Voyageurs illustres en Suisse - Charles Gos - E-Book

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Charles Gos

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Beschreibung

La beauté naturelle de la Suisse est une de ces vérités qui sont devenues banales. Il ne faut pas se plaindre, mais plutôt se réjouir de cette banalité, car seule la vérité devenue banale, c’est-à-dire généralement admise et soustraite à toute possibilité de contradiction, est à certains égards semblable à un axiome.
Ce que l’on sait moins et qu’on n’a peut-être pas encore compris dans toute sa valeur est le fait que la beauté des paysages a constitué dans le passé et constitue, aujourd’hui plus que jamais, entre les Suisses un puissant lien d’ordre spirituel. Les Suisses sont très différents les uns des autres ; ils le sont à cause de leurs langues, l’allemand, le français, l’italien et le ladin ou romanche ; ils le sont à cause de leurs confessions, le protestantisme et le catholicisme, les autres confessions n’ayant pas la même importance ; ils le sont aussi à cause de leurs mœurs d’une variété innombrable. Leur unité profonde réside dans une conception commune de l’État fondée sur l’idée de la démocratie, c’est-à-dire de la souveraineté populaire ou, si l’on voulait s’exprimer autrement, sur l’idée que le peuple se gouverne effectivement lui-même.

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VOYAGEURS ILLUSTRESEN SUISSE

Charles Gos

1937

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383835264

QUELQUES MOTS DE PRÉFACE

Voyageurs illustres en Suisse : tel est le titre de ce livre.

Je me permets de le recommander à la lecture attentive de ceux qui connaissent déjà la Suisse et de ceux aussi qui, ne la connaissant pas encore par vision directe, l’aiment cependant pour en avoir souvent entendu parler.

La beauté naturelle de la Suisse est une de ces vérités qui sont devenues banales. Il ne faut pas se plaindre, mais plutôt se réjouir de cette banalité, car seule la vérité devenue banale, c’est-à-dire généralement admise et soustraite à toute possibilité de contradiction, est à certains égards semblable à un axiome.

Ce que l’on sait moins et qu’on n’a peut-être pas encore compris dans toute sa valeur est le fait que la beauté des paysages a constitué dans le passé et constitue, aujourd’hui plus que jamais, entre les Suisses un puissant lien d’ordre spirituel. Les Suisses sont très différents les uns des autres ; ils le sont à cause de leurs langues, l’allemand, le français, l’italien et le ladin ou romanche ; ils le sont à cause de leurs confessions, le protestantisme et le catholicisme, les autres confessions n’ayant pas la même importance ; ils le sont aussi à cause de leurs mœurs d’une variété innombrable. Leur unité profonde réside dans une conception commune de l’État fondée sur l’idée de la démocratie, c’est-à-dire de la souveraineté populaire ou, si l’on voulait s’exprimer autrement, sur l’idée que le peuple se gouverne effectivement lui-même.

Si diverse qu’elle soit, la Suisse est belle dans toutes ses régions et ses parties. Elle est un microcosme ; il lui manque les spectacles grandioses qu’offre la mer, mais elle possède tous les autres. Ses lacs, ses rivières, ses montagnes, ses vallées, ses collines, ses chutes d’eaux, ses plaines parlent à l’esprit, donnent le vol à l’imagination et dégagent parfois un charme qui peut aller jusqu’à la fascination. Ne serait-ce pas surprenant si ceux qui habitent un tel territoire, restreint quant à sa surface mais placé à un des grands carrefours de l’Europe, ne communiaient pas entre eux par cette fraternité de l’âme et du cœur que crée entre les hommes une nature d’une beauté incomparable se trouvant constamment à la portée des yeux ?

La liberté et l’indépendance du pays suisse sont comme gravées dans les accidents de son sol. Le Saint-Gothard a été appelé à juste raison la montagne sacrée des Helvètes. Supposez, par un jeu de la fantaisie, que le territoire helvétique fût tout entier plat et supprimez ainsi nos Alpes et notre Jura ; vous verrez et sentirez immédiatement qu’une telle Helvétie imaginaire n’aurait jamais pu être une communauté politique indépendante.

La lecture de ce livre – dû à l’écrivain genevois, M. Charles Gos1 […] –, la lecture de ce livre doit montrer que la Suisse a toujours eu le privilège d’attirer sur elle la sympathie des plus illustres voyageurs.

Personne ne l’a peut-être saluée avec plus d’amour que Victor Hugo dans la Légende des siècles. « L’Helvétie est sacrée et la Suisse est vivante. » En écrivant ce vers, le grand lyrique était vraiment l’écho sonore du monde. Lamartine, Michelet et après eux beaucoup d’autres ont donné d’autres expressions à la même pensée.

Et que dire de Goethe et de Wagner, de Ruskin et de Tolstoï ? Wagner fait savoir de Lugano qu’elle était devenue pour lui quelque chose de « divin » et il annonce que le Pilate et le Righi « étaient des éléments essentiels de sa raison d’être ». Il n’est pas possible, me semble-t-il, de pousser plus loin l’intimité du génie et du paysage…

Je m’arrête. Ceux qui voudront lire ces pages, […] en éprouveront un vif plaisir et se sentiront sans doute encouragés à faire le voyage de Suisse.

Berne, 24 mai 1937.

Guiseppe MOTTA

Président de la

Confédération Suisse

KLOPSTOCK1724-1803

FIER de son pays et heureux de le montrer aux poètes allemands, le vieux Bodmer, critique et poète zurichois (« une couveuse de talents » dira de lui Goethe), invite le jeune Klopstock, l’auteur déjà fameux de la Messiade, dont il venait d’achever les premiers chants, à venir s’installer chez lui, à Zurich. Klopstock accepte avec enthousiasme et se réjouit de voir « la libre Helvétie ». Le 19 juillet 1750, accompagné de deux Suisses qui regagnaient Zurich, il arrive à Schaffhouse. Cette terrasse de Schaffhouse, en bordure des chutes du Rhin, joue un rôle étonnant dans l’histoire littéraire : de Montaigne à Ruskin, c’est une procession de tous les grands écrivains, une cohue de voyageurs illustres. Mais à un siècle de distance, quelles destinées différentes s’y jouent ! En 1853, Ruskin enfant y pressent, dans une sorte de divination, l’irrésistible domination des Alpes sur sa vie, tandis que Klopstock n’y éprouvera qu’une impression poétique fugitive, un mouvement lyrique qui n’engagera pas son avenir. Il se contente d’écrire : « Quelle grande pensée du Créateur que cette chute d’eau !… Sois salué, fleuve, qui, en mugissant s’évapore entre des collines ! Sois salué, Toi qui conduis ce fleuve, sois adoré trois fois, ô Créateur, dans toute ta splendeur !… Je te salue, pays respectable que j’aurai l’honneur de visiter… Ici je voudrais passer ma vie, ici mourir, tant cet endroit est beau… » Les Suisses, ses compagnons de route, eux, ont les yeux dirigés vers les sommets lointains, et Klopstock de s’écrier : « Ils étaient aussi ravis que des marins lorsqu’ils découvrent la terre… C’était, il est vrai, un incomparable spectacle. Les Alpes étincelaient au loin comme des nuages d’argent… Je les verrai bientôt de plus près, ces montagnes célestes, et leurs honnêtes habitants dans leurs bienheureuses vallées, je vous salue de loin, mes chers amis, bientôt je vous embrasserai à l’ombre de ces sommets, si près du ciel ! »

Quelques jours plus tard, par la belle campagne thurgovienne aux vergers généreux, Klopstock parvenait à Zurich. À peine dans la maison de Bodmer, il court à la fenêtre : « Comme c’est merveilleux ici ! Dans quel paradis habite mon Bodmer ! Ce lac, ces montagnes, la ville la plus charmante, tout cela baigné dans une vapeur si douce et bleue. Ici on peut rêver ! Ici on peut être poète ! Ici on peut se rassasier de beauté et de la joie de vivre. Vous ne savez pas combien je suis heureux ! » Bodmer partage cette joie des premiers jours, laquelle, malheureusement, ne dure pas longtemps. L’allégresse de Klopstock devant les paysages zurichois cède vite aux sollicitations des salons. La jeunesse dorée de Zurich s’arrache le poète venu d’outre-Rhin, et celui-ci, heureux de ses succès littéraires et mondains, se livre avec un plaisir non dissimulé à cette vie nouvelle. À la compagnie solitaire et studieuse de son vieil hôte, il préféra bientôt celle plus attrayante de ses nouveaux amis.

Un beau matin, Klopstock en frac rouge, entouré d’un essaim de jeunes gens et de ravissantes jeunes filles, s’embarque sur le lac de Zurich à bord d’un bateau plat. L’onde silencieuse s’anime bientôt de chants et de rires. Et au pied d’un vieux château où la bande joyeuse a touché terre, Klopstock, sous une tonnelle embaumée de chèvrefeuille, déclame quelques vers de la Messiade. On l’applaudit avec frénésie. Puis on remonte à bord pour débarquer de nouveau sous les ombrages de la presqu’île d’Au. Une fête champêtre est sur-le-champ organisée. On chante, on boit, on mange, on s’amuse, les heures s’envolent trop rapides. « Ne sommes-nous pas dans la vallée de Tempé, aux Champs-Élysées ? » interroge, lyrique, Klopstock. Quelques jours après, le poète, dégageant le côté bucolique de cette charmante « promenade sur le lac de Zurich », composait son Ode restée fameuse :

Ô Mère Nature, partout se répand ta beauté riche et grandiose… mais plus beau que toi est l’être qui sait repenser la grande pensée de la création.

Des rives du lac étincelant couvertes de vignobles, si tu t’enfuyais déjà vers le lac, viens, ô Joie, viens dans les rayons rougissants, sur les ailes du vent du soir.

Viens et apprends à mon chant à être gaiement jeune comme toi et pareil aux transports de joie de l’adolescence.

Loin, derrière nous, nous avions laissé Uto, au pied duquel Zurich, dans une petite vallée, nourrit de libres habitants ; déjà avait fui devant nous plus d’une colline parée de vignes.

Maintenant les cimes argentées des Alpes lointaines se sont découvertes, et le cœur des jeunes gens bat plus sensible ; déjà ils se confient plus éloquemment à leurs belles compagnes…

Maintenant, l’île d’Au nous reçoit dans les bras frais et humides du bois qui la couronne. Là, tu vins tout entière, ô Joie, tu vins sur nous à pleine mesure.

*   *   *

Dans une lettre de Klopstock on trouve ces lignes complémentaires : « Le lac est incomparablement doux, son eau vert clair ; sur ses deux rives de grands vignobles s’étendent et partout des maisons de campagne ou de plaisance. Là où le lac fait un coude, on voit la longue chaîne des Alpes qui rejoint le ciel : je n’ai jamais joui d’une aussi belle vue. » Au retour de cette promenade sur l’eau, l’accueil de Bodmer fut plutôt froid. Klopstock n’était décidément pas le séraphique poète que le vieux critique avait imaginé. Le pur artiste de la Messiade s’adonnait de plus en plus aux plaisirs mondains. Il dînait souvent en ville, s’absentait des nuits entières, préférait la compagnie des jeunes filles à celle des gens sérieux et lorsqu’on dirigeait la longue-vue vers les Alpes, il la rabattait vers les fenêtres des voisins. « Il a l’air de s’ennuyer avec moi, écrivait le pauvre Bodmer consterné, tandis qu’avec la jeunesse, il est tout « badin ». Il a un bon cœur, si seulement il n’était pas si étourdi, c’est-à-dire pas si dissipé et frivole… Lorsque je lui dis que nous nous étions attendus à voir dans le poète de la Messiade un jeune homme sérieux, vertueux et sacré, il m’a demandé si nous croyions qu’il ne mangeait que des sauterelles ou du miel sauvage ? »

Bref, les choses allant de mal en pis, une séparation devenait inévitable. Klopstock, en septembre, abandonnait son « père » Bodmer pour aller s’installer chez son ami Hartmann Rahn, et en février 1751, il quittait définitivement Zurich pour Copenhague où le roi de Danemark lui offrait une pension. Quelques années plus tard, Rahn épousait la sœur de Klopstock, dont la fille devint la femme de Fichte et l’amie fidèle de Charlotte de Lengefeld, épouse de Schiller.

La Suisse doit-elle beaucoup à Klopstock ? Non, certes. Mais par contre, dans quelle mesure a-t-elle influencé le poète ? Il est incontestable que son changement d’attitude intellectuelle date de son séjour à Zurich. Le spectacle des chutes du Rhin, le lac, les campagnes et les montagnes ont éveillé en lui une certaine sensibilité, qui l’a sauvé de sa conception conventionnelle des spectacles de la nature.

WIELAND1733-1813

LE « Voltaire de l’Allemagne » comptait dix-huit printemps quand, en octobre 1752, il remplace auprès du vieux Bodmer l’ingrat et volage Klopstock. Bodmer s’était enthousiasmé pour Arminius, le poème en cinq chants de Wieland, comme il s’était naguère enthousiasmé pour la Messiade. Mais, supériorité éclatante, le rival de Klopstock ne buvait que de l’eau, comme Bodmer, comme lui, ne supportait pas le tabac et enfin, il déclarait ne pas aimer le monde. Que de vertus pour gagner le cœur du grave poète zurichois ! Malheureusement, l’idylle dura ce que durent les serments éternels, c’est-à-dire pas longtemps. Et trois ans après les premières effusions, Bodmer, désespéré, écrivait : « J’ai perdu tout espoir en Wieland – constatation affreuse ! – il ne peut se passer du sourire des dames ! » À quoi Wieland lui-même semble répondre quand il note avec fatuité : « Je suis en effet le Grand Turc parmi elles, je leur accorde quelques bonnes paroles et les contrains par la supériorité naturelle de mon génie à m’aimer bon gré mal gré. »

À Zurich, Wieland n’a rien vu, rien observé, rien admiré – que le sourire des Zurichoises, en quoi il avait raison sans doute, mais il s’était fait aux bonnes manières. Dans le courant de l’année 1759, il quittait Zurich, après avoir été précepteur dans la famille du conseiller von Grebel, pour se fixer à Berne ; là, il occupera un poste semblable dans la famille de Sinner. La société bernoise lui fait grand accueil et goûte dans son commerce les délicats plaisirs de l’esprit. Mais il finit par s’ennuyer à Berne, comme il s’était ennuyé à Zurich. « La manière de vivre ici ne me convient pas. J’aime la nature simple et ici elle me paraît étouffée de falbalas et de colifichets. » La paresse et trop de loisirs ont vite raison de ce caractère enclin à l’indolence. Et c’est dans cette prédisposition à « la maladie du siècle » que Wieland rencontre Julie de Bondeli, la grande admiratrice de Rousseau. Cette jeune précieuse était la princesse élue d’une cour de beaux esprits, et autour d’elle fermentaient des théories sur la littérature, la philosophie, l’éducation, le théâtre et les mœurs. À première vue, Wieland la détesta. « C’est une fille effroyable que cette Mademoiselle de Bondeli, écrit-il, elle me parla d’un trait de Platon, de Pline, de Cicéron, de Leibniz, d’Aristote, de Locke, de Pfaff, des triangles rectangles équilatéraux, et que sais-je encore, elle parle de tout ! » Wieland, toutefois, devait apprendre à ses dépens que le cœur a ses raisons… Quelques semaines après cette violente diatribe, il se liait avec Julie de Bondeli, d’une amitié profonde ; puis il en devenait follement amoureux, et bientôt les jeunes gens étaient fiancés. Un an plus tard, – ô mystérieuse versatilité de sentiments qui semblent enchaîner l’éternité ! – Wieland quittait Berne définitivement en l’absence de Julie, sans la revoir. Il regagnait sa petite ville natale de Biberach, en Souabe, où il venait d’être nommé sénateur.

À Berne, comme à Zurich, on jugea sévèrement le jeune poète allemand, tant à cause de son caractère frivole que pour la frivolité de ses œuvres. « Je déteste son caractère, s’il en a un, écrit-on à Bodmer, c’est un Protée ; il a l’air de vouloir jouer tous les rôles pour terminer sa vie à Bedlam (l’asile des aliénés de Londres) ». Et Bodmer lui-même, une fois de plus meurtri dans ses affections littéraires, ne craint pas de déclarer avec amertume que « la muse de Wieland est devenue une fille publique » ! Seul Salomon Gessner, l’auteur des charmantes Idylles, lui demeura fidèle. Son fils épousa une des filles de Wieland, lequel, marié bourgeoisement à Biberach, était devenu le père heureux d’une très nombreuse famille.

Salomon Gessner a exprimé en une formule lapidaire l’attitude de Wieland devant la nature : « Wieland est un homme qui, de toute sa vie, n’a rien vu que son encrier et sa bibliothèque. » Sur les délicieux environs de Zurich, Wieland a gardé le silence, il le gardera également devant l’admirable campagne bernoise et son majestueux décor de fond alpestre. Dans son Theages, toutefois, on reconnaît le paysage de Weiningen, souvenirs de journées passées chez Meyer de Knonau, son ami : « La contrée offre un tableau charmant ; elle s’appuie contre une paroi de rochers et est entourée de collines boisées, on y respire l’antiquité solennelle et respectable ! » Sur cette constatation terriblement banale qui rappelle la vision embryonnaire d’un chroniqueur du moyen âge, Wieland se souvient de son influence irrésistible sur le beau sexe et il ajoute, apostrophant une jeune muse locale :

Dans quelles contrées erres-tu à l’aube ? Quelles ombres ? quelles verdures t’abritent ?

Quelle fleur, par sa beauté simple et pure, attire tes regards sereins, comme si elle voulait embellir ton sein ?

Où entends-tu dans le silence le chant de l’alouette ?…

Comme tu dois être heureuse de te promener dans ces bosquets solitaires !

Tes sentiments répondent, comme une nymphe des rochers, aux voix de la nature…

Aucun chagrin, aucune passion ne ternit le ciel pur de ton âme…

Ignorée comme l’églantine embaumée dans les buissons, sans désirs, tu fleuris !…

Ce sont là tous les accents lyriques de Wieland devant les Alpes bernoises et la sauvage nature suisse. Or, qu’on n’oublie pas que cette pauvreté d’inspiration se place, dans l’histoire littéraire, trente ans environ après la publication du fameux poème d’Albert de Haller Die Alpen et à la veille de l’avènement de la Nouvelle Héloïse et de la brûlante déclaration d’amour du romantisme européen à la montagne !

En 1801, le Conseil législatif bernois avait hésité à donner la bourgeoisie helvétique à l’ami de la Suisse, le poète et philosophe Christoph-Martin Wieland. Finalement il s’abstint. C’était peut-être plus sage.

GOETHE1749-1832

LA Suisse et l’Italie se partagent l’honneur d’avoir été les terres de prédilection de Goethe : l’Italie pour son antiquité, sa poésie et ses dieux, la Suisse pour ses paysages et son histoire. Trois fois Goethe vint en Suisse, et trois fois, comme un aimant, le Saint-Gothard, « le roi des montagnes », attire à lui son itinéraire. Au moment de l’adolescence de Goethe, Albert de Haller venait de célébrer les Alpes et les montagnards, et Voltaire et Rousseau arrachaient les hauteurs aux ténèbres hostiles dans lesquelles elles baignaient depuis le moyen âge, pour les inonder de lumière. La sensibilité de l’époque entre dans un climat nouveau ; des intérêts inédits s’éveillent, et dans le préromantisme en fermentation, le sentiment de la nature et de la nature alpestre fait la conquête impérieuse de l’homme. « Si le sort m’avait fait vivre dans un pays grandiose, s’exclamera Goethe quand il verra la Suisse, j’y trouverais chaque matin quelque aliment de grandeur. »

Le 7 juin 1775, le jeune Goethe, auteur déjà célèbre de Werther, pénètre en Suisse par Schaffhouse. Son contact initial avec le sol helvétique est intéressant. C’est la nature puissante et lyrique d’un petit pays et un génie qui se mesurent. Et Goethe, devant les chutes du Rhin, trouve un thème digne de son esprit : « Si l’on voulait imaginer les sources de l’océan, il faudrait se les représenter ainsi. » Pensée transcendante ! Jugement définitif ! Et d’emblée Goethe aime la Suisse. Ce premier voyage est un peu son initiation alpine, car, en Suisse, ce que Goethe recherche par-dessus tout, désire et admire, ce sont les Alpes. Chaque étape prend ici le caractère d’une révélation. D’abord les Cantons primitifs. Il y parvient de Zurich par le pays montagneux. À la nuit tombante, il est au sommet du col du Hacken. Les murailles voisines du Petit-Mythen, l’arête rocheuse du col cloisonnée de bandes neigeuses, et dans la pénombre, sur le versant de Schwytz, la masse sombre des forêts, tant de silence et de sauvagerie, composent le décor qui convient au génie du jeune Goethe alpinisant. Puis il monte au Rigi. C’est une journée brumale. Au fond des brouillards brassés par le vent, il entrevoit les lieux sauvages héroïsés par Guillaume Tell ; il s’en rapproche, fait un croquis de la chapelle dédicatoire, et le voici au pied du Saint-Gothard. Mais ces « montagnes sublimes » vues de loin, de près, l’épouvantent. Toute la crainte des siècles précédents qui reparaît. Goethe cependant est mordu au cœur par ces paysages tumultueux ; sous leur apparent chaos, il en pressent la splendeur : il part, mais reviendra.

Le Jura, dans la littérature romantique, joue un rôle modeste. Cette longue chaîne aux sommets paisibles et aux ondulations sylvestres, n’a rien du grandiose alpestre. Sa poésie est plus intime, ses séductions sont plus discrètes. Humblement, elle prête ses marches au promeneur curieux de voir les glaciers resplendir dans le lointain. Son effacement ne semble être là que pour mieux faire valoir la gloire des Alpes. Goethe, néanmoins, – qui découvre le Jura et le parcourt lors de son second voyage en Suisse en 1779 – lui consacre des pages admirables : il y verse même des « larmes délicieuses », comme il en versera de brûlantes sur les bords du Léman, en voyant, de Vevey, bleuir Meillerie. Il était arrivé à Bâle en octobre, en compagnie du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar et du comte de Wedel. Après ses journées jurassiennes, Goethe, muni d’un guide en vingt pages du pasteur Wyttenbach, de Berne, Instruction abrégée à l’usage de ceux qui feront un voyage à travers une partie des merveilleuses contrées alpestres de la vallée de Lauterbrunnen, de Grindelwald et qui reviendront à Berne par Meiringen, visite l’Oberland bernois. Thoune, Interlaken, Lauterbrunnen, lieux alors à peine connus et qu’il est un des premiers à voir. La cascade du Staubbach l’enchante, comme elle enchantera Wordsworth et Byron, et il lui consacre une poésie, « Le chant de l’esprit des eaux ». Puis il poursuit son chemin vers les régions plus solitaires d’Obersteinberg, terrasse de pâturages au fond de la vallée et déjà sur les hauteurs. En face du poète, le versant du Rottal de la Jungfrau échafaudait sa splendide géométrie, le petit lac d’Oberhorn brillait et les glaciers du Breithorn, dépouillés de leurs neiges estivales, suspendaient leurs lourdes murailles verdâtres. Par Grindelwald et la Grande Scheidegg, Goethe rentre à Berne. Dix jours plus tard, il gravissait la Dôle, sommité la plus élevée du Jura entre Lausanne et Genève. Une vision d’apothéose se découvre à ses yeux émerveillés. Par-delà la nappe bleue du Léman, c’était le prodigieux déroulement des Alpes :