L'étoile de Rachel - Sylvie Touam - E-Book

L'étoile de Rachel E-Book

Sylvie Touam

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Beschreibung

Roman historique qui débute dans les Cévennes, au coeur de la seconde guerre et de la Résistance jusqu'à l'entrée des Justes de France au Panthéon. C'est la vie de Rachel, une petite fille Juive, au silence aussi douloureux qu'il lui fut vital...

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Seitenzahl: 230

Veröffentlichungsjahr: 2022

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“Ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité. C’est lutter contre les forces obscures, sans cesse à l’œuvre.”

Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, lors des commémorations de la rafle du Vélodrome d’Hiver à Paris.

“Les Justes de France pensaient avoir simplement traversé l’Histoire. En réalité, ils l’ont écrite.”

Simone Veil, le 18 janvier 2007, lors de la cérémonie d’entrée des Justes au Panthéon à Paris.

Sommaire

PARTIE 1 : L’enfance cachée

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

PARTIE 2 : Les années d’après-guerre

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

PARTIE 3 : Du maquillage à la résilience

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

EPILOGUE

le 18 janvier 2007

« Un miroir à double entente… » murmurai-je en m’asseyant, ce soir-là face à ma coiffeuse. Celle-ci était d’un style plutôt vintage, un petit meuble coquet avec des pieds en équerre. Si les tiroirs et les plateaux justifiaient évidemment leur utilité, c’était bien avant tout envers ce miroir que j’avais été à la fois reconnaissante et terriblement rancunière. Une sorte de fétichisme qui n’avait eu d’égal que mon ambiguïté.

Car les enfants avaient longtemps ri de mes pitreries de vieille femme. Le cirque avait été mon métier, à défaut d’avoir été véritablement mon destin. Un métier d’ailleurs, dont la dénomination au féminin était restée floue, tant les stéréotypes respectifs à la femme et au clown semblaient désassortis. Peut-être cela avait-il été, pendant un temps, un alibi supplémentaire qui m’avait séduite, celui d’avoir dû trouver justement une forme d’existence inexplorée dans une carrière qui avait semblé n’en jamais finir.

J’avais toujours apporté beaucoup de soin au démaquillage de mes yeux afin d’atténuer l’œdème qui s’était formé progressivement sous mes paupières. Cela avait été la conséquence, d’une part du poids des années, et d’autre part d’un grimage que j’avais toujours voulu particulièrement épais pour être sûre qu’il me camouflerait à jamais aux yeux du monde. Je me souviens comment je déposais sur mon coton un curieux mélange d’eaux florales de bleuet et de camomille, telle la recette d’une grand-mère que je n’avais pas eue. Sans doute étaient-ce là déjà comme les stigmates de mes quelques années passées à Capdenac près de Jeanne et d’Olivier qui m’avaient cachée pour me soustraire aux déportations. Là où tout avait commencé… cette étoile jaune qu’il m’avait fallu planquer à tout prix, que j’avais masquée, déguisée, mais que je n’avais jamais ensevelie. Puis l’objet de mon autre cavale, qui me fut peut-être encore plus destructrice, et dont chaque soir, un bout de coton, sentant bon le naturel, dévoilait la pièce à conviction.

J’entends ce soir encore le rire des enfants sous les chapiteaux. Mais cela fait déjà plusieurs années que j’ai quitté la piste, les yeux et le visage démaquillés, la peau rincée à l’eau claire. Je suis maintenant une vieille femme, je m’appelle Rachel Cohen, et ce nom porte en lui toute mon histoire…

PARTIE 1 L’enfance cachée

1

L’insouciance cévenole

Je n’ai gardé, de mes toutes premières années d’enfance, que des souvenirs heureux. Si la vie n’avait pas été celle qu’elle fut, j’étais certainement, à cette époque-là, destinée à grandir dans nos Cévennes. Nous habitions, mes parents, mon petit frère et moi, à Octon, le long du Gardon. Papa et Maman travaillaient la terre et se rendaient parfois sur les foires pour écouler la récolte. Je n’ai pas véritablement d’images précises de notre vie au quotidien, mais différents fragments, comme des morceaux d’un tableau que les évènements ont trop tôt morcelés.

Je revois les premiers pas de Daniel entre deux rangées de vigne. Et curieusement aussi j’en respire encore l’odeur des sarments, comme un parfum de soleil et de terre qui viendrait m’émouvoir. J’étais de trois ans son aînée, et ce jour-là, nous étions montés dans la vigne avec Papa qui voulait sans doute vérifier la maturation du raisin. Nous devions être à la mi-août, Daniel avait tout juste un an. Il était dans une sorte de poussette, une nacelle sur des roues à toute épreuve puisque, du haut de mes quatre ans, j’arrivais moi-même à le charroyer au milieu des ceps. Mais sans doute pourtant en était-il descendu, car lâchant les sarments je l’avais vu faire ses premiers pas. J’ai gardé de cet évènement le souvenir d’un sentiment de grande fierté, j’en avais eu l’exclusivité. Pour avoir ensuite bien souvent arpenté le vignoble, je me doute bien que seule mon imagination me permettait de croire que Daniel ait pu filer d’un seul coup sur toute la longueur d’un rang. Mes cris de joie pour prévenir Papa résonnent encore dans ma mémoire.

Daniel était un enfant merveilleusement beau avec ses belles boucles brunes, et je l’aimais tellement. Son souvenir, c’est l’insouciance qui caractérisait nos premières années. Nous jouions beaucoup ensemble, et je me rappelle plus particulièrement une toupie en bois. Elle était peinte en rouge et il y avait une longue ficelle enroulée tout autour. Il fallait jeter la toupie et retirer le fil d’un coup sec. J’excellais dans ce jeu d’adresse, et Daniel poussait des cris de joie. C’était avec cette toupie qu’il jouait encore le si terrible 21 janvier 1943.

Notre maison était construite dans la vallée de la Marette, près de Lauzières un ancien hameau en ruine qu’un château-fort, abandonné depuis des siècles, surplombait. C’était une belle bâtisse que Maman entretenait avec soin. La propriété voisine était habitée par une famille de garçons. L’aîné s’appelait Raphaël. C’était un gaillard d’une quinzaine d’années qui me semblait en avoir vingt tant il était grand, musclé, et surtout très affirmé. Il avait déjà fait depuis deux ans sa Bar mitzva, cette cérémonie durant laquelle, nous les Juifs, atteignons la majorité religieuse. Ce statut acquis de jeune homme rajoutait évidemment à mes yeux de son importance. Il savait jouer de ce privilège d’aîné avec arrogance, et aimait plus que tout me raconter des histoires destinées à me faire peur. Ma naïveté devait lui être jubilatoire. Je me souviens d’une vieille légende d’Octon qu’il venait me souffler les soirs de pleine lune :

- Si quelqu’un dépose de la ruffe - c’était ainsi que nous appelions ici la terre rouge - dans l’âtre de sa cheminée un soir de pleine lune, la terre deviendra de la braise et tout le village brûlera !

Et c’est ainsi qu’à la faveur de la nuit éclairée, je ne trouvais pas le sommeil, guettant par la fenêtre l’arrivée des premières flammes. Nul doute que Raphaël devait roupiller tranquillement ! Pauvre Raphaël… Ce n’est que des années plus tard que j’ai appris qu’il avait, lui aussi, subi le même sort que mon cher petit Daniel.

Mais nous étions alors loin de tout cela, et je n’ai gardé de cette toute première enfance que des images paisibles. Tout au plus quelques relents d’angoisse lorsque j’entendais Papa et Maman discuter des crues du fleuve Hérault qui pourraient menacer leurs récoltes. C’eut été alors la fin du monde, tel que je définissais celui-ci, c’est-à-dire un monde où l’antisémitisme n’existait pas encore.

2

L’étoile jaune

D’aussi loin que je me souvienne, je crois avoir entendu parler de l’étoile jaune avant d’avoir entendu parler de la guerre tellement l’idée même de la haine et des armes m’était encore totalement inaccessible. Un soir, alors que je mangeais mon goûter dans la cuisine, Papa m’avait expliqué qu’en Pologne, ceux qui étaient Juifs comme nous, devaient porter cet insigne depuis deux ans. Nous devions être à la fin de l’année 41, je n’avais alors que six ans, mais je me rappelle le regard de gravité de mon père à cet instant. Sans savoir pourquoi, je comprenais qu’il s’agissait là de quelque chose de très sombre, qui quelque part allait bouleverser notre vie. Il avait pris un bout de papier pour me dessiner l’Europe, il partait d’Octon dans cette France qu’il coupait en deux zones. A partir de là, il m’expliquait où était la Pologne, et il me parlait d’un pays qui devait être très certainement l’Allemagne, mais sans que je ne puisse me l’expliquer, je n’avais pas, je crois, l’envie de tout retenir. Je pressentais juste qu’à cause de cette étoile, j’allais devoir entendre des choses auxquelles je n’étais pas préparée.

- C’est joli une étoile, j’aimerais bien en avoir une, tu m’en fabriqueras une Maman ? lui dis-je du ton désinvolte de l’enfant qui ne veut surtout pas éprouver ce que son esprit présage malgré lui.

Je ne pourrai oublier ce « Tais-toi ! » que mon père me cria en tapant son poing sur la table. Pauvre père, il devait mesurer là le gouffre qui séparait l’innocence de mon enfance à la déraison tortionnaire des hommes, mon esprit étant encore tellement pur. Comment imaginer qu’une étoile puisse être autre chose qu’une jolie décoration. Et surtout, je ne voulais pas l’entrevoir parce que je n’aimais pas l’anxiété alors si palpable de mon père…

Je n’ai pas gardé en mémoire les laps de temps qui s’écoulèrent entre chaque étape de ma « prise de conscience » mais je ressens encore cette appréhension qui me gagnait dès que je comprenais, au regard de mon père, que j’allais encore devoir en apprendre un peu plus. C’était souvent le soir, après dîner. Papa me prenait sur ses genoux, et au ton de sa voix je comprenais qu’il allait encore me parler d’étoiles et de Juifs, comme s’il ne m’avait sans doute pas tout dit.

Mes parents étaient Juifs, comme l’avaient été leurs parents et leurs grands-parents bien avant eux. Nous allions de temps à autre à la synagogue de Béziers, mais la route était longue, et mes parents n’étaient pas, je crois, suffisamment fidèles pour prioriser la place du culte dans notre quotidien. Cela ne veut pas dire que nous ne vivions pas « comme des Juifs ». Papa nous lisait la Torah, nous respections le Chabbat, et chaque année nous observions le jeûne du Yom Kippour, que l’on appelait aussi le Jour du grand Pardon. Je me souviens aussi de la célébration qui avait eu lieu à l’occasion de la circoncision de Daniel, 8 jours après sa naissance. Mais lorsque nous allions déjeuner chez nos voisins, je me rendais compte qu’il y avait un rituel beaucoup plus rigoureux, auquel nous n’avions pas l’habitude de nous soumettre, ou du moins pas de manière systématique. Les parents de Raphaël, eux, priaient trois fois par jour, en se tournant vers Jérusalem. Ils récitaient des Psaumes du roi David, et il y avait des bénédictions avant et après le repas. Je me rappelle même un jour où Raphaël s’était arrêté pour remercier Dieu parce que nous étions passés devant un champ qui sentait bon la lavande. Mes parents n’avaient pas cette pratique aussi omniprésente, mais Papa nous disait que nous resterions pour autant toujours des enfants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et que Juifs ou pas, nous devions toujours chercher à atteindre le but que Dieu nous avait donné.

Je ne comprenais donc pas pourquoi ce mot de Juif était prononcé autour de moi d’une manière si équivoque. C’était comme s’il s’agissait, à la fois d’une faveur et d’un tracas. Maman me disait que j’étais trop petite pour comprendre tout cela, que c’était une très longue histoire. Je devais juste comprendre que les Juifs avaient été maltraités depuis toujours, d’abord parce qu’ils croyaient en un seul Dieu, puis parce qu’on les rendait responsables de la misère des autres pays. Elle me disait, et c’est ce qui semblait être si inquiétant pour elle et pour Papa, que celui qui dirigeait l’Allemagne et qui occupait maintenant une grande partie de la France, (« La France d’en haut » disait Maman) avait décidé d’éliminer tous les Juifs. C’était donc pour cela que les Juifs en Pologne devaient porter cette fameuse étoile jaune dont Papa me parlait. Du haut de mes six ans, les images se mettaient peu à peu en place. J’avais compris ainsi que l’étoile représentait celle du Roi David et que les gens qui devaient en porter une étaient donc, par rapport aux autres, ceux dont on ne voulait pas. C’était aussi tout un vocabulaire oppressant qui franchissait peu à peu les lèvres de mes parents pour arriver jusqu’à mes oreilles. Hitler, les nazis, l’occupation. Je découvrais la colère dans les yeux de mon père. Et plus j’avais peur de tout cela, et plus je voulais la braver…

Je ne crois pas que j’étais alors capable de différencier ce qui était réellement grave de ce qui l’était moins, mais j’avais le sentiment que mes parents m’envoyaient quelques messages, et qu’il me faudrait un jour savoir me débrouiller toute seule. Leur peur quelque part me fascinait. Je la haïssais tout en la recherchant en même temps. Elle me soufflait mon incapacité à faire face au danger tout en me propulsant vers mes propres aptitudes à savoir être plus forte qu’elle. Et cette étoile jaune en Pologne j’en faisais véritablement l’emblème de ma résistance.

- Dis-moi Raphaël, avais-je dit à mon voisin, si on fabriquait notre étoile jaune ?

C’était finalement un peu la même question que celle que j’avais posée à ma mère le soir où mon père m’en avait parlé pour la première fois. Mon père avait tapé du poing sur la table, Raphaël, lui, m’a poussée violemment sur le côté.

- Tu es malade ou quoi ? Tu n’as donc rien compris ! Tes parents ne t’ont pas expliqué ? Si un jour Hitler oblige les Juifs en France à porter cette étoile, nous serons comme les Juifs de Pologne ! Et Hitler, c’est déjà lui qui décide dans la France du haut ! Si ça se trouve, bientôt il va les obliger eux-aussi, et peut-être même un jour à Octon !

- Et puis ? On est Juifs de toute façon ! Moi je m’en fiche que tout le monde le sache ! Et puis tout le monde le sait déjà, ça ne changera rien.

- Tu n’es qu’une gamine ! Tu ne comprends rien du tout. Vat’en !

Et le coup de pied que Raphaël me donna eut raison de mon obstination. Il me fit plus de mal que ses mots, et je partis en pleurant à la maison. Maman était dehors en train de semer les oignons doux, et Daniel jouait avec le sol sableux qui faisait la fertilité du terrain. Je profitai alors qu’ils soient occupés pour récupérer dans le tiroir de la cuisine quelques crayons, du papier kraft et une paire de ciseaux. Sans trop savoir comment j’allais m’y prendre, je piquai aussi une grosse aiguille passe-laine et la pelote de ficelle que Maman utilisait pour entourer le rôti. Je montai à l’étage pour rejoindre le grenier. J’allais fabriquer une étoile jaune. Je serai plus forte que la peur de mes parents. J’allais vivre.

3

L’ordonnance du 29 mai 1942

« Il est interdit aux personnes juives, à partir de l’âge de 6 ans accomplis, de paraître en public sans porter l’étoile des Juifs. »

- Et cette ordonnance doit entrer en vigueur dans toute la France occupée à partir du 7 juin, pleurait Papa, même si nous, à Octon, nous étions en zone libre.

- Un dimanche, le lendemain du Chabbat, gémissait Eli, le père de Raphaël.

« L’étoile des Juifs consiste en une étoile à six branches, noire, de la grandeur de la paume, en étoffe jaune, portant en noir l’inscription « Juif ». Elle doit être portée, cousue solidement, de façon apparente sur la poitrine, sur le côté gauche du vêtement. »

Papa et notre voisin étaient atterrés, nous étions le 1er juin et le journal officiel allemand promulguait le texte qui était ainsi rendu public par voie de presse et de radio. Tous les Juifs de la zone occupée devaient aller au commissariat de leur quartier pour retirer trois étoiles pour chaque membre du foyer.

- Mes cousins de Paris, leurs voisins : les Elman, les Grumberg, les Jodorowsky… soupirait mon père.

- Les parents des Lederman aussi, ils habitent près de Rouen, rajouta Eli.

- N’oublions pas non plus le frère du boulanger, il est installé à Lille, intervint Maman.

Et c’était toute une litanie de noms qu’ils énuméraient avec horreur. Je m’étonnais moi-même qu’il y eut tant de Juifs autour de notre famille, tellement mon univers s’était jusque-là cantonné à notre petite vallée de la Marette.

- Et le pire est sûrement à venir… rajouta Eli en s’effondrant sur son coin de table.

Je ne comprenais pas ce qu’il pouvait y avoir de pire en cet instant que de voir ses parents pleurer. Leur accablement me semblait misérable, et je serrai les poings pour ne surtout pas laisser entrer en moi le moindre remords. C’eut été je crois la porte ouverte à cette réalité que je refusais d’accepter, tellement je savais bien malgré moi qu’elle était épouvantable. A cet instant, aucun adulte ne se préoccupait de ce que je pouvais ressentir ou échafauder comme garde-fou. Je quittai donc la pièce au moment où j’entendais la bicyclette de Monsieur Suarès pénétrer dans la cour. C’était le papa de Lévi, un enfant qui allait en classe avec moi. Sans doute venait-il lui aussi discuter de tout cela. A ce rythme-là notre maison risquait de devenir un haut-lieu de rassemblement de toute la communauté juive des Cévennes.

Le seul refuge qui me convenait, c’était le grenier. J’y accédais par une échelle de meunier posée au centre d’un petit cagibi au fond de la chambre de mes parents. Papa et Maman savaient que j’y montais souvent, et ne me l’interdisaient pas. Ils pensaient, je crois, que j’y jouais comme dans une cachette secrète, et ce d’autant plus que Daniel, à quatre ans, n’était pas encore autorisé à m’y rejoindre. J’ai le souvenir d’une pièce qui me semblait d’autant plus profonde que la charpente était très basse. La lumière du jour y pénétrait par une petite fenêtre aux carreaux brisés. Mes parents y avaient emmagasiné une quantité de vieilles choses, comme le tout premier landau dans lequel j’avais dormi et qui avait resservi ensuite à Daniel pendant ses premiers mois. Je me souviens aussi d’une étagère avec des livres poussiéreux, et des tas de cartons qui renfermaient probablement des objets inutiles. Mais surtout, il y avait cette boite en tôle carrée rouge et jaune, sur laquelle j’avais appris à déchiffrer « Bouillon KUB ». C’était dans cette boite que j’avais soigneusement caché quelques mois plus tôt mes cinq premières étoiles jaunes que j’avais découpées moi-même dans le papier kraft, et coloriées.

Et ce jour de grand tumulte, j’avais besoin de les sentir dans mes mains comme pour m’assurer que j’aurais toujours en moi cette audace et cette arrogance qui me permettraient d’être plus forte que l’angoisse des adultes.

« Une étoile à six branches, noire », « la paume de la main », « de l’étoffe jaune », « le mot JUIF écrit en noir » « cousue sur le côté gauche » … je me récitais ce que Papa et Eli avaient répété tout à l’heure pour être sûre de ne pas l’oublier. Et mes étoiles en papier ne correspondaient pas. Il fallait que je les recommence pour être sûre et certaine qu’elles auraient le pouvoir de rivaliser avec celles qui menaçaient tant l’équilibre vital de mes parents.

A défaut d’étoffe jaune, je décidai de sacrifier mon mouchoir et de le colorier. Ce serait au moins du tissu, et Maman ne se rendrait pas compte qu’il avait disparu tellement la pile de mouchoirs de ma commode était haute. Je posai la paume de ma main sur le mouchoir pour marquer quelques repères de taille, et je me rendis compte que j’allais même pouvoir en faire quatre. Mes étoiles en papier n’avaient que quatre branches, et il m’était d’autant plus difficile de tracer les contours d’une étoile à six branches que le crayon à papier ne glissait pas sur le tissu. J’y parvins tant bien que mal, plutôt satisfaite du résultat. Dieu, de toute façon, reconnaîtra l’étoile du Roi David, et me sera reconnaissant d’être contente d’être Juive, contrairement à mes parents envers qui ma colère augmentait au fur et à mesure que l’étoile prenait forme. « Une étoile noire » avaient-ils dit. Aussi je traçais le contour des branches au feutre noir, je le découperai ensuite. C’est lorsque je commençai à colorier le tissu en jaune que je compris qu’il vaudrait mieux pour la prochaine colorier d’abord puis faire le contour ensuite. Au fur et à mesure que j’allais avancer, j’allais me perfectionner dans cet art de fabricante d’étoiles jaunes.

- Rachel, tu es où ? m’appela soudain Raphaël, de sa voix qui commençait à muer. On te cherche partout.

- Je joue au grenier, j’arrive !

Et vite, je rangeai tout mon attirail dans la boite « Bouillon KUB » que je cachai sous l’étagère des livres, et descendis rejoindre Raphaël et les autres. C’était maintenant une dizaine de personnes qui étaient rassemblées dans la pièce principale, et je reconnus Lévi qui était venu rejoindre son père avec sa mère. C’était la première fois que je le voyais en dehors de l’école, et le découvrir chez moi m’était pour le moins surprenant.

- Rachel, me dit Maman, à partir de maintenant tu resteras toujours avec Lévi à l’école. Vous vous mettrez à côté en classe, vous jouerez ensemble à la récréation, et vous déjeunerez tous les deux sans vous occuper des autres.

C’est ainsi que j’appris que Lévi et moi étions finalement les seuls Juifs de la classe primaire de l’école communale. C’était une chose dont nous ne parlions jamais, et je n’avais que faire de savoir que mes copines soient chrétiennes, juives ou païennes.

- Mais pourquoi Maman ? lui demandai-je en regardant Lévi qui baissait les yeux, l’air guère plus motivé que moi pour cet appariement forcé.

- Parce que c’est comme ça, me répondit-elle.

- La situation est telle pour les Juifs, que même en zone libre, il vaut mieux éviter de nous faire remarquer parmi les autres, rajouta Monsieur Suarès. Il y a même des Français qui pourraient ne pas aimer les Juifs et vouloir vous faire du mal.

- Mais justement, intervint Raphaël, si Rachel et Lévi restent à l’écart des autres, tout le monde saura qu’ils sont Juifs !

- Non Raphaël, lui expliqua son père, il ne faut pas voir les choses ainsi. Notre ligne de conduite à tous va être maintenant d’accepter du mieux possible les consignes du gouvernement allemand. Nous savons tous que les lois anti-juives vont malheureusement se succéder les unes après les autres, comme c’est déjà le cas en Pologne et ailleurs. Tous les droits vont nous être supprimés peu à peu, cela pourrait arriver aussi dans la France libre. Et nous devons nous y soumettre pour sauver notre vie, sinon nous serons emprisonnés. Ne plus prendre part aux activités des autres, c’est finalement la meilleure solution pour ne pas devoir se faire exclure, et ça arrangera tout le monde.

- Il vaut mieux se tenir à l’écart que semer le trouble parmi les autres, soupira Papa.

J’ai gardé de ces consignes un souvenir tellement amer d’injustice et de faiblesse. Et pourtant, tous les adultes ici présents avaient l’air tellement sûrs de dire ce qu’il fallait. Même Raphaël hochait la tête d’un signe d’assentiment qui me semblait sincère. Quant à Lévi, il semblait davantage contrarié par le fait de m’avoir comme nouvelle compagne de jeu plutôt que par la cruauté même de cette injonction.

Il m’aura fallu des années, puis surtout la preuve de l’atrocité dont les hommes sont capables, pour saisir qu’ils avaient hélas déjà tout compris, et que ma naïveté n’avait d’égal que mon inconscience.

Ce soir-là, je m’endormis avec l’étoile jaune que j’avais fini de découper dans mon mouchoir et ficelée à la boutonnière de mon haut de pyjama. Elle était devenue pour moi un véritable talisman, et je me fis le serment que, si un jour je devais quitter la maison comme toutes ces familles en zone occupée dont mes parents parlaient, j’emporterais avec moi ma boite secrète. Il allait juste falloir que je fasse dorénavant très attention à ce que personne ne la découvre. Je savais bien que jamais mes parents n’accepteraient que je m’endorme ainsi avec cet insigne accroché à mon pyjama. Ils ne comprendraient pas.

- Tu as entendu la radio ce matin ? demanda Eli à mon père. Il avait à peine pris le temps de frapper à la porte avant d’entrer.

Il ne prit pas plus le temps de laisser Papa lui répondre que déjà il continuait :

- Dans la capitale hier, ils ont arrêté des personnes qui avaient confectionné elles-mêmes des étoiles, avec des inscriptions grotesques à la place de « Juif ». J’ai entendu « Zazou » ou « INRI ». Il en perdait son souffle.

- Ça veut dire quoi INRI ? demandai-je aussitôt.

- Des initiales latines pour désigner le nom du Christ, m’expliqua Maman.

Mais j’écoutai à peine la réponse tellement l’histoire d’Eli me suffoquait. Ces gens-là, pour la plupart non-Juifs, portaient cette épinglette en signe de protestation contre la loi. Je n’étais donc pas seule ! C’était pour moi un mélange de réconfort et de fierté, qui fut pour autant vite émoussé lorsque j’entendis que tous ces gens arrêtés avaient été conduits à la Gestapo, et que seuls les moins de dix-huit ans pouvaient espérer être relâchés…

4

Octon jusqu’au 26 août 42

Notre région des Cévennes était devenue une véritable terre d’asile pour tous ceux qui parvenaient à fuir les combats. A l’école, je savais qu’un bon nombre de mes camarades de classe étaient concernés par l’accueil de réfugiés. Je savais par exemple que les parents de ma copine Michèle hébergeaient un couple de Juifs polonais, et que Simon, son voisin, avait vu arriver chez lui un soldat tchèque. Mais la règle du silence s’imposait, nous n’en parlions jamais. Tout comme d’ailleurs, Lévi et moi n’évoquions pas le fait que nous étions Juifs, sans pour autant nous retirer totalement du groupe comme nous l’avaient demandé nos parents.

Si à cette époque-là, la trace visible de la guerre était encore épargnée à nos yeux d’enfants, le climat de suspicion, de silence et de mensonge qui nous enrobait était tangible. On entendait tous parler nos parents le soir, lors de longues veillées particulièrement anxiogènes. C’était comme une chape de plomb qui se renforçait peu à peu, et particulièrement pour nous les Juifs. Nous vivions dans l’union la plus totale avec les Juifs de la zone occupée, et par là-même dans l’incertitude permanente du sort qui nous attendait.

Mes parents évoquaient souvent les familles juives qu’ils connaissaient, et même si je me demandais comment ils pouvaient parvenir à avoir de leurs nouvelles, je savais qu’ils suivaient du plus près possible leur quotidien. Et tous ces mots terribles de dénonciations, d’arrestations, de réquisitions et de rationnements me propulsaient violemment dans un monde où je craignais de grandir. Même Daniel, qui n’avait pourtant que quatre ans, devenait un petit garçon de plus en plus anxieux.