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À son arrivée en Belgique, Aïcha Jeanne Bamah croit qu'elle va enfin changer de vie, loin des tumultes de sa terra natales. Or, elle devient prisonnière dans la maison de son beau-père pendant ses premiers jours. Une fois dans le minuscule appartement de son époux, elle assiste aux étranges comportements des enfants de celui-ci, interné, lui, dans un centre psychiatrique. Puis viennent les insultes et les humiliations cruelles que lui infligent les enfants, sur les instructions de leur mère. Harcelée, battue et sans nouvelles de ses proches car même leurs lettres sont dissimulées, elle se sent abandonnée. Quelques coups de trop, et elle commet l'irréparable : tenter d'en finir avec la vie...
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Seitenzahl: 306
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Toute ressemblance avec une histoire vraie ne serait que pure coïncidence.
Introduction
Rue de la Luzerne
Visite guidée
Les maraudeurs
Le nouvel appartement
Madame Renard
Les sanglots quotidiens
Le gâteau d’anniversaire
Les courriers
La sortie de la clinique
La locataire
Eurodisney
Isolement
Une porte de sortie
Des visites inattendues
N’douci est une petite ville du sud de la Côte d’Ivoire qui m’a vue grandir. Je suis Aïcha Jeanne Bamah, et je ne suis pas une fille unique parce que j’ai des frères et des sœurs. Mes tantes, mes cousines et mes grands-parents vivaient tous dans la cour de mon père. Nous sommes une famille de classe pauvre. Avec son petit salaire de cuisinier, mon père arrivait à couvrir les dépenses de la maison.
Tout a commencé dans les années 1980. Je venais d’avoir cinq ans quand ma grand-mère, la mère de ma mère, est venue s’installer à la maison et l’a transformée en un lieu de supplice. Elle a pris les rênes du foyer de sa fille et l’a dirigé en maîtresse comme si c’était elle qui avait épousé mon père. Depuis son arrivée, mon quotidien est devenu cauchemardesque, quoique je vécusse déjà le martyr avec mes sœurs. Sous son règne, je suis devenue la damnée de la maison de mon père lorsque ma grand-mère, que j’avais nommée Béya, a découvert que j’écrivais de la main gauche. Béya a joué son rôle de monstre en prenant une lame pour déchirer la paume de ma main. Et comme si cela ne suffisait pas, la maison de mon père, Opah, est devenue un lieu de règlement de comptes pour mes sœurs jumelles et un lieu de boxe pour mon neveu Léon. Pour éviter tout ce tintamarre et les bastonnades du matin, je montais dans mon goyavier qui était planté au milieu de la cour. Il me servait de refuge et d’ami. Lui, il m’écoutait, participait à ma tristesse, me remontait le moral.
Un après-midi, dans la cour de l’école, à la récréation durant laquelle les enfants jouaient entre eux, se taquinaient, se lançaient des balles, j’ai entendu l’une de mes sœurs jumelles annoncer que notre mère venait d’être fauchée par une maladie foudroyante. Ma mère, celle-là même à qui je dois la vie, qui était prête à tout pour moi. Enfant, tu ne comprends pas le sens de la perte d’une mère, tu penses qu’elle n’est absente que pour un laps de temps. Cependant, après plusieurs semaines, lorsque tu n’entends plus cette voix qui te réveille pour que tu partes à l’école, que tu n’aperçois plus celle qui te lave, t’habille, enfin qui est là à tes petits soins, c’est à ce moment-là que tu sens le vide autour de toi. C’est fini, tu ne la verras plus jamais, et le vide t’envahit, tu te perds dans ce néant. Mais c’est aussi à ce moment-là que tu entends les sages dire : « C’est Dieu qui l’a envoyée sur cette terre et c’est le même Dieu qui l’a reprise. » L’enfant que je suis doit-elle croire ces sages ? Comment un Dieu qui dit aimer les enfants peut-il les rendre malheureux ? Et pourquoi peut-il les abandonner ? Oh mon Dieu ! Tout cela rend mon existence si malheureuse…
Et je suis devenue la martyre de Moïse qui m’a envoyée à l’hôpital. Comme la mort n’a pas voulu de moi, je suis retournée à la maison. Quatre mois plus tard, mon Opah qui m’a toujours farouchement défendue m’a dit adieu à son tour : celui qui ne m’a jamais abandonnée, le fera cette fois, et pour toujours.
Puis a eu lieu mon mariage auquel tout le village a participé. Résignée, j’ai accepté mon sort. Quelques semaines plus tard, alors que je pensais vivre le pire avec mes sœurs qui braillaient tous les jours, me donnaient parfois des coups et jouaient les démons à mes oreilles, j’ai cru que tout ce supplice était derrière moi : je voyais la liberté en allant vivre chez mon époux, en m’envolant vers l’Europe. Hourra !
J’ai pris mon vol pour Bruxelles. Mais j’avais crié liberté trop tôt. À ce moment-là, tout ne faisait que commencer.
À l’aéroport de Zaventem, après m’être présentée au fils de Pascal et à son père, je ne vois pas Pascal, mais Linda s’empresse de me dire qu’il est à la clinique.
— Il viendra nous rejoindre plus tard, précise-t-elle.
Je me tiens debout devant elle, avec un petit sac de sport en bandoulière.
— Où sont tes bagages ? C’est tout ce que tu as comme bagage ? m’interroge Pascaline en regardant mon sac.
— Oui.
Puis nous nous dirigeons vers une voiture blanche.
— C’est la voiture du père de Pascal, lance Pascaline avec empressement.
Cependant, le fils de Pascal, Christophe, nous dit au revoir et monte dans une voiture vert foncé.
— Il ne vient pas avec nous, dit Linda, il va voir un ami.
Nous montons tous dans la voiture du grand-père. Elle démarre et je regarde autour de moi, curieuse de voir ce grand parking du sous-sol de l’aéroport, éclairé. Je n’en avais jamais vu d’aussi immense. La voiture se dirige vers la sortie. Une fois à l’extérieur, je descends la vitre du siège arrière où je suis assise. Je sens un doux soleil d’été m’effleurer le visage, c’est la fin du mois d’août. Pascal m’écrivait dans ses courriers que le soleil en été n’est pas comme celui de mon pays qui vous brûle presque la moelle, à tel point qu’on se croirait rôtir en enfer. Nous avançons dans le centre-ville de Bruxelles.
— On va à la clinique, déclare Pascaline.
Oh ! j’ai hâte de voir où travaille Pascal ! Je me rappelle que Linda m’a dit que son père se trouvait à la clinique.
La voiture roule sur un grand boulevard. Je contemple tous ces immeubles accolés les uns aux autres. Ils se ressemblent à peu près tous. La grande ville de mon pays n’a pas toutes sortes de magasins vitrés. Vente de vêtements, matériel de bricolage… tous sont alignés le long du boulevard. Je suis impressionnée ! Je demande :
— Comment s’appelle la commune ?
— Cette commune s’appelle Schaerbeek. C’est là où se trouve la clinique de papa, répond précipitamment Linda.
— Ah oui, la clinique de ton père ! dis-je avec enthousiasme.
Je serai contente de le voir en blouse blanche comme il me l’avait décrit dans ses lettres. Il me parlait de ses patients avec tant d’abnégation, de ses collègues, dont un avait fait la guerre du Biafra. Il me disait que ce dernier était sur le terrain, qu’il travaillait pour une organisation non gouvernementale. Il me parlait si bien de son travail ! Il m’avait même confié dans un de ses courriers qu’il y avait un patient qui avait peur des seringues. Je me suis vite identifiée à ce patient parce que les seringues et moi, nous sommes loin d’être de bons amis. Ces hommes en blouse blanche m’ont longtemps effrayée, cependant, à force de les côtoyer, ma crainte s’est transformée en affection.
La voiture du grand-père s’engage dans une rue. Pascaline lit un panneau sur lequel est inscrit « rue de la Luzerne ». Ah ! la fameuse rue dont m’avait souvent parlé Pascal dans ses lettres… La joie ne cesse de me monter à la poitrine. Le grand-père se gare devant une sorte d’immeuble vitré. Je descends en premier et je me dirige directement vers le coffre de la voiture pour prendre le seul sac qui me sert de bagage.
— Non ! crie Pascaline, nous ne sommes pas à la maison, mais à la clinique.
— Je sais, mais je voudrais être avec lui pour que nous rentrions à la maison après son travail, dis-je.
Le grand-père fronce son visage, il n’a pas l’air de comprendre ma réaction. Il me regarde, ou plutôt il me dévisage. Puis il me sort :
— Ton mari ne te l’a pas dit ? Qu’il était interné dans cette clinique ?
— Interné… je répète doucement, ça veut dire quoi ?
— Tout simplement qu’il est l’un des patients de cette clinique, rétorque sèchement le grand-père.
— Cela veut dire qu’il n’est pas médecin ?
— Médecin ! persifle le grand-père.
Puis il ajoute d’un ton sarcastique :
— Pff ! il t’a dit qu’il était médecin ? C’est une insulte envers ce noble métier !
Je laisse mon sac dans le coffre, et nous pénétrons dans la clinique. À l’accueil, une dame se dirige vers nous, elle a l’air une infirmière. Après nous avoir indiqué la salle où se trouve Pascal, je la vois poursuivre un patient qui paraît hébété et ne semble pas vouloir rentrer dans une salle que montre un infirmier qui a visiblement besoin de renfort. L’infirmière qui nous a accueillis sort pour l’aider à attraper le patient qui joue à Batman à l’entrée de la clinique. Le grand-père, Pascal, Linda et Pascaline sont déjà dans la salle d’attente. Je suis la dernière à rentrer parce que je regarde la scène : le patient est empoigné de force par les deux infirmiers, puis ils s’engouffrent dans une des nombreuses chambres. Après ce spectacle d’un nouveau genre pour moi, je rejoins les autres.
— Ah ! tu es enfin là ! J’attends ici depuis une heure ! lance Pascal quand il me prend dans ses bras. Je suis maintenant un homme heureux, poursuit-il.
Je ne comprends toujours pas pourquoi il est dans cette clinique en tant que patient, ni pourquoi il n’est pas un médecin qui travaille dans cet endroit dont il m’avait tant parlé dans ses courriers. C’est incompréhensible pour moi. Quand je le lui demande, il me répond évasivement qu’il est là pour des insomnies. Puis nous montons tous dans la voiture du grand-père.
Tout au long du trajet, je me pose des questions. Est-il un médecin ou un patient comme l’a affirmé son père ? Et s’il est médecin, il n’exerce sans doute pas dans cette clinique… Il y a des médecins qui ne se font pas interner dans l’hôpital où ils exercent, dans ce cas, je comprends Pascal : il ne veut pas se faire soigner par ses collègues, et je pense qu’il a bien raison de faire ça. Je sais que certains médecins conseillent parfois à leurs collègues d’aller voir ailleurs, c’est pourquoi son père m’a dit qu’il était interné dans cette clinique. Toutes ces questions me tourmentent… Pour mieux comprendre, je me tourne vers lui :
— Tu travailles dans cette clinique ?
Je refuse de croire son père qui prétend qu’il est interné.
— Non, je suis là parce que je souffre d’insomnie, répond-il de nouveau.
Comment peut-on hospitaliser quelqu’un parce qu’il n’arrive pas à dormir ? Dans mon pays, lorsque quelqu’un n’arrive pas à dormir, on lui dit qu’il réfléchit trop à ses problèmes. Et moi, à la maison, lorsque je n’arrivais pas à dormir, les brutes de la cour d’Opah me hurlaient dessus comme des fauves, ou ils m’enjoignaient de dormir à la belle étoile, mais on ne m’amenait pas à l’hôpital pour dire au médecin que j’avais une maladie du sommeil. Puis je me ressaisis. Pourquoi Pascal m’aurait-il affirmé qu’il officiait dans une clinique en tant que médecin ? Oh non… je continue à torturer mon pauvre cerveau ! Soudain, le grand-père gare devant une maison. Pascal sort de la voiture, m’ouvre la porte avec élégance, me prend par la main et je descends. Le grand-père et Pascaline suivent, et Linda prend mon sac dans le coffre. Devant la maison du père de Pascal, je recule de quelques mètres pour lire le nom de la rue : boulevard Sylvain-Dupuis. Le grand-père se précipite sur la porte et l’ouvre.
— C’est la maison de papi, s’empresse de dire Linda.
— Papi ?
— Oui, et parfois papi-bon.
— Papi-bon ? Vous appelez votre grand-père « papi-bon » ? En quoi est-il bon ?
Linda et Pascaline me font un grand sourire.
— C’est le nom du grand-père, nous l’appelons ainsi, confirme Pascal, ravi de me voir à ses côtés.
— Mais je préfère l’appeler papi, déclare Linda.
— Euh… il est bon parfois, quand ça l’arrange, ajoute Pascaline.
Je reste pourtant insatisfaite de la réponse évasive de Pascal sur son internement à la clinique. Je me tourne de nouveau vers Pascaline, sa fille adoptive, et je lui repose la question : un médecin de renom, comme il me l’avait assuré, ne peut être interné, enfin c’est ce que je pensais, à moins que ses collègues ne lui trouvent une grave maladie. C’est alors qu’elle m’assène crûment :
— Papa est en clinique parce qu’il est dépensier, et non pour insomnie. Puis elle ajoute :
— Il n’a jamais été médecin. Sais-tu qu’il a été en hôpital psychiatrique ?
Oh mon Dieu ! Il ne manquait plus ça ! En hôpital psychiatrique ! Mon sort dans ce monde est de plus en plus incertain. Je me souviens que le seul hôpital psychiatrique de mon pays se trouve à Bingerville, à quelques kilomètres de la capitale. Le seul hôpital de fous de toute la Côte d’Ivoire. Oh mon Dieu ! Pourquoi m’a-t-il menti ? Le premier mensonge qu’il avait fait pour m’épouser, c’était qu’il avait un frère jumeau dont il avait pris les enfants en charge. Pour ne pas être la risée des habitants de N’douci, Fatou lui avait pardonné et lui avait donné sa fille en mariage. Puis ce mensonge sur son métier. Mon Dieu ! T’ai-je fait tant de mal pour que mon parcours sur cette terre commence avec tous ces mensonges ? Mais Opah me dirait : « Tu sais, ma fille, que le mensonge n’a pas d’avenir ? »
— C’est le grand-père qui l’a mis dans cette clinique, continue Pascaline. Je ne comprends pas pourquoi, il ne te l’a pas dit.
Je reste perplexe, puis la colère monte dans ma poitrine et remplit tout à coup mes yeux de larmes. Oh mon Dieu, je n’arrive pas à contenir mes larmes. Mais Opah disait aussi : « C’est bien de pleurer lorsque l’on tombe dans l’erreur. »
C’est alors que je me mets à pleurer comme une Madeleine. Je n’arrive plus à contenir mes larmes, je les lâche comme un orage de grêle. Je suis en train de réaliser que je suis tombée dans un piège, et que je dois peut-être accepter cette nouvelle vie qui m’attend. Soudain, j’exige de rentrer dans mon pays dont cet inconnu, ce menteur, m’avait arrachée. Bien que nous soyons déjà dans le salon du grand-père, mes pleurs redoublent. Avec mon sac comme seul bagage à la main, je crie :
— Je veux rentrer dans mon pays ! Je veux retourner chez moi !
— Tu ne peux pas reprendre l’avion. Maintenant, c’est impossible, répond le grand-père.
Je hurle de plus belle :
— Pourquoi je ne peux pas rentrer chez moi ?
— Parce que tu vis maintenant chez ton mari, tu es mariée. Et lorsqu’on se marie, on doit rester avec son conjoint.
— Ah oui ! parlons-en du mariage qui a commencé sur un mensonge ! Mon père disait que lorsqu’une chose commence sur un mensonge, la fin n’est pas belle à voir…
— Ton père avait raison, confirme le grand-père.
Puis il prend sa pipe et l’allume tout en rejetant de la fumée par les narines comme un dragon qui jette des flammes par ses gros naseaux. La maison du grand-père est imprégnée de l’odeur du tabac. Je regarde partout dans la maison. Cet endroit me fait une impression mitigée : je m’y sens protégée tout en ayant peur. Je continue à pleurer. Le grand-père me regarde toujours paisiblement, puis il me répète :
— Une fois mariée, on doit vivre avec son conjoint.
— Non, je réponds, je ne veux pas rester en Belgique, je voudrais retourner chez moi.
Le grand-père me rit au nez. En revanche, Pascal ne répond rien, il est contrarié par ma réaction. J’entends son père dire que je suis une enfant, et que cela va me passer.
Je sors du salon et je me retrouve dans une salle remplie d’appareils ménagers. Je ne sais pas à quoi ils servent. Mais alors que le grand-père et son fils ne me voient pas, j’entends le grand-père parler à voix basse :
— Comment est-ce possible de ramener tous ces nègres chez moi ?
Une dispute éclate soudain entre Pascal et son père.
— Oh ! je vois que ça t’amuse de me faire souffrir et de me voir malheureux ! lance Pascal.
Pascaline essaie de se mêler à la discussion, mais Pascal me rejoint dans le coin de la salle où je me suis blottie avec mon sac sous le bras.
— Tiens, tu es dans la cuisine, me dit-il.
Je comprends à cet instant que c’est dans une cuisine que je me suis réfugiée. Cependant, mes pleurs s’intensifient, cette fois pour les imbécilités que vient de proférer son père. C’est alors que Pascal me prend par la main et me murmure doucement à l’oreille :
— Essaie au moins, et si cela ne te convient pas de rester avec nous, alors tu pourras prendre la décision de rentrer dans ton pays.
Ces mots me donnent de la force, et les mauvaises paroles du grand-père m’encouragent à accompagner son fils qu’il a un malin plaisir à faire souffrir. Je le suis dans le salon. Le grand-père est déjà monté à l’étage afin de me faire une place pour la nuit. Après avoir arrangé sa propre chambre, il m’appelle :
— Tu as tellement vidé de larmes que je te laisse ma chambre pour te remettre de tous ces pleurs, dit-il ironiquement.
Je pense au fond de moi qu’il veut se faire pardonner les méchancetés qu’il a sorties et qui ont fait péter les plombs à son fils. Mais cela m’est égal : j’ai compris et je ne parle plus de partir.
Le soir venu, le grand père cuisine des frites qu’il met sur une belle table qu’il a lui-même dressée, et nous nous asseyons tous autour.
— Je vois que tu as repris tous tes esprits, déclare-t-il. Comment était ton voyage et comment as-tu vécu ton premier vol ?
Je n’arrive pas à lui répondre, parce que je n’arrive pas encore à me projeter dans la nouvelle vie que je vais affronter. Et les sales paroles qu’il a dites quelques heures plus tôt m’ont fait froid dans le dos et m’ont donné une mauvaise impression de lui. Je commence à comprendre qu’il n’aime pas le peuple qui vit sur mon continent. Je me contente de lui répondre avec un sourire.
— Tu ne peux pas être timide avec tout ce que tu as fait subir à mes oreilles, poursuit-il.
Il veut parler de mes pleurs. Je ne réponds toujours pas.
— Ah oui ! je vois ! La communication ne sera pas facile, continue-t-il.
Comme je suis assise à côté de Pascal, je chuchote à son oreille que je ne veux pas dormir chez son père.
— C’est parce qu’il n’y a pas de lit disponible pour toi, m’explique-t-il. C’est pourquoi j’ai demandé à mon père de te prendre chez lui. Mais tu ne resteras qu’une semaine, le temps de te trouver un lit.
— Comment ça ? Je ne comprends pas…
Mais Pascal ne répond pas.
Toute la soirée, son père essaie de me faire parler, mais je ne décroche pas un seul mot. Par contre, Pascal parle sans arrêt, avec un enthousiasme non feint.
La soirée terminée, sans pleurs cette fois, Pascal ne retourne pas à la clinique parce qu’il a reçu une autorisation de sortie. Néanmoins, il ne dort pas chez son père. Il nous dit au revoir et repart avec ses trois enfants de l’autre côté de la rue où se trouve sa maison.
Je suis toute seule dans la chambre que son père m’a préparée. Une belle chambre bien aménagée, qui donne sur la rue. Je peux entendre les voitures qui passent et les klaxons de quelques chauffards agressifs. Cette nuit-là est une torture pour moi. Je n’arrive pas à dormir. Mes pensées tournent autour de tous les événements que j’ai vécus avant mon mariage. Bien qu’elles soient de drôles de numéros et certainement pas des exemples à suivre, mes grandes sœurs jumelles me manquent. Je n’entendrai plus la voix de ma petite sœur Alicia qui me disait : « C’est de ta faute ! » Sacrée Alicia ! Avec elle, tout était de ma faute. Je ne verrai plus mon petit frère Abou qui racontait tout ce qu’il se passait à la maison. Rien ne lui échappait : lui, c’était le perroquet de la maison, et tu pouvais être tranquille parce que tu ne manquais aucun événement pendant ton absence. Toutes ces brutes que j’ai laissées là-bas… oh mon Dieu ! Elles me manquent tellement que j’ai très envie de pleurer pour leur signifier mon amour.
Mais j’ai tellement pleuré le matin de mon arrivée dans la maison du grand-père qu’aucune larme ne peut couler sur mes joues. Même pas un semblant de sanglots. Je m’approche de la fenêtre pour regarder quelques voitures qui traversent le boulevard. Il est trois heures du matin. Le père de Pascal ne dort pas non plus car il vient toquer à la porte de ma chambre pour me dire de m’endormir car demain sera une longue journée. Une longue journée ? Et comment sait-il que je ne dors pas ? Me surveille-il ? Je l’entends dire :
— Je comprends que tu n’aies pas sommeil, mais il faut être moins agitée car il y a des personnes qui ont besoin de dormir. Elles doivent aller travailler.
C’est vrai que je remuais beaucoup dans le lit, et surtout mes allers-retours entre la porte et la fenêtre font du bruit. Le père de Pascal se trouve dans la chambre voisine et cela l’empêche de dormir. Je me fige devant la fenêtre. J’ai peur de me recoucher parce que si je reviens dans le lit, le bruit l’alertera encore, et il dira à son fils qu’il n’a pas pu dormir à cause de moi. Vers cinq heures du matin, je me décide à revenir dans le lit.
Après deux heures de sommeil à peine, j’ai du mal à me lever quand le père de Pascal vient de nouveau taper à la porte de ma chambre :
— J’ai préparé le petit-déjeuner, il est sur la table.
Puis il file, je ne sais où. La veille, il m’a fait visiter les lieux pour que je me repère. À présent, j’ai la maison pour moi toute seule. Je me lève, et je vois Pascal à travers les vitres. Il essaie d’entrer dans la maison. J’ouvre la fenêtre et je lui lance :
— J’arrive, je descends pour t’ouvrir la porte !
Quand j’actionne la poignée, je me rends compte que le grand-père a verrouillé la porte de sa maison avant de partir. Je reste un long moment sans voix, pétrifiée. Soudain, je me souviens que Pascal est toujours devant la porte. Je remonte pour lui dire que la porte est fermée et que je n’ai aucune possibilité de l’ouvrir parce que son père est sorti avec la clé. Oh mon Dieu ! Le père de Pascal m’a enfermée dans sa maison avant de s’en aller ! Je crie :
— La porte est fermée !
Pascal hurle de colère devant la porte. Pour le calmer, je lui dis qu’on peut quand même se parler. Et nous voilà tous les deux en train de discuter, moi à l’intérieur de la maison penchée à la fenêtre, lui dans la rue, devant la maison.
Nous parlons pendant deux heures. Puis Pascal conclut que son père n’avait pas fermé la porte intentionnellement.
— Demain, il me laissera la clé, me rassure-t-il.
Et il repart de l’autre côté de la rue où se trouve sa maison.
Je passe toute la journée à regarder la télévision. Pascal téléphone de temps en temps pour avoir de mes nouvelles. Je lui parle de l’émission que je regarde à la télévision, il me dit qu’il suit la même. Je vais ensuite me coucher, avant de revenir devant l’écran. C’est une journée mentalement très lassante, mais quand je me plains auprès de Pascal, il me demande de faire preuve de patience et m’assure que demain sera différent.
Le soir venu, j’entends le cliquetis d’une clé dans la serrure : c’est le père de Pascal qui rentre. Il est vingt heures.
— Comment as-tu passé ta journée ? me demande-t-il.
— Très bien.
Il jette un coup d’œil sur la table du salon. Il y a la télécommande, quelques cacahuètes dans un bol, des fruits dans un autre. Je n’ai touché à rien. Le fait d’être enfermée m’a ôté toute envie de manger. Je n’avais qu’une seule envie : sortir, admirer le ciel au-dessus de ma tête. D’ailleurs, son père ne m’a pas autorisée à utiliser sa cuisine et puis, confier sa cuisine à quelqu’un qui vient à peine de découvrir le monde des appareils ménagers était courir un risque.
— Tu as passé toute ta journée à regarder la télévision ?
— Je ne pouvais pas sortir pour rejoindre les autres… enfin, Pascal et Linda.
— Ont-ils essayé de te rencontrer ?
— Oui, Pascal est venu ce matin, mais il a trouvé la porte fermée. Il dit qu’il n’a pas la clé.
Il ne me répond pas et rentre dans la chambre d’à côté où il a passé la nuit. Quand il revient, il me dit de dresser la table pour le dîner du soir. Pendant que je m’en occupe, il descend pour ouvrir la porte : c’est son fils qui entre avec une mine sombre.
— Papa, pourquoi l’as-tu enfermée ? lance-t-il.
— Je suis chez moi, dis donc ! réplique son père.
Pour que la scène de la veille ne se reproduise pas, je m’approche pour lui dire que la table est prête. Il prépare rapidement des omelettes, puis pose un gros pain gris sur la table. Après l’arrivée des trois enfants de Pascal venus partager le repas du grand-père, nous nous asseyons tous les six. Le dîner se passe sans que personne dise un mot. Une heure plus tard, le père de Pascal les met à la porte. Je voudrais venir avec eux, mais c’est à Pascal de décider si je dois encore rester chez son père. Sans que je le lui demande, il me dit alors :
— Étant donné que mon père t’a enfermée aujourd’hui et que nous nous sommes parlé au téléphone toute la journée, je n’ai pas pu trouver un lit pour nous. Donc, tu resteras encore chez mon père.
Puis il ajoute :
— Demain, je viendrai te chercher pour que, à deux, nous trouvions un lit convenable.
Je hoche la tête pour acquiescer. Je ferme la porte derrière lui, et je monte vite au premier étage pour ne pas voir son dos disparaître dans la rue. Dans ma chambre, je ferme la fenêtre, je m’assieds sur le lit, la tête entre les mains. Encore une deuxième nuit, j’espère qu’elle ne sera pas aussi longue et agitée que la précédente. Je ne pense plus à mes sœurs, j’imagine le lit que nous allons trouver demain pour la maison de Pascal. C’est vrai qu’il m’a promis que je le choisirais moi-même. Tous les différents lits que j’ai connus chez mes parents défilent dans ma tête, puis je me dis que non : ce sont des lits en rotin. Celui que je choisirai demain sera sophistiqué et le matelas sera en coton.
Soudain, j’entends des pas dans l’escalier. C’est le père de Pascal qui va se coucher à son tour. Ils frôlent le bas de ma porte. Il vient sans doute me souhaiter bonne nuit, mais comme ma chambre est plongée dans l’obscurité, il rentre dans la sienne.
Cette fois, la nuit se passe bien, sans la moindre agitation.
Le lendemain matin, j’entends le bruit des ustensiles de cuisine, l’eau qui coule du robinet, je sens l’arôme du café qui monte jusqu’à ma chambre. Je comprends que papi est en train de faire le petit-déjeuner. Pour éviter qu’il ne m’enferme de nouveau, je sors très vite de mon lit et je vais le rejoindre dans la cuisine. Je lui demande timidement :
— J’aimerais aller chez Pascal…
— Ah oui ? me répond-il.
— C’est parce que Pascal a proposé que je l’accompagne, pour l’achat de notre lit.
— Il a dit ça ?
Il hoche la tête :
— Alors tu sortiras après avoir mangé.
— Merci papi ! dis-je joyeusement (il m’avait demandé de l’appeler ainsi).
Toute contente de sortir enfin et d’accompagner Pascal pour trouver un lit et faire la connaissance de la commune d’Anderlecht, je file dans la salle de bain. Soudain, j’entends démarrer la voiture de papi. Quelques minutes après son départ, Pascal vient de nouveau sonner à la porte mais il la trouve fermée. Oh non ! Me voilà de nouveau enfermée ! Et je ne peux pas parler à Pascal par la fenêtre de la salle de bain. Après m’être habillée, je dis à Pascal de l’autre côté de la porte que je ne peux pas l’ouvrir. Il retourne tout de suite chez lui, et le téléphone sonne immédiatement. C’est lui. Je l’entends crier comme un fou enragé :
— Il ne peut pas t’enfermer comme ça ! vocifère-t-il dans une colère noire. Il avait promis de me laisser la clé si j’arrivais à huit heures ce matin, et c’est ce que j’ai fait.
Je reste perplexe. Papi m’avait aussi promis de me laisser sortir pour choisir notre nouveau lit. Pourquoi a-t-il fait cela ? M’enfermer comme une vulgaire prisonnière ? Même les prisonniers ont leur mot à dire. Je ne suis pas une criminelle, pourquoi m’enferme-t-il ? Je reste assise devant la porte, mes larmes commencent à couler tout doucement sur mes joues. Je les essuie rapidement, puis je vais m’installer devant la télévision. Pascal, qui ne pouvait me parler que par téléphone, ne m’appelle plus, sans doute en proie à la colère. Mais je ne comprends pas pourquoi il n’appelle pas les secours. Peut-être a-t-il peur de se faire de nouveau interner par les médecins qui lui reprocheront de créer des problèmes à son père… C’est probablement pour ça qu’il ne dit rien et qu’il attend l’heure à laquelle son père rentrera pour me délivrer. Je ne l’entends plus de la journée.
Les jours suivants, ce sont les mêmes scénarios : papi m’enferme et part vaquer à ses occupations. La deuxième semaine, je ne vois pas Pascal, la troisième semaine non plus. Papi prend goût à m’enfermer, et moi aussi. Dans ma prison dorée, je commence à comprendre toutes les émissions et je connais même les noms des journalistes qui interviennent à l’écran. Tout compte fait, je m’habitue à cette vie de prisonnière, Pascal également. Enfin, le soir du dernier jour de la troisième semaine, Pascal vient m’annoncer qu’il a trouvé un canapé-lit à deux places. Son fils, Christophe, et lui l’ont déjà installé.
— Tu seras contente de le voir, me dit-il.
Puis il m’assure que c’est le dernier jour que je passe chez son père et qu’il viendra me chercher demain. Oh mon Dieu ! Il dira à son père que je m’en irai avec lui. Je suis enthousiaste ! Partir ! Oui, partir, quitter cette prison dorée…
Le lendemain matin, sous le doux réveil du soleil, Pascal est devant la porte de son père. Il est huit heures, il a tenu sa promesse. Papi nous aide à emménager dans la maison de son fils, il porte mes affaires rue Jean-Morjau. En mon for intérieur, je pense que ma vie dans cette nouvelle maison va changer, qu’elle sera meilleure… Enfin, c’est ce que je crois, mais j’ai tort, du moins dans une certaine mesure. Quand je me retrouve devant une maison à deux niveaux, je sens d’abord une bouffée d’angoisse m’envahir. Mais je m’efforce de la chasser de mon esprit, et je contemple la maison. Le premier étage est habité par un locataire. Pascal et ses enfants habitent au rez-de-chaussée. Pascal me fait entrer dans le salon et m’invite à m’asseoir sur une chaise, au milieu de la pièce. Je regarde autour de moi : rien ne ressemble au salon de papi. Une moquette grise recouvre le sol, les murs sont peints en blanc et une porte s’ouvre sur une terrasse qui tient lieu de jardinet. La cuisine donne sur cette même terrasse. Pascal me montre les lieux : il n’y a pas de chambre, juste le salon rectangulaire transformé en dortoir pour les enfants. Les toilettes se trouvent à l’entrée.
Je pose mon sac près de la porte. Je comprends que Pascal et moi devrons partager le salon avec ses deux enfants. Le canapé-lit qu’il a acheté se trouve devant la télévision, face à la fenêtre aux rideaux en velours gris-blanc. Il nous servira de sofa pendant la journée et je devrai glisser mon sac dessous parce que toutes les armoires sont monopolisées par ses enfants. Celle qui se trouve près de la cheminée appartient à Linda. L’autre est une armoire-lit où dort Christophe. La troisième est une grande armoire noire avec un miroir que se partagent les enfants. Un couloir mène à la cuisine, et c’est tout. Voilà le cadre où je vivrai avec mon époux.
Deux jours avant mon emménagement, une violente dispute a éclaté entre Pascal et ses deux enfants. J’ai appris par Pascal que ses enfants ne voulaient pas de moi chez eux. Mais étant donné que j’étais enfermée dans la maison de papi, Pascal a précipité mon départ.
Ils ont trouvé un compromis : que je devienne leur bonne à tout faire. Pour que je reste à ses côtés, il l’a accepté. C’est ainsi que les enfants m’ont laissé entrer dans leur domicile.
Je commence à m’habituer à ma nouvelle maison. Depuis mon arrivée à Bruxelles, Pascal a obtenu la permission de sortir tous les matins à huit heures. Il doit être de retour à la clinique à dix-neuf heures. Nous sommes en septembre, les vacances viennent à peine de finir, je ne connais pas les horaires scolaires de Linda et encore moins celles de ses copines. Comme Pascal n’a pas encore trouvé une école pour moi, je suis toujours à la maison. Puisque je suis la nouvelle bonne à tout faire, du moins c’est ce que Linda a fait croire à ses copines, il y a un total laisser-aller dans le salon quand celles-ci viennent : la pièce qui nous sert de dortoir et en même temps de salle à manger est crasseuse, la table est couverte d’emballages de nourriture, de restes de fast-food, de verres et de bouteilles de sodas, la vaisselle n’est pas lavée. Bien évidemment je range tout ça, sans me rendre compte qu’elles le font exprès pour que je nettoie toute la pièce.
Mais un vent de liberté souffle sur moi. Je vais sur la terrasse parler aux voisins de l’immeuble d’en face qui viennent de découvrir une nouvelle venue. Quelques curieux m’interpellent, je réponds avec joie à leurs questions. Derrière le mur d’à côté habite un gendarme. J’étais à peine arrivée qu’il m’adressait quelques mots. Mon enthousiasme avait disparu quand j’étais enfermée chez le père de Pascal. Maintenant, ce vent de liberté qui se dessine sur mon visage fait renaître ma joie.
Par contre, quand j’étais chez papi, je ne faisais pas attention à ce que pouvaient penser les enfants de Pascal. J’avais seulement appris que Linda invitait ses copines à la maison, et Pascal m’avait dit qu’une fois que je serais chez lui, il arrêterait les allers et venues des copines de sa fille. Cela fait deux semaines que j’ai élu domicile rue Morjau et les choses n’ont toujours pas changé. D’ailleurs, Linda avait juré qu’elle ne changerait pas ses habitudes de faire venir ses copines à la maison. « Mes copines viendront comme toujours, que ta cruche de villageoise soit là ou pas ! » avait-elle hurlé à son père sur un ton insolent. Ma présence ne l’empêchera donc pas de faire ce qu’elle veut.
C’est ainsi qu’un après-midi, sous un soleil plaisant, je vois trois copines surgir de nulle part. L’une est vêtue d’un jean moulant qui dessine son petit corps maigre et d’un t-shirt laissant voir son nombril. Les deux autres sont habillées plus décemment, d’un jean et d’un gros pull dont le col cache le cou. D’origine zaïroise, elles portent des tresses qui couvrent une partie de leur visage. Celle que je trouve habillée de façon extravagante s’approche de moi.
— C’est Linda qui nous a donné la clé de la maison. Elle voudrait que nous l’attendions ici, c’est pour cela que nous sommes venues, lance-t-elle sans un regard de politesse.
Puis elle tire une chaise vers elle et les autres font de même. Je lui demande :
— Elle se trouve où en ce moment, celle qui vous amène ici ?
— Elle est au supermarché, me répond une autre dont le col du pull gris est roulé jusqu’aux oreilles.
— Elle ne vous a pas dit qu’il y avait quelqu’un à la maison ? dis-je.
Les trois filles se regardent, et j’entends soudain un éclat de rire accompagné de battements de mains et de regards de mépris.
— Il y a aussi des bonnes à tout faire qui se donnent de l’importance, ironise celle avec le jean moulant.
— Je vous demande pardon ?