sur le quai des Orfèvres1Sur le pont au Change6Sur le quai aux Fleurs1Sur le quai de la Mégisserie3Sur le quai de l’Hôtel-de-Ville1Sur le pont Marie1Sur le quai de la Tournelle168

Mais comme la statistique est une science extrêmement attrayante, je voulus savoir :

1° Combien il y avait de boîtes.

2° Quelle longueur métrique toutes ces boîtes, rapprochées les unes des autres, présentaient d’étendue ;

3° Combien chacune de ces boîtes pouvait contenir de livres ;

Et voici ce que je trouvai :

Terme moyen, les bouquinistes occupent 15 mètres avec 12 à 15 boîtes ; il y en a qui en ont plus.

68 fois 15 font 1 020.

Ces 1 020 boîtes (d’un mètre chacune) étant rapprochées les unes des autres, donneraient donc une étendue de plus d’un kilomètre.

D’après des renseignements que j’ai pris, une boîte peut contenir de 75 à 80 volumes.

Ainsi, terme moyen, un bouquiniste expose de 1 000 à 1 200 volumes, ce qui fait pour les soixante-huit environ 70 000 volumes, c’est-à-dire la valeur de trois bibliothèques déjà importantes de nos départements.

Un homme très compétent que j’ai consulté évalue à 12 ou 1 500 le nombre des volumes vendus chaque jour ; cette vente peut être évaluée à 1 000 francs ; donc la vente des livres sur les seuls parapets des quais serait à peu près de 3 à 400 000 francs par an.

Lettre VI

Les bouquinistes ne vendent pas tous de la même manière. Les uns fixent des prix à toutes les boîtes, les autres en réservent une ou deux dans lesquelles (calembour à part) les livres sont sans prix. Le prix dépend quelquefois de la mise de l’acheteur. Si c’est un beau monsieur, inconnu d’ailleurs, le prix sera élevé de plus d’un tiers ; si c’est un amateur d’habitudes raisonnables en ses acquisitions ordinaires, on lui fera un prix modéré et on se rendra même à son offre, en lui disant : « Tenez ! prenez-le ; j’aime autant que vous l’ayez que d’autres. »

La vente des livres non cotés a lieu surtout le matin ; c’est le moment (sept heures et demie en été, huit heures et demie ; en hiver) où le bouquiniste, qui a acheté la veille des livres vendus en lots, apporte cette nouvelle marchandise. Le bon M. Jacques, commis de M. Laisney, appelle cela de la nouveauté. Ces nouveaux venus restent une heure ou deux en tête des boîtes, et les libraires et les amateurs viennent pendant ce temps s’y brûler les doigts pour examiner et acheter. C’est à ce moment que ce qui est bon est rapidement enlevé. En moins de trois quarts d’heure, plus de vingt libraires ont passé et se sont approvisionnés. Il ne faut pas croire cependant qu’il n’y ait parfois de bons restes comme après tout excellent festin. Vingt libraires peuvent très bien passer en revue cent bouquins et ne pas avoir saisi la perle !… J’en fis l’expérience un jour. Il était neuf heures : deux libraires, bien connus par leur savoir et par leur activité, venaient de retourner en tous sens un lot de livres placés en dehors des boîtes ; ils s’en allaient, et ils n’étaient pas encore au bout de l’étalage que j’avais mis la main sur une première édition de la Rochefoucauld (Paris, Claude Barbin, 1665.) Or, un exemplaire de cette même édition avait été vendu la veille, salle des Bons-Enfants, 79 francs. Je conclus de là qu’un amateur doit toujours chercher, et que pour trouver un bon livre il ne faut dédaigner aucune échoppe et surtout les marchands de meubles, qui ont généralement la prétention de vendre très cher ce qui ne vaut rien et très bon marché ce qui a une valeur réelle.

Les bouquinistes intelligente sont ceux qui écoulent promptement la marchandise en lui faisant successivement parcourir toutes les boîtes, depuis celle de deux francs jusqu’à celle du plus bas prix. Quand on opère sur des masses de bouquins souvent aussi considérables, il faut vendre à tout prix et même au-dessous du prix d’achat. Dans ce commerce comme dans certaine justice, les bons doivent payer pour les mauvais. C’est le procédé de M. Laisney, et tout Paris littéraire sait s’il s’en trouve bien. Je ne connais point ses affaires et je ne me permettrai point d’en parler ; mais je crois pouvoir affirmer, sans être démenti, qu’il achète et revend plus de cent cinquante mille volumes par an. M. Laisney a sur ses confrères un avantage très appréciable pour les amateurs curieux de voir, de toucher et quelquefois (ce qui est plus rare) de lire en entier un bouquin : c’est qu’il les rachète très consciencieusement. Son intelligent voisin, M. Duboscq, marche sur ses traces, et son étalage a été souvent pour moi une mine précieuse. En général, il en est autrement chez leurs confrères : ils n’aiment point acheter ce qu’ils ont vendu.

Comme je l’ai dit, tous désirent vendre, mais beaucoup ne savent pas se décider à suivre cette marche rapide. S’ils se sont trompés en achetant un livre trop cher, ils aiment à se tromper une seconde fois en gardant si longtemps leur acquisition qu’elle se détériore chaque jour, et qu’enfin il faut la laisser aller, non pour ce qu’elle a valu, mais pour ce qu’elle vaut. – Je pourrais citer des livres qui sont sur les quais depuis plus de deux ans. Surveillez, au contraire, certains étalages, en moins d’un mois toutes les boîtes ont été entièrement renouvelées.

Lettre VII

Je me demandais l’autre jour s’il ne serait pas temps de déclarer qu’il est de mode de ne plus fumer ; décidément cela devient dangereux. Hier, dans la rue du Bac, je vis la robe d’une dame prendre feu par suite de l’imprudence d’un fumeur qui avait jeté, en sortant d’un bureau de tabac, une allumette encore enflammée. Aujourd’hui on vient de me raconter qu’il y a une heure le feu a pris dans une boîte ; ce sinistre était généralement attribué à un reste de cigare placé négligemment sur le bord de cette boîte et ensuite abandonné. Fumer est assurément une douce chose, mais combien l’abus de cette passion nous a aliéné parmi les femmes de charmants esprits qui ne peuvent plus nous sentir ! Je sais des maris qui ont cruellement souffert de n’avoir pas consenti à renoncer à cette habitude. L’horreur qu’en éprouvent les femmes (pas toutes cependant) n’est pas chose nouvelle ; je n’en veux pour preuve que cette satire, attribuée à Boileau, et qu’on trouve dans une édition de ses œuvres donnée par Abraham Volfgand vers 1695. L’auteur de la satire en question (qui n’est pas Boileau), faisant aussi du fumeur un ivrogne, dit :

Dieux, que vois-je ! en dépit d’une épaisse fumée
Que répand dans les airs mainte pipe enflammée,
Parmi des flots de vin en tous lieux répandu,
J’aperçois Trasimon sur le ventre étendu.
Qui, tout pâle et défait, jette sous la table
Les rebuts odieux d’un repas qui l’accable ;
Il fait pour se lever des efforts violents ;
La terre se dérobe à ses pas chancelants.
De mortelles vapeurs sa tête encore pleine
Sous de honteux débris de nouveau le rentraîne ;
Il retombe, et bientôt l’aurore en ce réduit
Viendra nous découvrir les excès de la nuit ;
Bientôt avec le jour nous allons voir paraître
Quatre insolents laquais aussi soûls que leur maître
Qui, charmés dans le cœur de ce honteux fracas,
Près de sa femme, au lit, le portent sous les bras.
Quel charme, quel plaisir pour cette triste femme,
De se voir témoin de ce spectacle infâme,
De sentir des vapeurs de vin et de tabac
Qu’exhale à ses côtés un perfide estomac !
Tu frémis. Toutefois, dans le siècle où nous sommes,
Chère Eudoxe, voilà comme sont faits les hommes !

N’en déplaise aux moralistes qui se plaignent de notre temps, il me semble que sur les deux vices que le satirique du dix-septième siècle reprochait aux hommes, il n’y en a qu’un que nous ayons généralement conservé.

Et ce vice, j’espère que nous saurons aussi l’abandonner ; tout nous y exhorte : d’abord la plus belle moitié du genre humain, et les cigares aussi, qui ne sont pas toujours bons. Mais ce qui est plus grave, ce sont les observations médicales qui ont été faites touchant l’influence funeste du tabac sur beaucoup de gens (il y en a à qui il fuit du bien), influence que les victimes n’apprécient souvent que trop tard. Des choses qui m’ont paru parfaitement fondées ont été dites, à ce sujet, dans un excellent recueil rédigé par un médecin publiciste des plus distingués, M. Dechambre, qui a déjà rendu de très grands services à la science médicale.

Lettre VIII

Tenez pour certain, mon cher ami, qu’il y a de belles occasions sur les quais ; je viens de me heurter, ce matin, avec le bon M. N… qui a trouvé six pièces originales de Molière reliées avec… un poème sur la Pharmacie, traduit de l’anglais ; le titre du livre portait, en caractères grossièrement tracés, la Farmasi, poème (sic). Il a fallu une main de vrai bibliomane pour tirer ce bouquin d’entre les autres bouquins, qui pour le coup n’étaient point ses frères. Je dois à ce sujet déclarer aux amateurs que les pièces originales de Molière, de Corneille, de Racine ne peuvent plus être trouvées aujourd’hui qu’en ces sortes de nids dans lesquels elles ont été providentiellement recueillies par l’indigence ou l’ignorance d’un lecteur. M. N… était ivre de sa trouvaille. Vous le connaissez pour un employé zélé, eh bien ! il était si heureux qu’il n’est pas venu à son bureau.

Pour moi, je suis entré comme lui en bonne veine, car ce même soir j’ai trouvé, vous ne le devineriez jamais : j’ai trouvé… le billet de faire part de la mort de madame de la Vallière.

Ce document si intéressant est une lettre adressée, le 6 juin 1710, par la sœur Madeleine du Saint-Esprit (religieuse carmélite indigne, comme elle se qualifie) aux sœurs supérieures des couvents de son ordre, pour leur annoncer la fin de très honorée sœur Louise de la Miséricorde.

Mon imprimé, qui n’a pas été arraché de quelque livre du temps, ainsi que vous pourriez le croire, forme une petite plaquette de sept pages ; on y a joint le portrait de la sœur Louise, étendue sur son lit de mort. À la fin de la septième page on lit l’approbation de la relation qui est faite dans cette lettre des circonstances de la vie pénitente et de la mort de madame de la Vallière. La reliure, qui est du temps, est en maroquin rouge et porte des armoiries sur lesquelles je n’ai encore pu mettre aucun nom.

Rien de plus touchant que cette relation ; rien de plus grand que ce style, qui bien qu’appartenant à une simple religieuse, semble être le langage même des grands écrivains de ce dix-septième siècle qui venait de disparaître.

Quelle pénitence cette femme a faite, mon cher ami !

Elle avait honte de se borner aux pénitences de la règle, comme le dit la lettre de la sœur Madeleine : un désir insatiable de souffrances la consumait ; elle n’était occupée qu’à satisfaire la justice de Dieu. On la trouvait souvent presque évanouie ; une fois même étant au grenier, où elle étendait du linge, elle s’évanouit entièrement. Elle était remplie de maux qui lui causaient d’atroces douleurs, et il ne lui arriva pas une fois de proférer une plainte.

« La veille de sa mort (c’est la sœur Madeleine qui parle), elle se leva encore à trois heures du matin pour continuer ses exercices de piété ordinaire ; mais se trouvant beaucoup plus mal, elle ne put aller jusqu’au chœur ; une de mes sœurs la rencontra ne pouvant plus se soutenir et pouvant à peine parler, tant les douleurs étaient pressantes ; elle en avertit ma sœur l’infirmière ; le mal était déjà si grand qu’il fallut l’emporter à l’infirmerie ; malgré l’état où elle était on eut peine à obtenir d’elle d’user de linge et de quitter la serge. Les médecins étant appelés la firent d’abord saigner, mais ils s’aperçurent bientôt que leurs remèdes étaient inutiles : l’inflammation était déjà formée. Ma sœur Louise de la Miséricorde vit bien que sa dernière heure était proche ; elle accepta la mort avec joie, et toutes les circonstances qui raccompagnaient, répétant plusieurs fois : Expirer dans les plus vives douleurs, voilà ce qui convient à une pécheresse. Malgré cette extrême souffrance, nous avons remarqué avec étonnement qu’il ne lui a pas échappé la moindre plainte ; le mal ayant fait la nuit un progrès fort considérable, elle a demandé ce matin les derniers sacrements : Dieu a tout fait pour moi, nous a-t-elle dit ; il a reçu autrefois dans ce même temps le sacrifice de ma profession ; j’espère qu’il recevra encore le sacrifice de justice que je suis prête à lui offrir. Elle s’est confessée et a reçu le saint viatique avec toutes les marques possibles de piété et de religion. Elle avait, encore communié dimanche avec la communauté, et lundi et mardi pour célébrer sa prise d’habit et de sa profession. Nous espérions avoir du temps pour tenter de nouveaux remèdes, mais une grande faiblesse nous avant fort alarmés, quoiqu’elle, ait très peu duré, monsieur l’abbé Pirot, notre supérieur, qui venait de sortir de l’infirmerie après lui avoir donné le saint viatique, est rentré sur l’heure pour lui administrer l’extrême-onction, qu’elle a reçue avec une pleine connaissance une heure avant sa mort ; de temps en temps elle perdait encore la parole, mais elle entendait fort bien, et quand monsieur l’abbé Pirot lui inspirait de faire à Dieu cette prière : “Seigneur, si vous augmentez les souffrances, augmentez aussi la patience,” elle témoignait par signes qu’elle faisait intérieurement de tout son cœur la même prière. Elle a expiré aujourd’hui à midi, âgée de soixante-cinq ans et dix mois, et trente-six de religion, laissant la communauté aussi affligée de sa perte qu’édifiée de sa pénitence. Nous vous demandons pour elle les suffrages ordinaires de l’ordre, avec une communion de votre sainte communauté que nous saluons très humblement, etc. »

Je ne doute pas, mon cher ami, que vous ne soyez touché comme moi de ce récit. Cette bonne trouvaille est une vraie relique que bien des gens m’envieront.

Lettre IX

M. Eugène Sue, en racontant, dans les Mystères de Paris, les touchantes promenades de Fleur-de-Marie, portant son rosier pour le faire vivre, n’a peut-être que cédé à sa brillante imagination. Pour moi, voici ce dont j’ai été témoin. Plusieurs fois ma vue avait été frappée de l’aspect d’un myrthe placé dans une des boîtes d’un étalagiste du quai Saint-Michel. J’avais regardé ce myrthe bien souvent, sans songer à me rendre compte de cette singularité, lorsqu’un jour ne retrouvant plus certain volume, que l’arbuste en question protégeait habituellement de son ombrage, je dis à mon marchand : Il manque deux choses ici : le gros volume que vous aviez là et certain myrthe que vous apportiez, je ne sais pourquoi.

– Ah ! me dit le bouquiniste, le bouquin est peut-être resté à la maison ; mais, quant au myrthe, il est joliment logé. Il se f… bien du quai maintenant !

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Ce myrthe, voyez-vous, me dit-il, c’est une fameuse histoire. Figurez-vous qu’il appartenait à une pauvre fille qui demeurait là, en face, sur notre carré. Elle était liée avec ma femme, et comme nous n’avions, les uns et les autres, que des fenêtres donnant sur une cour en véritable entonnoir, il n’y avait pas d’air, et le myrthe fichait le camp tous les jours.

Cette pauvre fille pleurait, pleurait, parce que ce pot de fleur avait été donné par elle à sa mère, l’année précédente, alors que la pauvre femme était malade, et tellement, continua le bouquiniste, que je crois bien que la pauvre mère n’a guère vu ce que sa fille lui avait donné. Elle est morte le soir même, et il y a grande apparence, d’après cela, qu’elle ne reconnaîtrait pas son myrthe si on parvenait jamais à le lui envoyer dans le ciel.

– Vous supposez donc, dis-je, que la bonne dame y est

– Si elle y est, monsieur ? Ah ! oui, elle y est !

Figurez-vous que cette femme-là était une sainte. Elle priait sans jamais s’occuper des affaires des autres, c’est-à-dire, cependant, qu’elle se mêlait très bien des affaires d’autrui pour aider tant qu’elle pouvait : elle nous a prêté plus d’une pièce de vingt francs pour faire les bons marchés qui se présentaient. Aussi nous l’aimons !

Parbleu ! ajouta le marchand, en v’là la preuve que nous l’aimions, c’est que quand un travail pressé empêchait la pauvre Hortense de descendre elle-même le myrthe, c’était ma femme qui s’en chargeait. Et moi donc, qui l’arrosais… avec tant de soin, que j’oubliais mes livres, si bien que j’en ai eu plus de quarante qui ont été perdus à cause de cela.

– Et la jeune personne, qu’est-elle devenue ? demandai-je, car il me tardait de connaître la fin de cette histoire.

– Pour vous en finir, continua le bouquiniste, voilà ce qui est arrivé : un jeune homme fort bien mis, qui venait souvent par ici, nous a demandé un jour pourquoi ce pot de fleur était là ; ma femme lui a raconté la chose : elle a dit d’Hortense tout ce qu’elle savait. D’abord, le jeune homme a gardé ça pour lui ; puis, à ce qu’il paraît, il s’est mis à guetter la jeune fille pour savoir comment elle était, et dès qu’il l’a eu vue, il a envoyé dans notre maison, chez le propriétaire, un vieux monsieur décoré pour avoir des renseignements sur Hortense.

Le propriétaire (qui n’est pas un chien), me fit observer le narrateur, dit à ce monsieur qu’il estimait tellement Hortense, que jamais il n’augmenterait son terme. – Le monsieur, c’était l’oncle du jeune homme, n’a pas voulu en entendre davantage. – Il a trouvé que ça disait tout. – Il est monté dans la chambre d’Hortense et il lui a demandé sa main pour son neveu. La pauvre fille, qui avait bien remarqué les rondes du futur, a accepté, comme bien vous pensez, et depuis quinze jours ils sont mariés. – Elle s’appelle madame N… Son mari est riche. – Ils ont promis de venir nous voir et je suis certain qu’ils le feront, car ce sont de bons jeunes gens ; et, tenez, pas plus tard qu’hier, ma femme a reçu des étoffes pour se faire des robes, des chemises, et un beau gilet pour moi, avec une jolie lettre signée Votre petite Hortense pour la vie.

« Eh bien ! monsieur, ça ne vous prouve-t-il pas, me dit le bouquiniste, que, comme l’a dit M. de Béranger, il y a un Dieu pour les bonnes gens ? »

Lettre X

Les boîtes du pont des Saints-Pères offraient ce matin l’image d’une bibliothèque poétique qui aurait pu faire envie à M. Viollet-Leduc lui-même. Il y avait, parmi les modernes, les poésies de Joseph Delorme, d’André Chénier, de Victor Hugo, les ïambes de Barbier, les Messéniennes de Casimir Delavigne, les premières élégies de madame Desbordes-Valmore qu’il faut acheter, mais dans l’édition donnée il y a peu d’années à la librairie Charpentier (1852), avec une introduction de M. Sainte-Beuve. Madame Desbordes-Valmore, quel doux nom surtout pour ceux qui, ainsi que nous, savent par cœur les plus touchantes compositions de ce charmant esprit ! Avec quel juste sentiment d’orgueil elle sait aimer les siens !

Vous êtes mes enfants !
Le mortel le plus humble est fier de son ouvrage ;
Combien un tendre orgueil m’a donné du courage !
Oh ! que de fois, sensible et vaine tour à tour,
J’ai pensé qu’une reine envirait ma fortune !
Et je plaignais la reine en sa gloire importune.
Elle est à plaindre : elle a d’autres soins que l’amour.

Oui, madame, non seulement les reines, mais toutes les mères peuvent vous envier votre chère famille. Vous, mon ami, qui connaissez Hippolyte, dites si je mens ; vous sentez aussi comme moi, j’en suis certain, la vérité du sentiment, qu’éprouvait sa mère et qu’elle peint si bien lorsqu’elle dit dans les vers qu’elle adressa à notre cher camarade encore enfant alors :

Quand j’ai grondé mon fils, je me cache et je pleure.

Entre les anciens ou plutôt les vieux poètes, comme dirait M. Théodore de Banville, qui s’en est si bien inspiré, se trouvait un Clément Marot de 1539, in-12, que j’ai acheté, le Doctrinal des filles. Lyon, p. Maréchal, s. d., petit in-4° goth de 4 feuilles. Édition fort rare puisqu’elle est antérieure à l’année 1496. Puis : le Doctrinal de nouveaulx mariés et le Doctrinal des nouvelles mariées, dont la reproduction nous a été donnée par M. Duplessis ; la Doctrine et instructions que baillent et monstrent les bons pères à leurs enfants.

On lit à la fin :

Qui ce livre voudra acheter
Autant de soir que de matin.
Qui s’en vienne droit marchander
Chez maître Guillaume Balsarin.

Les Ténèbres de Mariage. Goth., imprimé à Lyon.

La Farce des Théologastres, à six personnages (sans lieu ni date), petit in-fol. C’est la réimpression de l’édition originale ; on n’en connaît qu’un exemplaire qui a été vendu 1 065 fr. à la vente de M. Coste.

Voilà ce que j’ai vu ce matin ; mais, de tout cela, je n’emporte que mon cher Marot, et je m’en vais lisant ces vers qu’il adressa au roi d’Écosse, le 1er janvier 1535, jour de son mariage avec la princesse Madeleine de France, fille aînée de notre grand François 1er :

Viens, prince, viens : la fille au roi de France
Veut estre tienne, et ton amour poursuit :
Pour toi s’est mise en royale ordonnance ;
Au temple va, grand noblesse la suit :
Maint diamant sur la teste reluit
De la brunette ; et ainsi attournée,
Son teint pour vrai semble une claire nuit.
Quand elle est bien d’étoiles couronnée.
Brunette elle est ; mais pourtant elle est belle
Et te peut suivre en tout lieux où iras.
En chaste amour. Danger fier et rebelle
N’y a rien que voir. D’elle tu jouiras :