Woodstock ou Le Cavalier - Walter Scott - E-Book

Woodstock ou Le Cavalier E-Book

Walter Scott

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Beschreibung

L'action se déroule en l'année 1651 durant la guerre civile anglaise. Charles II est en fuite après la bataille de Worcester. Sir Henry Lee est Garde de la Loge Royale de Woodstock et un ardent défenseur de la monarchie. Il s'oppose à l'union de sa fille Alice avec Markam Everard qui a pris parti pour le parlement de Cromwell. Everard est en mesure d'empêcher la mise sous séquestre de Woodstock grâce à son influence auprès de Cromwell qui espère en outre que le fugitif Charles II choisisse de s'y cacher. Charles en effet s'y réfugie déguisé en page du fils de Sir Henry...

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Walter Scott

WOODSTOCK OU LE CAVALIER

HISTOIRE DE L’ANNÉEMIL SIX CENT CINQUANTE ET UN

(1826)

Traduction d’Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret

 

Table des matières

 

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

CHAPITRE IX.

CHAPITRE X.

CHAPITRE XI.

CHAPITRE XII.

CHAPITRE XIII.

CHAPITRE XIV.

CHAPITRE XV.

CHAPITRE XVI

CHAPITRE XVII.

CHAPITRE XVIII.

CHAPITRE XIX.

CHAPITRE XX.

CHAPITRE XXI.

CHAPITRE XXII.

CHAPITRE XXIII.

CHAPITRE XXIV.

CHAPITRE XXV.

CHAPITRE XXVI.

CHAPITRE XXVII.

CHAPITRE XXVIII.

CHAPITRE XXIX.

CHAPITRE XXX.

CHAPITRE XXXI.

CHAPITRE XXXII.

CHAPITRE XXXIII.

CHAPITRE XXXIV.

CHAPITRE XXXV.

CHAPITRE XXXVI.

CHAPITRE XXXVII.

CHAPITRE XXXVIII.

Mentions légales

PRÉFACE. 

Ce n’est pas mon intention d’apprendre à mes lecteurs comment les manuscrits de ce célèbre antiquaire, le révérend J. A. Rochecliffe, D. D.1, tombèrent entre mes mains. Ces sortes de choses arrivent de mille manières, et il suffira de dire qu’ils échappèrent à un sort indigne, et que ce fut par des voies honnêtes que j’en devins possesseur. Quant à l’authenticité des anecdotes que j’ai tirées des écrits de ce savant homme, et que j’ai arrangées avec cette facilité sans pareille qui me caractérise, le nom du docteur Rochecliffe sera une garantie suffisante pour tout homme de qui ce nom sera connu.

Toute personne qui a lu connaît parfaitement son histoire ; et pour les autres, nous pouvons les envoyer à l’honnête Anthony Wood2 qui le regardait comme une colonne de l’Église, et qui en fait un éloge magnifique dans l’Athenæ Oxonienses, quoique le docteur eût été élevé à Cambridge, – le second œil de l’Angleterre3.

On sait que le docteur Rochecliffe obtint de bonne heure de l’avancement dans l’Église, en récompense de la part active qu’il prit à la controverse contre les puritains ; et que son ouvrage intitulé Maleus Hæresis fut regardé comme un coup décisif par tout le monde, excepté par ceux qui en furent atteints. Ce fut cet ouvrage qui le fit nommer, dès l’âge de trente ans, Recteur4 de Woodstock, et qui plus tard lui assura une place dans le catalogue du célèbre Century White5 ; – mais ce qui fut bien pis que d’avoir été compris par ce fanatique dans la liste des prêtres scandaleux et méchans, pourvus de bénéfices par les prélats, ses opinions lui firent perdre son rectorat de Woodstock lorsque les presbytériens eurent le dessus. Pendant la plus grande partie de la guerre civile, il fut aumônier du régiment de sir Henry Lee, levé pour le service du roi Charles, et l’on dit qu’il paya de sa personne dans plus d’une affaire. Ce qui est certain, c’est qu’à plusieurs reprises le docteur Rochecliffe courut de grands dangers, comme on le verra dans plus d’un passage de cette histoire, où il parle de ses exploits, comme César, à la troisième personne. Je soupçonne néanmoins quelque commentateur presbytérien de s’être permis d’interpoler deux ou trois passages ; d’autant plus que le manuscrit resta long-temps entre les mains des Éverard, célèbre famille presbytérienne.

Pendant l’usurpation, le docteur Rochecliffe prit constamment part à toutes les tentatives qui furent faites pour le rétablissement de la monarchie ; et telles étaient son audace, sa présence d’esprit, et la profondeur de ses vues, qu’il était regardé comme l’un des plus intrépides partisans du roi dans ces temps d’agitation. Il n’y avait qu’un léger inconvénient, c’est que les complots dans lesquels il entrait étaient presque constamment découverts. On alla même jusqu’à soupçonner que Cromwell lui suggérait quelquefois les intrigues qu’il tramait, et que par ce moyen le rusé Protecteur mettait à l’épreuve la fidélité des amis dont il n’était point sûr, et parvenait à découvrir les complots de ses ennemis déclarés, qu’il trouvait plus facile de déconcerter et de prévenir que de punir rigoureusement.

À la restauration, le docteur Rochecliffe reprit possession de son rectorat de Woodstock ; il fut promu à de nouvelles dignités dans l’Église, et il abandonna la polémique et les intrigues politiques pour la philosophie. Il fut un des membres constituans de la Société Royale6, et ce fut par son entremise que Charles demanda à ce corps savant la solution de son curieux problème : – Pourquoi, si un vase est rempli d’eau jusqu’aux bords, et qu’on plonge dedans un gros poisson vivant, l’eau néanmoins ne déborde-t-elle point ? – La solution que le docteur Rochecliffe proposa de ce phénomène fut la plus ingénieuse et la plus savante de quatre qui furent présentées ; et il est hors de doute que le docteur n’eût remporté la victoire sans l’obstination d’un gentilhomme campagnard, homme simple et borné, qui insista pour qu’avant tout l’expérience fût faite publiquement. Il fallut bien se rendre à son avis, et l’événement prouva qu’il y eût eu quelque témérité à admettre le fait exclusivement sur une autorité aussi imposante ; car, malgré les précautions infinies avec lesquelles on insinua le poisson dans son élément naturel, il fit voler de l’eau dans toute la salle ; et la réputation des quatre membres ingénieux qui s’étaient évertués sur ce problème souffrit beaucoup de cette expérience, ainsi qu’un beau tapis de Turquie.

Le docteur Rochecliffe mourut, à ce qu’il paraîtrait, vers l’an 1685, laissant après lui beaucoup de manuscrits de différentes sortes, et surtout des recueils d’anecdotes secrètes infiniment précieux. C’est de ces recueils qu’ont été extraits les Mémoires suivans, sur lesquels nous ne dirons plus que quelques mots par forme d’éclaircissement.

L’existence du Labyrinthe de Rosemonde, dont il est fait mention dans ces volumes, est attestée par Drayton, qui écrivait sous le règne d’Élisabeth :

– « Les ruines du Labyrinthe de Rosemonde subsistent encore, ainsi que la fontaine qui est pavée au fond en pierre de taille, et la tour d’où partait le labyrinthe ; c’étaient des arcades voûtées, ayant des murs de pierre et de briques, qui se croisaient dans tous les sens, et au milieu desquelles il était fort difficile de se reconnaître, afin que, si la retraite de Rosemonde venait à être découverte par la reine, elle pût échapper aisément au premier péril, et aller prendre l’air au besoin, par des issues secrètes, à une assez grande distance autour de Woodstock, dans le comté d’Oxford. »

Il est plus probable que les passages secrets et les retraites inaccessibles qui se trouvaient dans l’ancien Labyrinthe de Rosemonde, autour duquel plusieurs rois s’étaient occupés successivement à faire établir un parc pour la chasse, servirent à préparer un tour singulier de fantasmagorie qui fut joué aux commissaires du long parlement, envoyés, après la mort de Charles Ier, pour détruire et ravager Woodstock.

Le docteur Plot, dans son Histoire naturelle du comté d’Oxford, a inséré une relation curieuse des tribulations éprouvées par ces honorables commissaires. Mais comme je n’ai pas le livre sous la main, je ne puis faire allusion qu’à l’ouvrage du célèbre Granville sur les Sorcières, dans lequel il cite des passages de cette relation, comme un exemple irrécusable d’interventions surnaturelles. Les lits des commissaires et ceux de leurs domestiques furent hissés en l’air au point d’être presque retournés sens dessus dessous, et de cette hauteur ils retombèrent si subitement à terre que ceux qui y reposaient manquèrent d’avoir les os brisés ; des bruits horribles et extraordinaires troublèrent ces sacrilèges qui avaient osé s’introduire dans un domaine royal. Une fois le diable leur apporta une bassinoire ; une autre fois il les assaillit à coups de pierres et d’os de cheval ; des bassins remplis d’eau furent vidés sur eux pendant qu’ils dormaient : enfin les tours du même genre se multiplièrent au point qu’ils se décidèrent à partir avant d’avoir consommé la spoliation méditée. Le bon sens du docteur Plot soupçonna que toutes ces prouesses n’étaient que le résultat de quelque complot secret, ce que Granville ne manque pas de chercher à réfuter de tout son pouvoir ; car on ne peut raisonnablement espérer que celui qui a trouvé une explication aussi commode que celle d’une intervention surnaturelle, et qui a le bonheur d’y croire, consente à abandonner une clef qui peut servir de passe-partout pour toutes les serrures, quelque compliquées qu’elles soient.

Néanmoins il fut reconnu par la suite que le docteur Plot avait parfaitement raison, et que le seul démon qui opérait toutes ces merveilles était un royaliste déguisé, un nommé Trusty Joe, ou quelque nom semblable, qui avait été précédemment au service du gouverneur du parc, mais qui était passé à celui des commissaires pour avoir plus de facilité à dresser ses batteries. Je crois avoir vu quelque part un récit exact et véridique de toute l’affaire, ainsi que des moyens que le malin personnage employa pour opérer ses prodiges ; mais était-ce dans un livre, ou bien dans quelque pamphlet ; c’est ce que je ne saurais dire. Je me rappelle seulement une circonstance assez remarquable. Les commissaires étant convenus secrètement de ne pas comprendre dans le compte public qu’ils devaient rendre, quelques articles qui leur convenaient, avaient fait entre eux une sorte de contrat pour établir le partage des objets ainsi soustraits, et ce contrat ils l’avaient caché, pour plus de sûreté, au fond d’un grand vase. Mais voilà qu’un jour, au moment où de révérends ministres s’étaient assemblés avec les habitans les plus respectables des environs de Woodstock pour conjurer le démon supposé, Trusty Joe avait su préparer une pièce d’artifice avec tant d’adresse, qu’elle partit au milieu de l’exorcisme, fit sauter le vase, et, à la confusion des commissaires, lança le contrat secret au milieu de l’assemblée stupéfaite, qui apprit de cette manière leurs projets de concussion.

Mais il est assez inutile que je fasse des efforts de mémoire pour rassembler des souvenirs vagues et imparfaits sur les scènes bizarres qui se passèrent à Woodstock, puisque les manuscrits du docteur Rochecliffe donnent des détails beaucoup plus circonstanciés que ne pourrait en fournir aucune des relations antérieures. J’aurais pu sans peine traiter bien plus à fond cette partie de mon sujet, car les matériaux ne me manquaient pas ; – mais, pour tout dire au lecteur, quelques critiques de mes amis ont pensé qu’ils rendaient l’histoire traînante, et je me suis décidé, d’après leurs avis, à être plus concis que je n’en avais l’intention. Le lecteur impatient m’accuse peut-être dans ce moment de lui cacher le soleil avec une chandelle. Cependant quand le soleil brillerait déjà de tout l’éclat qu’il répandra sans doute, et quand la malencontreuse chandelle jetterait une fumée encore dix fois plus épaisse, il faut qu’il consente à rester une minute de plus dans cette atmosphère, pour que je repousse le soupçon de braconner sur les terres d’autrui. C’est un de nos proverbes en Écosse que les faucons ne doivent point crever les yeux des faucons, ni se jeter sur la proie les uns des autres. Si donc j’avais pu prévoir que pour la date et pour les caractères, cette histoire aurait vraisemblablement du rapport avec celle que vient de publier un contemporain7 distingué, j’aurais, sans balancer, laissé reposer pour l’instant le manuscrit du docteur Rochecliffe. Mais avant que cette circonstance me fût connue, ce petit ouvrage était déjà plus d’à moitié imprimé, et il ne me restait d’autre alternative, pour éviter toute imitation, même involontaire, que de différer la lecture de l’ouvrage en question. Lorsque des productions du même genre ont été faites d’après le même désir d’offrir un tableau historique, et que les mêmes personnages y figurent, il est difficile qu’elles ne présentent pas quelques ressemblances accidentelles. S’il s’en trouve dans cette occasion, c’est moi sans, doute qui en souffrirai. Mais je puis du moins protester de la pureté de mes intentions, puisque, si je m’applaudis d’avoir terminé Woodstock, c’est surtout parce qu’il va m’être permis de lire BRAMBLETYE-HOUSE, plaisir que jusqu’à ce moment je m’étais scrupuleusement interdit8.

CHAPITRE PREMIER. 

« Les uns voudraient un ministre à rabat ;

« Mais le reste contre eux s’élève,

« Croyant sans doute d’un soldat

« La main plus propre au double glaive

« De l’Écriture et du combat. »

BUTLER. Hudibras.

 

Il y a une belle église paroissiale dans la ville de Woodstock9, – on me l’a dit du moins, car je ne l’ai jamais vue ; à peine, lorsque j’y allai, si j’eus le temps de visiter le magnifique château de Blenheim, ses salles décorées par la peinture, et les riches tapisseries de ses appartemens. – J’avais promis d’être de retour pour prendre place à un dîner de corporation avec mon docte ami le prévôt de ; – et c’était une de ces occasions où ce serait se manquer à soi-même que de laisser la curiosité l’emporter sur la ponctualité. Je me fis faire une description exacte de cette église dans le dessein de m’en servir dans cet ouvrage ; mais comme j’ai quelque raison pour douter que celui qui me donnait ces renseignemens en ait jamais lui-même vu l’intérieur, je me contenterai de dire que c’est maintenant un bel édifice, dont on a reconstruit la majeure partie il y a quarante à cinquante ans ; mais on y voit encore quelques arcades de l’ancienne chantrerie, fondée, dit-on, par le roi Jean, et c’est avec cette partie plus ancienne du bâtiment que mon histoire a quelque rapport.

Un matin de la fin de septembre, ou des premiers jours d’octobre 165210, jour fixé pour rendre au ciel des actions de graces solennelles de la victoire décisive remportée à Worcester11, un auditoire assez nombreux était assemblé dans la vieille chantrerie ou chapelle du roi Jean. L’état de l’église et le caractère des assistans attestaient également les fureurs de la guerre civile et l’esprit du temps. Le saint édifice offrait plus d’une marque de dévastation. Les croisées, autrefois fermées de vitraux peints, avaient été brisées à coups de piques et de mousquets, comme ayant servi et appartenu à l’idolâtrie. La sculpture de la chaire était endommagée, et deux belles balustrades en bois de chêne avaient été détruites pour la même raison concluante. Le maître-autel avait été enlevé, avec les débris de la grille dorée qui l’entourait jadis. On voyait encore épars dans l’église les fragmens des statues mutilées et arrachées à divers monumens ; c’étaient des guerriers ou des saints

De leur niche arrachés… indigne récompense

De leurs sages conseils, ou leur noble vaillance.

Le vent froid de l’automne sifflait à travers le vide des bas côtés de ce saint lieu, où des restes de pieux, des traverses de bois grossièrement taillées, et une quantité de foin épars et de paille foulée aux pieds, semblaient indiquer que le temple du Seigneur, dans une crise encore récente, avait servi de caserne à un corps de cavalerie.

L’auditoire avait, comme l’édifice, beaucoup perdu de sa splendeur. Aucun des fidèles d’un temps plus paisible ne se montrait alors comme jadis dans les bancs sculptés, une main sur le front pour se recueillir, priant dans le lieu où ses pères avaient prié, et suivant les mêmes formes de culte. Les yeux du fermier et du paysan cherchaient en vain la taille athlétique du vieux sir Henry Lee de Ditchley, qui autrefois, couvert d’un manteau brodé, la barbe et les moustaches frisées avec soin, traversait lentement les ailes de l’église, suivi de son chien chéri, dont la fidélité avait autrefois sauvé la vie de son maître, et qui l’accompagnait régulièrement à l’église. Il est vrai que Bevis prouvait la justesse du proverbe qui dit : – C’est un bon chien que celui qui va à l’église ; – car si ce n’est qu’il était accidentellement tenté de joindre sa voix à celle du chœur, il se conduisait avec autant de décorum qu’aucun des membres de la congrégation, et sortait aussi édifié peut-être que quelques-uns d’entre eux. Les jeunes filles de Woodstock cherchaient aussi inutilement les manteaux brodés, les éperons retentissans, les bottes à taillades et les grands panaches des jeunes cavaliers de cette maison et d’autres familles nobles, qui traversaient naguère les rues et le cimetière avec cet air d’aisance et d’insouciance annonçant peut-être un peu trop de confiance en soi-même, mais non sans grace quand il est accompagné de bonne humeur et de courtoisie. Où étaient elles-mêmes les bonnes vieilles dames avec leurs coiffes blanches et leurs robes de velours noir, et leurs filles,

Astres charmans qui fixaient tous les yeux ;

où étaient-elles maintenant celles qui, lorsqu’elles entraient dans l’église, dérobaient habituellement au ciel une moitié des pensées des hommes ? – Mais, hélas ! toi surtout, Alice Lee, toi si douce, si sensible, et si aimable par tes prévenances, – ainsi s’exprime un annaliste contemporain dont nous avons déchiffré le manuscrit, – pourquoi suis-je destiné à écrire l’histoire de ta fortune déchue ? Pourquoi ne pas remonter plutôt à l’époque où, descendant de ton palefroi, tu étais accueillie comme un ange qui serait arrivé du ciel, tu recevais autant de bénédictions que si tu avais été le messager céleste des plus heureuses nouvelles ? – Tu n’étais pas une créature inventée par l’imagination frivole d’un romancier, un être bizarrement décoré de perfections contradictoires ; je te chérissais à cause de tes vertus, et quant à tes défauts, je crois qu’ils te rendaient encore plus aimable à mes yeux !

Avec la maison de Lee, d’autres familles de sang noble et honorable, les Freemantles, les Winklecombes, les Drycotts, etc., avaient disparu de la chapelle du roi Jean ; car l’air d’Oxford était peu favorable aux progrès du puritanisme, qui s’était plus généralement étendu dans les comtés voisins. Il se trouvait pourtant dans la congrégation une ou deux personnes qui, par leurs vêtemens et leurs manières, semblaient des gentilshommes campagnards de considération. On y voyait aussi quelques-uns des notables de la ville de Woodstock, la plupart couteliers ou gantiers, à qui leur habileté à travailler l’acier et la peau avait procuré une honnête aisance. Ces dignitaires portaient de longs manteaux noirs, à collets plissés ; et au lieu de flamberge et de couteau, leur Bible et leur agenda étaient suspendus à leur ceinture.

Cette partie respectable, mais la moins nombreuse de l’auditoire, se composait de bons bourgeois qui avaient, pour adopter la profession de foi presbytérienne, renoncé à la liturgie et à la hiérarchie de l’Église anglicane, et qui recevaient les instructions du révérend Nehemiah Holdenough, prédicateur célèbre par la longueur de ses discours et par la force de ses poumons. Près de ces graves personnages étaient assises leurs épouses, femmes de bonne mine, en manchettes et en gorgerette, semblables aux portraits qui sont désignés dans les catalogues de tableaux sous le titre de – femme d’un bourgmestre ; – et leurs jolies filles qui, comme le médecin de Chaucer12, ne faisaient pas leur étude exclusive de la Bible, mais qui, au contraire, quand un regard pouvait échapper à la vigilance de leurs honorables mères, laissaient égarer leur attention, et causaient des distractions aux autres.

Avec ces personnes élevées en dignité, il y avait dans l’église une réunion nombreuse d’assistans des classes inférieures, quelques-uns attirés par la curiosité, mais la plupart ouvriers sans éducation, égarés dans le dédale des discussions théologiques du temps, et membres d’autant de sectes différentes qu’il y a de couleurs dans l’arc-en-ciel. L’extrême présomption de ces savans Thébains13 égalait leur extrême ignorance. Leur conduite dans l’église n’était ni respectueuse ni édifiante. La plupart d’entre eux affectaient un mépris cynique pour tout ce qui n’est regardé comme sacré que par la sanction des hommes. L’église n’était pour eux qu’une maison surmontée d’un clocher ; le ministre, un homme comme les autres ; ses instructions, une nourriture grossière, indigne du palais spirituel des saints ; et la prière, une invocation au ciel, à laquelle chacun s’unissait ou ne s’unissait pas, suivant que son sens critique le trouvait convenable.

Les plus âgés, assis ou debout sur leurs bancs avec leurs grands chapeaux à forme pyramidale, enfoncés sur leurs visages renfrognés, attendaient en silence le ministre presbytérien, comme des mâtins attendent le taureau qui va être attaché au pieu. Les plus jeunes ajoutaient à leur hérésie des manières plus hardies, et se donnaient plus de licence : ils tournaient la tête de tous côtés pour regarder les femmes, bâillaient, toussaient, causaient à demi-voix, mangeaient des pommes et cassaient des noix, comme s’ils eussent été au spectacle, dans la galerie, avant le lever du rideau.

Il se trouvait aussi dans la congrégation quelques soldats, les uns portant le corselet et le casque d’acier ; les autres en justaucorps de buffle, et quelques-uns en uniforme rouge. Ces guerriers avaient la bandoulière sur l’épaule, leur giberne pleine de munitions, et ils étaient appuyés sur leurs piques ou sur leurs mousquets. Ils avaient aussi leurs doctrines particulières sur les points les plus difficiles de la religion, et ils mêlaient les extravagances de l’enthousiasme au courage et à la résolution la plus déterminée dans le combat. Les bourgeois de Woodstock regardaient ces militaires avec une sorte de crainte respectueuse ; car, quoique ceux-ci s’abstinssent généralement de tout acte de pillage et de cruauté, ils avaient pouvoir absolu de s’en permettre, et les citoyens paisibles n’avaient d’autre alternative que de se soumettre à tout ce que pouvait suggérer l’imagination mal dirigée et en délire de leurs guides armés.

Après quelque temps d’attente, M. Holdenough commença à traverser les ailes de la chapelle, non de ce pas lent et avec cet air vénérable que prenait autrefois l’ancien Recteur pour maintenir la dignité du surplis, mais d’une marche rapide, en homme qui arrive trop tard à un rendez-vous, et qui se hâte pour réparer le temps perdu. C’était un homme grand, maigre, au teint brûlé, et la vivacité de ses yeux annonçait un caractère tant soit peu irascible. Son habit était brun, et non pas noir ; et par-dessus ses autres vêtemens il portait, en l’honneur de Calvin, le manteau de Genève, de couleur bleue, qui flottait sur ses épaules tandis qu’il courait à sa chaire. Ses cheveux gris étaient coupés ras, et ils étaient couverts d’une calotte de soie noire, tellement collée sur sa tête qu’un mauvais plaisant aurait pu comparer ses deux oreilles en l’air à deux anses propres à enlever toute sa personne. Le digne prédicateur portait des lunettes ; sa longue barbe grise se terminait en pointe, et il avait en main une petite Bible de poche garnie de fermoirs d’argent. En arrivant à la chaire, il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, et se mit ensuite à gravir les marches deux par deux.

Mais il fut arrêté par une main vigoureuse qui saisit son manteau. C’était celle d’un homme qui s’était détaché du groupe des soldats. Il était de moyenne taille, mais robuste, il avait l’œil vif, et une physionomie qui, quoique commune, avait une expression remarquable. Son costume, sans être régulièrement militaire, annonçait son état de soldat. Il avait de grands pantalons de cuir, portait d’un côté un poignard, et de l’autre une rapière d’une longueur effrayante, ou un estoc, comme on l’appelait alors. Son ceinturon de maroquin était garni de pistolets.

Le ministre, interrompu ainsi à l’instant où il allait commencer ses fonctions, se retourna vers celui qui l’arrêtait, et lui demanda d’un ton qui n’était rien moins que doux le motif de cette interruption.

– L’ami, répondit le soldat, ton devoir est-il de prêcher ces bonnes gens ?

– Sans doute, dit le ministre, c’est mon dessein et mon devoir. Malheur à moi si je ne prêche pas l’Évangile ! Laisse-moi, l’ami, et ne m’arrête pas dans mes travaux.

– Mais j’ai le projet de prêcher moi-même, répliqua l’homme à l’air guerrier : tu feras donc bien de me céder la place, et, si tu veux suivre mon avis, reste pour partager avec ces pauvres oisillons les miettes de saine doctrine que je vais leur jeter.

– Retire-toi, homme de Satan, s’écria Holdenough rouge de colère ; respecte mon ordre, mon habit.

– Je ne vois rien, répondit le militaire, ni dans la coupe, ni dans l’étoffe de ton habit, qui exige de moi plus de respect que tu n’en as eu toi-même pour le rochet de l’évêque. Ses vêtemens étaient noirs et blancs, les tiens sont bruns et bleus. Vous êtes tous des chiens couchans, paresseux, n’aimant qu’à dormir ; des bergers qui font jeûner leur troupeau, mais qui ne le surveillent pas, chacun d’eux ne songeant qu’à son profit.

Les scènes indécentes de ce genre étaient si communes à cette époque que personne ne songea à intervenir dans cette querelle. L’auditoire regardait en silence ; la classe supérieure était scandalisée, et dans la classe inférieure, les uns riaient, les autres soutenaient le soldat ou le ministre, suivant leur opinion. Cependant la contestation devint plus vive, et M. Holdenough demanda du secours à grands cris.

– M. le maire de Woodstock, s’écria-t-il, serez-vous du nombre de ces magistrats corrompus en vain armés du glaive ? citoyens, ne viendrez-vous pas au secours de votre pasteur ? dignes aldermen14, me verrez-vous étrangler sur les marches de la chaire par cet homme vêtu de buffle, par cet enfant de Bélial ? mais j’en triompherai, je briserai les liens dont il me charge.

Tout en parlant ainsi, Holdenough s’efforçait de gravir les marches, en s’aidant de la rampe de l’escalier. Son persécuteur tenait toujours son manteau d’une main ferme, et le tirait avec une telle force que le prédicateur était presque étranglé. Mais en prononçant ces derniers mots d’une voix à demi étouffée, le ministre eut l’adresse de dénouer le cordon qui attachait le manteau autour de son cou, de sorte que, le manteau cédant inopinément, le soldat tomba à la renverse sur les marches, et Holdenough, en liberté, monta dans sa chaire, où il entonna un psaume de triomphe pour célébrer la chute de son antagoniste. Mais le tumulte qui régnait dans l’église vint mêler de l’amertume à la douceur de sa victoire, et quoiqu’il continuât, avec son clerc fidèle, à chanter une hymne d’allégresse, leurs voix ne se faisaient entendre que par intervalles, comme le cri du courlieu pendant un ouragan.

Voici quelle était la cause de ce tumulte : le maire était un zélé presbytérien, et dès l’origine il avait vu avec beaucoup d’indignation la conduite du soldat, quoiqu’il hésitât à se déclarer contre un homme armé, tant qu’il le vit ferme sur ses jambes et en état de résister. Mais dès que le champion de l’indépendance fut étendu sur le dos tenant encore en main le manteau genevois du prédicateur, le magistrat s’élança vers la chaire, en s’écriant qu’une telle audace était intolérable, et il ordonna à ses constables de saisir le champion abattu, en ajoutant avec toute la magnanimité du courroux : – Je ferai arrêter jusqu’au dernier de ces Habits-Rouges ; je l’enverrai en prison, fût-il Noll15 Cromwell lui-même.

L’indignation du digne maire l’avait emporté sur sa raison quand il fit cette rodomontade déplacée ; car trois soldats qui étaient restés jusqu’alors immobiles comme des statues firent sur-le-champ un pas en avant, ce qui les plaça entre les officiers municipaux et leur compagnon qui se relevait. Ils exécutèrent simultanément le mouvement de poser les armes, comme on le pratiquait alors, et les crosses de leurs mousquets, en retentissant sur les pierres qui pavaient l’église, tombèrent à peu de lignes des pieds goutteux du magistrat. Le fonctionnaire énergique dont les efforts en faveur de l’ordre se trouvaient ainsi paralysés, jeta un regard sur ceux qui devaient le soutenir, et c’en fut assez pour lui prouver que la force n’était pas de son côté. Tous avaient fait un pas rétrograde en entendant ce bruit de mauvais augure produit par le choc du fer contre la pierre. Il fut donc obligé de s’abaisser à une explication.

– Que voulez-vous, mes maîtres ? dit-il ; convient-il à des soldats honnêtes et craignant Dieu, qui ont fait pour le pays des exploits tels qu’on n’en avait jamais vu ; leur convient-il de causer du scandale et du tumulte dans l’église, et de devenir les fauteurs et souteneurs d’un profane qui, un jour de solennelles actions de graces, voudrait empêcher le ministre de monter dans sa chaire ?

– Nous n’avons rien à démêler avec ton église, comme tu l’appelles, répondit un militaire qui, d’après une petite plume dont le devant de son morion était orné, paraissait être le caporal du détachement ; nous ne voyons pas pourquoi des hommes que le ciel a doués d’inspiration ne seraient pas entendus dans ces citadelles de superstition aussi bien que les porteurs d’habits noirs d’autrefois, et ceux qui prennent le manteau de Genève aujourd’hui. C’est pourquoi nous arracherons votre Jack Presbyter de sa guérite en bois ; notre camarade le relèvera de garde, y montera en sa place, et n’épargnera pas ses poumons.

– Hé bien ! messieurs, dit le maire, si tel est votre dessein, nous ne sommes pas en état de vous résister, gens paisibles que nous sommes, comme vous le voyez. Mais permettez-moi d’abord de parler à ce digne ministre, Nehemiah Holdenough, afin de le déterminer à céder sa place pour aujourd’hui sans plus de scandale.

Le magistrat pacifique interrompit alors les accords chevrotans d’Holdenough et de son clerc, en les priant tous deux de se retirer, pour empêcher, leur dit-il, qu’on n’en vînt aux coups.

– Aux coups ! répéta le prédicateur presbytérien ; il n’y a nul danger qu’on en vienne aux coups avec des gens qui n’osent s’élever contre cette profanation ouverte de l’Église et ces principes d’hérésie audacieusement avoués.

– Allons, allons, M. Holdenough, n’occasionez pas du tumulte et ne criez pas aux bâtons16. Je vous le dis encore une fois, nous ne sommes pas des hommes de guerre ; nous n’aimons pas à verser le sang.

– Non, répondit le prédicateur avec mépris, pas plus qu’on ne pourrait en tirer avec la pointe d’une aiguille. Ô tailleurs17 de Woodstock ; – car qu’est-ce qu’un gantier, sinon un tailleur qui travaille en peau ? – je vous abandonne par mépris pour la lâcheté de vos cœurs et la faiblesse de vos bras ; je chercherai ailleurs un troupeau qui ne fuira pas loin de son pasteur en entendant braire le premier âne sauvage sortant du grand désert.

À ces mots, le prédicateur mécontent descendit de sa chaire ; et, secouant la poussière de ses souliers, il sortit de l’église avec autant de précipitation qu’il y était entré, quoique pour une raison différente. Les citoyens virent sa retraite avec chagrin, et non sans un sentiment de componction qui semblait leur faire reconnaître qu’ils n’avaient pas joué le rôle le plus courageux du monde. Le maire et plusieurs autres quittèrent l’église pour suivre le ministre et tâcher de l’apaiser.

L’orateur indépendant, naguère étendu par terre, et maintenant triomphant, s’installa dans la chaire sans plus de cérémonie ; tirant une bible de sa poche, il prit son texte dans le quarante-cinquième psaume.

– Ô Tout-Puissant, ceins ton glaive sur ta cuisse avec ta gloire et ta majesté, et prospère dans ta puissance. – Sur ce sujet, il commença une de ces déclamations exagérées, si communes à cette époque où l’on était accoutumé à dénaturer et à torturer le sens de l’Écriture pour l’adapter aux événemens récens. Le verset qui, dans son sens littéral, s’appliquait au roi David, et dans son sens mystique avait rapport à la venue du Messie, devenait, dans l’opinion de l’orateur militaire, applicable à Olivier Cromwell, général victorieux d’une république au berceau qui ne devait pas arriver à sa majorité.

– Ceins ton glaive, s’écria le prédicateur avec un ton d’emphase ; et ce glaive n’était-il pas une aussi bonne lame qu’aucune de celles qui ont jamais été suspendues à un ceinturon, ou qui ont battu contre une selle de fer ? – Oui, vous dressez les oreilles, couteliers de Woodstock, comme si vous doutiez de ce que c’est qu’un glaive. – Est-ce vous qui l’avez forgé ? J’en doute. – L’acier a-t-il été trempé dans l’eau tirée de la fontaine de Rosemonde18 ou la lame a-t-elle été bénite par le vieux bélître de prêtre de Godstow ? – Vous voudriez sans doute nous faire croire que vous l’avez forgée, trempée, affilée, polie, tandis qu’elle n’est jamais entrée dans une forge de Woodstock. Vous étiez trop occupés à faire des couteaux pour les prêtres fainéans et présomptueux d’Oxford, dont les yeux étaient tellement enfoncés dans la graisse qu’ils ne purent voir la Destruction que lorsqu’elle les eut saisis à la gorge. – Mais je puis vous dire, moi, où ce glaive a été forgé, trempé, affilé, poli. Tandis que vous faisiez, comme je viens de le dire, des couteaux pour des prêtres imposteurs, et des poignards pour des Cavaliers blasphémateurs et dissolus, afin qu’ils vinssent couper la gorge au peuple d’Angleterre, il fut forgé à Long-Marston-Moor19, où les coups pleuvaient plus vite que le marteau ne tomba jamais sur votre enclume. – Il fut trempé à Naseby20 dans le meilleur sang des Cavaliers. – Il fut affilé en Irlande contre les murs de Drogheda, et émoulu en Écosse à Dunbar. – Enfin il fut tout récemment poli à Worcester ; il brille avec autant d’éclat que le soleil au milieu du firmament, et il n’y a point en Angleterre de lumière qui puisse en approcher.

Ici les soldats qui formaient une partie de l’auditoire firent entendre un murmure d’approbation. Ce murmure, analogue aux – écoutez ! écoutez ! – de la chambre des communes d’Angleterre, devait naturellement ajouter à l’enthousiasme de l’orateur, en lui apprenant que ses auditeurs le partageaient.

– Et maintenant, continua le belliqueux apôtre avec une énergie croissante, que dit le texte ? – Prospère dans ta puissance. – Ne t’arrête pas dans ta course. – N’ordonne point de halte. – Ne quitte pas la selle. – Poursuis les fuyards dispersés. – Sonne de la trompette, et que ce soit, non pas une vaine fanfare, mais le boute-selle, le départ, la charge. – Poursuis le Jeune Homme21 – Qu’y a-t-il de commun entre lui et nous ? – Tue, prends, détruis, partage les dépouilles. – Tu es béni, Olivier, à cause de ton honneur. – Ta cause est juste, et il est évident que tu es appelé à la soutenir. Jamais la défaite n’a approché de ton bâton de commandement ; jamais désastre n’a suivi ta bannière. Marche donc, fleur des soldats anglais ; marche, chef élu des champions de Dieu ; ceins tes reins de résolution, et vole sans t’arrêter vers le but auquel tu es appelé par le ciel.

Un autre murmure d’approbation, que répétèrent les échos de la vieille église, permit au soldat prédicateur de reprendre haleine un instant ; mais ensuite les habitans de Woodstock l’entendirent, non sans inquiétude, diriger d’un autre côté le torrent de son éloquence.

– Mais pourquoi vous parler ainsi, à vous, habitans de Woodstock, qui ne réclamez pas une portion d’héritage avec notre David ; qui ne prenez aucun intérêt au fils de Jessé de l’Angleterre ? vous qui combattiez de toutes vos forces, – et elles n’étaient pas bien formidables, – vous qui combattiez pour l’Homme22 sous ce papiste altéré de sang, sir Jacob Aston, ne complotez-vous pas maintenant, ou n’êtes-vous pas prêts à comploter, pour rétablir le Jeune Homme, comme vous l’appelez, le fils impur du tyran qui n’est plus ? – Pourquoi votre chef tournerait-il sa bride de notre côté ? dites-vous dans vos cœurs ; nous ne voulons pas de lui ; et, si nous pouvons en venir à bout, nous préférons nous vautrer dans le bourbier de la monarchie avec la truie qui vient d’être lavée. – Hé bien ! habitans de Woodstock, je vous le demande, répondez-moi. – Avez-vous encore faim des – potées de chair des moines de Godstow ? Vous me direz non. Mais pourquoi ? parce que les pots sont fendus et brisés, et que le feu qui chauffait leur four est éteint. – Je vous le demande encore ! continuez-vous à boire l’eau de la fontaine des fornications de la belle Rosemonde ? Vous direz non. Mais pourquoi ?…

Ici l’orateur, avant de pouvoir répondre à sa manière à la question qu’il faisait, fut interrompu par la réplique suivante, prononcée d’un ton ferme par un membre de la congrégation.

– Parce que vous et vos pareils ne nous avez pas laissé une goutte d’eau-de-vie pour mêler avec cette eau.

Tous les regards se retournèrent vers l’audacieux interrupteur qui était debout, appuyé contre un des piliers massifs d’architecture saxonne, avec lesquels il avait lui-même quelque ressemblance, car c’était un homme de petite taille, mais vigoureux, ayant les épaules carrées, une espèce de Little-John23 tenant en main un gros gourdin, et dont l’habit, usé et fané, avait été jadis de drap vert de Lincoln, et conservait quelques restes d’ancienne broderie. Il avait un air d’insouciance, d’audace et de bonne humeur ; et, malgré la crainte que leur inspiraient les militaires, quelques citoyens ne purent s’empêcher de s’écrier : – Bien répondu, Jocelin Joliffe !

– Jocelin Jolly, l’appelez-vous ? continua le prédicateur sans paraître ni confus ni mécontent de cette interruption, j’en ferai Jocelin de la prison s’il s’avise encore de m’interrompre. C’est sans doute quelqu’un de vos gardes forestiers, qui ne peuvent oublier qu’ils ont porté les lettres C. R.24 gravées sur leurs plaques de cuivre et sur leurs cors de chasse, comme chien porte le nom de son maître sur son collier : joli emblème pour des chrétiens ! Mais la brute l’emporte sur l’homme, car la brute porte l’habit qui lui appartient, et le misérable esclave porte celui de son maître. J’ai vu plus d’un de ces mauvais plaisans brandiller au bout d’une corde. – Où en étais-je ? Ah ! je vous reprochais votre apostasie, habitans de Woodstock. – Oui, vous me direz que vous avez renoncé au papisme, que vous avez abandonné le culte épiscopal ! Vous vous essuyez la bouche en pharisiens que vous êtes, et qui peut vous le disputer en pureté de religion ? – Moi je vous dis que vous n’êtes que comme Jéhu, fils de Nimsi, qui détruisit le temple de Baal, mais qui ne se sépara point des fils de Jéroboam. Ainsi vous ne mangez pas de poisson le vendredi avec les aveugles papistes, ni des gâteaux aux raisins le 25 décembre avec les insoucians épiscopaux ; mais vous vous gorgez de vin toutes les nuits de l’année avec votre guide infidèle presbytérien ; et vous parlez mal de ceux qui sont élevés en dignité ; vous vomissez des injures contre la république, et vous vous glorifiez de votre parc de Woodstock, en disant : – N’est-ce pas le premier qui ait été entouré de murs en Angleterre, et ne l’a-t-il pas été par Henry, fils de Guillaume, surnommé le Conquérant ? et n’y avez-vous pas un palais que vous appelez la Loge Royale, et un chêne que vous nommez le Chêne du Roi ? et vous volez les daims du parc, vous en mangez la chair, et vous dites, – C’est la venaison du roi, nous l’arroserons de bon vin que nous boirons à sa santé. Il vaux mieux que nous en profitions que ces coquins de républicains Têtes-Rondes. Mais écoutez-moi, et faites-y bien attention, car nous venons pour controverser avec vous sur toutes ces choses. Notre nom sera un boulet de canon ! Votre Loge, dans le parc de laquelle vous prenez vos ébats, s’écroulera ; et nous ferons un coin pour fendre votre Chêne du Roi destiné à chauffer le four du boulanger. Nous renverserons les murs du parc ; nous tuerons les daims, nous les mangerons nous-mêmes, et vous n’en aurez ni hanche ni échine, vous n’en aurez pas même les bois pour en faire des manches de couteaux, ni la peau pour y tailler une paire de culottes, quoique vous soyez couteliers et gantiers ; et vous ne recevrez ni secours ni soutien du traître Henry Lee, dont les biens sont séquestrés ; vous ne recevrez aucun secours ni de celui qui se nommait grand-maître de la capitainerie de Woodstock, ni de personne en son nom ; car celui qui vient ici sera nommé Maher-Shalal-Hash-Baz, parce qu’il se hâte de venir prendre possession du butin.

Ainsi se termina ce discours bizarre, dont la dernière partie remplit de consternation le cœur des pauvres habitans de Woodstock, comme tendant à confirmer un bruit désagréable qui circulait depuis peu. Les communications avec Londres étaient lentes à cette époque ; les nouvelles qui en arrivaient étaient aussi peu sûres que les temps eux-mêmes étaient incertains, et elles étaient exagérées par les espérances et les craintes des diverses factions qui les répandaient. Mais le bruit qui courait concernant Woodstock était uniforme, et ne se démentait pas. Il ne se passait pas un seul jour qu’on ne dît que le parlement avait rendu un fatal décret pour vendre le parc de Woodstock, en abattre les murs, démolir la Loge, et détruire autant que possible les traces de son ancienne renommée.

Cette mesure devait être préjudiciable aux habitans de cette ville, un grand nombre d’entre eux jouissant, par tolérance plutôt que par droit, de différens privilèges dont ils se trouvaient fort bien, comme de faire pâturer leurs bestiaux dans le parc, d’y couper du bois de chauffage, etc. D’ailleurs tous les citoyens de ce petit bourg étaient mortifiés en songeant que l’ornement de leurs environs allait être détruit, un bel édifice réduit en ruines, l’honneur de leur voisinage anéanti. Ce sentiment patriotique se retrouve souvent dans les endroits que d’anciennes distinctions et des souvenirs fidèlement conservés rendent si différens des villes d’une date plus récente. Les habitans de Woodstock l’éprouvaient dans toute sa force. La calamité qu’ils prévoyaient les avait fait trembler ; mais à présent qu’elle était annoncée par l’arrivée de ces soldats tout-puissans, à figure austère et sombre, à présent qu’ils l’entendaient proclamer par la bouche d’un de leurs prédicateurs militaires, ils regardaient leur destin comme inévitable. Les causes de dissension qui pouvaient exister entre eux furent oubliées pour le moment, et la congrégation, congédiée sans psalmodie et sans bénédiction, se retira à pas lents et d’un air triste ; chacun regagna sa demeure.

CHAPITRE II. 

« Avance, bon vieillard ; que le bras de ta fille

« Soit dorénavant ton soutien.

« Lorsque du temps l’implacable faucille

« A moissonné le chêne aérien,

« Le rejeton qui lui doit la naissance,

« Déployant ses jeunes rameaux,

« Du vieux tronc abattu couvre la décadence,

« Et le rend respectable aux yeux de ses rivaux. »

 

Lorsque le sermon fut terminé, le prédicateur militaire s’essuya le front, car, malgré le froid de la saison, la véhémence de ses discours et de ses gestes l’avait échauffé. Il descendit alors de la chaire, et dit quelques mots au caporal qui commandait le détachement. Celui-ci lui répondit par un signe d’intelligence fait d’un air grave, et puis rassemblant ses soldats, il les reconduisit en bon ordre au quartier qu’ils occupaient dans la ville.

Celui qui avait prêché sortit lui-même de l’église, comme si rien d’extraordinaire ne fut arrivé, et se promena dans les rues de Woodstock avec l’air d’un étranger qui aurait voulu voir la ville, sans paraître remarquer qu’il était lui-même à son tour examiné avec inquiétude par les habitans ; leurs regards furtifs, mais fréquens, semblaient le considérer comme un être suspect et redoutable, et dont il serait dangereux de provoquer le ressentiment. Il ne fit aucune attention à eux, et continua sa promenade avec la manière affectée des fanatiques de ce temps, c’est-à-dire d’un pas lent et solennel, et avec un air sérieux et sévère, en homme mécontent des interruptions momentanées que la vue des objets terrestres apportait à ses méditations sur les choses célestes. Ces enthousiastes méprisaient et condamnaient les plaisirs les plus innocens, de quelque genre qu’ils fussent, et un sourire leur paraissait une abomination.

C’était pourtant cette disposition d’esprit qui formait les hommes à de grandes actions ; car, au lieu de chercher à satisfaire leurs passions, ils dirigeaient leur conduite d’après les principes qu’ils avaient adoptés, et ces principes n’avaient rien d’égoïste. Il se trouvait sans contredit parmi eux des hypocrites qui couvraient leur ambition du voile de la religion ; mais il en existait qui étaient réellement doués du caractère religieux et de la sévérité d’une vertu républicaine, que les autres ne faisaient qu’affecter. Le plus grand nombre étaient placés entre ces deux extrêmes ; ils éprouvaient jusqu’à un certain point le pouvoir de la religion, et ils se conformaient au temps en outrant leurs sentimens réels.

L’individu dont les prétentions à la sainteté, visibles comme elles l’étaient sur son front et dans sa démarche, ont occasioné la digression qui précède, arriva enfin à l’extrémité de la principale rue, aboutissant au parc de Woodstock. Une porte fortifiée défendait l’entrée de l’avenue.

L’architecture gothique de cette porte, quoique composée de styles de différens siècles, suivant les époques où l’on y avait fait des additions, était d’un effet imposant. Une énorme grille en longues barres de fer, décorée d’un grand nombre d’ornemens, et surmontée du malheureux chiffre C. R., était dans un état de dégradation qui accusait à la fois la rouille et la violence républicaine.

Le soldat s’arrêta, comme s’il n’eût trop su s’il devait entrer sans demander la permission. Il vit à travers la grille une avenue bordée de chênes majestueux, et qui s’éloignait en serpentant, comme pour aller se perdre dans la profondeur d’une vaste et antique forêt. Le guichet de la grande grille ayant été laissé ouvert par mégarde, il le franchit, mais en hésitant et en homme qui se glisse dans un lieu dont il sent que l’entrée lui serait refusée. Dans le fait, ses manières montrèrent plus de respect pour ces lieux qu’on n’aurait pu en attendre de son caractère et de sa profession. Il ralentit son pas, déjà si solennel, et enfin il s’arrêta et regarda autour de lui.

À quelque distance de la grille, il vit s’élever au-dessus des arbres deux antiques et vénérables tourelles, dont chacune était surmontée par une girouette d’un travail curieux, et qui réfléchissaient les rayons du soleil d’automne : elles indiquaient la situation de l’ancien rendez-vous de chasse, la Loge, comme on l’appelait, qui, depuis le temps de Henry II, avait été de temps en temps le séjour des monarques anglais, quand il leur plaisait d’aller chasser dans les bois d’Oxford, où il y avait tant de gibier que, suivant le vieux Fuller25 c’était le lieu de prédilection des chasseurs et des fauconniers. La Loge s’élevait sur un terrain plat, maintenant couvert de sycomores, non loin de l’entrée de ce lieu magnifique où le spectateur s’arrête pour contempler Blenheim, ce souvenir des victoires de Marlborough, et admirer ou critiquer la lourde magnificence du style de Vauburgh26.

Là aussi s’arrêta notre prédicateur militaire, mais avec des pensées bien différentes et dans un autre dessein que celui d’admirer. Quelques instans après il vit deux personnes, un homme et une femme, s’approcher à pas lents ; et ils étaient si occupés de leur conversation qu’ils ne levèrent pas les yeux, et n’aperçurent pas l’étranger qui se trouvait devant eux à quelque distance. Le soldat profita de leur distraction, et, désirant épier leurs mouvemens sans en être aperçu, il se glissa derrière un gros arbre qui bordait l’avenue, et dont les branches, balayant la terre, empêchaient qu’il ne fût découvert, à moins qu’on ne le cherchât tout exprès.

Cependant nos deux nouveaux personnages continuaient à s’avancer, en se dirigeant vers un berceau encore éclairé des rayons du soleil, et appuyé contre l’arbre derrière lequel le militaire était caché.

L’homme était un vieillard, mais qui semblait courbé plus encore par le poids des chagrins et des infirmités que par celui des années. Il portait un manteau noir sur un habit de même couleur, de cette coupe pittoresque que Vandyck a rendue immortelle ; mais quoique son costume fût décent, il le portait avec une négligence qui prouvait que son esprit n’était pas dans une situation tranquille. Ses traits, où l’on reconnaissait l’empreinte de l’âge, n’étaient pourtant pas encore sans beauté, et sa physionomie avait un air distingué d’accord avec son costume et sa démarche. Ce qui frappait le plus dans son extérieur était une longue barbe blanche qui lui descendait au-dessus de la poitrine sur son pourpoint à taillades, et qui formait un contraste singulier avec la couleur sombre de ses vêtemens.

La jeune dame qui donnait le bras à ce vénérable personnage, et qui semblait en quelque sorte le soutenir, avait les formes légères d’une sylphide et des traits d’une beauté si exquise qu’on aurait dit que la terre sur laquelle elle marchait était un sol indigne d’être foulé par une créature si aérienne ; mais toute beauté mortelle doit tribut aux chagrins de ce monde. Les yeux de cet être charmant offraient des traces de larmes ; ses joues étaient couvertes de vives couleurs, et il était évident, d’après l’air triste et mécontent de celui qu’elle écoutait, que la conversation lui était aussi désagréable qu’à elle. Lorsqu’ils se furent assis sur le banc dont nous venons de parler, le soldat aux écoutes ne perdit pas un mot de tout ce que disait le vieillard ; mais il entendit un peu moins distinctement les réponses de la jeune personne.

– Cela n’est pas supportable, dit le vieillard avec véhémence ; il y aurait de quoi rendre les jambes à un paralytique et en faire un soldat ; oui, je l’avoue, la guerre m’a privé d’un grand nombre des miens ; d’autres se sont éloignés de moi dans ces temps désastreux. Je ne leur en veux point pour cela ; que pouvaient faire les pauvres diables quand il n’y avait ni pain à l’office ni bière dans le cellier ? – Mais il nous reste encore quelques braves forestiers de la vraie race de Woodstock, la plupart aussi vieux que moi, et qu’importe ! Le vieux bois se déjette rarement à l’humidité. – Je tiendrai bon dans le vieux château, et ce ne sera pas la première fois que je m’y serai maintenu contre une force dix fois plus considérable que celle dont nous entendons parler à présent.

– Hélas ! mon cher père ! dit la jeune personne avec un son de voix qui semblait indiquer qu’elle regardait ces projets de résistance comme un acte de désespoir imprudent.

– Et pourquoi cet hélas ? répliqua le vieillard d’un ton courroucé ; est-ce parce que je ferme ma porte à trente ou quarante de ces hypocrites altérés de sang ?

– Mais leurs maîtres peuvent aisément envoyer contre vous un régiment ou même une armée, et à quoi servirait votre résistance, si ce n’est à les exaspérer et à rendre votre ruine plus complète ?

– Soit, Alice ; j’ai vécu assez et trop long-temps. J’ai survécu au meilleur des maîtres, au plus noble des princes. Que fais-je sur la terre depuis le malheureux 30 janvier ? Le parricide commis en cette journée était pour tous les vrais serviteurs de Charles Stuart le signal de venger sa mort ou de mourir dès qu’ils en trouveraient une occasion honorable.

– Ne parlez pas ainsi, mon père, dit Alice Lee ; il ne convient ni à votre jugement ni à votre mérite de sacrifier une vie qui peut encore être utile à votre roi et à votre pays. L’état actuel des choses ne durera pas toujours ; il ne peut toujours durer. L’Angleterre ne supportera pas long-temps les chefs que lui a donnés le malheur des temps. En attendant… – Ici quelques mots échappèrent aux oreilles du soldat. – Et méfiez-vous de cette impatience qui ne fait qu’empirer les choses.

– Les empirer ! s’écria le vieillard impétueux ; et que peut-il arriver de pire ? Le mal n’a-t-il pas atteint son dernier degré ? Ces gens ne nous chasseront-ils pas de notre seul abri ? – Ne dilapideront-ils pas le reste des propriétés royales confiées à ma garde ? – Ne feront-ils pas du palais des princes une caverne de brigands ? et alors ils se passeront la main sur les lèvres, et ils rendront graces au ciel comme s’ils avaient fait une bonne œuvre.

– L’avenir n’est pas encore sans espoir pour nous, mon père. J’espère que le roi est en ce moment hors de leur portée ; et nous avons lieu de croire que mon frère Albert est en sûreté.

– Oui, Albert ! s’écria sir Henry d’un ton de reproche ; nous y voilà encore. Sans toutes vos prières, je serais allé moi-même à Worcester ; mais il a fallu que je restasse ici comme un vieux limier hors de service qu’on laisse derrière en partant pour la chasse. Et qui sait de quelle utilité j’aurais pu être ? La tête d’un vieillard vaut quelquefois son prix, même quand son bras ne vaut plus grand’chose. – Mais vous et Albert vous désiriez tellement que je restasse ! – Et maintenant qui peut savoir ce qu’il est devenu ?

– Mais, mon père, dit Alice, nous avons tout lieu d’espérer qu’Albert a échappé à cette fatale journée : le jeune Abney l’a vu à un mille du champ de bataille.

– Le jeune Abney a menti, je suppose, répliqua le père avec le même esprit de contradiction ; – la langue du jeune Abney fait plus de besogne que son bras ; et cependant elle court encore moins vite que les jambes de son cheval quand il fuit devant les Têtes-Rondes. – J’aimerais mieux que le cadavre d’Albert fût resté étendu entre Charles et Cromwell que d’apprendre qu’il ait pris la fuite aussi promptement que le jeune Abney.

– Mon cher père, s’écria Alice en pleurant, que puis-je donc vous dire pour vous consoler ?

– Pour me consoler, dites-vous, mon enfant ? je suis las de consolations. Une mort honorable et les ruines de Woodstock pour tombeau, voilà toute la consolation qu’attend Henry Lee. – Oui, par la mémoire de mon père, je défendrai la Loge contre ces brigands rebelles.

– Écoutez votre raison, mon père ; soumettez-vous à ce qu’il nous est impossible d’empêcher. Mon oncle Éverard…

Le vieillard l’interrompit en répétant ces derniers mots. – Ton oncle Éverard ! s’écria-t-il ; hé bien, continue : qu’as-tu à me dire de ton précieux et affectionné oncle Éverard ?

– Rien, mon père, si ce sujet d’entretien vous déplaît.

– S’il me déplaît ! Et pourquoi me déplairait-il ? et quand il me déplairait, pourquoi affecter de t’en inquiéter ? Pourquoi quelqu’un s’en inquiéterait-il ! Qu’est-il arrivé depuis quelques années qui ne doive me déplaire ? Quel astrologue pourrait me prédire dans l’avenir quelques événemens plus heureux ?

– Le destin peut nous réserver le plaisir de voir la restauration de notre prince banni.

– Il est trop tard pour moi, Alice. S’il se trouve une si belle page dans les registres du ciel, j’aurai quitté la terre long-temps avant qu’elle me soit montrée. – Mais je vois que tu veux éluder de me répondre. – En un mot, qu’as-tu à dire de ton oncle Éverard ?

– Dieu sait, mon père, que j’aimerais mieux me condamner au silence pour toujours que de dire des choses qui, dans la situation actuelle de votre esprit, pourraient augmenter votre indisposition.

– Mon indisposition ! Oh ! tu es un médecin des lèvres duquel le miel découle. Tu prodigueras l’huile, le vin et le baume pour guérir mon indisposition, – si c’est le terme convenable pour désigner les souffrances d’un vieillard dont le cœur est presque brisé. – Encore une fois, que voulais-tu dire de ton oncle Éverard ?

Il éleva la voix en prononçant ces derniers mots avec aigreur ; et Alice répondit à son père d’un ton soumis et craintif.

– Je voulais seulement dire que je suis certaine que mon oncle Éverard, quand nous quitterons Woodstock…

– Dis donc quand nous en aurons été chassés par ces misérables tondus27 de fanatiques qui lui ressemblent, – Hé bien ! continue. – Que fera ton généreux oncle ? – Nous accordera-t-il la desserte de sa table économique ? Nous donnera-t-il, deux fois par semaine, les restes du chapon qui y aura paru trois fois, en nous laissant jeûner les cinq autres jours ? – Nous permettra-t-il de coucher dans son écurie à côté de ses chevaux affamés ? Leur retranchera-t-il une partie de leur paille, afin que le mari de sa sœur, – faut-il que j’aie à parler de l’ange que j’ai perdu ! – et la fille de sa sœur ne soient pas obligés de se coucher sur la pierre ? – Ou bien nous enverra-t-il à chacun un noble d’or en nous recommandant de le faire durer long-temps, parce qu’il n’a jamais vu l’argent si rare ? – Quelle autre chose ton oncle Éverard fera-t-il pour nous ? Nous obtenir une permission de mendier ? Je puis le faire sans cela.

– Vous ne lui rendez pas justice, répondit Alice avec plus de vivacité qu’elle n’en avait encore montré ; et, si vous vouliez interroger votre propre cœur, vous reconnaîtriez vous-même, je parle avec respect, que votre bouche prononce des paroles désavouées par votre jugement. Mon oncle Éverard n’est ni avare ni hypocrite. Il n’est ni assez attaché aux biens de ce monde pour ne pas fournir amplement à tous nos besoins, ni assez entiché d’opinions exagérées pour n’avoir pas de charité pour les gens d’une autre secte que la sienne.

– Oui, oui ! l’Église anglicane est une secte à ses yeux, je n’en doute pas ; et peut-être aux tiens aussi, Alice. Que sont les Mugglemans28, les Ranters29 les Brownistes30 ? – des sectaires ; et ta phrase les place tous, avec Jack Presbyter31 à leur tête, sur le même niveau que nos doctes prélats et nos dignes ministres. Tel est le jargon du siècle où tu vis ; et pourquoi ne parlerais-tu pas comme une des vierges sages, comme une des sœurs psalmodiantes ? Quoique tu aies pour père un vieux Cavalier profane, tu es nièce de l’oncle Éverard.

– Si vous parlez ainsi, mon père, que puis-je vous répondre ? Écoutez seulement quelques mots avec patience, et je me serai bientôt acquittée de la commission de mon oncle.

– Oh ! il y a donc une commission ! Oh ! certes, je m’en doutais dès le commencement ; j’avais même quelques soupçons relativement à l’ambassadeur. Allons, miss Lee, remplissez vos fonctions, et vous n’aurez pas à vous plaindre que je manque de patience.

– Hé bien, mon père, mon oncle Éverard vous engage à recevoir avec politesse les commissaires qui viennent mettre le séquestre sur le parc et le domaine de Woodstock, ou du moins de vous abstenir d’apporter obstacle ou opposition à leurs opérations. Cela ne peut, dit-il, faire aucun bien même dans vos propres principes, et ce serait leur donner un prétexte pour vous persécuter avec la dernière rigueur, ce qu’il croit qu’on peut éviter en agissant autrement. Il espère même que, si vous suivez ses conseils, le comité pourra, par suite du crédit dont il y jouit, se déterminer à lever le séquestre mis sur vos biens, et à y substituer une amende modérée. C’est ainsi que parle mon oncle ; et je n’ai pas besoin de fatiguer votre patience par d’autres argumens.

– Tu as raison de n’en rien faire, Alice, répondit sir Henry avec un ton de courroux étouffé ; car, par la sainte croix ! tu m’as presque fait tomber dans la croyance hérétique que tu n’es pas ma fille. – Ô toi, ma chère compagne ! loin aujourd’hui des chagrins et des soucis de ce misérable monde, aurais-tu jamais pu croire que la fille que tu pressais contre ton sein deviendrait, comme la méchante femme de Job, la tentatrice de son père à l’heure de son affliction ; qu’elle lui conseillerait de sacrifier sa conscience à son intérêt, pour demander aux mains encore couvertes du sang de son maître, et peut-être à celles des meurtriers de son fils, un misérable reste des biens dont il a été dépouillé ! – Quoi ! s’il faut que je mendie, crois-tu que je m’adresse à ceux qui ont fait un mendiant ? Non ! jamais. Cette barbe blanche, que je porte en témoignage de mon deuil du meurtre de mon souverain32, jamais je n’irai la montrer pour émouvoir la pitié des orgueilleux qui ont séquestré mes biens, et qui étaient peut-être du nombre des parricides. Non ! si Henry Lee doit demander son pain, ce sera à quelque loyal royaliste comme lui, qui ne refusera pas de partager le sien avec lui. Quant à sa fille, elle peut suivre le chemin qui lui convient. Ce chemin la conduira à se réfugier chez ses riches parens Têtes-Rondes ; mais qu’elle n’appelle plus son père celui dont elle dédaigne de partager la pauvreté.

– Vous êtes injuste envers moi, mon père, répondit Alice d’une voix animée, quoique défaillante, – cruellement injuste. Dieu sait que le chemin que vous suivrez sera le mien, quoiqu’il conduise à la ruine et à la mendicité ; et mon bras vous soutiendra, si vous acceptez un si faible secours.

– Tu me paies de paroles, mon enfant ; tu me paies de paroles, comme le dit William Shakspeare : tu parles de me prêter ton bras, et ta secrète pensée est de t’appuyer sur celui de Markham Éverard.

– Mon père, mon père ! s’écria Alice avec le ton d’un violent chagrin, – qui peut avoir ainsi égaré votre sain jugement, et changé votre bon cœur ? Maudites soient ces commotions civiles qui non seulement coûtent la vie à tant d’hommes, mais qui dénaturent leurs sentimens, et qui rendent méfians, durs et cruels les gens les plus braves, les plus nobles, les plus généreux. – Quel reproche avez-vous à me faire relativement à Markham Éverard ? L’ai-je vu, lui ai-je parlé depuis que vous lui avez interdit ma présence en termes moins doux – je dirai la vérité – que ne l’exigeait votre parenté avec lui ? Pourquoi vous imaginer que je sacrifierais à ce jeune homme tout ce que je vous dois ? Sachez que, si j’étais capable d’une faiblesse criminelle, Markham Éverard serait le premier à me mépriser.

Elle appuya son mouchoir sur ses yeux ; mais elle ne put ni retenir ses sanglots, ni cacher l’angoisse qui les occasionait. Le vieillard en fut ému.