A l'ombre des herbes géantes - Sylvie Touam - E-Book

A l'ombre des herbes géantes E-Book

Sylvie Touam

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Beschreibung

Raja, jeune garçon Indien d'une caste inférieure, doit partir avec sa famille faire la saison de la canne à sucre alors qu'il ne rêve que d'aller à l'école. Anil, jeune étudiant né d'une famille de riches propriétaires terriens, porte son nom comme un véritable fardeau. Habité par l'utopie égalitaire, il va faire le choix d'une expérience de vie hors de sa caste. Raja et Anil parviendront-ils à s'affranchir l'un l'autre de leurs barrières respectives par leur appétence commune pour la littérature ? Un roman au coeur du système sociétal indien qui touche de près toutes les facettes de la complexité humaine dans ce qu'elle a de plus précieux : la dignité, tout en affirmant le rôle essentiel de l'école et de l'instruction.

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Gandhi

Sommaire

PARTIE 1 : KANDIVALI

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

PARTIE 2 : LA PLANTATION

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

PARTIE 3 : LA RENCONTRE

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

PARTIE 4 : L’INSTALLATION

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

EPILOGUE

PARTIE 1 : KANDIVALI

1

Août 2011

Raja regardait avec découragement ses deux frères aînés, Pallav et Ravi, partir comme chaque matin vers la gare de Kandivali. Ils avaient été embauchés sur la plate-forme indienne qui dessert les trains lents à destination de Bhayandar, et cet emploi de cheminots, bien que précaire, permettait à chacun de rapporter quelques roupies à la maison. Leur journée débutait souvent entre deux à quatre heures du matin, mais ce jour-là le soleil se levait déjà lorsqu’ils refermèrent la barrière de la cour où dormaient encore les trois poules.

- Les mukadam sont des escrocs, avait dit Pallav à leur mère quelques semaines plus tôt, lorsqu’il avait compris que ces agents, qui étaient venus l’année dernière recruter leur père pour la saison de la coupe des cannes à sucre, en lui promettant moult avantages, ne donneraient plus jamais signe de vie maintenant qu’il y était décédé.

Et pourtant hier soir, Raja avait bien entendu ce même Pallav dire à leur mère :

- Elle va durer six mois. Entre trente-mille et trente-cinq mille roupies la saison, avec un jour de congé par mois. Cela nous permettra ensuite de tenir une bonne partie de l’année.

Le silence de la mère était encore plus effrayant que l’idée même du projet de Pallav. Cela faisait maintenant un trimestre que son mari n’était plus là. Il avait été recruté pour partir cette année dans l’Etat voisin du Karnataka travailler dans une plantation. Il chargeait les fagots de cannes dans les tracteurs d’après ce qu’elle avait compris. Quinze tonnes par chargement, lorsque l’un des tracteurs se serait renversé sur lui, les roues prises dans les fondrières du sol. Le mukadam l’avait prévenue par une brève dépêche qu’elle avait dû faire déchiffrer par Raja, son plus jeune fils. Et voilà que Pallav envisageait maintenant de partir à son tour.

Raja détestait cette résignation qu’il entendait si fort dans le silence de sa mère et les diktats de ses frères. Certes, ils appartenaient aux castes les plus basses, et si son père avait appris à lire avant de l’oublier par défaut d’avoir eu des livres pour entretenir ce savoir, sa mère, comme la grande majorité de leurs voisins, était illettrée. Ils n’avaient pas de terre et louait leur maison, faite d’un mélange d’argile, de paille et de bouse de vaches. Un deux-pièces sans eau courante avec des nattes sur le sol et un poêle bas pour cuisiner. C’était là le lot commun des gens du village, et les deux kilomètres qui les séparaient de Kandivali les protégeaient aussi de ce qu’était la vie citadine pour les pauvres, celle dont ils n’auraient pas voulu.

Raja avait la chance de pouvoir aller à l’école car malgré la loi votée par le parlement indien rendant l’école obligatoire pour tous, beaucoup d’enfants de son âge étaient encore victimes de trop de pauvreté pour pouvoir être scolarisés. Ses frères avaient quitté l’école dès leurs douze ans, mais Raja, du haut de ses quinze ans, comptait bien poursuivre encore pour étudier, et devenir professeur.

- On est condamnés à vivre cette vie, lui avait dit Pallav, et Raja s’était promis qu’il consacrerait la sienne à lui prouver le contraire.

Et c’était ce jour-là, alors que Pallav et Ravi s’en étaient allés vers la gare pour gagner quelques roupies, que Raja avait entendu parler de la « ceinture du sucre ». Le maître montrait de sa baguette de bambou la région de Beed, à cinq-cents kilomètres à l’est de Kandivali.

- Entre septembre et mars, expliquait-il, c’est un million et demi de saisonniers qui vont s’y rendre pour couper les cannes à sucre. Des familles entières vont migrer là-bas. Il y a des milliers d’hectares de plantation. Les cannes sont coupées, mises en fagots, et transportées jusqu’à des usines de transformation pour ensuite être exportées à l’étranger. Les conditions de travail y sont très dures.

- Mon père était coupeur de cannes, il a été tué par l’un de ces camions, avait dit Raja, sans vouloir avouer l’anxiété qu’il avait ressentie à avoir entendu son frère aîné, le matin même, évoquer ces saisons.

Et le maître, qui avait connu Dev, le père de Raja, avait alors montré sur cette même carte l’Etat du Karnataka où il était parti, à plus de six-cents kilomètres au sud.

- Notre Etat du Maharashtra, avec la « ceinture du sucre » est le plus grand producteur de sucre du pays, et le Karnataka en est le troisième avait-il rajouté.

Raja se laissait émerveiller par les paroles du maître qui semblait toujours si cultivé. Un jour, lui aussi instruirait celles et ceux qui voudraient bien l’écouter. Peut-être alors que Pallav ne serait plus obligé d’être coupeur de cannes, comme le fut son père. Raja découvrait à l’école l’existence des mots, et sans comprendre encore ce que ceux-ci pouvaient bien lui apporter, il pressentait qu’il y avait là un rendez-vous qu’il convenait de ne pas rater.

Aussi sa courte méditation se prit-elle un affront magistral lorsqu’à peine poussé la barrière de la cour il entendit sa mère lui dire à son retour de l’école :

- Tu quitteras définitivement l’école à la fin du mois. Ton frère et moi avons décidé de partir tous ensemble dans le district de Beed au début du mois de septembre. Nous n’avons rien à faire ici maintenant que votre père n’est plus. Un mukadam nous fera travailler tous les quatre dans une plantation de canne à sucre, Pallav, Ravi, toi et moi. Ainsi seront les choses.

Le vent eut été favorable qu’on eut entendu le sanglot de Ravi s’étouffer jusqu’à Kandivali…

2

De 1965 à 1991

Raja aimait profondément ses parents, Mataji et Pitaji dit-on en hindi pour marquer le respect, même si plus communément Raja les appelait Pa et Ma.

Son père, en réalité, portait le prénom de Dev. Il était né en 1965 à Jaipur, surnommée aussi « la ville rose », capitale du Rajasthan au nord de l’Inde. La ville n’avait eu pour Dev que la dénomination de la couleur qui caractérisait la peinture de ses murs pour signifier la bienvenue tant les souvenirs qu’il avait gardé de son enfance lui avaient été pénibles.

Il avait vécu les premières années de sa vie avec sa famille, tout près de l’une des huit portes de la ville, dans une sorte d’abri de fortune qui avait le mérite d’avoir un toit. Bien plus que du quartier, il se souvenait de cette diseuse de bonne aventure qui disposait chaque matin en face d’eux une cage à perroquet sur un petit tabouret en attendant ses premiers clients. Sans doute s’était-il souvent dit, en l’évoquant à ses enfants, qu’il avait mieux valu que sa famille n’ait pu se permettre de gaspiller ainsi quelques roupies pour échapper à la connaissance du sort qui les attendait. Il avait pu ainsi parcourir avec innocence les allées des marchés, très bruyantes, colorées, animées. Les chiens errants et les vaches partageaient cet espace commun. Beaucoup de gens vivaient dans cette même pauvreté, et chacun faisait preuve de beaucoup de créativité pour tenter de rapporter de quoi subvenir aux besoins de la famille. Dev et les siens faisaient partie de ce monde-là, une caste dite « inférieure », et d’aussi loin que Dev puisse s’en souvenir, ils n’en avaient pas véritablement souffert. Il n’allait pas à l’école, mais peu lui importait. Et lorsque la famille manquait cruellement de quoi se nourrir, il n’était pas rare qu’il s’improvisât cireur de chaussures, muni d’une petite boite en bois conçue pour l’occasion.

Il avait six ans lorsque sa mère mourut devant ses yeux en mettant au monde son deuxième enfant, une petite fille qui n’avait finalement jamais poussé son premier cri. L’accès au soin ne pouvait être malheureusement une priorité, et celle qui s’était prétendue sage-femme traditionnelle n’avait peut-être même pas été formée à cela. Toujours est-il que Dev s’était retrouvé orphelin de mère et que ce fut à partir de là que son père avait perdu tous ses repères. Sous prétexte d’aller travailler, il laissait Dev livré à lui-même, parfois même plusieurs jours, et jamais l’enfant n’avait eu retour de quelques roupies de ses prétendus emplois. L’odeur de l’alcool avait été par contre de plus en plus prégnante, jusqu’au jour où une bagarre avait éclaté entre son père et un conducteur de rickshaws à qui, parait-il, il aurait emprunté le véhicule à trois roues en état d’ivresse, sans jamais lui verser la somme promise de la course. Ce jour-là avait obligé Dev à quitter avec son père leur bicoque, et ils n’avaient eu d’autre abri possible que l’un des bidonvilles de Jaipur, sur les collines Aravalli. La poussière, l’odeur puante des déchets qui jonchaient le sol, la mendicité… c’était tout ce monde que Dev avait découvert avec désolation alors que son père, de moins en moins présent, avait mené de front l’ivrognerie et l’inconduite. La mort de son épouse et de leur fille avaient définitivement eu raison de son équilibre mental et moral, et il avait fallu qu’il lève la main sur son enfant un soir pour que Dev s’enfuit définitivement. Il n’avait alors que huit ans.

Il était allé se réfugier à la gare de Jaipur, parmi bien d’autres personnes dans une pauvreté absolue. Il avait rencontré sur les quais toutes sortes d’individus, dont un certain Mani, qui lui avait fait découvrir la drogue pour oublier la misère et le froid et pouvoir ainsi dormir. Dev avait cru quelque temps en lui, puis l’engrenage de la misère s’était mis en place dans sa tête : Mani était en fait un proxénète qui initiait les enfants à la drogue jusqu’à ce qu’ils soient obligés de se prostituer pour se procurer leurs doses. Un deal que Dev avait accepté.

Raja n’avait pas souvent eu l’occasion d’entendre son père Dev lui raconter ces années-là, celui-ci ayant toujours été très retenu. Un mélange de pudeur et de honte à devoir assumer ce passé dont il aurait tant aimé pouvoir se dérober.

Autant il y avait eu dans la vie de Dev des rencontres aussi funestes que nocives, autant il y avait eu aussi de belles coïncidences émergeant de la misère. Et Arjun avait été de celles-ci. Un travailleur social qui était venu discuter avec lui alors qu’il s’était assoupi à même le sol sous l’un de ces immenses piliers de béton qui longeaient la voie ferrée de la gare de Jaipur.

- Salut, lui avait-il dit.

- Salut !

Ainsi il parlait hindi lui aussi.

- C’est ma langue maternelle, je suis né au nord du pays. Je parle aussi anglais et bengali, avait-il précisé, mais je t’ai déjà entendu parler hier, tu as l’accent d’ici. Tu es né où ?

- Ici à Jaipur, j’habitais avec mes parents à l’entrée de la ville.

- Et tu t’es enfui ?

- Ma mère est morte, ma petite sœur aussi, et mon père c’est comme s’il m’avait abandonné. J’ai fui le bidonville sur les collines où nous étions arrivés lui et moi.

- Et tu allais à l’école avant ?

- Non, je n’y suis jamais allé. Il y avait, pas très loin de chez nous, une école primaire. Tous les enfants avaient un uniforme bleu.

- Oui, ceci est dû à la colonisation anglaise. Mais sans l’école, tu n’as pas appris à lire, et sans lecture tu n’as pas accès à l’information. Je suis un travailleur social, c’est-à-dire que je suis sur la première ligne pour aider les enfants, mais aussi les adultes, à retrouver leur place dans cette société, un travail, une maison. Comment t’appelles-tu ?

- Je m’appelle Dev.

Et c’est ainsi que Dev, petit à petit, à défaut de véritablement atteindre une certaine quiétude, avait pu ressaisir quelques éléments de dignité qu’il avait si douloureusement perdus dans la prostitution, la drogue et la mendicité. Avec l’aide des services judiciaires et sociaux, il avait intégré un foyer pour mineurs, temporaire d’abord, puis il avait été admis à celui de Bombay, dans le Maharashtra, jusqu’à sa majorité. L’existence de son père, tout en ayant été reconnu inapte à l’éducation, l’avait empêché de pouvoir être placé sous la tutelle de l’état indien ou adopté par une famille. Ce foyer, s’il l’obligeait à vivre des expériences dont il n’avait jamais véritablement souhaité parler à ses enfants, lui avait permis surtout d’arriver à l’âge adulte plutôt robuste. La plupart des pensionnaires parlaient hindi, et Dev y avait appris aussi à l’oral le marathi, langue officielle du Maharashtra.

Raja ne savait en fait que peu de choses de la sortie de son père du foyer pour mineurs de Bombay. Il semblait qu’il y avait ainsi des moments dans la vie qui ne nécessitaient pas de s’y étendre trop longtemps, sous peine peut-être de s’y engourdir, ou au contraire de s'y abîmer à nouveau. Sans doute était-ce ici cette deuxième option. Raja savait seulement que Dev n’avait jamais revu Arjun, le travailleur social de la gare de Jaipur. Il savait aussi, que jusqu’à ce qu’il rencontrât sa mère, Arjun avait été la seule personne qu’il aurait aimé étreindre une dernière fois.

- Où et comment as-tu rencontré Mataji ? lui avait pourtant demandé un jour Raja.

- Ta mère habitait dans la banlieue de Bombay, à Vikhroli plus exactement. Ses parents étaient l’un l’autre vendeurs de thé, des chaïwallah qui proposaient leur chaï, qui entre nous était le meilleur thé épicé indien du district. Je l’ai ainsi rencontrée alors que j’avais été alléché par l’odeur qui se dégageait du contenu de l’énorme marmite qu’elle était en train de remuer. Son père l’avait tout de suite rappelée à l’ordre lorsqu’il m’avait vu m’attarder un peu trop alors que Manisha m’avait déjà donné la coupe d’argile remplie de chaï. C’est d’ailleurs ainsi que j’avais tout de suite connu son prénom. Manisha qui signifie « une personne dont le cœur est comme Dieu » m’avait-il dit quelques semaines plus tard pour bien me signifier que, si épousailles il y avait un jour, je me devais d’en être digne, sa fille avait un cœur pur.

- J’aurais aimé connaître Naani et Daadi…

- Et eux auraient aimé vous connaître tous les trois, ils auraient été si fiers d’être grands-parents. Malheureusement l’accident que tu connais les a privés de ce rôle, mais je suis serein quand même car j’ai tenu ma promesse, à savoir rendre ta Mamma heureuse.

- Ils ne devaient pas en douter !

- Oh, ce n’était pas si simple que cela, car ton Daadi ne voyait pas d’un bon œil mes origines. Même si notre union respectait l’endogamie puisque nous nous mariions à l’intérieur d’une même caste, il manquait de visibilité sur mes ascendants. Et quelques mois seulement après ma sortie du foyer, je ne vivais que d’un petit métier de colporteur moi aussi, et ne gagnais que trente-trois roupies par jour.

- C’était moins que ce gagnaient Naani et Daadi ?

- Oui, eux devaient réussir à rapporter environ cent roupies par jour avec le chaï. Mon eau de noix de coco se vendait moins chère, et ce n’était pas un étal d’avenir.

Raja aimait particulièrement ces tendres moments de complicité avec son père, d’autant plus que Dev n’était pas de nature à être très bavard. On eut dit que dévoiler trop d’affectivité mettait en danger sa tranquillité. Ce n’était donc que par bribes qu’il apprenait ainsi l’histoire de ses parents et grands-parents. Sa mère Manisha était plus causante mais elle savait qu’il y avait autour de Dev comme un espace de silence qu’il convenait de ne pas bousculer.

Aussi Raja et ses frères s’étaient-ils contentés d’imaginer que l’histoire de leur famille avait commencé par l’union de Dev et de Manisha, leurs parents. Ceux-ci s’étaient très vite installés dans une petite maison au nord de Bombay, à la périphérie de Kandivali plus exactement. Ils avaient un logis dont ils réglaient le loyer par différents petits emplois de travailleurs journaliers. Dix-huit mois plus tard Manisha avait donné naissance à Pallav, l’aîné, puis Ravi et enfin Raja qui sera le dernier enfant de leur descendance.

3

Novembre 2002

- Ma, s’écria Ravi ce jour-là en revenant de l’école. Le vieux Rahul m’a donné tout un sac d’argile pour confectionner des dizaines de deepas. Est-ce qu’on aura des mèches et de l’huile pour les remplir, ou faudra-t-il prévoir l’achat de quelques bougies ?

C’était chaque année la même chose, la fête de Diwali, appelée aussi la fête des lumières, était toujours à la fois très attendue et appréhendée par les familles modestes. Forcément que pour Ravi, du haut de ses huit ans, elle n’était synonyme que de festivités, de cadeaux et de pétards. Il y avait d’une part son souvenir exceptionnel d’être allé l’année dernière avec Pallav et Pa à la Mela de Bombay, la foire de Diwali, et d’autre part tout ce dont lui parlaient les enfants de l’école : les lampes, les friandises, les échanges de cadeaux, les feux d’artifice. Et si Diwali était avant tout une fête religieuse, c’était bien la perspective de ces festivités qui excitait Ravi ce jour-là.

- Le vieux Rahul m’a bien dit combien il était important que toutes nos maisons soient éclairées. Et à l’école Shanti m’a dit que sa mère et lui allaient dessiner des arabesques sur le sol avec de la farine de riz, dit-il à Manisha.

- On appelle cela des rangoli, lui précisa sa mère. Ton Daadi complétait ces décorations avec des feuilles de manguier lorsque j’étais enfant.

- Oh Ma, je voudrais tellement que nous en fassions nous aussi !

- Du calme, du calme. Déjà nous allons pouvoir fabriquer nos deepas avec l’argile, je dirai à Pallav ou à Pa d’aller remercier le vieux Rahul. Ensuite nous réfléchirons comment les remplir. Je verrai s’il me reste suffisamment de beurre pour préparer du ghee, c’est ce qu’il reste de l’ébullition du beurre après avoir ôté toutes ses impuretés. Il brûlera très bien dans les petites lampes que nous allons confectionner.

C’est alors que Pallav entra tout aussi excité dans la pièce de la maison. Tout juste s’il se déchaussa de ses sandales.

- Vous parlez de Diwali ? Dis-moi Ma, est-ce que cette année Raja pourra nous accompagner à la Mela de Bombay ? Il a six ans maintenant !

- Je ne sais pas Pallav. Je ne sais même pas si Pa vous emmènera cette année à la Mela. Ces derniers mois ont été plus compliqués pour lui, et nous n’avons pas pu mettre autant d’argent de côté que l’année dernière.

Ce fut sans doute la manière avec laquelle Manisha prononça ces mots qui rendit soudainement l’ambiance équivoque, comme un mélange inattendu d’allégresse et de tristesse. Quelques secondes durant lesquelles Pallav et Ravi se regardèrent et comprirent qu’il était là une menace sur leur innocence qu’il valait mieux ne pas entendre.

- Déjà les deepas en argile ! dit Ravi. Sans nos lampes de toute façon, il n’y aurait pas de Diwali pour penser aller à la Mela.

Et d’un accord tacite, les deux garçons se tapèrent dans la main pour signifier que rien ne valait aujourd’hui plus que la perspective de se préparer à accueillir dans quelques semaines la fête des lumières.

Les cinq jours de Diwali passèrent dans l’allégresse, et bien que n’étant finalement pas allés à la Mela de Bombay cette année-là, les garçons surent se réjouir de l’atmosphère effervescente qui régnait à Kandivali. Il y avait des bougies sur tous les rebords de fenêtre, on écoutait de la musique et on dansait. Manisha avait pu réaliser quelques sucreries qu’elle avait partagées avec les voisins. Et surtout, elle avait enfilé le sari qu’elle tenait de sa mère et qu’elle ne sortait de la malle que pour les grandes occasions.

- Oh Ma ! Comme tu es belle ! s’était extasié Pallav en l’apercevant. Pa, viens voir !

Et Pallav se souvint toujours des étoiles qui brillèrent dans les yeux de son Pa ce jour-là. Une infinie reconnaissance envers son épouse qui n’avait cessé de le rendre heureux. Nul doute qu’à cet instant, ses années de galère à Jaipur étaient abolies. Dev avait une famille, trois fils merveilleux qui, se l’était-il promis, ne connaitraient jamais l’univers sordide des quais de gare qui le hantait encore si souvent la nuit.

Pour ne pas faire ombrage à leurs réjouissances, il avait volontairement attendu le lendemain de Diwali pour annoncer à ses enfants qu’il allait devoir s’absenter quelques mois pour rejoindre une plantation du sud.

- La saison est commencée depuis septembre, mais il manque de coupeurs de cannes. Il y a deux semaines, un mukadam est venu à Kandivali, c’est un recruteur mandaté par les plantations. Il m’a proposé de partir terminer la saison, je serai de retour en mars.

- Mais Pa ! C’est dans quatre mois ! calcula rapidement Pallav. Tu seras absent quatre mois ?

- Oui, mais ça passera très vite tu verras. Vous les garçons vous serez à l’école, et Ma saura très bien s’occuper de vous. Et lorsque je reviendrai, je rapporterai suffisamment d’argent pour que l’on puisse payer le loyer et manger à notre faim sans avoir toujours besoin de compter nos roupies. On pourra même aller à la Mela l’année prochaine, c’est promis !

- Tu sais Pa, ce n’est pas grave si nous ne pouvons aller à la Mela, ce n’est qu’une foire et nous nous sommes bien amusés ici dans la rue avec la musique et les deepas partout sur les bords de la fenêtre, rajoute Ravi. Je ne veux pas que tu partes.

- Les enfants, on ne va pas rendre les choses plus compliquées intervint Manisha. Nous aurions tous aimé que Pa puisse rester ici mais le travail de journalier ne rapporte pas suffisamment d’argent. Ce ne sont pas les quelques courses que je réussis à faire pour le Sahib Singh qui vont nous permettre de nous en sortir.

- Sachez les enfants que nous en avons longuement discuté avec votre mère. Il était hors de question pour moi qu’elle soit exclue de ce choix, ce n’est pas ma conception ni du couple, ni de la famille. Nous l’avons décidé ensemble et nous l’assumerons ensemble. Je partirai dans trois jours exactement, et je compte sur vous pour rendre les choses les plus faciles possibles pour votre Mataji.

Il était ainsi de ces pactes silencieux, et les enfants savaient que lorsqu’ils entendaient leur père prononcer Mataji à la place de Ma, la déférence était sans appel. Ils acquiescèrent avec égard.

Et si aucun membre de la famille n’oublia ce premier départ, chacun s’accoutuma au nouveau statut professionnel de Dev qui finalement, devint officiellement au fil du temps coupeur de cannes. Diwali et la Mela représentaient la seule promesse qu’il n’avait su tenir auprès de ses enfants puisqu’il était toujours absent à cette date, et ce, six mois par an, pour rejoindre une plantation pour la saison entière. Le choix de celle-ci dépendait du mukadam qui allait savoir être le meilleur agent.

Mais chaque mois de mars, son retour était toujours vécu comme une véritable fête qui valait largement la Mela de Bombay. De mars à septembre, il assurait ensuite différents petits emplois de journalier. Les deux aînés lui prêtaient main forte pour subvenir aux besoins du foyer. Pallav et Ravi, qui, contrairement à Raja, n’avaient jamais aimé l’école, l’avaient quittée dès que Dev et Manisha leur avaient concédé. Et particulièrement débrouillards, ils étaient donc devenus cheminots lorsque la tragédie était entrée dans la famille. Pa n’était plus, et Ma, soutenue par son fils aîné, venait d’annoncer à Raja une terrible nouvelle.

« Ainsi seront les choses » avait-elle dit pour couper court à toute idée même de tractations, et effectivement Raja n’eut rien à rajouter. Il en voulut à Pallav qui s’était rendu complice de cette décision aussi brutale qu’inattendue.

- Je veux continuer à aller à l’école, avait-il imploré à ses frères ce soir-là après que leur mère se soit couchée. Je ne veux pas partir à Beed.

- Tu as quinze ans Raja, à quoi cela va-t-il te servir d’aller à l’école ! Regarde Pitaji, il avait appris à lire lui aussi, en quoi cela lui a-t-il été utile ? Cela ne l’a pas empêché de se faire écraser par un tracteur !

- Eh bien justement ! Je ne veux pas être comme lui, je veux aller à l’école pour ne pas être obligé de finir coupeur de cannes comme Pa !

La gifle que reçut Raja de la main de Pallav ne fut pas la seule responsable du rouge qui lui monta aussitôt aux joues, l’indignité de sa propre arrogance le mortifiait. Comment avait-il pu parler ainsi de Pa ? Raja n’osa même pas regarder son frère dans les yeux, il se sauva aussitôt de la pièce et ni Pallav ni Ravi n’eurent le temps d’entendre la porte claquer que Raja avait déjà disparu au coin de la ruelle.

4

- Mais allez-vous me dire ce qui a bien pu se passer pour que Raja quitte ainsi la maison ? supplia une fois de plus Manisha.

Car après avoir passé la nuit à parcourir les rues de Kandivali, Pallav et Ravi avaient bien été obligés de revenir à la maison pour prévenir leur mère, qu’à la suite d’une dispute entre frères, Raja s’était enfui.

- Ne t’en fais pas, Ma. Il s’agissait d’une simple chamaillerie sans conséquence. Raja le fait exprès pour nous montrer qu’il peut maintenant s’affirmer, mais il va vite en avoir marre et revenir de lui-même, prononça Ravi d’une voix qu’il aurait voulu encore plus convaincante.

- Peut-être d’ailleurs est-il à l’école tout simplement, rajouta Pallav. Ne t’inquiète pas, tu devais faire ton ghee aujourd’hui et le livrer chez le Sahib Singh, et nous, nous allons partir à la gare. En rentrant ce soir, nous retrouverons Raja qui nous attendra tranquillement.

Même si Manisha ne fut pas dupe de la fausse insouciance des garçons, elle s’éloigna d’eux et s’en alla d’un pas lent vers son chulha, un brûleur à bois traditionnel. Depuis la mort de son mari, Manisha n’était pas véritablement parvenue à revenir à une vie normale. Et si le térahvin, les treize jours imposés de deuil, s’étaient écoulés depuis déjà plusieurs semaines, elle ne parvenait pas encore à se vêtir de couleurs. Son âme était tellement triste sans la présence de Dev. Et l’avenir lui faisait peur aussi, même s’ils avaient décidé ensemble de quitter la maison pour aller dans la région des plantations de Beed. Elle savait bien que cela ne suffirait pas pour repartir d’un bon pied, elle emmènerait l’absence de Dev avec elle, et celle-ci continuerait de la faire cruellement souffrir. Et si maintenant, les garçons qui étaient jusque-là si dociles, commençaient à se rebeller et à oser fuguer de la maison, alors son rôle de mère allait être sérieusement difficile. Manisha essaya, autant que faire se pouvait, de se concentrer sur son ghee. Dev disait toujours que c’était sa spécialité, et effectivement elle savait qu’il était apprécié. Il faut dire aussi qu’elle suivait la méthode traditionnelle, que sa mère lui avait elle-même enseignée. Elle cuisait le beurre à très basse température.

- Il ne faut surtout pas brûler les graisses, lui disait sa mère. Sous l’effet de la chaleur, l’eau va s’évaporer doucement et on va voir les différents constituants du beurre se dissocier.

Manisha avait bien appris sa leçon, la mousse qui se formait en surface s’appelait la caséine, ce qui se déposait au fond c’était le petit-lait, et cette sorte de matière grasse limpide qui se détachait c’était cela le ghee, le beurre clarifié de ses impuretés qui pouvait servir de beurre de cuisson, d’huile aussi comme elle l’avait fait pour les deepas de Diwali. Une fois refroidi et solidifié, il pouvait se conserver neuf mois.