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N'douci, petite ville au sud de la Côte d'Ivoire dans les années 1980. Aïcha, petite fille de la « basse classe », a environ cinq ans quand elle commence à rassembler ses souvenirs : ses soeurs, ses frères, Irène sa mère emportée trop jeune par la maladie, et surtout son père, Opah, tant aimé, et qui lui transmet sa ténacité, sa force et sa grande sagesse... La vie d'Aïcha, ce sont des coups, les moqueries et la maladie. La vie d'Aïcha, c'est la colère, la révolte, une interrogation permanente qui ne trouve pas de réponse...
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Seitenzahl: 360
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Toute ressemblance avec une histoire vraie ne serait que pure coïncidence.
La famille
Le ventre d’Irène
La rentrée scolaire
Le sang de la paume
L’arrivée de Moïse
L’école n’est pas faite pour nous
La visite de Bernadette
Ce monstre de Moïse
Le revolver
La demande en mariage
La nouvelle maison
L’agression de tante Rosalie
L’aveugle
Le neveu Paul
La bête a encore frappé
La méfiance
L’homme impeccablement vêtu
La nouvelle grossesse
Mon premier . voyage dans la grande ville
La maladie
Il est arrêté devant la grille de sa maison. Il observe les passants, parle à quelques-uns dans une langue qui n’est pas la tienne, ce vieux avec des cheveux noirs, aussi noirs qu’une mine de charbon. Aminci avec sa petite taille, sans aucune ride sur le visage, il est très habile lorsqu’il joue avec ses enfants. Le poids de son âge ne l’a jamais fatigué, sans doute parce qu’il est d’un calme paisible. Je ne l’ai jamais vu se disputer avec ma mère, ni avec d’autres personnes de son entourage, ni avec les étrangers de la ville. Je l’admire ce père, qui est mon héros.
De l’autre côté de la maison, ma mère rassemble dans un panier tressé en lianes marron cinq houes, trois pioches, quatre machettes, cinq baguettes de pain, quelques boîtes de sardines et trois bidons de quatre litres d’eau pour se préparer à aller au champ.
Mes deux sœurs aînées, Zionne et Dionne, des jumelles de dix ans, ma petite sœur Alicia, qui a à peine une tête de moins que moi, et moi, nous accompagnons souvent notre mère dans le champ de riz que mon père a loué au propriétaire terrien de la ville où nous habitons.
La fronde avec laquelle nous chassons les oiseaux, les gros rats, les taupes et les écureuils qui font des trous dans la terre sont des pièges pour nous : si la fronde est mal orientée, elle vient parfois cogner la tête ; les trous béants creusés par les animaux souterrains nous font trébucher et la chute provoque des contusions sur tout le corps. Mais aller dans la rizière pour aider nos parents est amusant parce qu’on est loin du brouhaha de la population, loin du vacarme infernal des mobylettes et des grincements des pneus des véhicules usés. Par contre, la forêt, le bruit de la nature et les chants d’oiseaux nous bercent. Même si nous pourchassons ces derniers, ils nous font du bien avec leurs cris stridents et leur monde en couleurs.
Alicia aime beaucoup me taquiner sur mon poids : je suis très maigre, au point de ressembler à une aiguille, d’où mon surnom, Fitini. Pourtant, ma mère nous donne à manger. Au champ, lorsque celle-ci dépose le panier pour y prendre notre petit-déjeuner, Alicia est la première à me chercher des noises. Sans doute pour ne pas aller chasser les oiseaux car on doit rester là jusqu’à ce que le soleil se trouve au zénith.
— Tu es comme un squelette vivant! crie-t-elle.
Et comme je n’aime pas cette phrase que je trouve insultante, je lui inflige des coups avec mes petites mains. Mais elle sait très bien jouer la comédie car les tapes que je donne ne pourraient même pas faire pleurer une sauterelle impolie. Elle arrive toujours à attirer l’attention de ma mère en se roulant dans la poussière de la petite cabane où nous nous abritons en cas de pluie ou pour nous reposer après un dur labeur. Alicia devient alors toute bleue de poussière de la tête aux pieds, et lorsque ma mère arrive c’est moi qui prends une bonne raclée ou une punition : celle de chasser les oiseaux jusqu’au coucher du soleil, c’est-à-dire jusqu’à l’heure de notre départ pour la maison. Pendant que je vaque aux occupations que ma petite sœur m’a contrainte de faire, elle joue à la poupée dans la cabane ou crée des petites figurines en tronc de bananier ou en bois. Elle donne à chacune un surnom, puis, elle se plonge dans son monde imaginaire. Ainsi, elle échappe à la corvée de la chasse aux oiseaux.
Lorsque nous devons aller puiser l’eau d’une petite rivière qui coule non loin de notre rizière, mes deux sœurs aînées prétendent être fatiguées. C’est ma mère qui se charge généralement de cette besogne lorsque les bidons de quatre litres sont vides, mais quand elle n’a pas le temps ou qu’elle doit préparer notre déjeuner de midi, mes sœurs et moi nous y allons. Toutefois, Alicia échappe à cette corvée. Elle n’aime pas cette rivière, et elle lui a même trouvé un nom pour ne pas s’y rendre.
— Tu viens? On va chercher de l’eau!
— Non, je n’y vais pas!
Ma mère lui donne toujours raison.
Lorsque l’heure de rentrer à la maison arrive, nous prenons quelques fagots de bois pour le grenier et la cuisine. En plus du riz, ma mère a aussi planté des gombos, des piments, des aubergines, des oignons et des tomates. Ainsi, elle fait ses courses sans passer par le grand marché de la ville.
À la maison, mon père attend sur sa chaise, en train d’écouter les nouvelles du pays à la radio. Je suis la première à franchir le pas de la porte avec mon fagot de bois sur la tête.
— Vous êtes déjà de retour? Il faut mettre ton fagot dans le grenier, dit-il.
La mine sombre, je ne réponds pas.
La nuit tombe doucement, et ma punition au champ n’arrange pas les choses. Je pense toujours que personne ne m’aime. Mon père a toujours été un homme calme, je ne l’ai jamais vu en colère, et je ne sais pas comment il règle ses problèmes. Toutes ces questions me tourmentent, et j’essaie de comprendre ce vieux qui n’a jamais haussé le ton. Il y a des personnes qui se mettent en colère pour montrer leur désaccord, mais lui, je ne l’ai jamais vu en désaccord avec qui que ce soit. Il est toujours gai, il dit souvent de prendre la vie telle que notre Créateur nous l’a donnée, c’est-à-dire dans la joie. La contourner serait se la compliquer, autrement dit s’attirer des problèmes. Je l’ai connu vieux, et il m’arrive parfois de lui poser des questions pour savoir s’il a un jour été jeune, comme les pères des enfants de mon âge.
— Opah, as-tu été jeune dans ta vie?
Il me fait un sourire, se tire le nez qui est déjà long et s’assoit sur sa chaise pliante avec sa radio sur la cuisse.
— Bien sûr que je l’ai été! Il faut remercier notre Créateur, chaque fois que tu te lèves de ton lit, de t’avoir donné un jour de plus pour voir les merveilles de ce monde qu’il a créé.
Je comprends que mon père ne veut pas trop parler de sa jeunesse, mais je veux seulement savoir pourquoi il est vieux. Il ne donne jamais les réponses que tu espères entendre. Alors je le quitte et pars jouer avec Maïté, la fille du voisin qui a le même âge que moi.
Les parents de Maïté sont du nord du pays. Ils sont de confession musulmane. Mon père qui est du sud est aussi de confession musulmane, et je n’ai jamais compris pourquoi il avait embrassé cette confession. Mais lorsque je lui demande pourquoi il part à la mosquée avec le père de Maïté au lieu d’aller à l’église comme toutes les personnes du sud, il me répond :
— Ma fille, si tu crois que Dieu existe, alors il existe pour tout le monde. Peu importe la confession, où tu crois le trouver!
Comme d’habitude, je ne comprends pas ses réponses. Alors je le quitte et je vais vaquer à d’autres occupations. Il se lève de sa chaise, rentre dans la maison, met son boubou, et une demi-heure plus tard, prend la direction de la mosquée. Il n’y a que lui qui comprend son monde et son Dieu dont il parle tant autour de lui, surtout dans son cercle de musulmans. Ma mère, quant à elle, ne prie pas le même Dieu que mon père. Elle dit que Dieu est partout : dans les arbres, dans les océans, dans les mers, dans les fleuves, dans les rivières, dans les marigots et même dans les animaux ; que tout être vivant que notre Créateur a mis sur cette terre a une âme, des sentiments, une place importante et surtout un rôle à jouer, sinon il ne serait pas là. Pour obtenir leurs services, il faut les leur demander, il ne faut pas blesser ces âmes lorsque tu veux prendre quelque chose d’eux, il faut les louer, les prier. Là non plus, je ne comprends pas le Dieu que prie ma mère. Lorsque je repose ma question à mon père, il me répond toujours avec un sourire. Ses dents sont toutes blanches et bien conservées pour une personne de son âge.
— Si ta mère croit que le Dieu qu’elle prie se trouve partout et dans chaque être vivant, alors c’est le même Dieu qui a créé ces êtres. Elle a peut-être raison, mais il faut croire en ce qui te rend bon.
Puis il me retourne la question :
— Et toi, en qui crois-tu?
— Au Dieu en lequel tu crois, réponds-je.
Les trois petits frères de ma mère vivent avec nous. Lorsque le soleil se couche, l’aîné, oncle Robert, transforme la cour de la maison en une gigantesque église à ciel ouvert où les fidèles viennent chanter et louer le Dieu des chrétiens. Les amis musulmans de mon père lui demandent souvent d’arrêter cette mascarade qui est contre leur croyance. Mais mon père leur répond que chaque humain a le droit de croire en ce qui le rend bon. Il ne faut pas le forcer en lui imposant sa propre croyance, au risque de le rendre malheureux plus tard. Ce n’est pas bien et c’est à l’encontre de ce que notre Créateur veut de nous. Tout le monde a le droit de se sentir heureux dans sa foi.
Mon père est libre et tolérant. Lorsque mes questions sont épuisantes, il me répond pour se débarrasser de moi :
— Ton Dieu t’aime, c’est pour cela qu’il a créé des anges pour te protéger.
J’ai quatre ou cinq ans.
Ma mère qui aime tant aller voir les diseurs de bonne aventure, les guérisseurs traditionnels et les féticheurs, ne rate aucune occasion lorsqu’il s’agit de connaître l’avenir. Mon père a eu deux fils dans le passé avec sa première femme, mais ils sont morts lorsqu’ils étaient adolescents. Toutefois, il rêvait en secret d’avoir un fils. Ma mère qui ne lui donnait que des filles le souhaitait aussi, d’où ses visites incessantes chez les marabouts et les diseurs de bonne aventure de la ville. Il lui arrivait même parfois de se rendre dans les villages voisins pour trouver les bons marabouts, ceux qui lui auraient donné la bonne nouvelle qu’elle espérait tant entendre : avoir un fils.
— Madame, vous aurez un fils cette fois-ci, lui avait assuré un marabout. Je comprends qu’avec des jumelles, puis encore des jumeaux dont un garçon que vous avez perdu, vous voulez un fils. Mais cette fois, croyez-moi, ce sera un fils.
C’est vrai que j’ai une autre grande sœur, Kady, qui vient juste après les jumelles. C’est son frère jumeau qui est mort à la naissance.
Ma mère gardait le secret de tout ce que le marabout lui avait dit, parce qu’elle voulait faire une surprise à mon père. L’annonce du marabout l’avait mise dans une telle joie qu’elle était devenue très serviable à la maison, alors qu’elle a un caractère colérique et qu’elle se met dans une rage folle pour un oui ou pour un non. En réalité, c’est un ange de Dieu qui se cache derrière cette montagne de colère. Sa furie ne dure que quelques minutes, puis sa gaieté reprend le dessus. Lorsque nous lui demandons pourquoi, elle se met tant en colère, elle répond : « Je ne veux pas vous détester, alors c’est ma façon d’évacuer mon mécontentement envers les personnes malintentionnées à mon égard. Cela ne veut pas dire que je ne vous aime pas. »
Alors, cette annonce du marabout était la bienvenue pour mes trois aînées. Elles pouvaient faire la pire des bêtises qui pouvait péter les câbles du cerveau de ma mère, mais c’était l’inverse qui se produisait : elle allait plutôt les embrasser ou même leur offrir des friandises au lieu de les punir. Cependant, mon père trouvait suspect ce comportement.
— Irène, ton changement inespéré est très étrange! As-tu quelque chose à m’annoncer? lui demanda-t-il un jour.
— Je viens de voir le marabout du village voisin, il me dit que ma prochaine grossesse sera un fils.
— Ah oui? répondit mon père, choqué.
Mon père déteste les marabouts et toutes ces personnes qui croient connaître le destin et lire l’avenir. Il ne croit pas en eux, il les évite. Il dit que pour connaître son avenir, il faut demander à notre Créateur. Il n’y a que lui qui sait pourquoi tu es ici, sur cette terre. Nous sommes là pour une mission, affirme-t-il. Et pour connaître ta mission, il faut demander à ton Créateur. Mais le Dieu de mon père, on ne l’a jamais vu, alors que lui, il y croit fermement. Cependant, lorsque ma mère lui a avoué que c’était le marabout qui lui avait prédit qu’elle aurait un fils, il n’a pas réagi, comme d’habitude, parce qu’il est d’un naturel paisible et doux. Et pour la première fois, ma mère l’a convaincu en lui parlant de la renommée de ce marabout. Il y a cru, lui aussi… peut-être pour ne pas vexer ma mère.
Quelques mois plus tard, pendant les vacances de la fin de l’année scolaire, ma mère est tombée enceinte. Elle a annoncé la bonne nouvelle à mon père. Tous deux étaient joyeux d’avoir enfin leur fils.
Après les deux premiers mois de grossesse, ma mère a raconté à une amie qu’elle attendait un fils, et que c’était un marabout qui le lui avait prédit. Stupéfaite, son amie lui a conseillé d’aller consulter un autre marabout pour confirmer les dires du précédent. Ma mère a accepté, et un soir elles sont allées toutes les deux, sans en dire un mot à mon père, en voir un second, cette fois un féticheur.
Celui-là se trouvait à quelques kilomètres de la ville. Sa renommée était aussi grande que celle du premier.
L’entrée de la pièce était sombre. Des statues et des crânes d’animaux brûlés étaient collés tout le long du mur. Après quelques incantations magiques et une concertation avec les esprits, il les fit asseoir sur un tabouret en rotin. Puis il raconta à ma mère qu’elle attendait une petite fille. La nouvelle tomba comme un couperet pour ma mère qui quitta la chambre du féticheur en furie et rentra chez elle sans même attendre l’amie qui l’avait accompagnée. Toutefois, elle garda le secret, et décida de se faire avorter. Elle qui voulait tant rendre heureux mon père, elle portait encore une petite fille!
Les jours passaient, ma mère était de plus en plus triste. Puis sa colère devint incontrôlable. Mes trois aînées ne s’avisaient plus de faire des bêtises et se tenaient loin d’elle.
C’était une humiliation pour elle d’avouer à mon père que le féticheur lui avait dit qu’elle attendait une fille. Conseillée par ses amies, elle but alors un breuvage qui devait mettre un terme à sa grossesse. Celui-ci était composé d’une boisson gazeuse à base de menthe, de feuilles très étranges, d’écorces d’arbre amer, de graines, de poudre d’écailles de pangolin, de jus de carapace de tortue…
Cependant, l’enfant s’accrochait en elle. Elle décida alors de revenir voir le premier marabout qui lui avait prédit le fils qu’elle avait tant désiré.
— Tu m’avais dit que j’aurais un fils! reprocha-t-elle avec colère au marabout.
— Mais voyons, madame, je n’ai pas menti lorsque j’ai prédit votre grossesse et un fils! lui rétorqua le marabout. Parce que c’est Dieu lui-même qui vous donnera cet enfant en raison de la bonté de votre mari. Ce sera une fille, mais avec le caractère d’un homme. À elle seule, elle comptera pour dix enfants. Madame, vous n’aurez pas besoin d’avoir d’autres enfants car celle-ci vous comblera. Et d’ailleurs, elle finira ses études dans les pays des Blancs.
Les dernières phrases du marabout mirent ma mère hors d’elle. Elle le frappa violemment au visage. Plus tard, il prétendit que les coups qu’il avait reçus l’avaient empêché de continuer à travailler. Puis elle sortit comme une furie, et toutes les personnes qui croisèrent son chemin reçurent leur lot d’injures, comme si elles étaient à l’origine de son malheur.
Mon père, l’homme sage, l’appela et lui dit posément :
— Tu sais, Irène, tous les enfants, quel que soit leur sexe, sont une bénédiction de Dieu. Si l’enfant que tu portes est une fille, elle est la bienvenue parmi ses sœurs.
C’est alors que ma mère a laissé sa grossesse se dérouler en paix.
On me dit souvent que j’ai vu le jour à l’approche de la saison pluvieuse, mais mon père m’a toujours affirmé que c’était au premier mois de l’an, quand l’harmattan faisait rage dans le pays. Le froid fendait les lèvres des paysans qui travaillaient dans les champs.
— Pourquoi dites-vous souvent que je suis née à l’approche de la saison pluvieuse? demandai-je un jour à Zionne.
— Parce que ces enfants-là sont loquaces, ils sortent toujours des bêtises lorsqu’ils parlent, rétorqua-t-elle avec ironie.
— Alors, je ne suis pas intelligente quand je vous parle? dis-je avec tristesse.
— Il t’arrive parfois de sortir moins de bêtises lorsque tu es loin de nous, répondit Dionne, l’autre jumelle.
Je comprends qu’elles ne veuillent pas jouer avec moi étant donné les années qui nous séparent. Et jouer avec ma petite sœur Alicia signifie prendre des coups de ma mère car elle se plaint toujours au moindre motif. Alors je me retire, et je vais chez Maïté, la fille du vieux Salif. Le vieux Salif est sénoufo, mais Maïté s’exprime bien en dioula, la langue des commerçants. Nous nous entendons très bien, je parle même en dioula avec elle. Cependant, lorsque je lui apprends des mots de ma langue, elle se moque et trouve que c’est trop difficile.
Maïté a un an de plus que moi. Je ne prends pas le risque de prendre des coups en jouant avec elle. Elle est gentille et nous jouons souvent à la marraine dans la cour de son père. Le vieux Salif est aussi l’ami de mon père : tous deux se rencontrent à la mosquée du coin. Il conseille souvent à mon père de mettre ses filles à l’école coranique, il vante les mérites de l’école musulmane et l’intelligence que les enfants acquièrent dans cette école. Par contre, il critique l’école des Blancs : il prétend qu’elle abrutit les enfants. Mon père l’écoute toujours avec beaucoup d’attention comme s’il allait enlever mes grandes sœurs jumelles de l’école des Blancs le jour même et les mettre à l’école coranique. C’est vrai que Maïté y va. Elle m’explique comment on enseigne aux enfants l’obéissance totale aux parents.
Elle n’a qu’une seule ardoise, de couleur hêtre. Le maître leur fait répéter plusieurs fois les mêmes phrases. Je demande souvent à Maïté ce que son maître d’école enseigne aux enfants. Elle me répond :
— Je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire c’est qu’il nous fait répéter toute la journée les mêmes phrases.
— Et tu comprends ce que tu répètes?
— Non, parce que c’est en arabe. Mais il faut le répéter à voix haute et à l’unisson. C’est notre maître qui exige cela.
C’est pour cela que lorsque je passe derrière l’école coranique de Maïté, j’entends les enfants hurler à tue-tête comme si on les égorgeait.
Le vieux Salif avait beau vanter les mérites de cette école, mon père ne céda jamais. Puis il y prêta de moins en moins d’attention. À la fin, le vieux Salif renonça. Au fond, mon père pensait qu’il valait mieux préserver la liberté de pensée plutôt que la coincer dans un bocal de bonbons.
Les femmes vaquent à leurs occupations. Quelques-unes donnent des ordres à leurs enfants, d’autres se rendent sur la place du marché. Moi, je suis toujours dans la cour, me prenant pour un garçon en grimpant sur le goyavier. Dans notre cour, il y a aussi deux manguiers et deux palmiers à huile plantés sur une ancienne fondation. Sans doute la fondation que mon père avait essayé de faire mais qu’il n’a pas terminée faute de moyens financiers. Notre maison est en bois avec un toit en tôle. Elle possède trois portes : la première, juste à l’entrée de la cour, donne sur la chambre de la deuxième fille de mon père, Bernadette ; la porte du milieu donne sur celle de Magda, l’aînée de la famille ; la dernière porte est celle de ma mère.
Nous avons deux pièces. Comme le salon est très grand, c’est là que mes sœurs et moi dormons, sur des nattes. Celles-ci sont si grandes et si longues qu’elles pourraient encore accueillir cinq autres enfants. Mes trois autres aînées sont les enfants de la première femme de mon père, mais elles n’habitent pas avec nous. Magda vit avec un militaire, Bernadette avec un gendarme, et Marlène, la cadette, avec un policier. Toutes habitent à Abidjan.
Je suis dans mon goyavier et ma mère me cherche. Je grimpe cet arbre parce que j’y trouve la paix. La chaleur est ardente, mais les feuilles du goyavier me protègent. Je regarde un petit oiseau piailler dans les branches, et je ne fais pas attention aux appels de ma mère. Cet oiseau me fait rêver, j’imagine que je vais m’envoler comme lui vers un pays lointain et que je serai libre. Je suis encore perdue dans mes pensées quand une branche tombe. Je reprends mes esprits et j’entends enfin les cris de ma mère qui s’approchent de mon arbre.
— Amani! hurle ma mère. Que fais-tu là-haut? Descends et va me chercher de l’eau au puits!
Nous n’avons pas de puits dans la cour. Ma petite sœur Alicia et moi allons souvent puiser l’eau du puits du vieux Salif pour faire la vaisselle, mais cette fois ma mère ne m’appelle pas pour faire la vaisselle mais pour me laver. Je n’aime pas me laver : je suis tétanisée quand on verse de l’eau froide sur mon visage. Alors pour éviter cela, je fuis à chaque fois.
Je grimpe plus haut dans le goyavier. Mon ami, l’oiseau, est encore là. Il vient presque tous les jours se nicher comme moi dans les branches. Moi, c’est pour me cacher de ma mère et de mes sœurs aînées. Mais lui, de qui se cache-t-il? Je ne sais pas. Il se repose peutêtre de son long voyage. Je ne veux pas partir avant lui, et je le regarde encore et encore, jusqu’à ce que ma mère appelle un gros bras pour me dénicher de là-haut. C’est Léon, le fils de Bernadette, qui joue le rôle du gros bras.
— Descends de là! ordonne-t-il avec autorité.
Léon, je l’aime très bien. Il est plus qu’un neveu pour moi, je le considère comme mon frère. D’ailleurs, il est le fils que mon père n’a pas eu. C’est lui que ma mère appelle souvent pour me tirer des branches. Et il joue son rôle à la perfection parce qu’il grimpe aux arbres en un clin d’œil. Ma mère est toujours satisfaite lorsqu’elle fait appel à lui.
— Descends tout de suite! reprend-il.
Mais je m’obstine à rester sur mon goyavier. Cette fois, il lance des cailloux pour me faire peur et m’obliger à descendre. Mes cris ne changent rien car ils s’étouffent dans le feuillage. Finalement, je me résigne à rejoindre le sol. Une fois en face de ma mère, je reçois une belle raclée, puis je prends mon seau et je file au puits chercher de l’eau. En chemin, je pense au petit oiseau… Lui il est libre, il vole de branche en branche sans qu’on lui demande de faire quoi que ce soit. Il n’a de compte à rendre à personne, il n’a pas besoin d’être lavé, d’aller chercher de l’eau au puits, de balayer la cour. Sa liberté l’incite à voler vers des horizons nouveaux. Je pense qu’un jour je serai comme le petit oiseau de la branche du goyavier que j’ai nommé Mia.
Ma mère aime bien crier mon nom. Elle est jeune, très jeune, plus jeune que mon père. On dirait sa fille. C’est pour cela qu’elle est très énergique et dynamique. Mon père, lui, ne dit jamais l’année de sa naissance lorsque je lui demande son âge.
— Les colons appelaient tous les enfants du village. Chacun devait ouvrir la bouche, et on leur comptait les dents. C’était en fonction du nombre de dents qu’on fixait ton âge, me répond-il. Mais j’ai à peu près l’âge du président.
Mon père est très intelligent. Il n’a jamais été à l’école, mais il sait lire. Il a appris tout seul à lire et à écrire la langue du colon.
— Où as-tu appris à lire la langue du Blanc?
— J’ai été cuisinier chez un Blanc, mais il y a de cela très, très longtemps. Lorsque mon employeur était absent, je prenais ses journaux et j’essayais de déchiffrer les lettres. Crois-moi, cela m’a pris beaucoup de temps avant d’y arriver. Un matin, lorsqu’il a compris que je savais lire, il m’a viré sur-le-champ.
— Tu connaissais déjà ma mère?
— C’était bien avant de rencontrer ma première femme.
— Et que s’est-il alors passé?
— Longtemps après, j’ai rencontré la mère de mes trois premières filles et de mes deux fils qui sont morts à l’adolescence.
Mon père n’aime pas trop parler de lui, et lorsque je lui pose trop de questions sur sa famille, il me chasse.
— Va donc rejoindre ta mère dans la cuisine! Tu dois apprendre à cuisiner.
Cela fait que je connais peu de choses sur lui. Quant à ma mère, elle a toute sa famille à la maison : Béya, sa mère, et ses trois petits frères, oncle Robert, oncle Joseph, oncle Esaïe, et enfin sa sœur aînée, tante Marcelle. Donc, je n’ai pas besoin de demander quoi que ce soit sur la famille de ma mère.
C’est surtout Béya qui vient te donner des claques. Apparemment, ouvrir le bec est très dangereux dans cette maison. Tu es prise pour une enfant impolie qui fouille dans toutes les affaires des autres et surtout dans ce qui ne la regarde pas. La mère de ma mère est très belle : elle a un corps en forme de guitare, ce qui était les critères de la belle femme de l’époque. Le popotin de Béya, bien que surdimensionné, faisait donc chavirer les hommes.
Moi, je ne comprends pas pourquoi elle vit si loin de son mari, Déda, le père de ma mère. Déda est un chasseur d’animaux de brousse. Il demeure dans son village, à l’ouest du pays. Il ne faut surtout pas demander à Béya pourquoi elle habite chez sa fille, sinon, elle te rétorque :
— C’est grâce à moi que tu es née et que tu es en vie. Alors fermela une fois de temps en temps, cela te fera du bien!
Béya vend un aphrodisiaque aux hommes. Lorsque tu lui poses des questions, elle te répond :
— C’est un médicament pour faire des enfants.
Alors souvent, je continue à l’interroger : si c’est un médicament pour faire des enfants, pourquoi ne les vend-elle pas aux femmes? Mais si j’insiste…
— Viens ici, petite intrigante! vocifère-t-elle.
Et dès que je m’approche, mes oreilles se redressent comme celles d’un chien. Mais ce n’est pas moi qui les redresse ainsi, c’est Béya qui joue très bien son rôle de démon sur mes pauvres oreilles. Je détale alors à toutes jambes pour lui échapper, ce qui est rare car elle réussit à me rattraper avant même que je passe le seuil de la porte.
Je déteste cette maison et toutes les personnes qui y vivent. Leur passe-temps favori c’est me battre, surtout si j’ai le malheur d’ouvrir la bouche. Parfois, je file chez Maïté non pas pour jouer mais pour éviter d’être frappée par ces brutes. Opah, mon père, qui part souvent chercher à manger pour toute la famille et ne revient que tard le soir, ne le sait pas. Lorsqu’il rentre, il ne me trouve jamais à la maison mais il ne se demande pas pourquoi je suis absente. Je comprends qu’il est fatigué, surtout avec son âge avancé, et qu’il ne joue pas le rôle de chef de famille à la maison. Ma mère et sa tribu ont le contrôle. Et lorsque je vois qu’Opah ne me défend pas, je vais grimper dans mon goyavier pour rencontrer Mia. D’ailleurs, c’est le seul endroit où je peux être à l’abri des coups.
Un matin, un monsieur est venu à la maison. Il était habillé de manière étrange, avec des grigris et des amulettes partout sur lui. Il suivait Béya et tous deux sont entrés dans la cour. Depuis mon arbre, je les voyais discuter. Opah qui était sur le point de sortir croisa l’inconnu. Béya s’adressa alors à mon père, et celui-ci se ravisa. Il alla chercher une chaise, puis ils discutèrent pendant des heures. Lorsqu’ils se séparèrent, Béya arborait un sourire de démon. Quand je descendis de mon goyavier, Opah m’apprit que l’inconnu allait prendre la chambre du milieu en location. Il paraît que c’est un grand féticheur et diseur d’avenir, ainsi qu’un bon guérisseur. Il connaît tous les remèdes à toutes sortes de maladies. Comme Béya vend de la poudre à faire des bébés, alors ils feront de bonnes affaires à eux deux. Opah a accepté le guérisseur à la maison. Il répond au nom de Gougnon.
Cela fait maintenant quelques mois que Gougnon loue la chambre à la maison. Il s’est intégré à sa manière. Le soir, au clair de lune, il nous raconte des contes de nos ancêtres. Il joue aussi les philosophes en inventant des mots et parfois des phrases pour nous faire rire. Je commence à l’aimer. Presque tous les soirs, je vais taper à sa porte pour qu’il me raconte encore des histoires. Et il ne dit jamais non. Le meilleur dans tout ça, c’est que depuis son arrivée je ne reçois plus des raclées de ma mère et les hurlements féroces des oncles à mon encontre ont cessé. Je ne grimpe plus dans le goyavier pour m’y réfugier, j’ai presque oublié Mia. Peut-être que celui-ci a aussi déserté les branches depuis qu’il ne me voit plus…
Gougnon avait-il été envoyé par le bon Dieu pour me protéger? me demandais-je dans le fond de mon cœur, jusqu’à ce jour où l’harmattan brûlait la peau des innocents. Je suis montée dans mon goyavier dans l’espoir de voir Mia sur sa branche. Mais il n’était pas là et j’ai compris qu’il était en colère contre moi car il ne m’avait pas vue depuis des mois. Béya n’aime pas me voir sur ce goyavier, elle le répète souvent à ma mère :
— Ce sont les garçons qui grimpent aux arbres. Pourquoi veux-tu éduquer ta fille comme un garçon?
Oh cette Béya! Pourquoi s’acharne-t-elle contre moi?
Ce jour-là où le soleil faisait semblant de se coucher à l’horizon, Béya vint vers moi.
— Amani, pourquoi aimes-tu grimper dans ce goyavier?
— C’est l’endroit où je me retire loin des bastonnades des brutes comme toi.
La réponse n’était pas la bienvenue. Au moment où elle s’apprêtait à me battre, je grimpai dans l’arbre à la vitesse de l’éclair. C’est alors que je suis tombée nez à nez avec un reptile vert fluor, long comme une ceinture. Lorsque Béya l’a aperçu, elle m’a tout de suite dit de ne surtout pas bouger. Je ne savais pas ce que c’était car je n’avais jamais vu un tel animal, mais Béya m’ordonnait de ne pas y toucher. Elle courut chercher Gougnon, puis tous deux se dirigèrent vers le goyavier. Le petit animal vert était encore là et me regardait. Voulait-il me dire quelque chose, ou avait-il un message de Dieu à me transmettre? Comme je ne bougeais toujours pas, je commençais à sentir des crampes dans mes mollets. Je me disais que Mia était parti sans même me dire où il allait, et qu’il m’avait sans doute envoyé un nouvel ami pour me tenir compagnie. Les crampes remontaient jusqu’aux cuisses et je sentais que j’allais lâcher prise. Curieusement, mon animal vert demeurait immobile, il était sans doute venu se reposer. Tout à coup, Béya se mit à crier. Avec sa machette, Gougnon secoua alors la branche où se trouvait le reptile et le fit tomber. Il ne le rata pas : en quelques secondes il trancha la tête de mon petit animal.
Quelques minutes après, on me fit descendre de l’arbre à toute vitesse. Et c’est reparti de plus belle : les coups pleuvaient de partout. C’est là que j’ai appris que le petit animal était un serpent qui s’appelait le mamba vert.
Le lendemain, on m’interdit de monter dans mon goyavier et, pour rendre le châtiment plus sévère, Gougnon mit des coquillages, des amulettes, des carapaces de tortures et d’autres grigris à base de carcasses d’animaux sur toutes les branches du goyavier.
— Si tu y grimpes, tu ressembleras à tout ça! me lança-t-il à la figure.
Puis il partit vaquer à ses occupations.
Où était Opah pendant ce temps? Pourquoi me laissait-il aux mains de mes bourreaux? Était-il trop vieux pour me défendre, ou avait-il simplement peur d’affronter sa belle-mère qui jouait au chef à la maison?
Opah me dit toujours qu’il y a un être supérieur, là-haut, et qu’il nous surveille partout où nous allons. Qui est cet être supérieur qui ne me surveille pas et m’abandonne aux coups? Je n’ai jamais de réponse lorsque, toute seule sous ma couverture, je demande à cet être supérieur dont Opah me parle chaque fois.
Devant notre maison, il y a un petit ruisseau plein de grenouilles. Elles coassent à longueur de journée, mais lorsqu’un certain Victor vient les pêcher pour aller les vendre dans un restaurant fréquenté par des touristes européens, on ne les entend plus et une journée paisible commence. Pour moi, c’est un jour béni, car entre les cris de la maison et les coassements des grenouilles, la cour est un enfer.
Juste après le petit ruisseau aux grenouilles, il y a une maison construite en bois comme la nôtre : elle appartient au fils du chef du village, mais il n’y habite pas ; il l’a mise en location. C’est dans cette maison que vit la deuxième femme de mon père. Opah a eu une fille avec elle. Son nom c’est Jeanine. Elle est plus âgée que les jumelles.
Sa mère, Miyo, vend des ustensiles de cuisine et des trousseaux de bébé sur le marché. Presque tous les soirs après la vente de ses marchandises elle vient voir Opah, et tous deux discutent longtemps jusqu’à la tombée de la nuit. Maman Miyo est d’une méchanceté incontrôlable. Je n’ai jamais compris pourquoi Opah a pu épouser une telle femme, exécrable, inhumaine, odieuse, abominable, barbare… en un mot : maudite! Et lorsque je le lui demande...
— Elle n’était pas comme ça avant. C’était une femme à la fois douce et gentille, me répond-il.
— Toutes tes femmes étaient gentilles et douces, puis après, elles se transforment en monstres!
— Puisque tu le sais, alors pourquoi, m’interroges-tu?
— Regarde maman Adjoua, la mère de tes trois filles aînées, Magda, Bernadette et Marlène : elle rivalise avec une pie! Elle bavarde toute la journée, et toi, j’ai comme l’impression qu’il n’y a que ce genre de femme qui t’attire.
Opah me tire par le bras.
— Ne le répète pas à leurs enfants, sinon tu risques de te faire bastonner, me dit-il.
— Ne t’inquiète pas, Opah, je sais tenir ma langue.
C’est vendredi. Le muezzin du coin va encore crier si fort que nos oreilles ne tiendront plus longtemps. Et comme si les cris du muezzin ne suffisaient pas, on entend de l’autre côté du ruisseau les bruits d’un attroupement : presque toutes les femmes du marché semblent s’être donné rendez-vous chez maman Miyo. La scène est horrible : un tas de vêtements brûle dans un feu de bois.
Deux jours auparavant, Jeanine avait donné les vêtements qu’elle ne pouvait plus porter à l’une des jumelles, Zionne. Furieuse, maman Miyo avait ordonné à sa fille de ne plus donner ses vêtements à ses demi-sœurs. Elle devait les jeter si elle ne les voulait plus. Même les chaussures, tout devait être flanqué dans la benne à ordures non loin de la maison. Si Jeanine ne le faisait pas, c’est elle qui le ferait!
Ce matin-là, Zionne avait trouvé l’une des robes de Jeanine dans la benne à ordures. Elle l’avait bien lavée et repassée pour la porter. Mais lorsqu’elle avait traversé la cour de maman Miyo avec cette robe à pois bleus, cette dernière la lui avait arrachée. Puis elle avait ordonné aux jumelles de lui rendre tous les vêtements que Jeanine leur avait donnés et les avait jetés dans un grand feu.
Maman Miyo est une femme diabolique : elle nous reprend tout ce que notre sœur Jeanine nous offre, elle refuse qu’on vienne manger chez elle, et lorsqu’on traverse sa cour elle nous hurle dessus. Quand elle fait ce raffut épouvantable, Béya n’est pas en reste pour défendre ses petites-filles.
Opah est habitué à tout ce boucan, il n’y prête plus attention. Pour se justifier et surtout se donner une raison de ne pas s’en mêler, il prétend que cela raccourcit la vie car on devient cardiaque. Mon Dieu! Et ces trois femmes qui ne se lassent jamais…
Cependant, moi je me promène dans les rues de la ville puisque l’on m’a interdit de grimper dans mon goyavier. Alors, avec d’autres enfants de mon quartier, j’erre les rues de N’douci, la ville où nous habitons. Lorsqu’un ami d’Opah me rencontre, je me justifie quand je rentre à la maison. Opah est au courant, il sait que j’ai joué au ballon avec le fils du vieux Konan, le vendeur de vin de palme sur la place du marché. Irène n’aime pas que je joue avec les petits garçons de mon quartier. Quand elle vient me chercher pour m’obliger à faire mes corvées, elle me répète chaque fois que les filles ne jouent pas au football : c’est un sport réservé aux garçons.
— Et si tu continues, tu ne trouveras pas de mari! Tu es vraiment un garçon manqué!
Je vais encore voir Opah :
— Irène me dit que je ne trouverai pas de mari si je continue à jouer au football.
— Est-ce que tu as demandé à Irène si le football était interdit aux filles?
— Non.
— Alors il n’y a pas de loi qui interdit aux filles de jouer au football.
— Ce qui veut dire que j’aurai un mari même si je suis footballeuse?
— Toutes les femmes sportives trouvent toujours un mari, affirme Opah.
Opah trouve les mots pour que je retourne jouer.
Je ne comprends pas pourquoi il est si calme. Sans doute est-ce dû à son âge. Il est couché dans son hamac, en train d’écouter son poste radio, quand je m’approche et lui demande :
— Opah, pourquoi n’as-tu pas fait de la politique? Tu aimes écouter tout ce qu’on dit à la radio…
— De la politique? me répond-il avec un sourire en coin. Et qu’estce que je dirai à mon Créateur quand il me verra en face de lui, les mains pleines de sang?
Je m’offusque :
— Pourquoi les mains pleines de sang?
— Une partie du peuple ne sera jamais satisfaite, et pour l’amener à obéir, je serais obligé d’employer la manière forte. Et il n’y a que notre Créateur qui a le droit de le faire.
— Mais les autres le font sans demander son avis!
— Oui.
— Viens Amani! crie ma mère de l’autre côté de la cour.
Opah est toujours là, à écouter sa radio, couché dans son hamac, ou parfois assis sur sa chaise pliante. Tout à coup, il entend que le président de la République a été élu à l’unanimité pour les cinq années à venir. « Vive la démocratie! » Il réagit à cette annonce :
— Comment est-ce possible? demande-t-il. Je ne suis pas sorti de la journée!
Il se lève et va vers la grille pour interroger le vieux Salif qui répond qu’il vient de rentrer du champ.
— Nous faisons peut-être partie du un pour cent des personnes qui ne sont pas allées voter.
— Je ne suis pas sorti de la journée. Comment est-ce possible? répète Opah doucement.
Il prétend qu’il n’aime pas la politique, que c’est une chose qu’il ne faut pas associer à sa vie, mais lui, il est toujours là, scotché à sa radio comme une sangsue, à écouter la politique du monde.
Parfois, on parle de la guerre au moyen-orient. Il entend qu’une délégation de Libanais a rencontré le président. Opah ne commente pas, il préférerait que cette sale guerre s’arrête, mais il n’a pas les moyens de le faire. Alors il part de nouveau rejoindre le vieux Salif.
Deux ans ont passé, je vois le ventre d’Irène s’arrondir : on dirait une personne qui a mangé le repas de dix. Opah sait pourquoi le ventre d’Irène dépasse celui de toutes les femmes de la maison. Elle ne va plus au champ. C’est le médecin coréen, le docteur Han Sun Moon de l’hôpital de Tiassalé, qui lui a ordonné de se reposer. Elle a sans doute trop mangé, et elle doit faire moins de mouvements pour éviter de vomir tout le repas qu’elle a ingurgité. Ce gros ventre, je le compare à celui des grenouilles que vient pêcher Victor dans le petit ruisseau derrière notre maison. Mais le ventre des bestioles est moins gros. Et plus les jours passent, moins Irène bouge. Opah lui interdit de faire à manger à la famille. Je ne comprends pas pourquoi on lui interdit toute tâche avec ce ventre qui pèse presque deux fois son poids.
Les sœurs jumelles se sont remises à faire la cuisine avec Magda, la fille aînée d’Opah qui est revenue à la maison.
— Irène doit se reposer, et bientôt elle va nous vomir ce qu’elle a mangé en trop, me dit Magda.
— Mais qu’est-ce qu’elle a mangé en trop?